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Le 23 juillet 1951 marque le décès du vieil ex-maréchal de France, Philippe Pétain. Il devient impératif de dissimuler cette période peu glorieuse de l’histoire nationale et d’effacer les traces du régime de Vichy sur la petite île vendéenne de L’Île-d’Yeu. Cependant, le passé ressurgit de manière inattendue lorsqu’un document est découvert par Gustave Tarreau, l’homme chargé de cette tâche. Confronté malgré lui à un terrible cas de conscience, il doit faire face à des choix déchirants. Soixante-dix ans plus tard, son petit-fils est retrouvé sauvagement assassiné, son corps atrocement mutilé. Pour quelles raisons les meurtriers ont-ils commis cet acte ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Denis Félisaz a mené une étude approfondie de l’histoire en mettant l’accent sur la période allant de la Première Guerre mondiale aux conflits contemporains. Il tire parti de cette expertise pour enrichir ses récits, mêlant habilement faits réels et fiction. Le testament du maréchal est son premier roman.
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Denis Félisaz
Le testament du maréchal
Roman
© Lys Bleu Éditions – Denis Félisaz
ISBN : 979-10-422-2768-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ceci est un roman qui relève de la pure fiction. Si des faits relatés ici se seraient réellement passés, bien que pas forcément à l’époque décrite, ni suivant la même chronologie, cela ne serait que pure coïncidence.
Le lieutenant Lejeune, affecté au 36e Régiment d’Infanterie, arriva par un bel après-midi du 20 février 1916 à Verdun. Il poussa la porte du restaurant qui se situait au bout de la ruelle étroite de la Porte Chaussée. Il était déjà venu ici, il y avait plusieurs années de cela, et en avait gardé un bon souvenir. En effet, avant le début de la guerre, il avait séjourné quelques mois à la garnison dans la région. Bien souvent, il venait dîner dans cet établissement réputé pour sa bonne chère.
Il resta un petit moment adossé au chambranle en clignant légèrement des yeux pour se repérer dans la grande salle en partie en fumée et bruyante. Presque toutes les tables étaient prises par des officiers et des hommes de troupe qui riaient aux éclats, dans une atmosphère bon enfant. Certains, plus graves, s’étaient réunis à l’écart et parlaient à voix basse, malgré le bruit environnant.
Lejeune fit le tour des tables du regard. Il ne connaissait personne, ce qui était aussi bien, pensa-t-il. « Rien n’a réellement changé, murmura-t-il, comme c’est surprenant ».
Un homme en veste blanche et pantalon gris s’avança vers lui.
C’est pour dîner, mon Lieutenant ? demanda le serveur.
Oui, soupira Lejeune.
Vous êtes seul ? s’informa poliment le serveur qui, sans attendre la réponse, se glissa entre les tables après s’être retourné pour voir si le lieutenant suivait.
Il restait une toute petite table libre à côté d’un groupe de soldats qui discutaient avec entrain. Le serveur fit quelques pas et revint avec une carte à la main.
— Voici le menu, mon Lieutenant.
Et il repartit s’occuper des personnes qui venaient de rentrer, sans attendre la commande.
Le lieutenant Lejeune dîna en silence, écoutant ses voisins immédiats. Il sourit intérieurement devant tant d’insouciance. La guerre semblait à mille lieues de cette salle de restaurant. D’ailleurs, Lejeune s’était promené longuement dans les rues de la ville cet après-midi. Effectivement, il y avait plus de militaires et un peu moins de civils qu’autrefois, mais la guerre semblait loin des préoccupations de la population locale. Certes, l’ennemi avait bien lancé quelques obus sur la région et la ville au cours de sa promenade, mais on était un peu plus tranquille.
Le lieutenant Lejeune profita du silence provisoire de la table voisine pour engager la conversation avec un jeune adjudant qui était assis non loin de lui.
Bonjour mon Adjudant, je suis le lieutenant Lejeune du 36
e
Régiment d’Infanterie. Je viens d’arriver à Verdun. Comment est la situation militaire, ici ?
Mon Lieutenant, c’est plutôt calme, répondit l’adjudant au teint couperose, paraissant très jeune malgré la dureté de la guerre. Les Boches n’ont pas l’air d’avoir très envie de nous affronter, et ils ont bien raison ! Verdun est solide, et s’ils veulent se casser les dents sur nos armées, bon courage à eux. Cependant, ajouta-t-il, ils semblent vouloir se tenir tranquilles malgré certains mouvements détectés à l’est de nos positions.
Effectivement, remarqua Lejeune, j’ai pu remarquer qu’ils nous observent au loin.
En effet, ils nous regardent, mais rien à craindre. Eux aussi profitent de la vie et de ses douceurs, dit l’Adjudant dans un éclat de rire.
Soudain, un bruit tout proche se fit entendre à la table d’à côté. Une bagarre semblait éclater entre plusieurs soldats passablement saouls. Le lieutenant Lejeune se leva pour aller voir, et calmer un peu les esprits échauffés. Il s’approcha prudemment. En effet, deux soldats paraissaient en désaccord sur un sujet. L’officier du 36e Régiment d’Infanterie les apostropha gentiment.
Bonjour Caporal, annonça-t-il en reconnaissant les galons du plus âgé des deux. Que se passe-t-il ?
L’homme interpellé avait une tête de poivrot et un physique de brute épaisse. Il regarda d’un œil morne le lieutenant.
Qu’est-ce que cela peut te foutre, minable ? ricana-t-il en se levant de sa chaise.
Garde-à-vous, Caporal ! Vous parlez à un officier ! répliqua d’un ton sec le lieutenant Lejeune, vaguement agacé par ce langage châtié.
Le soûlard prit vaguement une position de garde-à-vous peu réglementaire et marmonna en direction de son voisin plus jeune.
Tu vois, minot, à quoi mènent tes conneries maintenant ! On va être emmerdé par un planqué d’officier qui ne connaît pas la boue et le sang. Attends-toi à une bonne correction plus tard !
Caporal, taisez-vous ! cria Lejeune, rouge de colère.
Mais c’est qu’il aurait un semblant de courage, ma foi, ricana à nouveau la brute qui puait l’alcool à vingt mètres.
Il s’approcha dangereusement du lieutenant et le poussa en arrière. Lejeune trébucha et s’écroula entre les tables. Un silence se fit soudainement dans la salle, où tous les regards se tournèrent vers la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Tout le monde pressentit la suite. Le caporal Victor Serre sortit de la poche de sa vareuse un couteau à lame pointue et fit des cercles devant le visage du lieutenant Lejeune. Ce dernier fit un bond en arrière pour échapper à la blessure.
Caporal, ressaisissez-vous ! cria-t-il en direction de son agresseur.
Je vais me le faire, ce tire-au-flanc. Je vais le crever comme une vieille baudruche ! gueula Serre.
Soudain, le jeune soldat assis tout près essaya de pousser le caporal sur le côté, afin de protéger le lieutenant Lejeune du coup fatal. Serre se retourna vivement, malgré l’alcool, et assena un violent coup de poing sur le visage du jeune Gusti. Ce dernier s’affala de tout son long, sonné, mais pas KO. Il se releva promptement pour venir assener à son tour un uppercut au niveau du foie de Serre qui se plia en deux, en suffoquant bruyamment puis tomba à terre.
Le lieutenant Lejeune, aidé par l’adjudant présent non loin, réussit à maîtriser l’ivrogne, pendant qu’arrivait la Maréchaussée prévenue de la bagarre par les autres clients du restaurant. Les gendarmes arrêtèrent le caporal Victor Serre et le dénommé Gusti, sans ménagement.
La prison temporaire n’étant pas très loin du lieu de l’altercation, c’est à travers une partie de la ville de Verdun que les deux soldats firent le trajet à pied, sous le regard attristé de certains, et la compassion d’autres personnes.
Le Commandement de la place forte de Verdun convoqua immédiatement quelques officiers, qui formèrent une Cour Martiale pour statuer sur les faits reprochés aux accusés Victor Serre et Gusti. Les faits étaient graves en réalité. Ils risquaient gros, car en 1914, le général Joffre, Chef d’État-Major général de l’Armée, avait décidé de créer des Conseils de guerre spéciaux, chargés de juger de manière expéditive les soldats accusés pour désertion, trouble à l’ordre public, refus d’obéissance et abandon de poste en présence de l’ennemi. Pour le Commandement qui craignait la contagion de l’indiscipline, une seule réponse était possible : la fermeté dans la répression de la moindre défaillance, et parfois de la moindre suspicion de défaillance. La justice militaire sanctionnait ces fautes commises par de lourdes condamnations comme la peine de mort, mais elle le faisait aussi dans un souci d’exemplarité qui visait à maintenir la troupe en parfait état d’obéissance.
Le lieutenant Lejeune, en tant que victime, fut auditionné longuement, mais refusa de charger le caporal Serre et le jeune soldat Gusti. Au contraire, il essaya de relativiser l’altercation par le fait que la tension était forte parmi la troupe depuis le début de la guerre, et que la boisson était comme une sorte d’échappatoire face au stress accumulé depuis tant de mois passés au Front.
Cependant, les officiers désignés comme juges pour cette Cour Martiale ne virent pas du même œil la situation. Sans faire d’enquête poussée, cette justice d’exception condamna à mort Serre et Gusti. Les deux condamnés furent ramenés immédiatement dans leur cellule respective pour attendre la date et l’heure de leur exécution.
Et la Bataille de Verdun commença le lendemain matin.
Ce lundi 21 février 1916 à 4 h du matin, un obus de 380 millimètres explosa dans la cour du Palais Épiscopal de Verdun, non loin d’où étaient détenus les condamnés à mort du secteur. Ce n’était qu’un tir de réglage.
Le véritable déluge de feu commença à 7 heures 15. Les Allemands avaient installé 40 batteries de 800 canons qui pilonnèrent les tranchées françaises sur un front d’environ 30 kilomètres, jusqu’à 16 heures. Au bois des Caures, durant cette journée, 80 000 obus tombèrent et 60 000 soldats allemands passèrent à l’attaque sur un front de six kilomètres, croyant s’attaquer à des troupes à l’agonie, totalement désorganisées. Ils se heurtèrent à une résistance inattendue. Sur le reste du secteur, les défenses furent broyées, disloquées, écrasées. En quelques heures, les massifs forestiers disparurent, remplacés par un décor lunaire. Les massifs de Haumont, de Herbebois et des Caures furent déchiquetés, hachés, nivelés.
La panique gagna jusqu’au Grand Quartier général de Chantilly où le général Joffre, Commandant en Chef des Operations, fut sommé de stopper cette avancée allemande. Il décida de faire appel au général Pétain et à la IIe Armée.
Aussi, toutes les exécutions furent suspendues, et certains prisonniers furent extraits de leur cellule pour monter en ligne à Douaumont. Cela ne fut pas le cas du caporal Serre et du jeune soldat Gusti.
C’est dans cette situation de reprise des combats intenses que le capitaine Henri Borguet, qui était le Commandant d’Unité des deux malheureux, arriva à la prison temporaire située, sise rue Mazel, pour s’entretenir avec les deux hommes. Si le caporal Serre reconnut les torts qui lui étaient reprochés, et accepta finalement la sentence émise par la Cour Martiale, il en fut différemment pour le jeune Gusti. Ce dernier fixa son capitaine dans les yeux, les siens étant couverts de larmes.
Mon Capitaine, je n’ai rien fait, je vous le jure ! gémit Gusti.
Je sais, mon petit. N’aie crainte, je vais intercéder auprès du Commandement de la Brigade pour faire annuler cette décision scandaleuse, répliqua le capitaine Borguet.
Pourquoi cette décision ? Je n’ai fait que tenter de sauver le lieutenant qui était agressé. Pourquoi ?
Ah, mon pauvre. C’est la guerre qui veut cela, et la justice des hommes hauts placés est difficile à expliquer.
Mais je ne veux pas mourir, mon Capitaine ! Je suis jeune et je n’ai fait que mon métier de soldat ! Pourquoi veut-on me fusiller alors que j’ai fait une bonne action ?
Hélas, je ne peux répondre à cette question, avoua péniblement le capitaine Borguet. Mais garde espoir en notre Seigneur, Gusti. Dieu est bon et viendra en aide aux pauvres pécheurs que nous sommes tous ici.
Le capitaine Borguet s’éloigna rapidement de la grille fermant la petite cellule froide et humide où croupissait le jeune soldat condamné à être fusillé pour une faute qu’il n’avait pas commise. Il entendit longtemps les gémissements du jeune Gusti dans sa remontée vers le centre de la ville de Verdun où se trouvait sa compagnie au repos.
Arrivée à son bureau provisoire, il décida de s’enquérir auprès de la 14e Division d’Infanterie de la légalité de la démarche. Il y avait bien flagrant délit, mais le 42e Régiment d’Infanterie n’était pas engagé en première ligne et rien n’empêchait de faire juger les fautifs par le Conseil de Guerre de la Division, armé par des officiers formés à la subtilité de la justice, des juges et avocats aptes à comprendre les ravages subis par la guerre dans le psychisme des combattants.
Il décrocha le combiné téléphonique placé sur le bord de son bureau et demanda à l’opératrice de le mettre en liaison avec la Division. Au bout d’un long moment, ponctué de grésillements sur la ligne très mauvaise, il obtint un interlocuteur.
Allô, j’écoute, annonça une voix d’un ton sec et distant.
Bonjour, je suis le capitaine Borguet, Commandant d’Unité du 42
e
Régiment d’Infanterie, 28
e
Brigade. Je désirerais avoir une explication sur la tenue d’un Conseil de Guerre qui relève de votre juridiction.
Ne quittez pas, je vous passe la personne compétente en la matière.
Un silence se fit, rapidement interrompu par une voix grave et peu amène.
Commandant Tournier, j’écoute.
Mon Commandant, Capitaine Borguet du 42
e
Régiment d’Infanterie. Je souhaiterais connaître si la démarche du général Herr, Commandant de la Place Forte de Verdun, quant à l’organisation d’une Cour Martiale est légale. Pour moi, seule la 14
e
Division d’Infanterie à laquelle appartiennent les accusés est apte à juger des faits en temps de paix.
En temps de paix ? Vous estimez que nous sommes en temps de paix, alors que les Boches nous canardent au Bois des Caures depuis ce matin ? Vous êtes malade ou quoi ? cria le commandant dans le combiné.
Non, Mon Commandant ! Cependant ils étaient en repos et non au combat, argumenta le capitaine.
C’est une décision venue de plus haut, et nous avons d’autres problèmes plus importants à traiter que le sort de deux soldats saouls. Il en meure des milliers chaque jour de cette putain de guerre, alors deux de plus ou de moins.
Mais ce sont mes gars, et l’un d’eux est innocent, bordel !
Au revoir, Capitaine.
Et le commandant Tournier lui raccrocha au nez.
Le capitaine Borguet se rendit auprès de l’État-Major de la Brigade pour plaider la cause du jeune Gusti.
Il frappa au bureau du colonel Bernardot et attendit qu’on lui dise d’entrer. L’autorisation vint par la voix de stentor du colonel à travers la porte de bois fin.
Il entra, salua son supérieur et se présenta réglementairement, malgré tout. Le Chef d’État-Major de la Brigade était assis derrière son bureau, une tasse de thé à la main. Il fit signe au capitaine de s’asseoir sur la chaise devant lui. Ce dernier s’exécuta prestement. Le colonel prit une fiche placée devant lui et lut.
Capitaine Borguet, du 42
e
Régiment d’Infanterie, que me vaut votre visite ? Vous venez me rendre compte de l’exécution des deux traîtres à la Patrie ?
Mon Colonel, à la vue des événements actuels, j’ai suspendu leur exécution temporairement pour venir demander une certaine clémence à l’encontre du jeune soldat Gusti, tout particulièrement.
Quoi ? Ils sont encore vivants ? dit le colonel en s’étranglant presque de fureur.
Pour ce qui est du caporal Victor Serre, son sort est justifié par son attitude et son manque de tenue envers la troupe. Mais pour le soldat Gusti, c’est un gamin !
C’est un traître et un tire-au-flanc, en plus ! grogna le colonel.
Mon Colonel, cet homme n’a pas démérité.
Il a enfreint les lois dictées par le Commandement en se saoulant et en se battant avec un autre soldat. C’est contre les Boches qu’on se bat, pas entre Français ! vociféra-t-il. Et puis, les ordres sont clairs. On se fait tuer sur place, on ne recule pas devant l’ennemi. Or, on m’a rapporté que son comportement au combat était plus que mou.
Mais c’est injuste et criminel, Mon Colonel ! cria presque le capitaine Borguet.
Ouvrez les yeux, Capitaine. La guerre est une véritable boucherie. Alors, vos états d’âme me semblent bien déplacés !
Mon Colonel, je ne me prêterais pas à cette parodie de justice !
Attention, Capitaine ! Méfiez-vous si vous n’exécutez pas cet ordre. Vous serez poursuivi pour refus d’obéissance devant l’ennemi, et vous vous retrouverez à votre tour devant le peloton d’exécution. La guerre est injuste, mais c’est comme cela. Sortez maintenant ! Vous me faites perdre mon temps et j’ai d’autres soucis plus importants à traiter actuellement !
Le capitaine Borguet salua réglementairement et sortit du bureau, la rage au ventre contre cette injustice et pestant intérieurement contre la bêtise du colonel.
Dans le couloir menant à la grande salle du Poste de Commandement, il régnait une certaine effervescence. Des soldats se déplaçaient en courant, un document à la main, où s’évertuaient, des écouteurs sur les oreilles, à maintenir une communication avec les troupes sur le terrain. Sur le mur principal, une grande carte de la région était étalée. De hauts responsables discutaient sur la tactique à appliquer sur le terrain, face à l’ennemi menaçant. On se serait cru dans une ruche. On venait d’apprendre que le lieutenant-colonel Emile Driant, écrivain et Député de Nancy, avait trouvé la mort au Bois des Caures, et avec lui, 1 120 hommes.
Un officier interpella le capitaine Borguet. C’était une camarade de régiment affectée au PC de la 28e Brigade depuis peu, le commandant Henri Villard.
Salut Pierre, comment vas-tu ?
Salut Henri. Bien, malgré la situation, répondit-il en soupirant.
Qu’est-ce qui t’amène ici, dans cette fourmilière bruyante ?
Je suis venu voir le colonel pour une affaire d’erreur judiciaire. On doit fusiller un innocent.
Tu as vu le vieux grincheux ?
Borguet fit la moue et lui lança un regard désabusé.
À ta tête, tu n’as pas eu gain de cause.
Hélas, non. Je pense aller voir directement à la 14
e
DI.
Je ne veux pas être pessimiste, mais c’est peine perdue. Le général est pire en matière de discipline. Il tient ses ordres de Pétain directement et les applique à la virgule près.
Pour toi, c’est donc fini pour ce jeune soldat ? interrogea Borguet.
J’en ai bien peur. Explique-lui franchement la situation, que tu as essayé de faire le maximum pour le sauver. C’est ce que tu peux faire de mieux et prie pour son âme.
Merci, mon ami. Mais tu ne simplifies pas la tâche. Bon courage à toi et à bientôt.
Bah, les Boches vont bien finir par se calmer un peu, face à nos troupes qui reprennent peu à peu du terrain. Je suis sûr que dans très peu de temps, nous pourrons à nouveau profiter de la vie mondaine meusienne, répondit Villard en lui faisant un clin d’œil.
Le capitaine Borguet prit congé de son collègue et rejoignit sa compagnie. Le temps était radieux, avec un soleil éclatant. Les oiseaux chantaient dans les bosquets qui attenaient au bâtiment militaire, malgré le bruit des bombardements à quelques kilomètres de là. Une belle journée pour mourir, pensa Borguet.
Il regagna son bureau, visa la pile de papiers posée sur le bord et, découragé, décida de rendre visite au soldat Gusti pour lui annoncer la mauvaise nouvelle.
Le capitaine Borguet trouva le jeune soldat prostré et terriblement abattu. Cependant, sa visite sembla être une bouffée d’espoir pour le jeune homme.
Mon Capitaine, vous m’apportez une bonne nouvelle ? demanda expressément Gusti.
Mon petit, assois-toi, veux-tu ? Il va falloir être fort. Le Commandement n’a rien voulu savoir pour toi, avoua-t-il.
Mais je suis innocent, mon Capitaine !
Je sais mon petit, je sais. Crois-moi, j’ai tout essayé et fait le maximum pour toi. On m’a même menacé d’être fusillé avec toi pour insubordination.
Alors, tout est fini, mon Capitaine ?
J’en ai bien peur, hélas, répondit Borguet, penaud.
Le capitaine Borguet repartit rapidement, les yeux humides, ne voulant pas que le jeune Giusti le voie dans cet état. Il arrivait presque au bout du couloir lorsque Gusti l’interpella.
Mon Capitaine, encore une chose, émit d’une voix faible le jeune homme.
Oui, dit Borguet en se retournant lentement vers lui.
Une dernière demande. Pouvez-vous transmettre cette lettre à ma sœur de ma part ? C’est très important.
Borguet retourna vers la cellule et prit l’enveloppe que lui tendait Gusti. Il la prit délicatement et la mit dans la poche intérieure de sa vareuse.
Je te promets que je lui remettrai en main propre. Tu peux me faire confiance.
Je vous crois, mon Capitaine. Vous avez toujours été bon avec moi. Adieu.
Adieu, mon petit. Je prierai pour ton âme.
Les murs de la cellule vibrèrent et un peu de ciment tomba sur le col de la vareuse du capitaine Borguet. Ce dernier s’épousseta délicatement et vérifia que le jeune Gusti n’était pas blessé. Les vibrations n’avaient causé que des dégâts mineurs.
Il repartit vers la sortie, le cœur lourd et empli de tristesse. C’était la dernière fois qu’il voyait le jeune soldat avant le jour fatidique de l’exécution.
Comme il savait que la censure militaire n’allait pas pouvoir exercer son travail de propagande sur le courrier du jeune Gusti à sa sœur, il était serein. Néanmoins, il décida de lire la lettre en sachant qu’il violait un peu l’intimité d’un frère envers sa sœur. Il ne voulait pas que des informations secrètes ou alarmantes, voire compromettantes, ne soient dévoilées à une civile. Il déplia donc soigneusement la fine feuille de papier brunâtre et s’assit confortablement à son bureau avant de commencer la lecture :
Ma chère sœur, c’est dans une grande tristesse que je me mets à t’écrire et, si Dieu et la Sainte Vierge ne me viennent en aide, c’est pour la dernière fois.
Je vais essayer en quelques mots de te dire ma situation, mais je ne sais si je pourrai, je ne m’en sens guère le courage. Pour nous être battus, nous sommes passés aujourd’hui, le caporal Serre et moi, en Cour Martiale. Et hélas, nous sommes les deux à payer. Je ne puis t’en expliquer davantage ma chère sœur, je souffre trop. J’ai la conscience tranquille et je me soumets entièrement à la volonté de Dieu qui le veut ainsi, et c’est ce qui me donne la force de pouvoir t’écrire ces mots. Quand j’ai vu l’accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait se douter, j’ai pleuré une partie de la journée et n’ai pas eu la force de t’écrire.
Nos pauvres parents, notre pauvre mère, notre pauvre père, que vont-ils devenir quand ils vont apprendre ce que je suis devenu ? Ô, ma bien-aimée sœur, prends-en bien soin tant qu’ils seront de ce monde, sois leur consolation et leur soutien dans leur douleur. Je te les laisse à tes bons soins, dis-leur bien que je n’aie pas mérité cette punition si dure et que nous nous retrouverons tous en l’autre monde. Assiste-les à leurs derniers moments et Dieu t’en récompensera, demande pardon pour moi à nos bons parents de la peine qu’ils vont éprouver par moi, dis-leur bien que je les aimasse beaucoup et qu’ils ne m’oublient pas dans leurs prières, que j’étais heureux d’être devenu leur fils et de pouvoir les soutenir et en avoir soin sur leurs vieux jours. Mais puisque Dieu en a jugé autrement, que sa volonté soit faite et non la mienne. Au revoir là-haut, ma chère sœur adorée.
Le capitaine Henri Borguet replia la lettre. Il était bouleversé par ce qu’il venait de lire. Des larmes naissaient au creux de ses yeux qu’il essuya d’un revers de manche. « Bon sang, grommela-t-il, je ne peux décemment pas laisser faire une telle injustice. C’est un crime ».
Il décida derechef d’aller demander audience en urgence au Poste de Commandement du général Pétain à Souilly. Ce dernier venait tout juste d’être nommé au poste de Commandement de la Défense de Verdun. C’était la dernière chose qu’il pouvait encore faire pour son jeune subordonné, l’ultime chance de grâce, même si le général Pétain était connu pour son peu de compassion envers les mutins.
Le lendemain matin, après avoir soigneusement recopié le contenu de la lettre sur une feuille blanche à en-tête du régiment, le capitaine Borguet rangea le tout dans la poche intérieure de sa vareuse et se dirigea vers la sortie de la caserne qui donnait directement sur la rue principale de la ville. Des milliers de combattants, sales et hagards pour la plupart, stationnaient à même le sol en attendant de repartir au front sur les côtes de Meuse où se déroulaient les terribles combats pour la défense de Verdun. Le ciel était orange et l’air difficilement respirable, à cause de l’odeur de poudre en suspension et à la fumée des explosions lointaines.
Il monta dans un véhicule hippomobile qui passait par là pour se rendre à plusieurs kilomètres de Verdun, sur une route défoncée par les impacts d’obus et autres projectiles de toutes sortes.
Arrivée tant bien que mal au Quartier Général de Pétain qui s’était installé à la Mairie de Souilly, petit village meusien, il demanda immédiatement à l’Officier d’Ordonnance du général une audience.
Ce dernier, un colonel jovial, lui expliqua que la situation militaire était catastrophique et que le Chef de la IIeArmée ne pouvait le recevoir sans avoir pris un rendez-vous au préalable, même pour une raison de la plus haute importance.
Mon Colonel, c’est d’une extrême importance, expliqua le capitaine Borguet en y mettant toute sa force de persuasion.
Peut-être, répliqua le colonel, cependant je ne peux déroger à la règle qui m’a été dictée par le général Pétain lui-même.
Pouvez-vous alors lui transmettre un courrier, celui d’un condamné à sa sœur, ainsi que ma requête en grâce pour ce soldat ?
Vous m’êtes bien sympathique et semblez dévoué pour vos hommes. Je vais essayer de faire ce que je peux. Cependant, je ne vous promets rien, car le vieux est obtus.
Merci, Mon Colonel.
Le capitaine Borguet descendit rapidement les marches du parvis de la Mairie pour regagner son campement à Verdun, où les bombardements semblaient se rapprocher dangereusement du centre-ville. La Bataille de Verdun tant redoutée par l’État-Major français prenait une tournure dramatique et semblait être faite pour durer plus longtemps que prévu.
À la Mairie de Souilly, l’ambiance était celle des mauvais jours. Le général Pétain, malade depuis son arrivée en Meuse, se tourna vers son Officier d’Ordonnance qui était présent dans la pièce.
Toujours rien de neuf du Grand Quartier Général ? demanda Pétain.
Toujours rien, Mon Général, se borna à constater le colonel Dubreuil.
Pétain était soucieux. Le général Joffre lui avait dit d’attendre des ordres précis pour la contre-attaque massive des Français sur les Allemands.
Son prédécesseur, le général Herr, avait écrit une longue lettre au Chef des Armées de l’Est, le général Dubail, pour faire état de ses craintes, justifiées aujourd’hui, d’une attaque massive sur Verdun. Sa demande de renforts immédiats avait été lettre morte. Et maintenant, lui devait rattraper les négligences de ses chefs.
Il alla s’asseoir péniblement à son bureau en chêne pour réfléchir à la tactique à mettre en place.
Tout d’abord, il fallait mettre très rapidement en place une rotation des combattants, en envoyant au repos les régiments épuisés et les faire remplacer par des troupes fraîches.
Ensuite, il fallait organiser des norias d’ambulances, de camions, de munitions et de ravitaillement sur le site des combats.
Enfin, il était primordial de dégager le ciel au-dessus de Verdun, et des zones de combat. Pour cela, il fallait créer une division de chasse aérienne.
Il déposa son stylo sur le porte-plume et s’étira en arrière. Il était fébrile et avait du mal à se concentrer. On frappa à la porte. C’était le colonel Dubreuil.
Oui, Colonel ?
Excusez-moi, Mon Général, mais j’ai un courrier pour vous qui semble être d’une certaine importance.
De quoi s’agit-il exactement ?
C’est une demande en révision d’un jugement de la Cour Martiale qui s’est réunie dernièrement. Elle émane d’un capitaine du 42
e
RI.
Pétain soupira violemment. Il refusait systématiquement ce type de demande, car il était très clair sur ce point : pas de pitié pour les mutins et les soldats déshonorant les Armées. Cependant, il était occupé à des choses plus graves actuellement et voulait garder toute son énergie pour les batailles à venir.
Mettez-le sur la pile de courrier qui se trouve sur le guéridon. J’étudierai cette requête plus tard, annonça-t-il d’une voix fatiguée à son Officier d’Ordonnance.
Bien Mon Général, répondit le colonel en déposant les lettres sur le petit guéridon en bois laqué, avant de refermer la porte du bureau derrière lui.
Le général Pétain se replongea immédiatement dans son travail, oubliant instantanément la raison de cette interruption.
Le peloton d’exécution se rassembla au petit matin, sous un brouillard tenace et pénétrant, au milieu du champ de bataille au nom prédestiné de Mort-Homme. Au loin, les tirs d’obus des Allemands résonnaient en faisant vibrer le sol. On était à plusieurs dizaines de kilomètres du front, au milieu d’une forêt, mais l’onde de choc des tirs se faisait ressentir fortement.
Plusieurs hommes étaient réunis face aux soldats en armes. Pour la plupart, c’étaient des copains de combat et de tranchées qui faisaient face. La situation n’en était plus que dramatique. Avoir échappé par miracle à la boucherie de la guerre jusqu’à présent, et venir mourir pour l’exemple, tué par ses propres camarades de combat, en ce matin du 1ermars 1916.
Le capitaine Borguet ne pouvait retenir que difficilement ses larmes devant les condamnés qui lui faisaient face désormais. Un jeune caporal d’à peine 19 ans avait été chargé de la terrible besogne de bander les yeux des suppliciés. Cependant, la majorité d’entre eux refusèrent, demandant à regarder la mort venant de son propre camp dans les yeux. Un seul demanda à être bandé.
Puis vint le moment tant redouté d’ordonner l’exécution. Le capitaine Borguet leva son sabre à la verticale et, fermant les yeux en priant intérieurement pour ces pauvres hommes, ordonna la mise en joue. Quand il abaissa son sabre en criant « Feu ! », le silence fut rompu par le bruit des balles sortant des canons de fusil. Puis plus rien.
Les corps glissèrent le long des poteaux d’exécution où les malheureux avaient été attachés, pour s’arrêter sur le sol gelé et froid de cette terre meusienne qui leur fut fatale.
Le capitaine Borguet s’approcha pour vérifier que tous fussent morts instantanément, évitant ainsi de devoir donner le terrible coup de grâce avec la balle dans la nuque. Ces pauvres soldats fusillés pour l’exemple n’avaient pas dû souffrir, pensa-t-il.
Les soldats qui se tenaient un peu en retrait détachèrent les corps pour les envelopper dans des couvertures et les laisser glisser dans les tombes fraîchement creusées la veille par leurs soins. Chaque fusillé eut droit à une sépulture décente et individuelle, avec une croix en bois sur laquelle était inscrit le nom, prénom, grade et unité d’appartenance du mort. Le capitaine Borguet avait tenu tête aux autorités militaires pour qu’un minimum de dignité soit appliqué, même pour des soldats qui avaient transcrit le règlement militaire, volontairement ou pas.
Cependant, en lisant le nom de chacun des condamnés fusillés ce matin-là, aucun ne ressemblait, de près comme de loin, à celui du jeune Gusti.
Le capitaine Pierre Borguet, lui, fut tué quelques jours plus tard par un obus allemand, lors de l’attaque sur Verdun, à la tête de sa compagnie qui montait à l’assaut de l’ennemi. Il venait d’apprendre, quelques heures auparavant, que son épouse, sa chère et tendre Marie-Louise, venait de mourir en couches avec son enfant.
La sonnette de la maison retentit dans cette petite rue de la charmante île vendéenne de L’Île-d’Yeu, ce beau matin du 22 juillet 1951. Au bout d’un petit moment, la porte s’ouvrit sur le visage juvénile d’une infirmière.
Bonjour monsieur le maire. Quelle bonne surprise !
Bonjour ma chère Marie. Le maréchal est-il en mesure de me recevoir ce matin ? demanda-t-il d’une voix forte.
Oui, pour l’instant, il est conscient. Mais il est faible, alors il faudra être sage avec lui.
Pas de problème, je ne serais pas long.
Il passa devant l’infirmière et se dirigea vers le couloir menant à une petite pièce bien décorée, au mobilier sobre, mais pratique, un peu baroque, où de grands tapis d’Orient se mélangeaient avec des bibelots ramenés de contrées exotiques. Il était anxieux ce matin.
Gabriel Guist’hau, Islais d’origine et ancien Maire de Nantes, habitait en face de cette petite demeure de la bourgade de Port-Joinville, décrété Annexe de l’Hôpital Militaire. Il rendait visite, en ce matin ensoleillé, à un homme que des millions de gens avaient vénéré et applaudit des décennies auparavant, pour ensuite se déchaîner sur lui au point de le déchoir de tous ses privilèges et titres militaires. En effet, l’ancien chef du Régime de Vichy, le vieil ex-maréchal Henri Philippe Pétain habitait ici depuis quelques semaines seulement.
Le 29 juin 1951, eu égard à sa santé déclinante, il avait été assigné à résidence dans la Villa Luco, transformée pour l’occasion en Annexe de l’Hôpital Militaire de Nantes, à Port-Joinville, le chef-lieu de la commune.
Gabriel Guist’hau arriva dans la pièce où se reposait le vieil homme de 95 ans. Son visage était creusé et ses yeux à demi ouverts étaient tellement enfoncés dans leur orbite, que l’on pouvait le croire mort. Par moment, un râle sortait de ce corps, comme un ultime soupir. L’ancien Maire s’approcha doucement et vint lui caresser la main gauche. Le vieillard ouvrit lentement les yeux en sa direction et le fixa longuement.
C’est vous, Gabriel ?
Oui, c’est bien moi, Monsieur le Maréchal.
Vous êtes bien gentil de venir me voir, mon ami.
C’est bien normal, et beaucoup de mes concitoyens aimeraient être à vos côtés, ici, aujourd’hui pour vous témoigner leur immense reconnaissance pour tout ce que vous avez fait pour la France.
Vous êtes bien aimable, mon bon ami. Cependant, ce n’est pas ce que pense la majorité des gens aujourd’hui. Pourquoi personne n’a compris que j’ai tout donné pour ce peuple français qui m’adulait et m’acclamait, il n’y a pas si longtemps ?
Je ne peux répondre à cette question, Monsieur le Maréchal, s’excusa presque Guist’hau.
Je cherche à faire le bilan certains jours
,
dit-il d’une voix faible, mais emplie de lucidité
.
Et croyez-moi, je le fais avec le plus de sévérité possible sur moi-même. Mais je ne comprends pas comment on peut me traiter comme on le fait. Je ne pensais qu’à aimer les Français, à être plus près d’eux
.
Il hésita un peu avant d’ajouter :
J’ai gouverné la France avec amour
.
Nous le savons tous, et un jour la vérité éclatera au visage de la société.
Des larmes coulèrent sur le visage du vieil homme, et on pouvait sentir une réelle souffrance morale. Il gémit lentement, comme si toute volonté de survie le quittait inéluctablement. Gabriel Guist’hau avait pitié de cet homme couché devant lui. Il avait été le Chef du Gouvernement de Vichy.et le maréchal de la Grande Guerre, vainqueur de Verdun. Un héros pour certains, et un traître frappé de l’indignité nationale pour les autres. Deux blocs irréconciliables.
Soudainement, le vieil homme dirigea son regard vitreux vers le fond de la pièce, comme si quelque chose le troublait.
Qui est-ce là-bas ?
La personne qui se tenait éloignée du lit était une des sœurs assignées au vieux maréchal. Elle se prénommait Alice Raynaud. Cette dernière s’approcha du lit et Pétain la reconnut.
Ma Sœur, pourquoi êtes-vous toute la journée près de moi ? demanda le maréchal, dans un ton respectueux.
Pour vous rendre les services dont vous avez besoin et adoucir votre sort, Monsieur le Maréchal, répondit-elle d’une voix douce et apaisante.
C’est vrai que j’aime beaucoup les religieuses, c’est pourquoi l’on m’en a donné. J’aime beaucoup savoir que l’on prie pour moi. Quand je sais qu’un ordre vient de Dieu, je ne demande jamais pourquoi, je l’accepte, tout simplement
.
Reposez-vous, Monsieur. Vous avez de la fièvre, et il ne faut surtout pas que votre double congestion pulmonaire ancienne ne refasse surface.
Excusez-moi, Ma Sœur, de vous donner tout ce travail, à Marie et à vous. Je vous crée bien du souci et je le regrette.
Puis il sombra à nouveau dans un semi-coma.
Gabriel Guist’hau prit congé des deux femmes et rejoignit la rue qui s’animait lentement, continuant de vivre librement cette belle journée de juillet. Les enfants jouaient et criaient, rivalisant avec les mouettes qui guettaient, non loin sur le quai de Port-Joinville, l’arrivée des bateaux de pêche venant vider le résultat des semaines passées loin de l’île, sources de revenus pour de nombreuses familles restées à quai.
Il descendit tranquillement vers le port pour rejoindre l’Hôtel où logeait Madame la maréchale Annie Pétain, bénéficiant d’un droit de visite quotidien à son mari depuis sa détention sur l’Île d’Yeu. Il ressentit intérieurement un certain malaise, comme si c’était la dernière fois qu’il voyait vivant le vieux maréchal. Il ôta rapidement de son esprit cette possibilité pour se concentrer sur ce qu’il allait dire à l’épouse du vieil homme.
Arrivé quai Carnot, il entra dans l’Hôtel des Voyageurs et fut accueilli chaleureusement par le propriétaire, Gilles Noleau. Ce dernier était un maréchaliste de la première heure, et n’avait pas hésité une seconde lorsqu’on lui avait demandé d’héberger l’épouse du maréchal chez lui. Ce fut pour lui l’ultime honneur.
Salut Gabriel, comment vas-tu ?
Salut Gilles. Bien, bien. Je viens de chez le maréchal. Son état se dégrade de plus en plus, et je ne sais pas s’il va tenir longtemps. Il oscille entre des moments de lucidité incroyable et des phases de semi-coma et de délires.
Seigneur ! s’exclama Noleau en s’asseyant sur une chaise toute proche. Il ne peut pas nous laisser tomber comme cela. Nous avons encore besoin de lui pour remonter la France, cette France qui va si mal !
Je sais Gilles, mais la vie est ainsi faite et la vieillesse est inéluctable.
Non, ce n’est pas possible. Il va se remettre rapidement, et va botter le cul de ses incompétents de politiciens qui mènent le pays vers la décadence et le communisme.
Gabriel Guist’hau pensa que son ami était dans le déni total, malheureusement. Le vieil homme ne jouerait plus jamais de rôle important dans le destin de la France de l’après-guerre.
Il le regarda d’un air triste, puis monta les escaliers qui menaient à la chambre d’Annie Pétain. Arrivé devant la porte de la chambre, il frappa deux coups et attendit qu’on vienne lui ouvrir. Il sentait une certaine appréhension à rencontrer la maréchale, car cette dernière était réputée pour être particulièrement acariâtre. Il l’avait d’ailleurs que très peu rencontré, l’évitant même le plus possible.
Il entendit des pas derrière la porte, et une voix peu accueillante se fit entendre.
Qui est-ce encore ?
Excusez-moi de vous déranger, Madame la Maréchale, c’est Gabriel Guist’hau.
La porte s’ouvrit brutalement sur Annie Pétain.
Entrez vite et fermez cette porte. L’odeur du poisson m’indispose fortement. Je ne peux même pas ouvrir les fenêtres avec ce beau temps, tellement l’odeur de tous ses bateaux sur le port débarquant leur cargaison de poissons frais me donne la nausée.
Gabriel Guist’hau entra rapidement et referma prestement la porte de la chambre derrière lui. L’intérieur était meublé sobrement, avec cependant de nombreux vestiges d’une période passée. On se serait presque cru dans un petit musée totalement dédié au vieux maréchal désavoué.
Annie Pétain alla s’asseoir dans un fauteuil, sans pour autant proposer à son invité de s’asseoir à son tour. Guist’hau resta donc debout devant elle, priant intérieurement que la discussion ne dure pas trop longtemps, à la vue de l’humeur exécrable de l’épouse du maréchal.
Annie Pétain, née Alphonsine Berthe Eugénie Hardon, détestait son prénom d’usage, Eugénie. Elle se faisait surnommer « Ninie » par ses amis et « Annie » par ses interlocuteurs. Elle avait rencontré en 1901, à 24 ans, Philippe Pétain, alors Commandant, qui la demanda en mariage. Mais sa famille refusa de donner la main de leur fille à ce prétendant agnostique.
Le 19 février 1903, elle accepta donc d’épouser François Dehérain, un interne des hôpitaux. Le couple eut un fils, Pierre. Le 5 mars 1914, après plusieurs semaines de séparation, le divorce fut prononcé entre les deux époux. C’est à cette époque qu’elle devient la maîtresse de Philippe Pétain, avant que celui-ci ne parte pour la guerre. C’est avec elle que Pétain était, lorsque son aide de camp Serrigny le chercha pour lui annoncer sa nouvelle nomination sur le front de Verdun, le 25 février 1916.
Pressé par sa dulcinée, Philippe Pétain accepta finalement d’épouser civilement Annie à la mairie du 7e arrondissement de Paris, le 14 septembre 1920, lors d’une cérémonie très discrète. Une vingtaine d’années après, le couple se maria religieusement, le 7 mars 1941, pendant l’Occupation. Mais face à la situation matrimoniale du maréchal entraînant des dissensions au sein de l’Église française, ce mariage eut lieu par procuration. Cette cérémonie fut également tenue secrète et eut lieu dans la chapelle privée de l’Archevêque de Paris, Mgr Suhard.
Tout au long de la longue fuite en avant vers le collaborationnisme du maréchal Pétain, son épouse le suivit. Elle était même l’une des plus ferventes admiratrices. Ses détracteurs, nombreux parmi les partisans et sympathisants du maréchal, lui vouaient une haine tenace. Madame Pétain était pour eux, « une vieille femme acariâtre et prétentieuse qui avait pris des habitudes de grandeur au bon temps de Vichy », bien que certains nostalgiques du pétainisme aient voulu faire d’elle une icône de douceur et de dévouement. Pour les gardiens du maréchal, cette dernière avait « la méchanceté dans la peau ». Même le curé de Port-Joinville jugeait que la maréchale Pétain n’était pas sociable, grossière et mal embouchée, scandalisant tout le monde.
Voilà le tableau qui s’offrait devant Gabriel Guist’hau.
Bon, qu’est-ce qui vous amène à déranger ma tranquillité ? demanda la maréchale d’un ton morne.
C’est au sujet du maréchal, votre époux, Madame, répondit-il d’une voix qu’il essayait de maîtriser sans stress.
Et qu’y a-t-il ?
Il est très faible et son esprit, si vif d’habitude, commence à vaciller.
Je le sais mieux que vous, mon cher. Je lui rends visite tous les jours. Il saura remonter rapidement la pente pour, un jour, être à nouveau une personne sur qui on saura se retourner pour le salut de la France.
Je l’espère, Madame la Maréchale, mentit Guist’hau.
Il ne va pas finir ses jours ici, j’en suis convaincue, cria presque la vieille dame. Et puis, le Général de Gaulle n’a-t-il pas déclaré, le 26 mai 1951 à Oran, dans un discours prononcé devant une foule d’environ huit mille personnes, qu’« il est lamentable pour la France, au nom du passé et de la réconciliation nationale indispensable, qu’on laisse mourir en prison le dernier Maréchal de France » ?
Certes, Madame. Je tenais juste à vous informer de mes inquiétudes pour sa santé, s’excusa-t-il, pressé d’en finir.
Bon, partez. Je suis fatigué de tous ces tracas de la vie sur cette île. Je vais me reposer un peu. Dites à Gilles Noleau que l’on ne me dérange plus de la journée. Cela sonne comme un ordre.
Bien Madame la Maréchale. Bonne journée.
Et il quitta la pièce, visiblement pressé et heureux de prendre congé de cette garce. Il croisa dans les escaliers son ami, et lui fit la commission de la vieille dame.
Sur le quai de Port-Joinville, la vie suivait son cours, insensible à tout cela. En fait, sur L’Île-d’Yeu, Il n’y avait pas eu de mouvement d’hostilité de la part des habitants quant à la présence du maréchal Pétain, prisonnier à la Citadelle de l’île, puis dans la petite maison du centre-ville. Les habitants avaient fait abstraction de cette présence et la majorité des Islais avaient une forme de respect pour ce personnage âgé, en dehors de toute politique. Les hommes et les femmes de cette petite île vendéenne avaient d’autres soucis et préoccupations que celle de s’émouvoir de la présence du vieux soldat frappé par l’indignité nationale, et mourant.
C’est dans un profond dépit que Gabriel Guist’hau rejoignit son domicile en longeant ce port qu’il aimait tant parcourir, trouvant bien souvent la plénitude lors de longues marches dans les embruns.
Marie Lusier, l’une des infirmières du vieux maréchal, était de service en ce matin du 23 juillet 1951. Comme tous les matins, elle se levait vers 6 heures puis, après sa toilette et s’être habillée, elle préparait le petit déjeuner pour le maréchal Pétain. Elle n’était pas une « fervente » du maréchal. Elle ne le jugeait pas, n’ayant jamais fait de politique. Pour elle, le vieux soldat qui logeait ici était un patient comme un autre. Et elle se devait de prendre soin de lui du mieux possible.
Marie Lusier avait 26 ans depuis peu, et était née dans un petit village tranquille et calme, près de Lyon, où elle avait suivi des études médico-sociales en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale. De nombreux membres de sa famille, refusant l’occupation allemande, avaient subi la répression du Régime de Vichy. Elle-même avait pris part à la résistance face à l’envahisseur allemand pendant cette période trouble de l’Histoire de France.
Traquée pendant des semaines par les membres de la Gestapo lyonnaise, elle échappa par miracle à une rafle qui vit plus de quarante maquisards capturés et fusillés, sans aucune forme de procès. Puis, la fin de la guerre venue, elle rejoignit l’Hôpital Militaire de Marseille.
C’est là qu’elle reçut un ordre de mission de l’Armée un peu particulier, confidentiel. La jeune femme fut tenue au secret et signa même un document où elle s’engageait à ne rien dévoiler de sa mission, sous peine de graves sanctions pouvant aller jusqu’à de la prison. Bagages en main, sa famille ignora où elle devait se rendre sans retard. Ainsi, en juillet 1950, elle arriva sur L’Île-d’Yeu. On lui expliqua alors qu’elle devrait, avec deux autres infirmières, s’occuper d’un seul malade emprisonné dans le fort de la citadelle. Ce malade, c’était le maréchal Pétain, alors âgé de 94 ans.
Ce qui devait être une mission de trois mois, comme pour toutes les autres infirmières qui s’étaient succédé autour du vieil homme, se transforma en une présence permanente, à la demande du maréchal qui appréciait sa présence et sa gentillesse.
À 8 heures, elle passa devant la chambre du médecin militaire au service du prisonnier, et fila précautionneusement vers la chambre du maréchal. Tout semblait calme, mais elle trouva le maréchal Pétain encore endormi. Cela n’était pas, certes, exceptionnel, mais un peu surprenant. Généralement, il était réveillé chaque matin aux environs de 7 heures 30 minutes, et attendait tranquillement dans son lit l’arrivée de Marie Lusier pour discuter un peu avec elle avant de prendre le petit déjeuner.
Elle se dirigea vers la fenêtre donnant sur l’arrière de la maison et ouvrit les volets. Dehors, un soleil radieux inondait le petit jardin intérieur où les oiseaux chantaient. Le maréchal émit alors un léger râle. Elle s’approcha de lui pour le réveiller lentement, sans brutalité. En effet, il était de mauvaise humeur s’il dormait trop le matin, et tenait à être debout jamais plus tard que 8 heures afin de pouvoir profiter de la fraîcheur matinale.
Le regard de son patient était très fixe, et les bruits du cœur imperceptibles. Elle décida d’en aller informer le médecin militaire, le capitaine Vincent Cluzeau, de l’état de santé alarmant du vieux maréchal.
Le capitaine Vincent Cluzeau était en train d’effectuer sa toilette matinale quand il entendit frapper vigoureusement à sa porte de sa chambre. Il alla ouvrir en marmonnant.
Excusez-moi de vous déranger, Docteur, mais le maréchal est au plus mal, expliqua Marie Lusier sans lui laisser le temps de parler.
Comment ça, jeune fille ? Et puis, calmez-vous. Vous allez vous rendre malade. Expliquez-moi ce qui vous inquiète, dit le médecin militaire.
Le maréchal semble mort, mais son cœur bat encore, faiblement, mais encore.
Bon, je m’habille et j’arrive d’ici quelques minutes. Retournez auprès de lui.
Oui, Docteur. J’y vais immédiatement.
Marie rejoignit rapidement son patient dont l’état de santé était toujours préoccupant. Le docteur Cluzeau arriva peu de temps après.
Le maréchal Pétain avait toujours les yeux ouverts, mais son regard était vide. Soudain, un cri caverneux sortit du plus profond de son âme : On crie dans les boyaux ! Au secours, les Boches attaquent ! Baïonnette au canon, en avant, soldats ! Il délirait maintenant.
Le médecin était calme, sachant délibérément que la fin était proche pour le vieil homme, et que sa rencontre avec le Créateur était imminente. Cependant, il n’en dit rien à la jeune infirmière qui tenait la main du maréchal. Elle éprouvait tellement de compassion pour son patient, semble-t-il, qu’il ne voulait pas en rajouter.
Elle resta là, au chevet du mourant, remplissant consciencieusement le travail pour lequel elle avait été désignée plusieurs mois auparavant.
Puis Marie fut alertée par un changement de rythme de sa respiration. Vivement elle tâta le pouls : il était incomptable. Elle se retourna vivement vers Vincent Cluzeau qui comprit immédiatement que c’était désormais la fin. Alors qu’il s’apprêtait à s’éloigner pour aller faire part de ses craintes à la maréchale Pétain, à l’Hôtel des Voyageurs non loin de là, l’infirmière s’exclama :
— Capitaine, je crois que c’est fini. Le maréchal vient de nous quitter.
Sa main dans celle de Marie Lusier, Philippe Pétain, ex-Maréchal de France et Héros de la Bataille de Verdun, avait fini de vivre son dernier combat sur terre. Il était 9 heures 22 minutes, ce lundi 23 juillet 1951.
Le médecin Capitaine Vincent Cluzeau traversa lentement le couloir qui le séparait de la salle à manger de la petite maison pour informer Paris de la nouvelle. Il décrocha le téléphone qui se trouvait sur un petit guéridon, et fit un numéro de téléphone qu’il avait pris dans son calepin personnel. Il comportait tous les numéros importants concernant le prestigieux et encombrant prisonnier, désormais décédé.
Au bout de plusieurs sonneries, on décrocha à l’autre bout du fil.
Ministère de la Défense nationale, j’écoute, annonça-t-on d’une voix grave.
Bonjour. Ici le médecin Capitaine Vincent Cluzeau de L’Île-d’Yeu. Je souhaiterais parler au ministre immédiatement, s’il vous plaît.
Et c’est à quel sujet ? demanda la voix.
Le maréchal Philippe Pétain est mort.
Le capitaine entendit un déclic et immédiatement une voix différente se fit entendre.
Jules Moch à l’appareil. Que se passe-t-il ?
Bonjour Monsieur le Ministre. Je suis le médecin Capitaine Vincent Cluzeau, médecin auprès du maréchal Pétain. J’ai la bien triste mission de devoir vous annoncer que ce dernier est décédé, il y a peu.
Fichtre ! Il est mort ?
Oui, Monsieur le Ministre. Exactement à 9 heures 22 minutes ce matin.
Faites bloquer toutes les lignes téléphoniques de L’Île-d’Yeu.
Mais je n’ai aucun pouvoir sur l’Administration, répliqua Cluzeau, atterré.
C’est vrai. Je vais m’en occuper et avertir le Président du Conseil et le Gouvernement. Cependant, je vous charge dès à présent d’organiser les préparatifs à la venue des autorités politiques et militaires sur l’île, en liaison avec les autorités islaises, bien sûr.
Bien Monsieur.
Et ils raccrochèrent tous les deux. Ainsi, sa mission auprès du vieil homme ne s’arrêtait pas pour autant. Il lui fallait désormais organiser les obsèques et la venue sur L’Île-d’Yeu, irrémédiablement, de milliers de personnes, sympathisantes ou pas du vieux maréchal et de sa politique. Le Médecin Capitaine Vincent Cluzeau décida de s’y atteler rapidement, et enfila sa veste pour rejoindre la Mairie située à quelques pas de la Villa Luco, afin de mettre en place avec les autorités de l’île la cérémonie funèbre. Les jours prochains seraient bien mouvementés, à n’en pas douter, sur cette petite île tranquille de Vendée habituée à la tranquillité.
Le Gouvernement, par l’intermédiaire du Maire et de la Gendarmerie présente sur l’île, fit aussitôt bloquer les lignes téléphoniques, qui devaient rester pendant une heure à la seule disposition de l’Administration. Pendant un laps de temps, L’Île-d’Yeu fut coupée du monde extérieur.
Cependant, une chose extraordinaire déjoua tous les plans des autorités locales. Marie Lusier, l’infirmière qui avait recueilli le dernier souffle du maréchal Pétain, et l’avait accompagné en lui tenant la main pour le passage vers l’au-delà, quitta peu de temps après Vincent Cluzeau la maison pour traverser la rue. Elle sonna prestement chez Gabriel Guist’hau pour l’informer de la terrible nouvelle. Ce dernier s’habilla à la hâte pour aller à son tour prévenir la maréchale Annie Pétain qu’elle était désormais veuve. L’information fit rapidement le tour des cafés et de la petite île vendéenne, comme un feu de poudre.
Les marins présents, informés du décès de l’illustre prisonnier, coururent sur le quai de Port-Joinville, montèrent à bord de leurs bateaux et appareillèrent en hâte, sans attendre.
Ils se dirigèrent rapidement vers les bateaux déjà au large, les attaquèrent avec leur phonie à faible portée ou même à la voix : Le Maréchal Pétain est mort ! La nouvelle se répandit ainsi d’un bateau à l’autre dans le Golfe de Gascogne et en Manche, ainsi que tout au long de la côte Atlantique. Les gros navires, à qui elle parvenait, la répercutèrent à leur tour avec leur radio.
La nouvelle franchit l’Océan Atlantique, atteignit le Pacifique, puis l’Océan Indien. Les stations étrangères la captèrent peu de temps après sa diffusion par les marins islais, interrompant leurs émissions pour annoncer : Le Maréchal Pétain est mort !
Ainsi, les lignes téléphoniques de L’Île-d’Yeu étaient encore bloquées par l’Administration que la nouvelle du décès du vieux soldat avait fait le tour du monde.
Lorsque la nouvelle de la mort du maréchal Pétain parvint à Paris, une foule nombreuse, silencieuse et recueillie, se succéda toute la journée d’une manière ininterrompue devant la tombe du Soldat inconnu, sous l’Arc de Triomphe, comme une sorte d’hommage national à la mémoire du vieux soldat de 14-18.
La nuit venue, des milliers de bouquets de fleurs multicolores déposés là depuis le matin formèrent une croix gigantesque, là même où le vainqueur de la Bataille de Verdun, Généralissime des Armées françaises, était passé sur son cheval blanc, le jour du défilé de la Victoire, trente-deux ans plus tôt. Ce fut là comme une Veillée d’honneur, un hommage silencieux du pays réel, en dépit de toutes les interdictions données par le Gouvernement en place qui craignait des débordements.
À L’Île-d’Yeu, la veillée funèbre commença.
Le Prêtre Jean Rodhain, Secrétaire général du Secours catholique et Aumônier général des prisons, et par fidélité à « l’œuvre de charité du Maréchal » en faveur des prisonniers de guerre, arriva à la Villa Luco pour veiller sur son vieil ami. En fait, il avait rencontré plusieurs fois le Maréchal Pétain qui l’avait même décoré de l’Ordre de la Francisque. Jean Rodhain avait été, également, le seul homme d’Église à témoigner à sa décharge au procès du Maréchal, et à lui rendre visite régulièrement sur L’Île-d’Yeu. Il estimait que le lien qui l’unissait au maréchal Pétain était personnel et non pas idéologique.
Rapidement, Jean Rodhain prit les choses en main. Il demanda aux sœurs présentes au chevet du maréchal de faire la toilette mortuaire. Puis vint le moment de l’habillage du corps.
Monseigneur, demanda Sœur Alice, que lui mettons-nous ?
Ma Sœur, il mérite d’être honoré une dernière fois. Ce fût, et reste malgré la fin de sa vie charnelle, un héros pour la France. Qu’il entre dans le Royaume de Dieu pour le Jugement dans son plus bel uniforme, répondit d’une voix lasse le religieux.
Mais il a été frappé de l’Indignité nationale et a perdu tous ses droits civiques. Il ne peut pas porter son uniforme militaire !
Ma Sœur, faisons preuve de charité chrétienne et de clémence. Et puis, je pense que personne dans le cercle politique ne va s’offusquer publiquement de cet état de choses. Du moins pas ouvertement.
Bien, Monseigneur. Je vais faire le nécessaire pour qu’il paraisse beau devant la mort.
Merci pour lui, Ma Sœur, répondit-il en souriant.
Sœur Alice Raynaud rejoignit les deux autres religieuses pour donner les dernières consignes pour l’habillage du défunt. Le maréchal fut revêtu de son uniforme, portant pour seule décoration sa médaille militaire. Sœur Alice lui mit dans les mains son chapelet, cadeau du carmel de Lisieux. Puis, sur ses mains jointes, elle déposa le képi à larges feuilles de chêne d’or, insigne de sa dignité.
Le maréchal Pétain semblait apaisé, libéré et faisant face au jugement de Dieu avec sérénité. C’est du moins ce que pensait Sœur Alice en le regardant sur son lit de mort.
Devant la Villa Luco, la rue était remplie d’anciens combattants accourus de Vendée, de Bretagne et d’autres départements français, désireux de venir se recueillir auprès de leur ancien chef. Le silence était cependant total. Aucun d’eux n’eut le droit d’entrer dans la Villa Luco pour voir une dernière fois le maréchal Pétain.
Spontanément, ils se massèrent tous dans l’étroite rue devant la maison fermée et, ensemble, récitèrent le chapelet. Après chaque dizaine, l’invocation était reprise :« Saints et saintes de France, priez pour notre vieux Chef ! ». Après la dernière invocation, on entendit clairement une voix isolée s’écrier : « Monsieur le Maréchal, pardonnez à la France ! ». L’atmosphère était prenante pour tous les participants.
Le soleil se leva de bonne heure dans un ciel sans nuages sur Port-Joinville, en ce 25 juillet 1951, où régnait cependant une animation inaccoutumée. Devant la villa Luco, tout était calme. Les obsèques du défunt maréchal de France étaient prévues pour 11 heures.
Sur le quai de Port Joinville, l’activité semblait être plus importante qu’à l’accoutumée.
À 10 heures 30 minutes, le bateau spécialement affrété pour la circonstance en provenance de Fromentine accosta, plein à chavirer, et le port fût le point central de toute l’animation. Les badauds et les gens de l’île étaient venus nombreux voir descendre de l’Insula Oya le général Weygand, ancien ministre de la Défense nationale dans le Gouvernement de Vichy, le général Héring, ancien Gouverneur de Paris et proche du défunt, et l’Amiral Fernet, ancien Secrétaire général du Conseil national. Tous les trois étaient en grand uniforme. De nombreux anciens ministres du maréchal Pétain avaient également fait le voyage de toute la France. Puis apparut Monseigneur Cazaux, Évêque de Luçon, qui venait présider la cérémonie, accompagné de Monseigneur Chappoulie, Évêque d’Angers.
Lentement, tous prirent le chemin de la Villa Luco, dernière demeure du maréchal Philippe Pétain, et un cortège assez long se forma le long de la jetée, s’avançant entre une double haie de curieux et de touristes en short, et de pêcheurs en bleu de travail, peu réceptifs à ce qui se passait autour d’eux. Ils avaient une famille à nourrir pour la plupart et, intérieurement, étaient satisfaits que l’encombrant prisonnier disparaisse enfin de leur quotidien.
De plus en plus nombreuses, des silhouettes habillées de sombre, cravatées de noir, rejoignirent le cortège des notables où l’on pouvait distinguer quelques prêtres, des religieuses, ainsi que d’anciens combattants, leurs nombreuses médailles épinglées au revers de leur veston, signes de leurs actions pendant les deux guerres mondiales. D’autres, plus discrets, mais aussi nombreux, arboraient la francisque à leur boutonnière de manteau.
Puis le quai se vida.
À 11 heures, le glas sonna lentement. Les portes de l’église Notre-Dame de Bon-Port furent ouvertes pour laisser entrer les arrivants. Malgré les difficultés de toutes sortes élevées par les autorités publiques, une foule immense et patiente d’environ sept mille personnes s’était massée aux abords de l’église. Elle attendait l’arrivée du cortège mortuaire, et qu’on l’invite à pénétrer pour cette dernière connexion avec le défunt.
L’heure de la levée de corps était arrivée. Jean Rodhain, Aumônier général des prisons, entouré de tout le clergé, descendit vers le domicile mortuaire qui se trouvait quelque cent mètres plus loin en contrebas. Il pénétra seul dans la demeure et referma la porte derrière lui, laissant ses compagnons à l’extérieur. Dehors, des gardes mobiles gardaient les rues adjacentes pour éviter un quelconque problème de dernière minute.