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Un ensemble de nouvelles villageoises où sont croqués les paysans de son plateau avec une précision qui n'a d'égal que le talent de la mise en scène. Toute la vie franc-comtoise, dans ses aspects les plus divers et les plus cocasses, est évoquée humoristiquement. Les personnages sont vrais, ni enjolivés, ni enlaidis, à peine transposés. Dans quelques nouvelles, nous retrouvons les héros de «La Guerre des boutons», Camus, Lebrac, Grangibus et autres.
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Louis Pergaud
PERGAUD-LE-RUSTIQUE
Quand Louis Pergaud arrivait chez moi, le dimanche, j’avais l’impression que l’on ouvrait une fenêtre… L’air entrait avec lui, un air salubre et vif qui sentait la terre et les feuilles, l’herbe mouillée et les sapins. Il avait beau être vêtu comme vous et moi, il m’apparaissait en costume de chasse, et son chien Miraut l’attendait en bas. Il apportait son pays, la Franche-Comté, à la semelle de ses gros souliers. Il avait le parler rude, le regard franc, la poignée de main cordiale. Il détestait le mensonge, les détours et les manigances. Il appelait par leur nom les gens et les choses. Il savait haïr… ; mais comme il aimait !
Je fis sa connaissance grâce à Mlle Louise Read, la Dévouée par excellence, que son cœur n’égara jamais, puisqu’il la conduisit chez Barbey d’Aurevilly, chez J.-K. Huysmans et chez François Coppée, entre autres.
Louis Pergaud, qui venait de publier De Goupil à Margot, était encore, à cette époque, instituteur, enfin « l’homme en proie aux enfants ». Il avait ceci de commun avec Louise Michel, qu’il aimait mieux les bêtes que les gosses. J’ai cru longtemps qu’il n’avait pas raison ; je crois à présent qu’il n’avait pas tout à fait tort. Les gosses sont souvent plus dangereux que les bêtes ou sont nuisibles.
Bref, Pergaud n’avait rien d’un maître d’école. On le voyait plutôt le fusil de chasse que la férule de classe à la main.
Le Prix Goncourt, en 1910, l’émancipa. Avec quelle joie naïve il le reçut ! Une dame de Vie Heureuse, manifesta son raffinement de lettrée, ma chère, en disant que le livre du petit instituteur primaire était écrit avec un manche de pioche. Justement ! Ce manche de pioche nous avait séduit, parmi les plumes d’oie. Quoi ! De la paille et de la terre humide, qui restent au fer de la pioche, valent bien le cheveu au bec de la plume.
Il s’agissait, pour le petit employé à la Préfecture de la Seine, de conquérir une seconde fois son indépendance. Car il n’avait qu’un mois de congé par an… et c’est peu pour un conteur rustique. Pendant onze mois, il rongeait son frein. Il avait bien emporté sa pioche à écrire, mais la bonne terre natale et tout ce qui l’anime lui manquaient pour travailler allègrement. Chaque année, au retour des vacances, il vidait son carnier, en retirait successivement La Revanche du Corbeau, La Guerre des boutons, Miraut chien de chasse… Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps, le plaisir de prolonger, par la pensée, l’existence d’un mois au grand air. Il aspirait au succès beaucoup moins par esprit de lucre que pour réaliser le rêve de vivre la plupart du temps à la campagne, de son métier.
Il n’était pas, somme toute, le plus à plaindre ; il songeait à son ami Léon Deubel, Franc-Comtois comme lui, au poète mort jeune, de misère et d’épuisement… Mais l’homme d’action réveille à chaque instant les songeurs de cette forte espèce ; et Louis Pergaud ne s’attendrissait sur le camarade disparu, que pour réunir son œuvre dispersée, et la publier.
Pergaud, chien de chasse lui-même, suivait, par la plaine et par les halliers, les traces de la perdrix grise, aux plumes qu’elle y avait laissées.
Si la guerre en surprit un, vous pouvez dire que ce fut celui-là.
Le 2 août, il m’écrivait :
« Demain lundi je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoir.
« Vous savez si je hais la guerre ; mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs et nous devons nous défendre.
« C’est dans cet esprit que je rejoins mon corps. Paris a été digne et grave. Hier soir, je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mari qui allait partir… et j’étais saisi de rage contre les misérables qui ont préparé et voulu l’immonde boucherie qui se prépare.
« Tant pis pour eux si le sort nous est favorable !
« Je vous embrasse.
« Louis Pergaud,
« Sergent, 29e Compagnie du 166e d’Infanterie.
Je courus chez Pergaud, rue Marguerin… Il venait de partir. Je ne l’ai pas revu.
Je ne l’ai pas revu ; mais il me donnait souvent de ses nouvelles ; il m’en donnait encore lorsqu’il n’avait plus que quelques jours à vivre et qu’il se savait condamné…
Il avait l’esprit de corps, ce mobilisé antimilitariste. Il m’écrivait, le 13 mars 1915 :
« Notre 166e est un régiment des plus solides et des plus vaillants : ça été un des piliers de la défense de Verdun. On y trouve pas mal de Parisiens, des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle, et beaucoup de mineurs du Nord et du Pas-de-Calais. Ce sont de vrais poilus qui ont du mordant, de l’entrain et de l’esprit parfois, souvent même.
Il me citait leurs mots, les plaisanteries grasses dont l’auteur de La Guerre des boutons s’amusait.
Il avait un bon colonel, père d’un jeune confrère qui débutait dans la presse. D’autres chefs lui témoignaient leur estime, parmi lesquels M. de Moro-Giafferi.
Je lui avais demandé de me désigner les hommes de sa compagnie, la 2e, qui ne recevaient aucun colis. Il m’envoya les noms d’une quinzaine d’entre eux… et huit jours avant sa mort, au lendemain de deux attaques meurtrières, il me rassurait sur leur compte.
C’était au mois de mars 1915 ; il venait d’être nommé sous-lieutenant… et déjà quelques-unes de ses illusions s’étaient dissipées, mais sans amoindrir sensiblement, comme on va le voir, son bloc moral.
« Vous savez avec quelle ardeur je suis parti, me disait-il dans une de ses lettres. Pacifiste et antimilitariste, je ne voulais pas plus de la botte du Kaiser que de n’importe quelle botte éperonnée pour mon pays ; je défendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir déjà combattu par la plume. J’étais disposé à oublier tout, à passer sur tout, persuadé que dans le danger tout se fondrait… Je me battrai, certes, avec la même énergie qu’auparavant ; mais si j’ai le bonheur d’en revenir, ce sera, je crois, plus antimilitariste encore qu’avant mon départ.
« C’est dans la souffrance, dans la promiscuité douloureuse, que l’on découvre bien les bas-fonds de l’âme humaine avec ses recoins de crasse et d’égoïsme, et j’ai pu jeter la sonde dans bien des cœurs. Mon Dieu, il y a du bon, évidemment, et rien n’est désespéré ; mais les hauts comme les bas ont leurs saletés ! Que doit être l’Allemagne militariste ? Quel gigantesque fumier, quelle pourriture morale !… Allons-y jusqu’au bout et jetons bas tout ça ! Je crois vraiment que c’est l’œuvre de 93 que nous continuons. Dommage qu’il ne suffise pas d’avoir du cœur au ventre pour triompher.
Il écrivait cela au crayon, sur ses genoux, dans la cloaque des tranchées. Et le crayon faisait ce qu’il pouvait pour grincer comme une plume, en traçant encore ceci :
« Je voudrais que les salauds qui parlent du confort des tranchées et qui donnent aux patriotes en chambre des photos truquées de tranchées d’opéra-comique, fussent obligés de passer vingt-quatre heures devant Marchéville, dans les marais de la Woëvre que nous occupons. La tranchée est un ruisseau avec quelques îlots où l’on s’agrippe en naufragés. Ces îlots sont de la boue sur laquelle on pose des claies qui s’enfoncent peu à peu. Pour établir des abris, il faut exhausser le plancher, si j’ose dire, et l’on doit rester plié en deux là-dessous, trop heureux encore qu’il y ait de la place. Malgré cela, pas de graves maladies. Les hommes, dès qu’ils voient un quart de vin et quelques brins de paille sèche, reprennent courage et bonne humeur.
Nous rapprochons de la fin – pour Pergaud.
La lettre suivante est datée du 22 mars 1915 :
« Je viens de vivre quelques journées inoubliables. Le 19, on nous a lancés à l’assaut de tranchées boches formidablement retranchées sur lesquelles l’artillerie, malgré une « bouzillade » furieuse n’avait aucun effet. J’ai vu tomber à mes côtés quantité de braves dont le sacrifice héroïque méritait mieux que ça. Au demeurant, c’était une opération stupide à tous les points de vue… ; mais il fallait sans doute une troisième étoile au c… sinistre qui commande la division de marche et qui a nom B… de M… Je vous donne là l’opinion de tout le régiment qui, sans rien dire, a obéi comme il devait, se faisant hacher par les mitrailleuses et les marmites. Comment ai-je pu passer au travers ? Je l’ignore ; mais je n’oublierai jamais ce champ de bataille tragique, les morts, les blessés, les mares de sang, les fragments de cervelle, les plaintes, la nuit noire illuminée de fusées, et le 75 achevant nos blessés accrochés aux fils de fer qui nous séparent des lignes ennemies. Ça va recommencer demain… mais on ne passera que sur nos cadavres ; je suis aussi sûr de mes poilus que de moi-même.
À sa femme, Pergaud écrivait, à la même date, la même chose :
« 19 Mars
« Nous recherchons nos blessés. On est en admiration devant nous… N’empêche qu’il y a 111 morts, 15 blessés et autant de disparus. Et pourquoi ? Pour que le c… sinistre qui a nom B. de M., ait sa troisième étoile ! La prise de Marchéville ne signifie rien, rien. Il est idiot de songer à prendre un village et des tranchées aussi puissamment retranchés, avec des effectifs aussi réduits que les nôtres, nos poilus fussent-ils des lions. Ce soir, la première compagnie seule doit recommencer l’opération. C’est ridicule et odieux. Et le 75 nous tape dessus, achevant nos blessés.
« 20 Mars
« Nous mangeons un peu et nous nous couchons. On parle de la folie dangereuse de B. de M. et des camarades morts.
« 21 Mars.
« Conversation avec les capitaines L… V… et P… Le soir, on se réunit pour chasser le cafard et on plaisante les crétins de la Division de marche, qui vous envoient à la mort et qui se terrent, eux, au moindre danger.
Le drame est-il assez saisissant, dans la nuit lugubre, sous ce ciel d’encre que perce la troisième étoile ?… Que dites-vous de ce B. de M. qui doit absolument faire quelque chose pour appeler l’attention sur lui ? Qu’à cela ne tienne ! Il n’a pas, comme Napoléon, cent mille hommes de rente ; mais il jouit tout de même d’une certaine aisance, avec une compagnie à dépenser par jour. Pourquoi se gênerait-il, du moment que des illuminés comme Pergaud s’imaginent continuer 93 ?…
La dernière lettre que je reçus de Pergaud est du 3 avril.
« La vieille vie, disait-il, a repris jusqu’à… peut-être la semaine prochaine… Je devine autour de notre secteur une activité formidable et des mouvements de troupes rassurants. Mais quelles visions de notre dernier engagement ! Un de nos médecins auxiliaires, en plein jour et protégé par son seul brassard, est allé ramasser nos blessés jusque devant les tranchées ennemies, à six pas des Boches… qui n’ont pas tiré. Vous dire notre émotion à nous… Que de fois n’ont-ils pas fusillé à bout portant nos majors et nos brancardiers… Aussi de la journée, plus une seule cartouche n’a été tirée, d’un côté comme de l’autre…
C’était trop beau pour durer. Quatre jours après, le 7 avril, à 8 heures du soir, l’ordre arrivait de partir immédiatement pour Fresnes-en-Woëvre, par une pluie battante. À Fresnes, la compagnie rassemblée au pied de la statue du général Margueritte, recevait l’ordre d’attaquer la cote 233 à 2 heures du matin. Et l’on se remettait en marche, à travers des marais, avec de l’eau jusqu’aux genoux.
À 2 heures exactement, Pergaud et les hommes de sa section, la première, sortaient de la tranchée de départ. La deuxième section était commandée par le sergent Louis Desprez, qui a raconté ainsi l’affaire :
« Il faisait une nuit très noire. Quand les assaillants arrivèrent à proximité du réseau, la fusillade commença à crépiter. Sous les balles, nous entraînâmes nos hommes jusqu’aux fils de fer. Mais là, ils trouvèrent le réseau intact : impossible de passer. Trempés par la pluie, ils avaient perdu la direction et obliqué hors du secteur préparé par le génie. Les hommes et leurs chefs tentèrent de se frayer un chemin quand même à travers l’entre-croisement barbelé ; mais ils offraient une cible trop facile et ils finirent par prendre le parti de se coucher et d’attendre. Aux premières lueurs du jour, ils reçurent l’ordre de se replier. Le sergent Desprez fut frappé d’une balle au moment où il rassemblait ce qui lui restait de sa section. Les débris de celle de Pergaud rentrèrent seuls : notre brave ami avait disparu. On croit qu’il a voulu traverser le réseau et qu’il a été fait prisonnier dans la tranchée ennemie. Il se trouvait, au moment de l’attaque, à trente-cinq mètres du pont Saint-Pierre, à droite en allant de Marchéville à Saulx.
Ces détails me sont confirmés par M. Raveton, l’avoué parisien, qui était au 166e, avec Pergaud depuis le début de la guerre et qui prit part à l’attaque du 8 avril.
« Après avoir franchi deux rangs de fils de fer dans lesquels l’artillerie avait fait des brèches, nous nous sommes trouvés en face d’un troisième rang de fils que l’artillerie avait laissés intacts, à quelques mètres de la tranchée. L’alarme a été rapidement donnée chez les Boches… Aussitôt un feu d’artifice nous éclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nous démolissait. C’était fini ; il n’y avait plus moyen de rien faire. Ordre a été donné de se replier. Au petit jour, la fusillade ayant un peu diminué, l’ordre put être exécuté ; mais nous laissions beaucoup de monde sur le terrain, beaucoup de blessés notamment qui furent faits prisonniers. J’ai eu des nouvelles d’un de mes camarades qui est mort en captivité. Je n’en ai jamais eu de Pergaud. Il est tombé ; des hommes l’ont vu et pensaient qu’il était blessé au pied. Il commandait, à ce moment-là : En avant !… à sa section. Cette attaque se passait sous la pluie, une pluie qui ne discontinuait pas depuis huit jours, et le terrain était un vrai marécage où l’on enfonçait jusqu’à la ceinture.
* *
*
On a cherché partout Pergaud… ; et n’est-ce pas le chercher encore que d’écrire sur lui ? Et, à force de le chercher, ne finira-t-on pas par le retrouver tout entier dans ses livres qu’on relira, dans sa correspondance à publier, dans l’amitié qui se souvient de son commerce avec lui ?
Tout entier ? Non. À moitié seulement. Pauvre cher Pergaud ! Je ne reverrai plus, le dimanche, dans l’encadrement de la porte, son visage mâle et pâle, ses yeux noirs, sa maigre moustache, la mèche rebelle qui balayait son beau front, sa main tendue, l’élan de sa personne et de son cœur.
On peut toujours pousser la porte… ; mais la fenêtre fermée, il ne l’ouvrira plus, en entrant.
LUCIEN DESCAVES.
Il y avait trois jours que Le Mousse, flanqué de Finaud, était parti, le fusil à l’épaule, pour la foire de Rocfontaine.
Le chien, qui faisait vieux et n’aimait point à découcher, était, comme d’habitude, rentré dès le premier soir et gardait le coin du feu, car on était en hiver.
La Moussotte n’avait pas été le moins du monde émue de l’absence prolongée de « son homme » ; il y avait beau temps qu’elle était habituée à ces bordées si régulières qu’elles en étaient presque devenues réglementaires, et comme c’était une paysanne au cœur fruste, dépourvue de toute sentimentalité, sinon de sentiment, elle attendait, avec la confiance des simples, mêlée à je ne sais quelle sorte de joie perverse, le soir de ce troisième jour pour accueillir le retour présumé de son époux de la rafale de reproches et du torrent d’injures par lesquels elle soulageait son cœur de ménagère et se vengeait un peu, elle et son sexe, de la tenue ou de la retenue, injuste à son sens, que son costume de femme l’obligeait à garder.
L’hiver était rude. Sur les routes que le court dégel de midi amollissait vaguement, la boue se ridait, se hérissait en lilliputiennes murailles et les sillons durcis qui bordaient les ornières ne s’affaissaient point. Malgré les soleillées qui précisaient les dessins délicats des ramilles s’enchevêtrant, la forêt de la Côte, dominant le village, restait maussade et grise.
La Moussotte allait de temps à autre jusqu’au seuil de la porte, interrogeant le coin du bois d’où la route s’échappait de la forêt, la main en abat-jour sur les yeux, le poing sur la hanche et, quand elle rentrait dans la chambre surchauffée du poêle où se mariaient des odeurs complexes de tourteaux broyés et de racines cuites pour le lécher des vaches, Finaud la regardait d’un œil mi-interrogateur, mi-narquois, s’étirant successivement du devant et du derrière dans l’attente, lui aussi, du retour de son maître.
Cependant Le Mousse n’arrivait pas.
Adolphe-Virgile Mourot, dit Le Mousse, était un paysan aisé, presque riche pour la campagne, qui faisait de la culture en dilettante, chassait par fantaisie et « buvait par tempérament ».
C’était le meilleur homme du monde. Il n’était pas dans le canton, disait-on, un cochon auquel il n’eût rendu un service ou payé un verre ; aussi malgré qu’il fût républicain, républicain comme l’étaient les quarante-huitards, dans un pays confit en religion, il avait été durant douze ans maire de son village et l’aurait été sans doute plus longtemps encore si une douce philosophie acquise avec les années et un scepticisme non dépourvu certes de quelque élégance ne lui eussent fait résigner ces honorifiques fonctions.
Mais il se flattait, avec une discrétion de bon goût, d’arriver toujours bon premier, sans jamais poser sa candidature, sur la liste quadriennale des conseillers municipaux et il était connu à cinq lieues à la ronde pour sa bonté naturelle et aussi (chacun a ses petits défauts) pour son insolence rare et d’ailleurs sans malice quand les libations trop prolongées l’avaient mis hors de ce qu’on est convenu d’appeler l’état normal.
Car quand Le Mousse avait bu un verre de trop, il sortait aussitôt de son naturel paisible et conciliant et devenait agaçant, « rogneur », plus malembouché qu’un toucheur de bestiaux et invectivant sans nul prétexte le premier quidam venu en une série de vocables aussi énergiques qu’invariables dont on riait toujours, car on connaissait ce brave homme.
Le temps avait passé. Dix heures venaient de sonner à la vieille horloge comtoise dont le nombril de verre laissait voir la lentille de cuivre du balancier passer et repasser impitoyablement.
Le Mousse n’était pas rentré.
La Moussotte devenait rageuse. Après avoir fermé la porte à double tour pour le faire poser, histoire de lui apprendre à respecter les usages et les conventions, elle était allée la rouvrir et passait du poêle à la cuisine et de la cuisine au poêle avec l’affairement inquiet d’un fauve qui n’a pas encore mangé.
Elle mouchait la chandelle qui clairait sur le bord de l’évier quand la porte s’ouvrit.
Ses petits cheveux filasse, frisottants, hérissés autour du front lui donnaient un aspect farouche de méduse domestique tel qu’il fit reculer Théodule et Julot, venant, à la fin de la veillée, prendre des nouvelles de leur ami Le Mousse.
Ils écopèrent pour le patron et, bien qu’ils fussent de sang-froid, elle les qualifia de soulauds, d’ivrognes, de sacs à vin, de « gouillands » et autres compliments du même genre, comme s’ils eussent été responsables de la fugue prolongée de leur ami.
Ils la laissèrent dire, puis, ayant appris que le maître n’était pas là, se retirèrent en se prouvant mutuellement que Le Mousse avait de très bons et justes motifs pour déserter un intérieur où il n’avait pour société, en dehors de sa bonne bête de chien, qu’une brute sans égards et sans raisonnement.
Le lendemain, il n’y avait toujours pas de Mousse.
La Moussotte ne se connaissait plus ; elle en oublia de se peigner, cassa de la vaisselle et se répandit par tout le village en imprécations dont l’énergie ne le cédait en rien à celle des prophètes de la Bible.
Mais Le Mousse ne rentra pas de la journée ; Le Mousse ne rentra pas de la nuit.
Alors ce fut de la rage. Finaud, prudemment, se retira à l’écurie pendant que sa maîtresse repartait par le village interroger ceux qui étaient allés avec son mari à la foire de Rocfontaine.
Elle n’apprit rien de particulier.
Ils avaient laissé Le Mousse au « Café Terminus » en train de discuter avec un jeune et farouche « libéral » des environs des opinions respectives de Moïse et de Darwin sur le système du monde. Il faut dire ici que Le Mousse croyait ces deux grands hommes contemporains l’un de l’autre depuis qu’il avait lu dans son journal le Brandon un article du député Bonquiet sur cette importante question, et comme l’autre s’en tenait absolument aux sept jours de la Genèse, Le Mousse assommait son contradicteur sous des arguments fantastiques tout en le traitant d’imbécile, d’idiot, de jésuite et de calotin.
La matinée se traîna lentement. La question n’avançait pas, le village tout entier commençait à s’émouvoir.
Vers midi, le facteur Blénoir déboula de la Côte, son sac au flanc et un fusil à l’épaule.
C’était le fusil du Mousse.
Le facteur Blénoir descendit directement chez La Moussotte auprès de qui s’entassaient les commères et où son entrée fit sensation.
Il parla :
En traversant « le Blue », immense marais semé de flaques stagnantes, de champs de roseaux, de trous sans fond, sillonné la nuit par les fanaux mystérieux des feux follets, voilé le jour d’une éternelle brume et nimbé d’une auréole macabre de légendes, il avait, lui, Blénoir, au bord de la chaussée en remblai, consolidée de cailloux, qui menait au chef-lieu de canton, aperçu, le long d’une marnière, ce fusil qu’il avait aussitôt reconnu pour celui du Mousse.
Un doute terrible avait assailli l’esprit du facteur Blénoir. Il regarda le flingot, un Lefaucheux à deux coups, et constata, circonstance aggravante, que le coup de gauche avait été tiré.
Il avait hésité. Devait-il laisser là ce fusil et aller prévenir les autorités qui mèneraient l’enquête et procéderaient aux constatations d’usage ? Mais… sa tournée ?
Problème complexe où deux impératifs catégoriques se disputaient sa conscience honnête et droite.
Le facteur Blénoir avait réfléchi !…
Quelqu’un pouvait passer après lui et enlever cette arme. N’était-il pas agent assermenté ?
Et Blénoir avait su heureusement trouver une solution élégante qui conciliait les obligations de son métier avec son devoir de citoyen.
Après avoir minutieusement relevé l’état des lieux, il avait ramassé le fusil et marché vers le village pour y faire sa distribution et avertir les intéressés.
On offrit un verre de vin au facteur Blénoir, qui accepta, repartit et, tout en faisant sa tournée, colporta l’événement en le commentant et but naturellement à peu près autant de verres qu’il distribua de lettres.
Au récit qu’il avait fait, La Moussotte avait pâli, chancelé et toute sa colère amassée s’effondra dans un déluge de larmes.
Elle restait là où elle était, immobile, inconsolable et comme une chiffe aux mains des bonnes femmes qui s’efforçaient à la réconforter.
– Mon pauvre Mousse !
Toutes les consolations étaient inutiles. Elle pleurait, sanglotait, se mouchait, se tordait, hurlait, criait, se roulait à terre, parlant de son homme en phrases entrecoupées :
– Dire qu’il n’avait pas même fait son testament !…
* *
*
On ne pouvait rester ainsi. Les gens s’étaient réunis autour de la maison. Les hommes tenaient conseil.
Fallait-il prévenir les gendarmes ? C’était grave !
Julot et Théodule, en qualité d’amis, navrés de la tournure sinistre des événements, décidèrent ce qu’il convenait de faire.
Les jeunes gens de bonne volonté (ils l’étaient tous) et, parmi les intimes, les hommes valides résolurent, séance tenante, de partir battre le Blue en tous sens et tenir les métairies pour tâcher d’avoir quelques renseignements sur le disparu.
Au nombre d’une trentaine ils gravirent le chemin de la Côte et se partagèrent les recherches après avoir convenu de se retrouver tous pour quatre heures au « bouchon » de Rondot où convergeaient les sentiers et décider en commun, selon les renseignements recueillis, de ce qu’il faudrait faire.
Ils se séparèrent.
La Moussotte, au village, était dans une situation lamentable. La maison du Mousse semblait mise au pillage.
Sous prétexte de nouvelles, de condoléances ou de consolations, toutes les commères du village étaient là comme dans la maison d’un mort à qui les voisins et les amis viennent jeter l’eau bénite et dire le dernier adieu.
On parlait bas avec des mines contristées, apitoyées, des yeux mi-clos et alanguis, mais par contre on buvait sec, car, en ces douloureuses circonstances, il convenait de se soutenir, de ne point se laisser aller, et les tasses de café et les « larmes » de prune, et les verres de vin sucré s’engloutissaient silencieusement.
La tête de la cafetière poussait sans cesse le couvercle instable d’une marmite d’eau bouillante et la sœur de La Moussotte, consciente de ses devoirs, veillait à ce que tous ceux qui étaient venus ne manquassent de rien.
L’anxiété était à son comble… On l’entretenait.
– Pas de nouvelles ! Doux Jésus, que va-t-on apprendre ?
Le soleil baissait rouge sur le moulin du Vernois ; le chien du père Bréda aboya longuement !
– C’est mauvais signe, prédit la vieille Griotte à la grande Phémie. L’autre se signa gravement.
Le chien aboya plus fort.
– On dirait qu’il hurle à la mort.
Les larmes montèrent aux yeux des deux femmes, quand, tout à coup, comme si le son s’évadait brusquement du tournant de la montagne, on entendit des voix hurlantes, beuglant de tous leurs poumons aussi faux que possible :
En m’en r’venant des noces
)
Vive l’amour
)
bis
J’étais bien fatigué
)
Vive, ô gué, les lauriers
)
bis
Du coup toutes les femmes bondirent à la porte, agitées de sentiments complexes, l’air ahuri, se regardant comme des poules qui craignent un danger ou qui attendent du grain.
Les voix, enflant de volume, rugissaient, toujours aussi fausses et sans nul souci de la syntaxe :
Auprès d’une fontaine,
)
Vive l’amour !
)
bis
Je me suis reposé
)
Vive, ô gué, les lauriers !
)
bis
L’énigme allait se dénouer. Et, tout d’un coup, jaillissant hors du bois, l’on vit…
Bras dessus, bras dessous, sur quatre rangs, Le Mousse en tête encadré de Julot et de Théodule, tous les chercheurs marchant au pas cadencé, le chapeau sur l’oreille, les joues enluminées, les gueules largement ouvertes, beuglant de tous leurs poumons, contents, heureux, jubilant, suant le vin et la joie par tous les pores et fiers comme s’ils eussent conduit au Capitole un général victorieux.
Le Mousse n’était pas foutu ! C’était un événement communal.
La bande joyeuse descendait, le ramenant dans ses foyers, tandis que La Moussotte, au milieu des femmes, passait par toutes les couleurs.
Les autres approchaient, goguenards, hurlant toujours, et bientôt les deux groupes s’affrontèrent, l’un joyeux et narquois, l’autre ahuri et digne.
Alors La Moussotte se détacha des femmes et, oubliant ses larmes et ses rudes émotions, se remémorant seulement sa livre de café filée, son kilo de sucre fondu, sa bouteille de goutte disparue, ses litres de vin liquidés, elle se campa devant son homme et lui rugit à la face :
– Brigand, canaille, gouillaud, voleur, soulaud ! Tout le répertoire y passa, glissant d’ailleurs sur la sérénité imperturbable, et le calme sourire du brave homme.
Quand sa digne conjointe se fut un peu calmée, toute la bande, invitée par le patron, entra dans la cuisine où Finaud, qui n’avait jamais été inquiet au sujet de son maître, vint avec joie lui lécher les mains.
Le Mousse en fut ému : il l’embrassa sur le crâne, se laissa lécher le nez et allait entamer l’éloge de cette bonne bête quand son épouse le relança.
Mais Julot lui coupa sans façon la parole :
– C’était bien la peine de pleurnicher comme tu faisais à midi pour le recevoir comme ça quand on te le ramène !
– C’est vrai ! fit Le Mousse, épris de justice.
– Où était-il donc ce sac à vin ? interrogea enfin La Moussotte, chez qui renaissait la curiosité.
– À la ferme du Rondfou, en train de boire !
Car, insoucieux en effet du temps, ivre de vin et de discussions métaphysiques, Le Mousse avait visité une à une toutes les fermes du plateau, traversé le marais du Blue avec une sûreté de primitif livré à son instinct, semé son fusil sans s’en apercevoir pour venir échouer dans cette dernière métairie où Théodule et Julot l’avaient enfin déniché, discutant avec le fermier des systèmes philosophiques de Moïse et de Darwin, tout en buvant des litres et en cassant des noix.
Alors la certitude qu’il était en noce et les pattes au chaud tandis qu’elle se lamentait de sa perte remit La Moussotte dans un bel état de fureur.
Puis, comme Julot racontait à son ami les divers événements qui s’étaient déroulés depuis quelques jours, les inquiétudes que son absence prolongée avait suscitées, les transes par lesquelles eux, les vrais copains, avaient passé, Le Mousse, comprenant les dangers dont il aurait pu être menacé, se mit à pleurer à chaudes larmes sur le sort qu’il aurait pu courir.