Le travail du mensonge - Andreas Rey - E-Book

Le travail du mensonge E-Book

Andreas Rey

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Beschreibung

"Le travail du mensonge" dévoile le portrait d’une ville où, derrière les bâtiments en forme de fleurs, se cachent non seulement un tueur en série, mais aussi des secrets profondément enracinés dans le système politique, des histoires de vie et de mort, des récits d’amour et des secrets de la mer. Chaque page de ce récit révèle un nouveau mystère, chaque chapitre apporte une nouvelle intrigue, créant une rencontre fascinante entre mémoire et géographie.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

À la suite d’une carrière professionnelle riche en expériences variées, Andreas Rey vous invite à plonger dans son univers unique. Fort de ses connaissances, il a développé une perspective singulière qu’il partage désormais à travers ses écrits.

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Couverture

Page de titre

Andreas Rey

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le travail du mensonge

Nouvelles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Andreas Rey

ISBN : 979-10-422-4040-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

I

 

 

 

Une dépression, grosse comme une province avançait en s’essoufflant à l’ouest de la mer de Nyxe vers Galia, où l’attendait un maximum barométrique contre les vitres de ses gratte-ciels, tandis qu’un sirocco la rejoignant sur une route Est-Sud-Est de courants d’air, de brise-lames et de vagues devenait un courant d’air légèrement supérieur à la moyenne. Leur rencontre engendra un cirrus s’effilant au-dessus de notre ville.

Il faisait donc chaud, trop chaud même pour contempler des quais ce phénomène ultra-marin. On tenait à peine assez de volonté pour se rafraîchir le long des canaux. Les hommes portaient des chemises sahariennes et des cravates dénouées à différents degrés, et les femmes des robes ondoyantes avec leurs mouvements. Nous attendions la pluie. Les chicanes, ruelles et impasses résonnaient des pas et des barques aux margelles.

On restait encore aux terrasses. Ces extérieurs-là chauffaient moins que celles des estaminets, croyait-on. Les places sonnaient des claques données aux enfants jouant autour des puits, des berges et des canaux.

À la Place des juges, la plus importante de notre ville, les figures de proue regardaient les foules encerclant les mains se serrant devant le Palais. On se pressait au mur des échos, dont les sculptures semblaient discuter, à chaque fois qu’un vent butait contre ses pierres. Les journalistes flashaient à en faire mousser son calcaire. On devinait l’avenir de notre cité. On devisait.

Le premier des deux hommes que l’on dardait, portait un costume neuf de lin gris clair contrastant avec son borsalino soigné et ses vieilles chaussures aux coutures serpentines sur leur cuire brun. Son visage rond faisait un rictus poli dans l’aire du triangle de sa barbiche en biseau. Il songeait probablement à sa nouvelle adresse sur le continent. Le second, dynamique, jovial et honoré d’avoir été choisi pour le remplacer, était couronné d’un panama et portait un ensemble écru d’une décontraction remarquablement désinvolte.

Les deux hommes passaient les lourdes portes en chênes noirs, entraient dans la cour ombragée du hêtre rouge et s’asseyaient face à la femme noire et aux enfants ailés de l’escalier menant aux couloirs des portraits.

Le soleil roussissait. On conversait des projets de Monsieur Scapia et de la retraite de Monsieur Grives. Les yeux ne lâchaient pas le Palais des juges, où le vieil avocat avait passé sa carrière au du conseil. Il songeait aux prétentieux, qui le trouvaient lourd et grossier, sans égard pour la mosaïque au sol, les couleurs des murs et les feuilles sculptées des chapiteaux. Il admirait encore une fois ses ocres fauves et bénissait son dieu de ce ciel comme sorti d’un Cézanne.

— À mon premier jour ici, il pleuvait tellement que les canaux débordaient. J’en étais d’ailleurs ravi. Cela m’empêchait de regarder autour de moi. Maintenant, sa beauté me console presque. Est-ce que vous aimez notre palais, demanda Monsieur Grives, amusé.

— Je l’aime bien, répondit Monsieur Scapia d’une voix égale.

— Vous voulez me faire plaisir. Et je vous en remercie, mon ami, dit Monsieur Grives. Mais restez franc, est-ce que vous l’aimez.

— Sincèrement, je pense l’aimer, assura Monsieur Scapia amusé.

— Merci, mon ami, mais vous mentez mal, dit Monsieur Grives calmement.

— Sincèrement, je pense bien l’aimer, insista Monsieur Scapia.

— Votre voix vous trahit, mon ami. Ma précipitation me l’avait fait mal juger également. Puis j’ai ralenti, comme tout le monde. Ce que je vous dis doit vous paraître tellement lointain, n’est-ce pas. Mais cela viendra. Vous verrez, souligna Monsieur Grives guilleret.

— Monsieur de Turenne vous a dit quelque chose comme ça aussi, demanda Monsieur Scapia.

— Oh ! Non, il était trop réservé pour cela. Monsieur Del Tronto était détendu, lui. Il m’avait tapé sur l’épaule. J’ai beaucoup appris avec eux, dit Monsieur Grives en regardant les portes du déambulatoire au premier étage.

— J’ai étudié les réformes de Turenne et les lois Del Tronto durant mes universités. Elles serviront de références mille ans après nous, dit Monsieur Scapia. Ce devait être fascinant de travailler avec eux.

— Vous avez donc pu remarquer leurs fameuses complémentarités, dit Monsieur Grives qui s’était levé pour caresser l’arbre de la cour. Monsieur Del Tronto, rénovateur de notre ville, rédigeait des lois, quand le général de Turenne, leur défenseur, les réformait. Nonobstant, il faut reconnaître qu’en ce qui concerne Monsieur de Turenne, son amour pour notre ville dominait ce qui aurait pu le rendre sympathique. Il exigeait tellement de ses collaborateurs que rares furent ceux qui supportaient de rester longtemps avec lui. Quand j’ai commencé dans son étude, il attaquait la journée par la correction d’un article du Code pénal ou d’un aspect de la constitution dans chaque dossier. Je me suis juré d’ouvrir mon cabinet que lorsqu’il n’annoterait plus mon travail. Son salaire et sa formation s’en ressentaient, heureusement d’ailleurs. Ses réformes le reflètent bien, jusque dans leurs célèbres aspects inachevés.

— Elles ont pourtant solidifié notre indépendance de façon considérable, continua Monsieur Scapia en se levant à son tour.

— Vous avez raison là-dessus. Monsieur Del Tronto aurait levé son verre à cela, d’ailleurs. Cependant, vous admettrez avec moi ne pas m’avoir contredit. Et puis Messieurs de Turenne et Del Tronto se canalisaient bien l’un l’autre, dit calmement Monsieur Grives. Les lois Del Tronto allaient nous statufier, dit Monsieur Scapia en regardant le damier à leurs pieds. Le Maréchal de Turenne vient à temps pour infuser une énergie nouvelle dans nos canaux.

— Monsieur Del Tronto entra cinq ans après le Maréchal de Turenne au Conseil. Autant parler d’une quasi simultanéité sub eterna, dit Monsieur Grives avec amusement. Et notre ville ne serait pas restée longtemps avec un Monsieur de Turenne trop puissant. Ils comprirent vite à quel point leurs rapports empêchaient leurs débordements, et qu’ils formaient deux vertèbres, deux arches comme jamais, à partir desquelles notre cité grandirait. Un œil dynamique épouse mieux la vitalité de notre poison, comme le répétait le général Tao. C’est un bon conseil que je vous répète à mon tour.

— Monsieur Del Tronto aurait levé son verre, releva Monsieur Scapia en même temps que la tête.

— Vous l’avez connu. Il ne se serait pas gêné, enchérit Monsieur Grives.

— Comment avez-vous reçu sa décision d’abandonner le Conseil, demanda Monsieur Scapia qui espérait ne pas briser la décontraction de son ami.

— J’en ai été fort attristé, dit Monsieur Grives dont la voix traduisait un souvenir ému. Je m’étais sans doute tellement habitué à son indéfectible disponibilité que je le croyais travailler jusqu’à la mort. Je le comprends maintenant. La mort de certains proches l’avait beaucoup affecté, surtout celles de sa femme et de Monsieur de Turenne, pour en revenir à lui. Ils étaient si proches à la fin… Cela me peinait de le voir avant sa mort.

— Votre collaboration m’a enthousiasmé. J’en connais même qui retournèrent à la politique, grâce à elle, dit Monsieur Scapia en tournant autour de l’arbre.

Les deux hommes se regardaient un moment dans les yeux. Monsieur Scapia songeait, probablement, que son ami le flattait.

— J’essayais surtout de ne pas rester à la traîne. Quant à Monsieur Del Tronto, il trompait sa mélancolie avec le travail. Voyez à quel point, on se leurre. Sans oublier qu’il ne restait que Monsieur Dandolo de sa génération, lequel ne tarda pas à céder sa place également. C’est à ce moment-là qu’il commença ses célèbres cave et bibliothèque, dit Monsieur Grives avec nostalgie.

— Quand je le vis pour la première fois, il attendait sur un banc du tribunal avec une bouteille de château Lafleur. Il avait l’air tellement triste… Je lui ai demandé s’il allait bien. Il m’a remercié en disant que cela irait, continua Monsieur Scapia. Je n’ai pas insisté.

— Vous aviez bien fait, ajouta Monsieur Grives, le sourire en coin. Il m’en avait parlé. Autant ravi que surpris, qu’on s’inquiète plus de lui, que de son château Lafleur, dit Monsieur Grives presque en riant.

— Je ne pense pas avoir été le seul à s’inquiéter plus d’un vieil homme que d’une bouteille de vin, répondit Monsieur Scapia en se redressant.

Un ange passa, et buta sa tête contre la porte en haut du petit escalier jaune.

Vous aimiez travailler ici, demanda Monsieur Scapia.

— Oui, bien sûr, déclara Monsieur Grives comme de bien entendu.

— Vous pensez que je l’aimerai aussi, demanda Monsieur Scapia en se mordillant la lèvre inférieure.

— Je vous le souhaite, parce que vous y passerez beaucoup de temps, dit Monsieur Grives, le sourire en coin.

— Les séances se déroulent comment, continua Monsieur Scapia.

— Avec diplomatie, ce qui prolonge les débats assez sympathiquement, vous verrez, dit Monsieur Grives avec gourmandise.

— Mathilde me reproche déjà de passer trop de temps au bureau, dit Monsieur Scapia avec une pointe d’humour.

— Vous n’êtes pas le seul. Mais nous finissons quand même par rentrer. Comment vont les enfants, demanda Monsieur Grives pour changer de sujet.

— Ils vont bien. Pierre aime de plus en plus les mathématiques et Michel interroge ses professeurs, lesquels nous demandent toujours, ce que nous comptons faire de lui, répondit Monsieur Scapia.

— Quelle question stupide, dit Monsieur Grives. Que leur répondez-vous ?

— Eh bien, que Michel est heureux, et que c’est ce qui importe le plus. S’il se transformait en objet, ils l’apprendront bien assez tôt, dit Monsieur Scapia. Monsieur Grives rit en écoutant son ami.

— Je ne manquerai de vous citer, dit-il en pouffant.

— Vous souvenez-vous de votre nomination, dit Monsieur Scapia pour revenir au premier sujet.

— Bien sûr. Mais détendez-vous. Vous avez été désigné à la quasi-unanimité. Il ne s’agit donc ici que d’une formalité, dit Monsieur Grives en tapant l’omoplate gauche de son ami.

— Vous sauriez me dire qui ne vota pas pour moi, demanda Monsieur Scapia gêné.

— Oh ! Uniquement Monsieur Lionsea, parce qu’il ne supporte plus les votes trop majoritaires depuis la Grande Guerre. On le comprendrait à moins. Et Monsieur Constinopoulos qui n’accepte jamais les faits qu’au pied du mur, répondit Monsieur Grives avec humour avançant vers l’escalier jaune.

— Ce ne sont pas n’importe qui non plus, remarqua Monsieur Scapia embarrassé.

— Ce sont vos pairs, maintenant. Soyez avec eux comme avec moi et ils ne travailleront jamais contre vous, dit Monsieur Grives en s’asseyant.

— Qu’aurait pensé mon père, lui qui me reprochait d’avoir lâché la médecine pour le droit, dit Monsieur Scapia en regardant la porte en bois.

— Il aurait été fier, n’en doutez pas. Votre carrière récompenserait n’importe quel père, dit Monsieur Grives rassurant.

— Heureusement que mon frère reprit la pharmacie familiale. La vente l’aurait tué, dit Monsieur Scapia soulagé, tandis que la porte jaune s’ouvrit lentement.

Un homme, droit, grand et replet, apparut. Il tenait dans sa main gauche un parchemin enroulé sur deux gros bâtons. Son costume bouffant orange, et serré aux poings et aux chevilles, était divisé par un large ruban pourpre noué à la taille, dont les pans tombaient à sa droite. Son casque tenait de celui du gladiateur et pesait sur sa tête. L’ensemble aurait pu le faire ressembler à un clown, si sa tenue et son visage ne grondaient, comme en avance, celui qui aurait pu en rire. Il déroula son message et demanda aux deux hommes devant lui.

« Monsieur Benjamin Grives, vous avez annoncé votre intention de vous retirer. Cette décision reste-t-elle inchangée ?

— Tout à fait. Il est temps, répondit Monsieur Grives.

— Monsieur Jonathan Scapia, vous avez entendu Monsieur Benjamin Grives. Le conseil vous a nommé pour le remplacer. Acceptez-vous cette proposition ? continua le garde sévère.

— Oui, je suis prêt, répondit Monsieur Scapia.

— Messieurs, le conseil vous attend, conclut le garde. »

Ils montèrent les marches pour entrer, à la galerie verte où les tableaux de leurs prédécesseurs les regardaient. Sa traversée derrière le garde paraissait incroyablement longue à Monsieur Scapia, parce qu’ils déclaraient, comme le voulait le protocole, devant chacun de leurs prédécesseurs, mais cela ne semblait pas gêner Monsieur Grives. Monsieur Grives murmura, en passant devant son portrait, qu’il espérait que celui de Monsieur Scapia soit plus réussi.

Derrière un petit bras à leur droite, attendaient les juges dans la salle de réception du Conseil. Messieurs Scapia et Grives ôtèrent leurs chapeaux et s’inclinèrent légèrement avant d’entrer. Peinte jusqu’aux poutres, elle imposait un silence de peser des âmes, à cause entre autres des tableaux représentant le Jugement dernier autour d’eux. Les mouvements des personnages pointaient, comme en flèche, le dais sous laquelle la noble assemblée siégeait. Un filet de lumière tombait sur Monsieur Isme.

« Monsieur Grives et Monsieur Scapia, dit le garde solennellement.

— Qu’ils entrent, répondit Monsieur Isme, les mains sur ses accoudoirs. »

Ils traversèrent la salle. Le conseil se levait tandis que le garde fermait la porte derrière eux. Les lourds pardessus des juges les faisaient ressembler à de vieilles tortues albinos dressées sur leurs pattes arrière comme le décrivent les Mémoires de Monsieur Grieves. Une nuance de tristesse affleurait Monsieur Isme, lorsque les deux hommes se tinrent devant lui. Monsieur Socrates, à sa droite, vérifia une dernière fois si la décision de Monsieur Grives restait inchangée, et à son oui calme et franc, nomma Monsieur Scapia, énuméra ses postes dans ses associations et emplois, déclara qu’il avait été choisi à cause d’eux et demanda s’il acceptait toujours la place de Monsieur Grives.

— Oui, je suis prêt, répéta Monsieur Scapia encore une fois.

— Quatre gardes lui apportèrent alors le pardessus blanc aux broderies d’or, et, sur un gros coussin en velours cramoisi, la calotte et les deux gants couleur crème. Ils aidèrent Monsieur Scapia à s’en vêtir et Monsieur Constantinopoulos lui murmura, comme l’usage le voulait, souvenez-vous que vous êtes mortel.

— Les juges descendirent alors embrasser Monsieur Scapia, chacun leurs tours et Monsieur Grives le serra dans ses bras. Monsieur Mrozeck lui dit bienvenue parmi nous avec une pointe de mélancolie dans la voix, se souvient Monsieur Scapia dans ses mémoires.

— Puis Monsieur Isme, d’un pas ralenti par l’âge, alla vers Monsieur Grives qui sortait dans le déambulatoire. Pas de regret, Benjamin, demanda-t-il, comme à lui-même.

— Oh, non ! Franchement pas… Et toi ? Tu tiens vraiment à rester ? répondit Monsieur Grives, percevant une douleur chez son ami. Oh ! Dès que j’envisage la retraite, on me rassoit sur le trône, s’amusa Monsieur Isme en une colère retenue.

— Ne nous jouons pas la comédie. Tu aimes trop notre ville pour sortir du Palais, dit Monsieur Grives pour l’amuser.

— Peut-être… Crois-moi bien, pourtant que… dit Monsieur Isme avec une voix brisée.

— Quelque chose ne va pas, Vladimir ? demanda Monsieur Grives.

— Non rien, répondit Monsieur Isme. Ça ira. Comme toujours.

— On pourra en reparler. J’aime trop notre ville pour la quitter définitivement moi aussi, dit Monsieur Grives.

Monsieur Scapia les rejoignit.

— Vous nous quittez déjà, s’étonna-t-il.

— Pourquoi pas, déclara Monsieur Isme le reprenant.

Monsieur Scapia flânait dans la salle. Il entendit des pas dans le couloir du Palais.

— Vous êtes encore là, dit Monsieur Mrozeck, surpris en le voyant.

— Je profite de l’atmosphère avant de partir et puis je voulais inviter Monsieur Grives, répondit Monsieur Scapia comme un enfant.

— C’est fort aimable, dit le retraité, mais je reste avec mon ancien collègue.

— Tant pis alors, dit Monsieur Scapia, un peu triste. Bonne soirée.

— Bonsoir, répondirent-ils l’un après l’autre.

— Monsieur Scapia entra dans le vestibule derrière le dais, et remarqua que son nom remplaçait déjà celui de Monsieur Grives sur son armoire. Son borsalino l’attendait d’ailleurs sur un banc comme un chartreux. Il leva les yeux et soupira. Il songea un instant à ses prédécesseurs et leur défi lui revint au visage. À nous deux ! se dit-il crânement.

Il descendit l’escalier des titans, voulut téléphoner pour éviter les journalistes et attendre Monsieur Grives dans la cour. Il regarda autour de lui avant de se raviser en baissant la tête.

Messieurs Grives et Isme sortirent au bout d’une dizaine de minutes. Ils ressemblaient à deux frères, aussi, Monsieur Scapia jugea-t-il préférable de ne pas les déranger et demanda qu’on lui ouvre la petite porte du canal adjacent.

Une gondole passa devant lui. Quelques journalistes le félicitèrent et lui demandèrent ses impressions. Il préféra garder ses réflexions et les chassa avec des réponses vagues. Il fit signe à une gondole. L’embarcation lui permit d’étendre ses jambes. L’eau battait en rythme autour de lui. Monsieur Scapia contempla sa ville en rentrant chez lui et la sympathie pour ses couleurs, formes et concitoyens, le gagnait lentement. Son histoire qu’il ne considérait jusqu’alors que lointainement le gaganit, tandis que les maisons filaient autour de lui. Pour la première fois depuis longtemps, il reconnut son appartenance à elle, et réciproquement. Il songea à ses deux confrères, dont les silhouettes étaient apparues devant lui.

Il paya et remercia le batelier. Sa famille ne rentrant pas tout de suite et l’envie de travailler, pour une fois, n’étant pas vraiment là. Il flânait dans sa maison et après avoir posé son panama sur son étagère. Il s’assit confortablement devant la grande fenêtre et ouvrit tranquillement le Palais bavard. Les opinions des économistes sur l’entretien des canaux et des fonctionnaires l’agacèrent fortement, les articles discutant de politique extérieure le firent réfléchir aux formes géographiques et politiques de sa ville.

La famille rentrerait bientôt. La vie reprendrait son cours.

 

 

 

 

 

II

 

 

 

Monsieur Jonathan Mendelssohn, attendait sur le puits de la place Corer, la sortie de l’église des Saint-Sauveur. Il faisait une température à laisser sa veste en velours brique chez lui. De temps à autre, un cirrus stagnait avant de disparaître sur les eaux du ciel. Il essayait de retrouver le nom d’un vin.

Quelle merveille... Doux… Frais… Léger… Une structure fine… délicate… aérienne… Un vrai baiser. Un nuage de soie. C’était un Bourgogne. C’était… C’était…

Il faillit tomber et son déséquilibre le réveilla. Il se redressa.

C’est pourtant bien vrai qu’il fait chaud, se dit-il, après s’être remis sur ses jambes d’un bond.

Les portes sont toujours lentes chez les catholiques. Mais qu’est-ce que je raconte...

Elles s’ouvraient lentement, effectivement. Des enfants s’en échappaient, couraient sur le parvis et finissaient dans la cour. Le prêtre, Antoine Carria, arriva bientôt, suivi d’un adolescent qui plaisantait sur le manque d’éclairage, avant de s’excuser et de courir vers ses parents. Lorsque le curé reconnut son ami, il lui fit signe de venir. Deux vieilles dames lui avouèrent ne pas avoir tout compris à son sermon.

« Cela viendra plus tard, rassura Monsieur Carria.

— Avec la grâce de Dieu, ajouta l’une d’elles, comme pour se rassurer.

— Avec la grâce de Dieu… répéta sa consœur.

— Mais où n’intervient-elle pas ? continua le prêtre amicalement. Les dames pouffèrent, s’excusèrent et partirent en trottinant.

— Bonjour, Nathan ! dit Monsieur Carria, content de retrouver son ami. Comment vas-tu ?

— Ça va. Et toi ?

— Ça va aussi, merci. Tu mets encore cette nippe ?

— Elle est très bien ma veste. Qu’est-ce tu lui reproches ?

— Qu’elle tombera en morceaux au prochain courant d’air, te laissant son bon souvenir et un bon rhume.

— Eh bien, je me consolerai avec ses années de bons et loyaux services. On me promet sa mort depuis tellement longtemps…

— Il faut que je me change.

— Je te suis. »

Ils entrèrent dans l’église en même temps qu’un vieil homme, qui les salua en passant.

« Les sons chez toi ressemblent à ceux de ma synagogue, dit Monsieur Mendelsohn, amusé.

— La présence de Dieu, mon ami, dit Monsieur Carria en se changeant derrière la porte de son armoire. La présence de Dieu…

— C’est vrai, qu’il est joueur, dit le rabbin.

— Je pensais au silence, en fait, dit Monsieur Carria.

— Leur ressemblance est-elle due au silence ? C’est vrai, que pour toi, le vieux est timide, remarqua le rabbin en se retournant.

— Que veux-tu ? On ne se refait pas, répondit Jonathan en fermant son armoire.

— Chacun reconnaît Dieu à son caractère, continua Benjamin.

— On peut y aller, dit le prêtre en fermant l’armoire. Il avait quitté sa chasuble jaune clair pour un costume beige.

— Je suis allé à Sainte-Lucie ce matin, dit-il. Les sœurs m’ont téléphoné avant Matines. Sœur Heller est morte durant la nuit.

— Pauvre Sœur Heller, murmura le rabbin en baissant la tête.

— Elle avait plus de quatre-vingt-dix ans, continua le prêtre. Sœur Claire poussait sa chaise roulante depuis plus de dix ans.

Les deux hommes sortirent, tandis que le diacre entra en les saluant. Le vieil homme priait encore.

— C’est Monsieur Delarbre, dit Monsieur Carria. Il vient chaque jour après la messe.

— Il reste longtemps, demanda le rabbin.

Parfois oui. Il préfère être seul, ce qui n’est pas toujours facile.

— Monsieur Zellsman aussi, dit le rabbin comme en écho. Cette piété me laisse toujours songeur. Pas toi ?

— Si, si, répondit le prêtre.

Le pont aux trois arches derrière eux, ils entrèrent Place des artisans, où la lumière des réverbères glissait dans les ruelles. Un tilleul légèrement excentré se reflétait dans la grisaille. On les reconnaissait quelques fois. On les invitait à souper. Encore quelques mètres et on les y vit marchant sur la petite rue des capucins et bientôt déjà place Lucie dans laquelle le puits central à cette heure ressemblait à un poing sortant de terre. Un homme en bleu de travail finissait de la repaver. Il les salua d’un bonjour machinal, fit glisser sa main sur la pierre, rangea son matériel et se redressa pour sortir de la rue.

— Monsieur Carria ! Monsieur Carria ! »

Monsieur Mendelssohn reconnut immédiatement la voix de Monsieur Daleiden, et préféra continuer la discussion avec son ami. Monsieur Daleiden, en costume trois-pièces, cravate noire et grosse fleur blanche à la boutonnière, marchait le souffle court derrière eux. Ses cheveux casquaient sa tête d’une griffe noire gominée. On le reconnaissait de loin, à cause de ses postures de statues équestres qui accentuaient sa grande taille.

« Monsieur Carria ! Monsieur Carria !

Le prêtre se retourna finalement, légèrement agacé. Le paveur continua son chemin à côté de Monsieur Mendelsohn.

— Bonsoir, dit Monsieur Daleiden en s’adressant à Monsieur Carria. Vous n’avez pas répondu à ma lettre.

— Je ne me souviens pas non plus avoir été présenté, répondit Monsieur Carria. De quoi s’agissait-il ?

— Daleinde, Damien Daleiden. Je vous demandais, si vous acceptiez d’entrer dans mon parti, enchaîna Monsieur Daleiden, comme si la réponse allait de soi.

— Mais Monsieur, je suis prêtre, dit Monsieur Carria simplement.

— Vous continueriez à recevoir, dit Monsieur Daleiden, rassurant.

— Et les personnes qui ne voudront ou ne pourront plus venir me voir, comment les connaîtrais-je ? enchaîna le prêtre.

— Vous refusez donc de nettoyer notre ville, dit Monsieur Daleiden agacé.

— Vous parlez de quoi, Monsieur, dit le prêtre en le regardant dans les yeux.

— Ne faites pas l’enfant. Vous savez bien que notre ville est infestée d’indésirables. Eh bien, nous nous proposons de lui rendre son éclat originel, déclara Monsieur Daleiden fièrement.

— Monsieur, vous parlez de quoi, répéta le prêtre.

Voyons, vous ne croyez quand même pas… Monsieur Daleiden éclata de rire, et, s’apercevant qu’il riait seul, cessa lentement.

— Comme au reste de la parole du Seigneur Christ, dit Monsieur Carria en souriant. »

Monsieur Daleiden, n’admettant pas qu’on lui refusa une faveur, chargea son regard sur Monsieur Mendelsohn.

« J’aurais dû m’en douter, lança-t-il en se retournant. »

Monsieur Mendelssohn croisa les bras.

« Que voulez-vous dire », demanda Monsieur Carria calmement.

— Vous me comprenez très bien, lança Monsieur Daleiden vexé.

Il quitta les deux hommes en faisant sonner ses pas sur le pavé. Monsieur Mendelssohn demanda en le regardant partir « Comment arrives-tu à parler à ce type. »

— Je suis prêtre, dit Monsieur Carria, tandis qu’ils continuaient à marcher.

Certes, mais quand même, continua le rabbin. Sais-tu qu’il nous jette des pierres avec sa bande ? Je les ai même vus bousculer Monsieur Baum. Le pauvre homme en tomba face contre terre. Certains d’entre eux piétinèrent même son chapeau.

— Cela ne me surprend pas, dit le prêtre en tournant rue Turgot.

— Et tu continues à lui parler, demanda le rabbin.

— Je le dois bien, dit le prêtre.

— Au moins ne les soutiens-tu pas. Du moins tel que je te connais, dit le rabbin.

— J’ai conduit récemment Madame Loiseau au commissariat pour porter plainte contre eux, dit le prêtre avec un sourire dans la voix.

— Et tu leur parles encore, répéta Monsieur Mendelssohn étonné.

— C’est ma profession. Mon engagement n’est pas celui qu’on voudrait parfois. Comme le tien, dit le prêtre.

La ville ressemblait à un cimetière dans lequel, la vie se réfugiait derrière ses grandes pierres tombales aux carreaux orange, jaune et blanc.

— Ça sonne comme le ménagement de la chèvre et du chou, dit Monsieur Mendelssohn.

Ils atteignirent déjà la rue de Rancière, et reconnurent les balcons drapés de stucs vers lesquels ils se rendaient habituellement.

— Mais nous devons avoir confiance, répondit Monsieur Carria en souriant. Confiance en notre Seigneur et la façon avec laquelle il s’adresse à nous.

Le bâtiment, qui occupait la quasi-totalité de la rue, montrait un grand belvédère derrière son canal et logeait la guilde des marchands et négociants en alcools, avec l’assemblée des sommeliers et des œnophiles. Ses briques rouges griffaient l’œil. Ses angles saillants souvent dire que l’architecte avait bâclé son travail. Elle ressemblait à un château-fort moderne et la lumière du premier étage faisait croire en une sorte de persistance nocturne au jour et diurne la nuit. Derrière ses fenêtres grandes comme des portes, on reconnaissait des tables de réunion.

Lorsque les deux amis y entrèrent dans l’émeraude de l’entrée, ils passèrent la corne d’abondance en or reposant sur son plateau d’argent avec ses cartes de visiteurs. La table en bois, où elle trônait sur une toile cerise, peinait à lui donner de l’intérêt aux habitués.

« J’appelle Sainte-Lucie, dit Monsieur Carria. Juste pour vérifier qu’elles n’ont besoin de rien.

— Dis-leur que nous les aiderions volontiers aussi, dit le rabbin amicalement. »

Monsieur Carria tourna vers le téléphone à droite, et Monsieur Mendelssohn vers le grand salon de gauche, où un petit homme en queue de pie rejoignit une petite dame en robe bouffante. Les meubles Second empire, bien qu’échangés quelques fois avec ceux des étages, revenaient toujours à leur place et donnaient à la couleur cognac des papiers peints, une impression d’immuabilité presque contraignante. Les motifs drapés et les lampes en bougies du lustre renforcèrent sa lourdeur.

Une autre dame en chemise à col lavallière blanc écru, pantalon et boléro marine, discutait avec un homme en costume trois-pièces, près d’une fenêtre au milieu de la pièce.

On s’était déjà compté sur les doigts d’une main, lorsque Monsieur Mendelssohn entrait. Bien entendu, d’autres en tenue avaient suivi depuis et, bien entendu, il n’y avait pas de gala. Pourquoi y aurait-il eu, d’ailleurs ? C’était simplement une soirée comme les autres avec ses grands vins et d’alcools fins. C’était une soirée comme les autres avec ses conventions, durant laquelle on se saluait en voulant impressionner autour de soi. Bref, c’était une soirée comme les autres, dans laquelle plus personne ne manquait et où tout le monde s’amusait.

Monsieur Mendelssohn écrira dans son journal, que Monsieur Carria faisait bien de rester en costume d’enterrement, et décrit Madame Moelleux buvant un verre d’eau et Monsieur Kavalier jouant avec le pan droit de sa veste. Les rires de Monsieur Kavalier couvraient par instant, comme un gong, les tintinnabule de Madame Moelleux.

— Mais c’est Nathan ! Barbara, Nathan est arrivé ! Benjamin ne doit pas être loin.

Jonathan les rejoignit et s’assit avec Barbara autour d’une table basse.

— Vous buvez quelque chose ? Rothschild nous a envoyé des Lafites, dit Henri avec enthousiasme.

— Je boirai aussi volontiers un vin moins cher, dit Jonathan pour le calmer.

— Cependant, comme vous n’avez rien contre celui-là. Vous la boirez donc avec nous, répondit Henri avant de sortir une nouvelle bouteille.

— Je suis venu à sept heures et il était déjà là, dit Barbara.

— Je ne mérite pas tant d’égard, s’amusa Jonathan. Vous savez bien. Il aurait manqué l’arrivage Rotschild pour rien au monde.

— J’ai appris les insultes et les dégradations contre vous et votre synagogue, dit Barbara gravement. C’est un scandale. Un véritable scandale.

— Que voulez-vous ? C’est une maladie à l’heure actuelle. Elle rôde et éclate par moment. Nous avons porté plainte, dit Jonathan, faisant mine de ne pas trop y songer.

— C’est bien, dit Barbara. C’est vraiment très bien. Il ne faut rien laisser passer.

— La police a arrêté les fautifs. Le reste ne tardera pas, dit le rabbin calmement.

— C’est rassurant, dit Madame Moelleux. Ils ont pénétré dans nos locaux aussi. Nous avons porté plainte également.

— Allons ! Joignez-vous à nous, demanda Henri pour changer de sujet.

— Je finis mon verre. Cette eau a été tirée de nos canaux, dit Barbara. C’est un plaisir de chaque gorgée.

— Il faut être connaisseur pour l’apprécier, dit Henri en regardant la tulipe de Madame Moelleux. Du moins n’en trouve-t-on pas beaucoup ailleurs.

— Voilà enfin Benjamin, dit Barbara, réjouie.

La soirée était comble. Une femme boitant du pied gauche s’appuyait à son bras droit. Sa robe bleu fumée accentuait la finesse de sa taille et la bombe de ses seins. Elle devait être neuve et contrastait avec les vêtements autour d’elle. Monsieur Carria l’aida à s’asseoir à une table autour de laquelle trois hommes en costumes noirs discutaient en buvant un Puy La Rose. Elle embrasse le plus jeune en remercia Monsieur Carria, qui, une fois qu’elle se fut installée, continua vers le groupe d’amis.

« Bonsoir, cher ami. Tenez. On ne vous oublie pas, dit Henri en lui tendant un verre.

— Oh ! La soirée commence bien, dit Benjamin. Il fit un geste négatif à Monsieur Mendelssohn.

— Mon frère vous a appelé, dit Henri en sentant les arômes du vin.

— Oui. Il y a quelques jours, dit Jonathan.

— Il tient à ce que ce soit vous, dit Henri avec une gravité exagérée.

— J’en suis flatté, dit Jonathan.

— Eh oui ! C’est tombé comme un couperet. Monsieur mon frère se marie. Cela arrive à tout le monde. Même à lui, continua Henri en regardant son vin à la lumière. Enfin, rassurez-vous, pas tout le monde. Sauf à moi. Bien évidemment.

— N’exagérez rien, dit Barbara.

— Mais qui voudrait d’un vieux chameau comme moi, dit Henri en se forçant à rire.

— Avec une situation, dit Jonathan.

— Une agréable compagnie, ajouta Barbara.

— Sans parler du reste, continua Jonathan.

— Comme tout le monde, conclut Henri. Allons ! Un toast ! À Louis ! Qui aurait pensé cette montagne avec une sirène. À Louis ! Il but une gorgée, tandis que Madame Moelleux finit son verre. Il lui en servit un autre immédiatement après.

— Vous les marierez donc ? lança-t-il en se forçant. Vous savez, où vous vous avancez.

— L’Église ne s’opposera jamais à l’amour, dit Jonathan.

Espérons-le ! Surtout pour vous, cher ami, surtout pour vous ! »

Il tomba sur sa chaise et huma à nouveau le vin.

C’est une grâce, les enfants. C’est une grâce. Mûre, fruit noir, velours, volupté. Une grâce…

« Je suis chargé des vins, dit Henri, se forçant à rire.

— Tu devrais être content, dit Barbara. »