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Vous pensez avoir déjà touché le fond ? Vous pouvez tomber plus bas. Beaucoup plus bas.
Richard avait tout pour réussir, une vie dorée, un avenir prometteur, mais tout a explosé en plein vol. La ruine et la déchéance sont devenues ses ultimes compagnes. Criblé de dettes, il n’est plus rien.
Alors quand on lui propose une solution, certes radicale, peut-il encore la refuser ? Jeoffroi, taxidermiste fortuné, tend cette main secourable à Richard. Trop beau pour être vrai ? Il paraît qu’on ne tente pas impunément le diable.
Dans ce thriller, Anna Sam met en lumière les recoins les plus sombres de l'âme humaine
EXTRAIT
– J’accepte.
Je scelle mon destin par ces deux mots et par ma signature au bas d’un document que je n’ai même pas lu. Ma vie bascule et je n’en mesure pas encore la portée.
Finis les mois d’errance, de foyers pour clodos, de squats dans les maisons abandonnées.
Terminées la manche au coin de la rue et la bouffe avariée dans les poubelles.
Plutôt crever que retourner dans cette foutue jungle urbaine pour survivre seulement un jour de plus.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Passionnée par les livres et geek invétérée, Anna Sam garde toujours sous la main son
ordinateur, son smartphone et de quoi écrire. Elle adore croquer en quelques mots les attitudes,
les expressions et les scènes de vie qu’elle rencontre dans son quotidien. Ce qui lui a valu d’écrire un ouvrage sur le monde de la grande distribution quand elle y était hôtesse de caisse (Les tribulations d’une caissière, éditions Stock). Elle est aujourd’hui chroniqueuse sur une chaîne télé locale rennaise.
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Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite.
Aux deux Amours de ma viequi m’ont transformée en femme et en mère.
Toute une vie ou presque à écrire des scénarios et, modestie mise à part, je ne m’en suis pas trop mal sorti. Pour preuve, certaines de mes séries occupent toujours quelques rayons de librairies.
Mon terrain favori, l’humour.
Et puis un jour, il n’y a pas encore si longtemps, j’ai voulu, et juste pour essayer, me lancer dans autre chose, dans une écriture nouvelle, quelque chose de plus sérieux. Et pourquoi pas un thriller ?
J’ai trouvé une idée. Elle me plaisait. Je me suis mis à l’ouvrage…
Vanité, tout n’est que vanité…
Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre à quel point j’abordais là une écriture tout à fait différente et que malgré mon entêtement à vouloir la développer, entêtement qui dura quand même quelque temps, je n’y arriverais pas.
J’avais besoin d’aide, de conseils…
Le hasard fait parfois bien les choses. J’avais croisé un jour le chemin d’une écrivaine, Anna Sam. Elle avait écrit un livre à l’époque qui avait remporté un réel succès : Les tribulations d’une caissière. J’avais adoré ce bouquin, cette façon d’écrire, de s’exprimer…
Et j’ai pensé… Pourquoi ne pas m’adresser à elle ?
J’ai pris mon courage à deux mains. Je lui ai envoyé mes « essais » en lui faisant part de mon idée, et en lui expliquant ce que, éventuellement, j’attendais d’elle.
Dans le fond, qu’est-ce que je risquais ? Si elle m’avait envoyé siffler là-haut sur la colline cela ne m’aurait pas étonné outre mesure. Elle en avait le droit. Je ne faisais pas partie de son monde. Incroyable mais vrai, ce ne fut pas le cas.
L’idée l’emballait. Elle voulait bien m’aider…
Pendant plus d’une année j’ai suivi le déroulement de mon histoire travaillée, retravaillée, développée, étoffée… À un point tel que, pendant toute cette période, et bien que j’en connusse la trame, chapitre après chapitre, elle a réussi à m’étonner. J’en arrivais même à me demander comment elle arriverait à conclure, à terminer ce récit.
D’une toute petite idée elle a réussi à en tirer le maximum. Plus que j’en espérais. Un vrai travail de pro. Elle est parvenue en fin de compte à créer un véritable thriller qui n’aura rien à envier aux autres.
À vous de juger…
Me reste à vous remercier, Madame.
Raoul Cauvin – février 2015
Deux hommes, l’air soucieux, discutent à l’ombre d’un saule pleureur dans une grande propriété cernée par de hauts murs. Une silhouette les observe derrière une haute fenêtre au dernier étage du manoir avant de s’effacer en repoussant de lourdes tentures.
– Elle a complètement pété les plombs.
– Oui elle est devenue incontrôlable. On fait quoi ?
– Sauve le maître avant qu’il ne soit trop tard. Drogue-la mais ne l’abîme pas, Claire nous est utile.
– Je sais, je ne suis pas un néophyte dans l’organisation. Bon, je répète, on fait quoi ?
– Plan B.
– Et c’est quoi ton plan B ?
– On prépare l’autre cible.
– Il ne reste presque plus de temps au maître. C’est trop tard.
– Non. Sûrement pas. J’ai calculé : en moins de six mois, je fais chuter notre objectif, il n’y aura plus qu’à le ramasser. Il faut absolument soutenir le maître pendant ce temps, parvenir à garder le contrôle jusqu’à ce que le prochain soit prêt.
– Et en détail ça donne quoi ?
– Fin de notoriété, fin du fric, fin d’amis, fin de famille, fin de vie, pression extérieure incessante. Quand il sera prêt à basculer, on le rattrapera.
Tout est une question de timing, on a merdé avec Elle, on y a cru alors qu’on savait son passé chaotique. Mais je ne laisserai pas tomber le maître, il nous a bien servis, il a le droit de léguer son savoir à quelqu’un qui sera digne de son art. Il ne regrettera pas notre second choix.
Dans six mois, tout repartira et le maître sera plus serein. En attendant, je vais la mettre sous haute surveillance et je lance l’opération falsari.
Une femme, dans la pénombre d’une chambre aux tapisseries désuètes, assise dans un rocking-chair grinçant, monologue tout bas, sa voix est éraillée. Ses mains se tordent, ses yeux d’un noir de jais fixent un homme dont le visage est caché par un voile.
– Ils vont m’évincer, je ne me laisserai pas faire. Tu m’entends ? Je ne me laisserai pas faire. Ils veulent me remplacer par un bouseux ? Un amateur ? Attends que je lui lègue une scène qui le poursuivra jusqu’à l’au-delà. Et tu m’aideras mon chéri. Oh oui, tu m’aideras.
Elle éclate alors d’un rire perçant, un rire de hyène à glacer le sang.
Six mois plus tard
– Il a signé, c’était tellement évident.
– Le maître ne pouvait rêver d’un meilleur apprenti. Il sera méticuleux, perfectionniste.
– Le moment venu, Jeoffroi aura ce qu’il a toujours mérité.
– Trinquons à la génération en devenir.
Deux mains tiennent des flûtes et trinquent. Un son cristallin résonne dans la pièce presque nue. La main féminine porte le verre à ses lèvres. L’homme scrute d’un œil gourmand la femme qui déverse le pétillant liquide doré entre ses lèvres.
– J’accepte.
Je scelle mon destin par ces deux mots et par ma signature au bas d’un document que je n’ai même pas lu. Ma vie bascule et je n’en mesure pas encore la portée.
Finis les mois d’errance, de foyers pour clodos, de squats dans les maisons abandonnées.
Terminées la manche au coin de la rue et la bouffe avariée dans les poubelles.
Plutôt crever que retourner dans cette foutue jungle urbaine pour survivre seulement un jour de plus.
Jeoffroi m’a trouvé sur son chemin. Il a promis de me sortir de là, de retrouver une vie, comme celle d’avant, en plus lumineuse. Il m’offre une seconde chance et ses paroles « le luxe ou la misère » se sont gravées au fer rouge lors de notre première rencontre. En l’échange de… Je ne sais pas encore.
Je m’en fous.
J’accepte, quelle que soit sa demande, je dirai oui. Il a promis que plus jamais je ne vivrai dans le besoin si je venais avec lui pour devenir son apprenti. Que j’hériterai de tout. Une fortune colossale. Je suis naïf ? Et alors !
J’ai dit oui. Sans réfléchir. Mais qu’y a-t-il à réfléchir ? Je vais crever la bouche ouverte si je ne pars pas de mon foyer format caniveau.
Je veux revivre.
Je veux vivre. Comme jamais.
Nous sommes installés à l’arrière de son ostentatoire manoir, sur une terrasse en teck, les lames s’étirent de part et d’autre de la bâtisse, finissant par se fondre sur les bords de la pelouse parfaitement tondue. Des saules pleureurs nous apportent une ombre bienvenue, la chaleur de l’été est tellement écrasante. Mes vêtements crades collent à ma peau, la crasse se mêle à ma sueur.
Quand je vois Jeoffroi assis face à moi dans un élégant costume en lin, j’ai presque honte de mon état. Mais qu’importe, il sait d’où je viens, je ne vais pas cacher ce que je suis aujourd’hui. Il sera bien temps demain.
Sous un arbre, un chat noir est endormi. Ses poils se soulèvent doucement au rythme de la brise chaude. Il n’a l’air nullement dérangé par le vent léger, encore moins par notre présence.
– Richard, vous prendrez bien un verre avec moi pour fêter notre nouvelle collaboration. Êtes-vous amateur de bon whisky ?
Je pince les lèvres.
– Dans mon ancienne vie, je dégustais souvent ces merveilleux breuvages au cours de mes vernissages et expositions. Mais tout cela me semble si lointain aujourd’hui.
– Aaah. Vos sculptures… dit-il dans un souffle. Vous savez qu’elles m’ont fait forte impression ? J’ai acquis une de vos œuvres il y a quelques années. Elle est dans la bibliothèque. Vous l’aviez intitulée : « Avenir solitaire ». J’avais été subjugué par la puissance qui émanait de ce bois si patiemment poli et travaillé. Une de vos plus belles créations, une des plus minutieuses aussi.
– Nous nous sommes déjà croisés ?
– Malheureusement non. Si j’avais su pour vous…
Il soupire et ajoute : nous ne referons pas le passé. Par contre, votre avenir reste à écrire.
Le passé. Mon passé. Celui qui m’a explosé à la gueule et m’a transformé en clodo, ou presque. Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu tomber si bas, si vite. Moi qui avais une vie pleine de promesses, d’un art que je maîtrisais à la perfection. Un art reconnu dans le milieu artistique et au-delà, un art qui m’avait fait traverser les océans pour exposer à l’autre bout du monde. Et puis, une mauvaise rencontre, de mauvais choix. J’ai basculé. Une vertigineuse descente aux Enfers en l’espace de quelques mois à peine qui me paraissent des années. Mon atelier, mon inspiration, mes amis, mon argent. Il ne reste rien. Juste quelques souvenirs qui s’accrochent encore comme ces berniques sur leur rocher. Mais c’est tout.
Nous sommes assis dans de larges fauteuils en rotin. Sur la table basse qui nous sépare, Jeoffroi dépose deux verres en forme de tulipe et une bouteille de whisky, un contenu à la couleur éclatante, presque carmin. Un nom japonais que je suis incapable de déchiffrer est inscrit sur l’étiquette.
– Voyez-vous, Richard. Dans la vie j’ai deux passions. Vous verrez bientôt ma première dans le salon d’hiver, celle qui accapare ma vie et bientôt la vôtre. La seconde est ce qui est posé sur cette table. J’aime le whisky. Le très bon whisky, j’entends. Celui qui est rare, précieux, celui qui mettra tous vos sens en extase à chaque gorgée. Pour fêter votre visite, j’ai sorti un Nikka. Un breuvage d’exception, vieilli quarante ans, juste à maturité. Un verre ?
Il n’attend pas ma réponse et me tend un des grands verres rempli au tiers, sec.
– Une bien belle bouteille. Et je connais ce nom. Je suis sûr d’en avoir déjà bu. C’était juste avant l’an 2000, la soirée du réveillon. Une soirée inoubliable, remplie de promesses et d’un avenir qui a explosé en plein vol à peine huit années plus tard. Mes yeux se perdent un instant dans le vague. Je me ressaisis et reviens sur la terrasse. Nous trinquons pour quelle occasion Jeoffroi ?
Il laisse ses yeux dériver un moment sur le liquide scintillant et me dit :
– Nous trinquons… Eh bien, disons au début d’une grande amitié et collaboration. Et pour les regrets, laissons-les là où ils doivent rester : au passé.
Nous tournons le liquide vieil or dans nos verres et le réchauffons doucement entre nos mains. Une explosion d’odeurs : bois de santal, orge malté, fruits exotiques et une telle impression de jeunesse ! Un goût indescriptible. Transcendant.
Nous buvons en silence. Mes yeux restent rivés sur le fond de mon verre un moment, mais je sens l’homme qui me fait face me scruter. Il observe tous mes gestes. Je repousse une mèche de cheveux poisseux derrière mon oreille.
– Êtes-vous curieux de savoir ce que vous avez accepté Richard ?
Mon regard plonge dans le sien. Ses yeux bleu acier ne cillent pas.
– Bien sûr monsieur.
– Vous ne reculerez pas ?
– Jamais. Vous avez ma parole et ma signature.
– Alors finissons nos verres et suivez-moi.
Le vieil homme se lève et prend sa canne. Il chancelle un court instant et sa démarche reprend de l’aplomb. Il me précède, ouvre une porte vitrée. Nous pénétrons dans une grande véranda.
– Voici mon salon d’hiver. Ma pièce de vie préférée, lieu de mes expositions animalières les plus saisissantes. Vous allez découvrir ici une partie du travail que vous allez désormais exercer.
Je réprime un haut-le-cœur en découvrant mon avenir, ma sentence. Merde, c’est bien ma veine. Un empailleur. Je tente de me sculpter un visage neutre et suis mon hôte dans son exposition de bêtes mortes. Il va falloir que je prenne sur moi. Des peaux de bestioles ? À gerber ! C’est ma première pensée… Pourtant, ce qui s’offre à moi me sidère.
Tout a été pensé pour mettre en valeur les animaux empaillés, chacun nous relatant une histoire. Non pas celle de sa vie naturelle, mais une histoire contée, celle qui se lit au coin du feu ou qui se partage en petit comité.
Je m’approche d’un renard placé au pied d’un buisson, la gueule grande ouverte, dévoilant ses babines et sa langue pendante. Il semble vouloir attraper une proie cachée derrière le feuillage. Jeoffroi soulève des feuilles qui se trouvent face à moi. Un corbeau ! Il ouvre grand son bec et j’aperçois en dessous un fromage…
Le vieil homme s’amuse de me voir aussi surpris et m’indique une autre scène.
– Tenez, celle-ci vous parle-t-elle ?
Il me montre du doigt le bord d’une fenêtre où se trouve un lièvre dans une attitude proche du dilettante. Il regarde d’un air amusé vers l’autre bout du salon une tortue en pleine marche. Elle n’est que de dos mais on sent l’effort rien qu’en voyant le mouvement de ses pattes pourtant bien immobiles.
Jeoffroi m’invite à poursuivre la visite. Dans le coin le plus sombre de la pièce, j’aperçois un petit attroupement. Bon sang, des rats en plein conciliabule. On pourrait presque les entendre piailler. J’en dénombre une petite dizaine. Ils forment une ronde. Le plus vieux tient entre ses pattes avant un grelot. J’y suis, c’est pour Rodilardus, le chat qui essaie de tous les bouffer. Il doit être dans les parages. Je balaye ce coin de la pièce du regard et découvre, au pied d’une fougère un chat tigré, hilare. Comme s’il savait que ce grelot, jamais les rats ne pourraient le lui mettre autour du cou !
Autour d’une table basse, c’est une étrange scène de vie que je découvre : un renard assis en train de laper dans une assiette un bouillon. Près de lui, une cigogne légèrement fléchie sur ses longues pattes qui tente, en vain, de laper à son tour un liquide clair dans une assiette plate. Le renard la regarde en coin et semble sourire de tous ses crocs. La frustration de l’oiseau est palpable jusque dans la position outrée de ses ailes repliées.
Où que mon regard se porte, un animal ou un autre est en pleine action : là un regard effrayé, ici un rongeur qui se cache, un peu plus loin, un herbivore qui rit à gorge déployée. Cette pièce est dédiée aux fables animalières de La Fontaine.
Ce type est dingue. Il commence à me plaire. Il a travesti ces bestioles en un univers qui me parle, un univers que bien des artistes lui envieraient. Avec un peu de bol, je vais finir par m’éclater ici.
– Voici une partie de ce que je crée depuis maintenant plus de trente années. Rares sont ceux qui peuvent les admirer. Ces tableaux sont ici pour mon plaisir et celui de quelques initiés.
– Une partie ? Mais vous en avez d’autres ailleurs ?
– Effectivement.
– Vous en avez vendu beaucoup ? Il doit y avoir une foule d’amateurs pour ce genre de travail d’orfèvrerie.
– Cela va sans doute vous étonner, mais je n’en ai vendu aucun. Tout ce que j’ai réalisé se trouve dans ce manoir. Dans ce salon d’hiver et dans un autre salon, bien plus privé.
Alors celle-là, c’est la meilleure. Pas de vente ? C’est Crésus ce mec ?
– Mais… si vous ne vendez rien, de quoi vivez-vous ?
– Disons que l’argent n’est pas un souci ici et qu’il est même très secondaire.
– Si vous le dites… Et ma tâche sera de vous seconder dans votre travail ?
– Me seconder ? Certainement pas ! Me remplacer plutôt… mais pas seulement.
– Je comprends mieux le terme « apprenti ».
– C’est ce que vous avez accepté oui. Mais attendez la suite. Ici, ce ne sont que les hors-d’œuvre.
Nous quittons le jardin d’hiver et entrons dans le manoir. Le couloir est sombre, on ne distingue pratiquement rien. La lumière extérieure a été si aveuglante que la pénombre est tombée comme une chape d’obscurité. Jeoffroi ne semble nullement décontenancé et marche. Je me fie au « poc » de sa canne qui martèle le parquet à un rythme régulier. Alors que mon regard commence à s’habituer à la faible luminosité, j’aperçois une ombre menaçante, des dents pointues prêtent à arracher la vie de celui qui se retrouvera pris entre ses crocs. Je m’immobilise. La créature face à moi ne bouge pas. Stoppée en plein saut. Un loup. Empaillé.
J’entends un rire discret près de moi.
– Allons, suivez-moi, vous aurez bien le temps de découvrir le reste de la collection plus tard.
Nous passons une lourde porte en chêne et derrière se dévoile un escalier dont je ne distingue pas le fond. Des ampoules nues accrochées au mur éclairent faiblement les lieux à intervalles réguliers. Une bouffée d’air froid me submerge. Je frôle la paroi. De la pierre taillée, sculptée à même la roche. Ce qui se trouve au sous-sol a dû être créé il y a bien des années. Les marches défilent, j’ai l’impression qu’on s’enfonce profondément. L’escalier en colimaçon me donne le vertige.
Au bout d’une descente qui m’a paru durer une éternité, une porte en bois massif nous barre l’accès. Une porte monumentale, les motifs sculptés sur sa surface sont incroyables. La lumière assez faiblarde ne me laisse pas le loisir d’admirer ses lignes courbes, j’aperçois cependant quelques motifs : en haut des anges, en bas des démons. Au centre, un étrange emblème que j’ai du mal à distinguer. Je vois bien quelques détails qui me laissent perplexe : le symbole de l’infini brisé par un quelconque engin ?
Je n’en aperçois pas plus. Mon hôte pousse le battant et la porte laisse place à une vaste pièce voûtée. On se croirait dans une cave à vin.
Mais c’est tout autre chose : un atelier. Et pas n’importe lequel. C’est un atelier de taxidermie : les étagères regorgent d’animaux immobiles. Il y en a des dizaines. On dirait presque une salle de chirurgie tellement tout est ordonné, une odeur de produit antiseptique me prend aux narines.
– Bienvenue dans mon domaine, Richard ! Notre domaine dit-il en appuyant sur le « notre ».
– Quel lieu ! Quelle luminosité. Je n’en reviens pas. Nous sommes profondément enfouis sous terre et pourtant il y fait jour comme en plein après-midi.
– Ah, ça. C’est grâce aux puits de lumière.
En levant les yeux, j’aperçois les trouées lumineuses.
Jeoffroi s’efface, je passe devant. Il me laisse découvrir son repaire. Je longe une table en inox, immense, placée en plein centre de l’atelier. Elle doit bien mesurer trois mètres de long. De quoi inviter pas mal de mecs à boulotter un sanglier rôti avant d’empailler ce qui resterait de la bête… J’avance et laisse courir ma main sur le métal de la table, le contact est doux. Et glacé.
Sur le mur gauche, de multiples instruments : de la scie au marteau en passant par le scalpel et de nombreux outils de sculpture, je reconnais ceux dont on se sert pour l’argile. Chacun a sa place sur le mur qui leur est dédié. Tout cet ordre, c’en est presque dérangeant, moi qui suis un bordélique devant l’éternel.
Sur la droite, je me retrouve nez à nez avec un bien étrange bestiaire : des têtes de toutes les formes et de toutes les tailles, en résine ou polystyrène, je n’arrive pas à voir. Peut-être bien les deux. Là, des têtes de cerf et de biches, puis les sangliers, les lapins, les ours, les renards ou encore les singes, certains ont d’ailleurs presque l’air humain… Bien peu de chose nous sépare d’eux… Leur faciès si semblable au nôtre me glace le sang.
Quelle collection !
Derrière ce lugubre bestiaire : une bibliothèque. Monumentale. Des ouvrages par centaines. Des livres illustrés d’animaux des quatre coins de la planète. D’autres sur l’histoire naturelle, l’évolution des espèces, leurs lieux d’habitations, des ouvrages sur l’anatomie, des DVD animaliers. Merde alors, un sacré perfectionniste.
Au fond de la pièce, sont posés des congélateurs, leurs ronronnements résonnent légèrement, sans doute à cause des voûtes. De gros congélateurs, genre bacs industriels.
Je ne comprends pas leur présence ici.
– C’est là que sont conservées les bêtes avant leur transformation, me glisse-t-il en me prenant le bras. Mais venez, installons-nous à côté afin que je vous explique tous les termes du contrat.
Ses yeux brillent d’excitation. Par une porte dérobée nous quittons cette pièce pour nous retrouver dans un petit salon.
– La taxidermie a pris toute ma vie, je lui ai laissé mes années, offert mon savoir-faire et mon plaisir. Au crépuscule de mon existence, je voudrais qu’elle m’offre quelque chose à son tour et c’est pour cette raison que j’ai besoin de vous ; m’explique-t-il en refermant la porte métallique.
Jeoffroi m’invite à prendre place dans un profond club en cuir. Le genre de fauteuil de luxe qui irait très bien dans un club sélect pour fumeurs de havanes. Un second est placé de l’autre côté de la table basse en verre fumé. Derrière, un bar avec quelques bouteilles.
– Voilà le lieu où j’aime à penser aux futures réalisations, reprend Jeoffroi. Je peux y passer des journées entières sans toucher une seule peau. C’est ma source d’inspiration sans fin.
Sur les murs, pas de tête d’animal empaillé, de tableau de chasse ou de bois de cerf. Non. Une ambiance à des années-lumière. Du moins à première vue. Nous plongeons dans le passé. Les grandes pyramides, les sanctuaires, les hiéroglyphes, les momies.
Les Égyptiens étaient experts dans l’art de l’embaumement. Ils ont su faire passer des milliers d’années à leurs morts dans un bel état de conservation. J’imagine que tout taxidermiste doit secrètement rêver d’atteindre cette longévité. Que ses créations survivent à leur créateur. Comme tout artiste… Combien de fois me suis-je imaginé dans un avenir lointain où je ne serais plus que poussière, où dans un quelconque musée un peu prestigieux, on pourrait entendre le badaud s’extasier : « C’est un Bonami » avec un air de profonde admiration.
La consécration. L’éternelle consécration.
Mais ma descente aux Enfers a tout interrompu, détruisant mes espoirs naissants. Je chasse une fois encore mes démons.
– La momification égyptienne, c’est par là que tout a commencé pour vous ?
– Du tout. Mon intérêt pour cette période historique s’est déclaré une fois mon art affirmé. Je me suis rendu compte qu’il s’approchait beaucoup de celui des Égyptiens. J’ai alors commencé à me documenter sur le sujet et ai attrapé le virus du collectionneur d’objets rares. Que voulez-vous, j’ai toujours aimé posséder. Au fond, je suis un matérialiste.
Par exemple, vous voyez ce chat aux lignes si élégantes ? Je l’ai vu la première fois au Caire lors d’une visite au musée égyptien il y a des années, quand je voyageais encore. J’ai beaucoup voyagé vous savez ?
J’ai alors commencé la traque de cette antiquité. Il aura fallu graisser quelques mains pour obtenir cet objet exceptionnel et le chat aux yeux d’émeraude a rejoint mon sanctuaire. Il ne se passe pas une journée sans que j’admire le travail du sculpteur, cette ligne de fuite incroyable, ce museau d’une finesse et d’une exactitude à faire pâlir nombre d’empailleurs d’animaux domestiques. On a l’impression que les poils du dos vont frémir si on les frôle d’un peu trop près.
Chaque objet de cette collection m’a été rapporté parce que l’histoire qu’il raconte a un sens tout particulier face à ma vie de taxidermiste.
Jeoffroi m’indique une vitrine. À l’intérieur, une momie humaine. Ses bandages enserrent avec minutie tout le corps du défunt. Les mains croisées tiennent un sceptre en or avec au centre le symbole de l’infini incomplet. Sur sa tête, les bandelettes sont tressées autour du visage, reprenant avec délicatesse les formes du nez, les pommettes saillantes, les oreilles collées près du crâne, le menton légèrement proéminent. Tous ces détails ressortent encore des siècles plus tard. Un travail d’orfèvre. Loin, bien loin de l’imagerie populaire de la momie sanguinaire. Elle inspire juste le repos.
– Vous voyez Richard, les hommes ont pratiqué l’art de l’embaumement de tout temps. Les Égyptiens ne sont pas les seuls à l’avoir réalisé. D’autres cultures comme les Aztèques, les Tibétains ou encore certains moines au Japon ont embaumé leurs défunts. Pour les animaux, on parle d’empaillage ou de naturalisation. Mais le but est identique : leur offrir une vie après la vie. De nos jours, même si cette pratique a apparemment disparu, il n’en est rien. Certains peuples embaument toujours leurs morts, dans l’espoir de les aider à trouver le chemin de la vie éternelle.
– Sérieusement ? Même dans nos civilisations actuelles et modernes où l’on jure plus par la crémation que par l’exposition du corps défunt ?
– Eh oui ! Lénine a été exposé au Kremlin de longues années pour ne citer que lui, mais il n’est pas unique. Est-ce que vous voyez où je veux en venir Richard ?
Merde. Dans quoi me suis-je embarqué ?
– Dites-moi Richard, ne vous est-il jamais arrivé d’espérer être éternel, de survivre au-delà de la mort à travers vos œuvres ? Qu’on reconnaisse votre talent alors que vous n’êtes plus que poussière parmi la poussière ? En tant qu’artiste, vous avez cette sensibilité. Je me trompe ?
À croire qu’il lit dans mes pensées ce monsieur Labossière !
– Non, finis-je par avouer, les yeux baissés. Non. Vous avez visé juste.
Mes jambes flagellent. Je retourne m’asseoir. Les termes du contrat deviennent limpides et j’ai les foies en pensant que j’ai signé à l’aveugle. « Le luxe ou la misère », je n’oublie pas, je ne jurerai que par ça. Je me répéterai ce mantra toute ma vie pour ne pas oublier pourquoi je suis là.
Mais empailler un macchabée, ça va me demander de dépasser pas mal de tabous. Ce vieux fou m’a embarqué dans une histoire délirante. J’ai beau être devenu un clodo, je sais encore tenir parole. Et puis, cette baraque pue tellement le fric que je veux ma part.
– Alors c’est parfait. Venez voir la suite de ma collection.
Nous parcourons de nouveau l’atelier, passons la porte monumentale et contournons l’escalier. Derrière, une autre porte. Plus modeste mais tout aussi finement ornée que la première.
Jeoffroi ouvre. Nous entrons dans une pièce où de lourdes tentures que je perçois bordeaux ornent les murs.
Des ombres nous observent.
– T’en penses quoi ?
– Il est… surprenant. À peine dégoûté par ce qu’il apprend.
– De toute façon, il n’avait pas d’autre choix et comment refuser après ses années de galère ?
– On a été un peu rude avec lui pour qu’il en arrive là.
– Sans sa descente aux Enfers, nous n’aurions jamais pu l’approcher. Nous en avons déjà débattu. Et n’oublie jamais que le maître a été une exception.
– Je sais bien, mais j’ai encore du mal à jouer avec les règles.
– Ça aussi ça viendra avec le temps.
– Belle bête ! Le vieil excentrique sera ravi.
Tenue du bout de son bras, le chasseur admire sa prise : d’une blancheur nacrée, la jeune hermine scintille à travers les rayons du soleil.
Antoine Lapointe s’extasie devant la bête qu’il vient de chasser. Le sang goutte encore de son cou. D’un geste rapide et précis, il l’a égorgée. L’animal n’a pas eu le temps de souffrir, la précision du chasseur est quasi chirurgicale et s’il tue, il ne laisse jamais une de ses proies souffrir ou agoniser. Il aime se rappeler qu’il est bien plus humain que certains de ses confrères qui prennent un plaisir malsain à torturer leur prise.
Cet ancien écrivain journaliste n’a jamais oublié à quel point l’animal est supérieur à l’homme, en toutes circonstances, même dans sa mort. La bête servira de nourriture à ceux qui l’auront chassée, leur permettant de vivre avant d’être chassés à leur tour.
Le cercle vertueux que l’humain a oublié depuis longtemps.
Et l’homme dans tout ça, à quoi sert-il dans sa mort ? À rien. L’homme ne devrait pas être inclus dans cette chaîne de la vie, il n’aurait jamais dû exister, surtout pour en devenir le destructeur. Tout en haut de la chaîne alimentaire ? Tu parles, il piétine tout ce qui se trouve sous lui. Cette réflexion a toujours poursuivi le barbu. C’est un des thèmes qu’Antoine avait abordé dans son tout premier livre, devenu best-seller mondial : Tour du monde en quatre-vingts steaks, un roman subversif qui avait eu le mérite de dénoncer les actions destructrices de l’homme face à lui-même et à la nature. Porté aux nues par les critiques, raflant quelques prix littéraires au passage, dont le très convoité Goncourt, vendu dans une trentaine de langues différentes, son ouvrage s’était écoulé à plus de cinq millions d’exemplaires. Joli score…
Antoine avait cru qu’il réussirait à ouvrir un tant soit peu les consciences mais ça n’avait rien changé. Les hommes restaient responsables de tous les maux et prenaient un malin plaisir à en inventer d’autres. Déçu ? Bien sûr qu’il l’était, mais il connaissait assez la nature humaine pour savoir qu’elle ne pouvait évoluer d’un bond et il imaginait que ce serait une toute petite pierre à l’édifice de la progression de ses semblables. Et dire qu’il y avait cru. Quel naïf !
Sa notoriété internationale acquise grâce à ce premier succès littéraire n’avait été que le début de sa vertigineuse ascension. Les maisons d’édition l’avaient harcelé pour qu’il continue à écrire, les lecteurs attendaient, impatients. Les sommes proposées par les maisons d’édition en étaient devenues indécentes. L’appel des sirènes avait envoûté le jeune écrivain et, vénal, il avait accepté des sommes vertigineuses.
Avaient alors suivi De la terre à l’amer, Cinq semaines pour tout détruire, Voyage au centre délétère et encore d’autres. Pastiches de l’humanité, intrigues toujours tordues mais sur fond de vérité et une réalité dépeinte sombre, réelle, cruelle. Ses livres fonctionnaient à plein régime, l’écrivain engrangeant à chaque nouvelle publication une petite fortune. Malgré ce qu’il dénonçait, les lecteurs et les critiques n’y voyaient qu’un monde alternatif, uchronique, recherchant une solution utopique. La vérité ? Jamais…
Le manège avait duré plus de vingt ans, jusqu’à ce qu’Antoine jette l’éponge, las de jouer ce double jeu, s’enrichir en croyant qu’il aidait l’humanité à avancer sans jamais arriver à ne faire lever, ne serait-ce que quelques esprits plus éclairés. Il avait raccroché. Tout laissé tomber. Ces faux-semblants ne réglaient rien, n’apportaient rien de neuf et surtout ne changeaient personne, même pas lui ! Il devait sa fortune à ce système perverti. Pire encore, il avait nourri ce système.
Prise de conscience de sa part. Tout s’était arrêté.
Il était retourné à la case vieux loup solitaire, qu’il avait entamée juste après la mort de sa femme, son alter ego parti bien trop tôt à cause d’une maladie orpheline. À l’époque, il s’était enfermé encore plus dans l’écriture, en avait presque oublié qu’il avait une fille en pleine crise d’adolescence. Ça lui convenait plutôt bien de s’enfermer dans son cabinet et de laisser la chair de sa chair se débrouiller seule. Lui qui ne parvenait même plus à vivre pour lui, comment s’occuper de quelqu’un d’autre…
Seulement, une ado en pleine construction ne put supporter ce genre de comportement et elle claqua la porte de la maison familiale, enfin de ce qu’il en restait, à l’aube de ses dix-huit ans. Il ne l’avait pas revue depuis… C’était il y a déjà dix ans.
Lâche. Il n’avait été qu’un lâche. Il avait bien signalé sa fuite à la gendarmerie, mais on lui avait répondu que, puisqu’elle était majeure, le service des personnes disparues ne pouvait rien faire dans l’immédiat.
Il avait baissé les bras alors qu’il les avait à peine levés. Puis, une solution de facilité l’avait emporté haut la main : la vodka. Et tout oublier.
Lui qui courait le monde pour son métier, il n’avait tout simplement pas réagi face au départ de sa fille. Il avait alors pris l’habitude de ne plus vivre que pour lui. Seulement pour lui.
Ses interactions avec l’extérieur étaient devenues minimalistes. Ce qui le retenait auprès des autres humains était ce qui l’aidait à s’en couper : la vodka. Environ une fois par semaine, il filait dans une quelconque grande surface pour faire le plein, maugréer sur cette fourmilière de moutons qu’il croisait et s’en retournait dans sa grotte pour ingurgiter son eau de feu.
Antoine chasse ses vieux démons d’un revers de la main. Il sort une petite flasque de son treillis et boit une rasade. L’alcool brûle son œsophage et enflamme son corps. Il range le flacon. En cette fin d’après-midi d’été, il continue de placer ses pièges pour les nuisibles dans le bois qui jouxte le manoir du vieux fou. Ce dernier lui a proposé l’exclusivité des lieux en échange de quelques-unes de ses prises. Un tel espace, il aurait eu tort de refuser… D’autant plus que ce qui intéressait le châtelain était principalement de petits animaux, ce qu’il préférait chasser. Il déposait quelques-unes de ses prises dans une malle près de l’entrée et s’en allait sans jamais rencontrer personne. C’est à peine s’il croisait le propriétaire. Et c’était comme ça depuis des années.
Antoine avance, un pas après l’autre dans les sous-bois. La marche, celle qui ressource, qui offre le seul moyen de faire le point avec soi-même, de se retrouver. De penser. Trop parfois. L’homme secoue la tête et chasse une fois encore ses pensées par une gorgée d’alcool de plus.
Après un cri libérateur dans le silence des bois, Antoine exulte. Il aime ces sorties. Sa besace remplie de lapins et son hermine accrochée à sa ceinture témoignent de sa main heureuse du jour.
Il ne lui reste plus qu’à poser ses collets et il rentrera chez lui avec ses prises.
Le solitaire est satisfait.
Du coin de l’œil, il aperçoit son chien à l’arrêt. Une petite forme bondit. Un lapin, là juste sous son nez ! Le petit veinard a joué de l’effet de surprise et s’est enfui avant qu’Antoine ait eu le temps de réagir.
Son dernier piège posé, il refait le chemin inverse qui le conduit jusqu’à la route campagnarde où son 4x4 attend sur le bas-côté. Amateur de grosses cylindrées depuis toujours, son Hummer gris métallisé était resté cher à son cœur, plus que les relations familiales… Et balancer sa prise du jour dans le coffre lui donne à chaque fois un délicieux frisson. Son chien remonte dans sa cage, la queue battante, ravi de sa sortie.
Antoine s’installe derrière son volant, balance sa flasque vide sur le siège passager et fait vrombir son véhicule. Sa tête tourne légèrement, mais il se sent bien assez clair pour conduire. Il accélère, dérape sur l’accotement et manque de glisser vers le profond fossé. Il redresse et jure, reprend le contrôle du véhicule puis fonce sur l’asphalte. Sensation toute puissante de l’homme, oubliant le temps de la conduite ce qu’il est devenu.
L’homme, cet être contradictoire.
Nous entrons, un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Il fait sombre, trop sombre. Je ne distingue presque rien. Juste des ombres. Une odeur sure me monte au nez, ça sent le renfermé.
Alors que mes yeux s’habituent peu à peu, de ces ombres, je distingue enfin quelques formes. Les masses sont partout, sans ordre apparent. Là, un grand fauteuil style rocking-chair, plus loin une table et des chaises, certaines semblent occupées. Dans le coin opposé, des gens se tiennent debout ? J’arrête là mon tour, penser que des morts rôdent ici me donne la chair de poule et je crains le pire lorsque Jeoffroi allumera. Qu’est-ce que je vais découvrir ? La momie égyptienne, c’était différent, enfermée dans ses bandelettes qui lui servent de linceul, la mort gardait son voile. Je ne peux m’empêcher de frissonner, et pas seulement à cause de l’intense fraîcheur de la pièce.
Lumière.
Je n’en crois pas mes yeux !
Les catacombes avec ses crânes et ossements alignés, rangés et étiquetés le long des murs ? Des morts vivants aux yeux exorbités ? On n’est pas dans un film d’horreur…
Je plonge dans un fumoir des années vingt où se côtoie une foule de personnes. Entre les Années folles et le sérieux de certains convives, la scène est… saisissante. Des morts ? Quelle bonne blague ! J’ai plutôt l’impression d’être entré dans un tableau de peintre au trait particulièrement réaliste, un de ceux qui donnent l’illusion de la vie et du mouvement en quelques coups de pinceau. Tiens, un peu comme Manet et sa serveuse au regard triste qui nous suit des yeux.
Entre réalisme et impressionnisme. Je déglutis, mon regard passe des morts debout aux morts assis. Cette composition est parfaite. Chaque corps a sa place et impossible de les imaginer ailleurs.
– Bienvenue dans mon tableau des Folies Bergères Richard. Il ne manque plus que les danseuses seins nus sur scène, mais je n’ai pas eu de demande pour poser dans cette position pour la postérité, réplique-t-il avec un demi-rire.
Je souris à l’idée, macabre et si drôle. Jeoffroi a un sens de l’humour qui m’amuse. Ampoulé pour le paraître, mais ironique à souhait.
– Vous me faites la visite ? Naviguer entre ces modèles me demandera un peu de compagnie.
C’est avec un réel plaisir que cette espèce de savant fou avance parmi ses créations.
Je m’interroge. De loin, tout est parfait. La disposition, le jeu des lumières, les couleurs qui se marient sans jamais jurer. Et de près ? Est-ce qu’on peut s’en sortir aussi bien ? Est-ce que la peau humaine vieillit aussi bien qu’une peinture ? Est-ce qu’elle peut être aussi bien façonnée qu’une sculpture ?
Du dégoût et de l’appréhension, il ne m’en reste rien. Au contraire, je suis curieux, avide d’approcher.
Est-ce à cause de la perfection du résultat que j’acquiesce ? Parce que mes sculptures qui donnaient cette impression de vie se retrouvent parmi ces naturalisés ? Parce que mon ego me susurre que je suis capable de mieux ? De beaucoup mieux ? Et que sous l’apparente perfection se cachent des défauts que mon inconscient entrevoit ? Je le sens. Je le sais.
Le défi que me pose Jeoffroi est à la hauteur de mes aspirations les plus folles. Le défi de ma vie. Sur sa vie.
– Suivez-moi mon jeune ami. Je vais vous faire la visite. Vous voyagerez dans le temps en ma compagnie. Je vais vous présenter en premier celui qui m’a tout appris et qui a, pour le jour de sa mort, souhaité rejoindre cette sépulture à ciel ouvert, ou presque.
Nous avançons de quelques pas parmi ces convives immobiles. Puis il reprend.
– Charles était un homme de grande culture qui aimait s’entourer de beaux ouvrages intellectuels. Il était un lecteur averti avec un sens aigu de la critique littéraire. Il aimait par-dessus tout puiser ses réflexions parmi ses livres et affiner ses connaissances dans tous les domaines qu’il pouvait. À une époque lointaine, on l’aurait nommé sophiste. À son échelle, Charles Paulet en était un. S’il avait eu le physique, je crois qu’il aurait aimé être mis en scène comme les athlètes des temps anciens, prêt à lancer son disque ou son javelot. Honnêtement, cela aurait été impossible d’avoir un résultat satisfaisant. L’âge aidant, le corps…
Il n’achève pas sa phrase. Il soulève ses épaules puis reprend :
Avant sa mort, nous avons eu le temps de deviser ensemble et ce qu’il souhaitait c’était de se retrouver un livre à la main. Pas n’importe lequel ! Celui qui l’a suivi toute sa vie : Dante et sa Divine Comédie. Il a toujours été fasciné par la vision de l’homme face à la mort et quel meilleur ouvrage que celui-ci pour l’accompagner dans l’au-delà ?
Nous avions alors convenu qu’il aurait ce livre en main et serait installé dans son fauteuil fétiche. Vous savez, les clubs en cuir qui sont à côté de l’atelier, à l’origine il y en avait trois.
J’écoute Jeoffroi. Et j’imagine les deux hommes en train de palabrer de ce qu’ils feront du corps du futur défunt, comment ils le prépareront, la position ou encore le lieu d’exposition. Après tout, on prépare souvent ses obsèques avant sa mort, histoire de bien faire chier les survivants avec ses dernières volontés… Et le mieux, c’est que ça ne choque personne ! J’imagine bien un post-it posé sur le testament stipulant qu’on veut être empaillé. J’imagine surtout la tronche de la famille apprenant la nouvelle. Je réprime un fou rire et demande à mon hôte, le plus neutre possible :
– Vous avez mis du temps à vous décider avec monsieur Paulet ?
– Ça a été relativement rapide, Charles était vieux, il savait que le temps ne serait plus très long pour lui ici-bas. Nous avons travaillé ensemble sur quelques esquisses, allant jusqu’à choisir la page qui resterait ouverte pour l’éternité. Son éternité. Vous savez Richard, le respect de l’autre réside surtout dans les plus petits détails.
Nous faisons quelques pas parmi ces immobiles. Au centre de la pièce, en pleine lumière, assis de trois-quarts sur un fauteuil en cuir légèrement craquelé par le temps, un homme chauve semble plongé dans sa lecture. Absorbé par ses lignes il est absent au monde qui l’entoure. À l’observer, c’est comme s’il se trouvait dans une bulle de coton le séparant de tout bruit parasite qui pourrait l’empêcher de lire.
Ses lunettes légèrement sur le bout de son nez vont glisser, sa main droite esquisse le geste de se lever pour remonter la monture de métal doré. De l’autre main, le livre de Dante est posé sur sa paume, j’y déchiffre quelques vers : « Pourquoi toujours chercher à tout voir de si près, des ombres sans espoir, là-bas déchiquetées ? »*. L’homme légèrement penché sur sa lecture cache une partie de sa tête. Malgré la forte luminosité à cet endroit du café, une ombre voile légèrement le visage, atténuant les rides pourtant marquées sur le front et le coin des yeux.
Je fais le tour du fauteuil, observant chaque détail. Le pli du col de chemise parfaitement aligné avec le cou, le revers de la veste légèrement remonté pour que le livre n’appuie que sur la paume, les boutons de manchette assortis à la couleur des yeux.
– Vous l’avez réalisé entièrement seul ?
– Oui Richard, cela faisait partie du contrat passé avec Charles. Un travail solitaire. Je devais contrôler l’avancée pas à pas. Il n’a fait confiance qu’à moi.