Louis Pergaud
La Guerre des Boutons
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table des matières
PREFACE
LIVRE I LA GUERRE
CHAPITRE PREMIER LA DÉCLARATION DE GUERRE
CHAPITRE II TENSION DIPLOMATIQUE
CHAPITRE III UNE GRANDE JOURNÉE
CHAPITRE IV PREMIERS REVERS
CHAPITRE V LES CONSÉQUENCES D’UN DÉSASTRE
CHAPITRE VI PLAN DE CAMPAGNE
CHAPITRE VII NOUVELLES BATAILLES
CHAPITRE VIII JUSTES REPRÉSAILLES
LIVRE II DE L’ARGENT!
CHAPITRE PREMIER LE TRÉSOR DE GUERRE
CHAPITRE II FAULTE D’ARGENT, C’EST DOLEUR NON PAREILLE
CHAPITRE III LA COMPTABILITÉ DE TINTIN
CHAPITRE IV LE RETOUR DES VICTOIRES
CHAPITRE V AU POTEAU D’EXÉCUTION
CHAPITRE VI CRUELLE ÉNIGME
CHAPITRE VII LES MALHEURS D’UN TRÉSORIER
CHAPITRE VIII AUTRES COMBINAISONS
LIVRE III LA CABANE
CHAPITRE PREMIER LA CONSTRUCTION DE LA CABANE.
CHAPITRE II LES GRANDS JOURS DE LONGEVERNE
CHAPITRE III LE FESTIN DANS LA FORÊT
CHAPITRE IV RÉCITS DES TEMPS HÉROÏQUES
CHAPITRE V QUERELLES INTESTINES
CHAPITRE VI L’HONNEUR ET LA CULOTTE DE TINTIN
CHAPITRE VII LE TRÉSOR PILLÉ
CHAPITRE VIII LE TRAITRE CHATIÉ
CHAPITRE IX TRAGIQUES RENTRÉES
CHAPITRE X DERNIÈRES PAROLES
NOTES
PREFACE
Tel
qui s’esjouit à lire Rabelais, ce grand et vrai génie français,
accueillera, je crois, avec plaisir, ce livre qui, malgré son
titre,
ne s’adresse ni aux petits enfants, ni aux jeunes pucelles.Foin
des pudeurs (toutes verbales) d’un temps châtré qui, sous leur
hypocrite manteau, ne fleurent trop souvent que la névrose et le
poison! Et foin aussi des
purs latins: je
suis un Celte.C’est
pourquoi j’ai voulu faire un livre sain, qui fût à la fois
gaulois, épique et rabelaisien; un livre où coulât la sève, la
vie, l’enthousiasme; et ce rire, ce grand rire joyeux qui devait
secouer les tripes de nos pères: beuveurs très illustres ou
goutteux très précieux.Aussi
n’ai-je point craint l’expression crue, à condition qu’elle
fût savoureuse, ni le geste leste pourvu qu’il fût épique.J’ai
voulu restituer un instant de ma vie d’enfant, de notre vie
enthousiaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qu’elle eut
de franc et d’héroïque, c’est-à-dire libérée des hypocrisies
de la famille et de l’école.On
conçoit qu’il eût été impossible, pour un tel sujet, de s’en
tenir au seul vocabulaire de Racine.Le
souci de la sincérité serait mon prétexte, si je voulais me faire
pardonner les mots hardis et les expressions violemment colorées de
mes héros. Mais personne n’est obligé de me lire. Et après cette
préface et l’épigraphe de Rabelais adornant la couverture, je ne
reconnais à nul caïman, laïque ou religieux, en mal de morales
plus ou moins dégoûtantes, le droit de se plaindre.Au
demeurant, et c’est ma meilleure excuse, j’ai conçu ce livre
dans la joie, je l’ai écrit avec volupté, il a amusé quelques
amis et fait rire mon éditeur[1]:
j’ai le droit d’espérer qu’il plaira aux «hommes de bonne
volonté» selon l’évangile de Jésus et pour ce qui est du
reste,
comme dit Lebrac, un de mes héros,
je m’en fous.L.
P.
LIVRE I LA GUERRE
CHAPITRE PREMIER LA DÉCLARATION DE GUERRE
Quant
à la guerre.... il est plaisant à considérer par combien vaines
occasions elle est agitée et par combien légières occasions
éteinte: toute l’Asie se perdit et se consomma en guerre pour le
maquerelage de Paris.MONTAIGNE
(Livre second,
ch. XII).
—
Attends-moi,
Grangibus! héla Boulot, ses livres et ses cahiers sous le
bras.
—
Grouille-toi,
alors, j’ai pas le temps de cotainer[2],
moi!
—
Y
a du neuf?
—
Ça
se pourrait!
—
Quoi?
—
Viens
toujours!Et
Boulot ayant rejoint les deux Gibus, ses camarades de classe, tous
trois continuèrent à marcher côte à côte dans la direction de la
maison commune.C’était
un matin d’octobre. Un ciel tourmenté de gros nuages gris limitait
l’horizon aux collines prochaines et rendait la campagne
mélancolique. Les pruniers étaient nus, les pommiers étaient
jaunes, les feuilles de noyer tombaient en une sorte de vol plané,
large et lent d’abord, qui s’accentuait d’un seul coup comme un
plongeon d’épervier dès que l’angle de chute devenait moins
obtus. L’air était humide et tiède. Des ondes de vent couraient
par intervalles. Le ronflement monotone des batteuses donnait sa
note
sourde qui se prolongeait de temps à autre, quand la gerbe était
dévorée, en une plainte lugubre comme un sanglot désespéré
d’agonie ou un vagissement douloureux.L’été
venait de finir et l’automne naissait.Il
pouvait être huit heures du matin. Le soleil rôdait triste derrière
les nues, et de l’angoisse, une angoisse imprécise et vague,
pesait sur le village et sur la campagne.Les
travaux des champs étaient achevés et, un à un ou par petits
groupes, depuis deux ou trois semaines, on voyait revenir à l’école
les petits bergers à la peau tannée, bronzée de soleil, aux
cheveux raides coupés ras à la tondeuse (la même qui servait pour
les bœufs), aux pantalons de droguet ou de mouliné rapiécés,
surchargés de «pattins» aux genoux et au fond, mais propres, aux
blouses de grisette neuves, raides, qui, en déteignant, leur
faisaient, les premiers jours, les mains noires comme des pattes de
crapauds, disaient-ils.Ce
jour-là, ils traînaient le long des chemins et leurs pas semblaient
alourdis de toute la mélancolie du temps, de la saison et du
paysage.Quelques-uns
cependant, les grands, étaient déjà dans la cour de l’école et
discutaient avec animation. Le père Simon, le maître, sa calotte en
arrière et ses lunettes sur le front, dominant les yeux, était
installé devant la porte qui donnait sur la rue. Il surveillait
l’entrée, gourmandait les traînards, et, au fur et à mesure de
leur arrivée, les petits garçons, soulevant leur casquette,
passaient devant lui, traversaient le couloir et se répandaient
dans
la cour.Les
deux Gibus du Vernois et Boulot, qui les avait rejoints en cours de
route, n’avaient pas l’air d’être imprégnés de cette
mélancolie douce qui rendait traînassants les pas de leurs
camarades.Ils
avaient au moins cinq minutes d’avance sur les autres jours et le
père Simon, en les voyant arriver, tira précipitamment sa montre
qu’il porta ensuite à son oreille pour s’assurer qu’elle
marchait bien et qu’il n’avait point laissé passer l’heure
réglementaire.Les
trois compaings entrèrent vite, l’air préoccupé, et
immédiatement gagnèrent, derrière les cabinets, le carré en
retrait abrité par la maison du père Gugu (Auguste) le voisin, où
ils retrouvèrent la plupart des grands qui les y avaient
précédés.Il
y avait là Lebrac,le chef, qu’on appelait encore le grand Braque;
son premier lieutenant Camu, ou Camus, le fin grimpeur ainsi nommé
parce qu’il n’avait pas son pareil pour dénicher les bouvreuils
et que, là-bas, les bouvreuils s’appellent des camus; il y avait
Gambette de sur la Côte dont le père, républicain de vieille
souche, fils lui-même de quarante-huitard, avait défendu Gambetta
aux heures pénibles; il y avait La Crique, qui savait tout, et
Tintin, et Guignard le bigle, qui se tournait de côté pour vous
voir de face, et Tétas ou Têtard, au crâne massif, bref les plus
forts du village, qui discutaient une affaire sérieuse.L’arrivée
des deux Gibus et de Boulot n’interrompit pas la discussion; les
nouveaux venus étaient apparemment au courant de l’affaire, une
vieille affaire à coup sûr, et ils se mêlèrent immédiatement à
la conversation en apportant des faits et des arguments
capitaux.On
se tut.L’aîné
des Gibus, qu’on appelait par contraction Grangibus pour le
distinguer de P’tit Gibus ou Tigibus son cadet, parla ainsi:
—
Voilà!
Quand nous sommes arrivés, mon frère et moi, au contour des
Menelots, les Velrans se sont dressés tout d’un coup près de la
marnière à Jean-Baptiste. Ils se sont mis à gueuler comme des
veaux, à nous foutre des pierres et à nous montrer des
triques.Ils
nous ont traités de cons, d’andouilles, de voleurs, de cochons, de
pourris, de crevés, de merdeux, de couilles molles, de...
—
De
couilles molles, reprit Lebrac, le front plissé, et qu’est-ce que
tu leur z’y as redit là-dessus?
—
Là-dessus
on «s’a ensauvé», mon frère et moi, puisque nous n’étions
pas en nombre, tandis qu’eusses, ils étaient au moins tienze[3]
et qu’ils nous auraient sûrement foutu la pile.
—
Ils
vous ont traités de couilles molles! scanda le gros Camus,
visiblement choqué, blessé et furieux de cette appellation qui les
atteignait tous, car les deux Gibus, c’était sûr, n’avaient été
attaqués et insultés que parce qu’ils appartenaient à la commune
et à l’école de Longeverne.
—
Voilà,
reprit Grangibus, je vous dis maintenant, moi, que si nous ne
sommes
pas des andouilles, des jeanfoutres et des lâches, on leur z’y
fera voir si on en est des couilles molles.
—
D’abord,
qu’est-ce que c’est t’y que ça, des couilles molles, fit
Tintin?La
Crique réfléchissait.
—
Couille
molle!... Des couilles, on sait bien ce que c’est, pardine, puisque
tout le monde en a, même le Miraut de Lisée, et qu’elles
ressemblent à des marrons sans bogue, mais couille molle!....
couille molle!...
—
Sûrement
que ça veut dire qu’on est des pas grand-chose, coupa Tigibus,
puisque hier soir, en rigolant avec Narcisse, not’ meunier, je l’ai
appelé couille molle comme ça, pour voir, et mon père, que j’avais
pas vu et qui passait justement, sans rien me dire, m’a foutu
aussitôt une bonne paire de claques. Alors......L’argument
était péremptoire et chacun le sentit.
—
Alors,
bon Dieu! il n’y a pas à rebeuiller[4]
plus longtemps, il n’y a qu’à se venger, na! conclut
Lebrac...
—
C’est
t’y vot’idée, vous autres?
—
Foutez
le camp de là, hein, les chie-en-lit, fit Boulot aux petits qui
s’approchaient pour écouter!Ils
approuvèrent le grand Lebrac à l’inanimité, comme on disait. A
ce moment le père Simon apparut dans l’encadrement de la porte
pour frapper dans ses mains et donner ainsi le signal de l’entrée
en classe. Tous, dès qu’ils le virent, se précipitèrent avec
impétuosité vers les cabinets, car on remettait toujours à la
dernière minute le soin de vaquer aux besoins hygiéniques
réglementaires et naturels.Et
les conspirateurs se mirent en rang silencieusement, l’air
indifférent, comme si rien ne s’était passé et qu’ils
n’eussent pris, l’instant d’avant, une grande et terrible
décision.Cela
ne marcha pas très bien en classe, ce matin-là, et le maître dut
crier fort pour contraindre ses élèves à l’attention. Non qu’ils
fissent du potin, mais ils semblaient tous perdus dans un nuage et
restaient absolument réfractaires à saisir l’intérêt que peut
avoir pour de jeunes Français républicains l’historique du
système métrique.La
définition du mètre, en particulier, leur paraissait horriblement
compliquée: dix millionième partie du quart, de la moitié...
du.... ah, merde! pensait le grand Lebrac.Et
se penchant vers son voisin et ami Tintin, il lui glissa
confidentiellement:
—
Eurêquart!Le
grand Lebrac voulait sans doute dire: Eurêka! Il avait vaguement
entendu parler d’Archimède, qui s’était battu au temps jadis
avec des lentilles.La
Crique lui avait laborieusement expliqué qu’il ne s’agissait pas
de légumes, car Lebrac à la rigueur comprenait bien qu’on pût se
battre avec des pois qu’on lance dans un fer de porte-plume creux,
mais pas avec des lentilles.
—
Et
puis, disait-il, ça ne vaut pas les trognons de pommes ni les
croûtes de pain.La
Crique lui avait dit que c’était un savant célèbre qui faisait
des problèmes sur des capotes de cabriolet, et ce dernier trait
l’avait pénétré d’admiration pour un bougre pareil, lui qui
était aussi réfractaire aux beautés de la mathématique qu’aux
règles de l’orthographe.D’autres
qualités que celles-là l’avaient, depuis un an, désigné comme
chef incontesté des Longevernes.Têtu
comme une mule, malin comme un singe, vif comme un lièvre, il
n’avait surtout pas son pareil pour casser un carreau à vingt pas,
quel que fût le mode de projection du caillou: à la main, à la
fronde à ficelle, au bâton refendu, à la fronde à lastique[5];
il était dans les corps à corps un adversaire terrible; il avait
déjà joué des tours pendables au curé, au maître d’école et
au garde champêtre; il fabriquait des kisses[6]
merveilleuses avec des branches de sureau grosses comme sa cuisse,
des kisses qui vous giclaient l’eau à quinze pas, mon ami, voui!
parfaitement! et des topes[7],
qui pétaient comme des pistolets et
qu’on ne
retrouvait plus les balles d’étoupes. Aux billes, c’était lui
qui avait le plus de pouce; il savait pointer et rouletter comme
pas
un; quand on jouait au pot, il vous «foutait les znogs sur les
onçottes» à vous faire pleurer, et avec ça, sans morgue aucune ni
affectation, il redonnait de temps à autre à ses partenaires
malheureux quelques-unes des billes qu’il leur avait gagnées, ce
qui lui valait une réputation de grande générosité.A
l’interjection de son chef et camarade, Tintin joignit les oreilles
ou plutôt les fit bouger comme un chat qui médite un sale coup et
devint rouge d’émotion.
—
Ah
ah! pensa-t-il! Ça y est! J’en étais bien sûr que ce sacré
Lebrac trouverait le joint pour leur z’y faire!Et
il demeura noyé dans un rêve, perdu dans des mondes de
suppositions, insensible aux travaux de Delambre, de Méchain, de
Machinchouette ou d’autres; aux mesures prises sous diverses
latitudes, longitudes ou altitudes.... Ah oui, que ça lui était
bien égal et qu’il s’en foutait!Mais
qu’est-ce qu’ils allaient prendre, les Velrans!Ce
que fut le devoir d’application qui suivit cette première leçon,
on l’apprendra plus tard; qu’il suffise de savoir que les
gaillards avaient tous une méthode personnelle pour rouvrir, sans
qu’il y parût, le livre fermé par ordre supérieur et se mettre à
couvert contre les défaillances de mémoire. N’empêche que le
père Simon était dans une belle rage le lundi suivant. Mais
n’anticipons pas.Quand
onze heures sonnèrent à la tour du vieux clocher paroissial, ils
attendirent impatiemment le signal de sortie, car tous étaient déjà
prévenus on ne sait comment, par infiltration, par radiation ou
d’une tout autre manière, que Lebrac avait trouvé quelque
chose.Il
y eut comme d’habitude quelques bonnes bousculades dans le couloir,
des bérets échangés, des sabots perdus, des coups de poings
sournois, mais l’intervention magistrale fit tout rentrer dans
l’ordre et la sortie s’opéra quand même normalement.Sitôt
que le maître fut rentré dans sa boîte, les camarades fondirent
tous sur Lebrac comme une volée de moineaux sur un crottin
frais.Il
y avait là, avec les soldats ordinaires et le menu fretin, les dix
principaux guerriers de Longeverne avides de se repaître de la
parole du chef.Lebrac
exposa son plan, qui était simple et hardi; ensuite il demanda
quels
seraient les ceusses qui l’accompagneraient le soir venu.Tous
briguèrent cet honneur; mais quatre suffisaient et on décida que
Camus, La Crique, Tintin et Grangibus seraient de l’expédition:
Gambette, habitant sur la Côte, ne pouvait s’attarder si
longtemps, Guignard n’y voyait pas très clair la nuit et Boulot
n’était pas tout à fait aussi leste que les quatre autres.Là-dessus
on se sépara.Au
soir, sur le coup de l’Angelus, les cinq guerriers se
retrouvèrent.
—
As-tu
la craie? fit Lebrac à La Crique, qui s’était chargé, vu sa
position près du tableau, d’en subtiliser deux ou trois morceaux
dans la boîte du père Simon.La
Crique avait bien fait les choses; il en avait chipé cinq bouts, de
grands bouts; il en garda un pour lui et en remit un autre à chacun
de ses frères d’armes. De cette façon, s’il arrivait à l’un
d’eux de perdre en route son morceau, les autres pourraient
facilement y remédier.
—
Alorsse,
filons! fit Camus.Par
la grande rue du village d’abord, puis par le traje[8]
des Cheminées rejoignant au gros Tilleul la route de Velrans, ce
fut
un instant une sabotée sonore dans la nuit. Les cinq gars
marchaient
à toute allure à l’ennemi.
—
Il
y en a pour une petite demi-heure à pied, avait dit Lebrac, on peut
donc y aller dedans
un quart d’heure et être rentré bien avant la fin de la
veillée.La
galopade se perdit dans le noir et dans le silence; pendant la
moitié
du trajet la petite troupe n’abandonna pas le chemin ferré où
l’on pouvait courir, mais dès qu’elle fut en territoire ennemi,
les cinq conspirateurs prirent les bas côtés et marchèrent sur les
banquettes que leur vieil ami le père Bréda, le cantonnier,
entretenait, disaient les mauvaises langues, chaque fois qu’il lui
tombait un œil. Quand ils furent tout près de Velrans, que les
lumières devinrent plus nettes derrière les vitres et les
aboiements des chiens plus menaçants, ils firent halte.
—
Otons
nos sabots, conseilla Lebrac, et cachons-les derrière ce
mur.Les
quatre guerriers et le chef se déchaussèrent et mirent leurs bas
dans leurs chaussures; puis ils s’assurèrent qu’ils n’avaient
pas perdu leur morceau de craie et, l’un derrière l’autre, le
chef en tête, la pupille dilatée, l’oreille tendue, le nez
frémissant, ils s’engagèrent sur le sentier de la guerre pour
gagner le plus directement possible l’église du village ennemi,
but de leur entreprise nocturne.Attentifs
au moindre bruit, s’aplatissant au fond des fossés, se collant aux
murs ou se noyant dans l’obscurité des haies, ils se glissaient,
ils s’avançaient comme des ombres, craignant seulement
l’apparition insolite d’une lanterne portée par un indigène se
rendant à la veillée ou la présence d’un voyageur attardé
menant boire son carcan. Mais rien ne les ennuya que l’aboi du
chien de Jean des Gués, un salopiot qui gueulait
continuellement.Enfin
ils parvinrent sur la place du moutier[9]
et ils s’avancèrent sous les cloches.Tout
était désert et silencieux.Lebrac
resta seul pendant que les quatre autres revenaient en arrière pour
faire le guet.Alors
prenant son bout de craie au fond de sa profonde, haussé sur ses
orteils aussi haut que possible, Lebrac inscrivit sur le lourd
panneau de chêne culotté et noirci qui fermait le saint lieu, cette
inscription lapidaire qui devait faire scandale le lendemain, à
l’heure de la messe, beaucoup plus par sa crudité héroïque et
provocante que par son orthographe fantaisiste:Tou
lé Velrant çon dé paigne ku!Et
quand il se fut, pour ainsi dire, collé les quinquets sur le bois
pour voir «si ça avait bien marqué», il revint près des quatre
complices aux écoutes et, à voix basse et joyeusement, leur
dit:
—
Filons!Carrément,
cette fois, ils s’engagèrent de front sur le milieu du chemin et
repartirent, sans faire de bruit inutile, à l’endroit où ils
avaient abandonné leurs sabots et leurs bas.Mais
sitôt rechaussés, dédaigneux tout à fait d’inutiles
précautions, frappant le sol à pleins sabots, ils regagnèrent
Longeverne et leur domicile respectif en attendant avec confiance
l’effet de leur déclaration de guerre.
CHAPITRE II TENSION DIPLOMATIQUE
Les
ambassadeurs des deux puissances ont échangé des vues au sujet de
la question du Maroc.Les
journaux (été
1911).Quand
«le second»
eut sonné au clocher du village, une demi-heure avant le dernier
coup de cloche annonçant la messe du dimanche, le grand Lebrac,
vêtu
de sa veste de drap taillée dans la vieille anglaise de son
grand-père, culotté d’un pantalon de droguet neuf, chaussé de
brodequins ternis par une épaisse couche de graisse et coiffé d’une
casquette à poil, le grand Lebrac, dis-je, vint s’appuyer contre
le mur du lavoir communal et attendit ses troupes pour les mettre
au
courant de la situation et les informer du plein succès de
l’entreprise.
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