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Exploration des souterrains de l'âme humaine, sorte de descente aux enfers progressive très fortement inspirée par le roman "gothique", Le Trou de l'enfer débute entre 1810 et 1851 à Heidelberg. Dans des décors mystérieux et sinistres - châteaux en ruines, forêts impénétrables, portes dérobées... - Dumas met en scène le monstrueux frère de sang d'Edmond Dantès, une sorte de Monte-Cristo du Mal normé Samuel Gelb. Ce héros qui suscite à la fois fascination et répulsion, animé par une incommensurable volonté de puissance, nietzschéen avant la lettre, qui veut mener à la ruine tous ceux qui l'entourent - Julius, son demi-frère, Christiane, la femme de Julius, et la chevrière Gretchen - ne s'attaque pas seulement aux hommes, mais à Dieu, bien entendu...
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Seitenzahl: 485
Veröffentlichungsjahr: 2019
Quels étaient les deux cavaliers égarés parmi les ravines et les roches de l’Odenwald, pendant la nuit du 18 mai 1810, c’est ce que n’auraient pu dire à quatre pas de distance leurs plus intimes amis, tant l’obscurité était profonde. En vain eût-on cherché au ciel un rayon de lune, un scintillement d’étoiles : le ciel était plus sombre que la terre, et les gros nuages qui roulaient à sa surface semblaient un océan renversé et menaçant le monde d’un nouveau déluge.
Une masse confuse qui se mouvait aux flancs d’une masse immobile, voilà tout ce que l’œil le plus exercé aux ténèbres eût pu distinguer des deux cavaliers. Par instants un hennissement d’effroi se mêlant au sifflement de la rafale dans les sapins, une poignée d’étincelles arrachées par le fer des chevaux buttant aux cailloux, c’était tout ce qu’on voyait et tout ce qu’on entendait des deux compagnons de route.
L’orage devenait de plus en plus imminent. De grands tourbillons de poussière aveuglaient les voyageurs et leurs montures. Quand l’ouragan passait ainsi, les branches se tordaient et grinçaient ; des hurlements plaintifs couraient au fond de la vallée, puis semblaient, bondissant de rocher en rocher, escalader la montagne chancelante et comme prête à crouler ; – et, à chaque fois qu’une pareille trombe montait de la terre au ciel, les rocs ébranlés sortaient de leurs alvéoles de granit et roulaient avec fracas dans les précipices ; et les arbres séculaires, déracinés, s’arrachaient à leur base, et, comme des plongeurs désespérés, se lançaient la tête la première dans l’abîme.
Rien de plus terrible que la destruction dans l’obscurité, rien de plus effrayant que le bruit dans l’ombre. Quand le regard ne peut calculer le danger, le danger grandit démesurément, et l’imagination épouvantée brandit au-delà des limites du possible.
Tout à coup le vent cessa, les rumeurs s’éteignirent, tout se tut, tout resta immobile ; la création haletante attendait l’orage.
Au milieu de ce silence, une voix se fit entendre, c’était celle de l’un des deux cavaliers :
– Pardieu ! Samuel, disait-il, il faut avouer que tu as eu une malencontreuse idée de nous faire quitter Erbach à cette heure et par ce temps. Nous étions dans une auberge excellente, et comme nous n’en avions pas rencontré peut-être depuis huit jours que nous avons quitté Francfort. Tu avais le choix entre ton lit et la tempête, entre une bouteille d’excellent hochheim et un vent près duquel le siroco et le simoun sont des zéphyrs, et tu prends la tempête et le vent !... Holà ! Sturm ! interrompit le jeune homme, pour maintenir son cheval qui faisait un écart, holà !... Encore, continua-t-il, si nous allions à quelque charmant rendez-vous, où nous dussions trouver tout à la fois et le lever de l’aube, et le sourire d’une bien-aimée ! Mais la maîtresse que nous allons rejoindre, c’est une vieille pédante qu’on appelle l’Université d’Heidelberg. Le rendez-vous qui nous attend, c’est probablement un duel à mort. En tout cas, nous ne sommes convoqués que pour le 20. Oh ! plus j’y pense, plus je trouve que nous sommes de véritables fous de ne pas être restés là-bas, clos et couverts. Mais je suis ainsi fait ; je te cède toujours ; tu vas devant, et je te suis.
– Plains-toi donc de me suivre ! répondit Samuel avec un accent quelque peu ironique, quand c’est moi qui éclaire ton chemin. Si je n’avais pas marché devant toi, tu te serais déjà brisé dix fois le cou en roulant du haut en bas de la montagne. Allons, rends la main, et assure-toi sur tes étriers ; voilà un sapin qui barre la route.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel on entendit l’un après l’autre le double bondissement de deux chevaux.
– Houp ! fit Samuel. Puis, se retournant vers son compagnon :
– Eh bien ! dit-il, mon pauvre Julius ?
– Eh bien ! dit Julius, je continue à me plaindre de ton entêtement, et j’ai raison : au lieu de suivre le chemin qu’on nous indique, c’est-à-dire de côtoyer la petite rivière de Mumling, qui nous aurait conduits directement au Neckar, tu prends un chemin de traverse, prétendant que tu connais le pays, quand tu n’y es jamais venu, j’en suis sûr. Moi, je voulais prendre un guide. – Un guide ! pourquoi faire ? Bah ! je connais le chemin. – Oui, tu le connais si bien, que nous voilà perdus dans la montagne, ne sachant plus où est le nord, où est le midi, ne pouvant avancer ni reculer. Et maintenant nous en avons jusqu’au matin à recevoir la pluie qui se prépare, et quelle pluie !... Tiens, voilà les premières gouttes... Ris donc, toi qui ris de tout, à ce que tu prétends, du moins.
– Et pourquoi ne rirais-je pas ? dit Samuel. N’est-ce pas une chose risible que d’entendre un grand garçon de vingt ans, un étudiant d’Heidelberg, se plaindre comme une bergère qui n’a pas rentré à temps son troupeau ? Rire ! le beau mérite qu’il y aurait là ! Je vais faire mieux que de rire, mon cher Julius, je vais chanter.
Et, en effet, le jeune homme se mit à chanter d’une voix rauque et vibrante le premier couplet de nous ne savons quel chant bizarre, sans doute improvisé, et qui tirait au moins son mérite de la situation.
Je me moque de la pluie !
Rhume de cerveau du ciel,
Qu’es-tu près des pleurs de fiel
D’un cœur profond qui s’ennuie ?
Comme Samuel achevait le dernier mot de sa strophe et la dernière note de son air, un immense éclair déchira d’un bout à l’autre de l’horizon le voile de nuages tendu sur la surface du ciel par la main de la tempête, et éclaira d’une lueur splendide et sinistre le groupe des deux cavaliers.
Tous deux paraissaient avoir le même âge, c’est-à-dire être âgés de dix-neuf à vingt et un ans ; mais là se bornait la ressemblance.
L’un, qui devait être Julius, élégant, blond, pâle, avec des yeux bleus, était d’une taille moyenne, mais admirablement prise. On eût dit Faust adolescent.
L’autre, qui devait être Samuel, grand et maigre avec son œil gris changeant, avec sa bouche mince et railleuse, avec ses cheveux et ses sourcils noirs, avec son front haut, son nez saillant et pointu, semblait le portrait vivant de Méphistophélès.
Tous deux étaient vêtus d’une redingote courte, de couleur foncée, serrée à la taille par une ceinture de cuir. Un pantalon collant, des bottes molles et une casquette blanche avec une chaînette complétaient le costume.
Comme l’avaient indiqué quelques mots de Julius, tous deux étaient étudiants.
Surpris et ébloui par l’éclair, Julius tressaillit et ferma les yeux. Samuel, au contraire, releva la tête et croisa un regard tranquille avec la foudre.
Puis tout retomba dans une obscurité profonde.
L’éclair n’était pas complètement effacé encore, qu’un violent coup de tonnerre retentit et alla rouler d’échos en échos dans les profondeurs de la montagne.
– Mon cher Samuel, dit Julius, je crois que nous ferions prudemment de nous arrêter. Notre marche pourrait attirer la foudre.
Pour toute réponse, Samuel poussa un éclat de rire et enfonça ses deux éperons dans les flancs de son cheval, qui partit au galop, faisant jaillir les étincelles et voler les cailloux, tandis que le cavalier chantait :
Je me moque de l’éclair !
Feu d’allumette chimique,
Vaux-tu donc, zigzag comique,
Le feu d’un regard amer ?
Il fit ainsi une centaine de pas, puis, tournant bride brusquement, il revint au galop sur Julius.
– Au nom du ciel ! s’écria celui-ci, tiens-toi donc tranquille, Samuel. À quoi bon cette bravade ? Est-ce le moment de chanter ? Prends garde que Dieu n’accepte ton défi !
Un second coup de tonnerre, plus terrible et plus retentissant encore que le premier, éclata droit sur leurs têtes.
– Troisième couplet ! dit Samuel. Je suis un chasseur privilégié : le ciel accompagne ma chanson, et le tonnerre fait la ritournelle.
Puis, de même que la foudre avait grondé plus haut, Samuel chanta d’une voix plus forte :
Je me moque du tonnerre !
Accès de toux de l’été,
Qu’es-tu près du cri jeté
Par l’amour qui désespère ?
Et, comme le tonnerre était cette fois en retard :
– Allons donc, le refrain ! dit-il en regardant le ciel ; tonnerre, tu manques la mesure !
Mais, à défaut du tonnerre, la pluie répondait à l’appel de Samuel, et commençait à tomber par torrents. Bientôt les éclairs et les coups de tonnerre n’eurent plus besoin d’être provoqués et se succédèrent sans interruption. Julius éprouvait cette sorte d’inquiétude dont le plus brave ne peut se défendre devant la toute-puissance des éléments : la petitesse de l’homme dans la colère de la nature lui serrait le cœur. Samuel, au contraire, rayonnait. Une joie fauve jaillissait de ses yeux ; il se dressait sur les étriers ; il agitait sa casquette, comme si, voyant que le danger le fuyait, il eût voulu l’appeler à lui ; joyeux de sentir ses tempes fouettées par ses cheveux humides, riant, chantant, heureux.
– Que disais-tu donc tout à l’heure, Julius ? s’écria-t-il comme dans l’inspiration d’un dithyrambe étrange ; tu voulais rester à Erbach ? tu voulais manquer cette nuit ? Tu ne sais donc pas ce qu’il y a de sauvage volupté à galoper dans une trombe, mon cher ? C’est parce que j’espérais ce temps que je t’ai emmené. J’ai eu les nerfs agacés et malades tout le jour, mais voilà qui me guérit. Hurrah pour l’ouragan ! Comment diable ne sens-tu pas cette fête ! Est-ce que cette tempête du ciel ne va pas bien à ces pics et à ces précipices, à ces fondrières et à ces ruines ? As-tu quatre-vingts ans, pour vouloir que tout soit immobile et mort comme ton cœur ? Tu as tes passions, si calme que tu sois. Eh bien ! laisse donc les éléments avoir les leurs. Moi, je suis jeune ; j’ai ma vingtième année qui chante au fond de mon cœur, une bouteille de vin qui bout dans mon cerveau, et j’aime le tonnerre. Le roi Lear appelait la tempête sa fille ; moi je l’appelle ma sœur. Ne crains rien pour nous, Julius. Je ne ris pas de la foudre, je ris avec la foudre. Je ne la dédaigne pas, je l’aime. L’orage et moi nous sommes deux amis. Il ne voudrait pas me faire de mal, je lui ressemble. Les hommes le croient malfaisant ; ce sont des niais ! L’orage est nécessaire. C’est l’instant de faire un peu de science. Cette puissante électricité qui gronde et qui flamboie ne tue et ne détruit çà et là que pour accroître la somme de la vie végétale et animale. Moi aussi je suis un homme-orage. C’est l’instant de faire un peu de philosophie. Moi non plus je n’hésiterais pas à passer par le mal pour arriver au bien, à employer la mort pour produire la vie. Toute la question est qu’une pensée supérieure anime ces actes extrêmes et justifie le moyen meurtrier par la fécondité du résultat.
– Tais-toi, tu te calomnies, Samuel.
– Tu me dis Samuel comme tu dirais : Samiel ! Enfant superstitieux ! Parce que nous chevauchons dans le décor du Freyschütz, t’imagines-tu que je suis le diable, Satan, Belzébut ou Méphistophélès, et que je vais me métamorphoser en chat noir ou en barbet ? Oh ! oh ! qu’est-ce que ceci ?
Cette exclamation était arrachée à Samuel par un mouvement brusque de son cheval, qui venait de se rejeter tout effrayé sur celui de Julius.
La route offrait un danger sans doute. Le jeune homme, se penchant du côté où s’était offert le danger, attendit un éclair. Il n’eut pas longtemps à attendre. Le ciel se fendit ; une lame de feu courut d’un horizon à l’autre, et illumina le paysage.
La route était échancrée par un abîme béant, l’éclair était allé s’éteindre aux parois d’un gouffre, dont il n’avait point permis aux regards des deux jeunes gens de sonder la profondeur.
– Voilà un fameux trou ! dit Samuel en forçant son cheval à se rapprocher du précipice.
– Mais prends donc garde ! s’écria Julius.
– Ma foi ! il faut que je voie cela de près, dit Samuel.
Et, descendant de cheval, il jeta la bride au bras de Julius, et s’approcha curieusement du gouffre sur lequel il se pencha.
Mais, comme son regard ne pouvait percer l’obscurité, il poussa un quartier de granit qui roula dans le précipice.
Il écouta et n’entendit rien.
– Bon ! dit-il, il faut que mon pavé soit tombé sur la terre molle, car il n’a pas fait le moindre bruit.
Il achevait de parler lorsqu’un large clapotement résonna dans la sombre profondeur.
– Ah ! l’abîme est profond, dit Samuel. Qui diable me dira comment on appelle ce grand trou ?
– Le Trou de l’Enfer ! répondit de l’autre côté de l’abîme une voix claire et grave.
– Qui donc me répond là-bas ? s’écria Samuel avec étonnement sinon avec effroi, je ne vois personne !
Un nouvel éclair brilla dans le ciel, et, sur le chemin opposé de la fondrière, les deux jeunes gens entrevirent une apparition bizarre.
Une jeune fille, debout, les cheveux épars, les jambes et les bras nus, avec un capuchon noir gonflé par le vent s’arrondissant au-dessus de sa tête, avec un jupon court de couleur rougeâtre, rougi encore par l’éclair, belle d’une beauté étrange et sauvage, ayant à côté d’elle une bête cornue qu’elle retenait par une corde.
Telle était la vision qui apparut aux deux jeunes gens à l’autre bord du Trou de l’Enfer.
L’éclair s’effaça et la vision avec lui.
– As-tu vu, Samuel ? demanda Julius assez peu rassuré.
– Parbleu ! vu et entendu.
– Sais-tu que, s’il était permis à des hommes intelligents de croire aux sorcières, il ne tiendrait qu’à nous de penser que nous venons d’en voir une ?
– Mais, s’écria Samuel, c’en est une, j’espère bien ! tu as vu que rien ne lui manque, pas même le bouc. En tout cas, la sorcière est jolie : Hé ! la petite ! cria-t-il.
Et il écouta comme lorsqu’il avait fait rouler la pierre dans le gouffre. Mais rien non plus ne répondit cette fois.
– Par le Trou de l’Enfer ! dit Samuel, je n’en aurai pas le démenti.
Reprenant la bride de son cheval, il sauta en selle, et d’un seul bond et sans écouter les avertissements de Julius, il fit en galopant le tour du précipice. En un instant il fut à l’endroit où la vision avait apparu ; mais il eut beau chercher, il ne vit plus rien : ni la fille ni la bête, ni la sorcière ni le bouc.
Samuel n’était pas homme à se satisfaire ainsi : il sonda le précipice, fouilla les ronces et les buissons, éclaira sa route, alla et revint. Mais, enfin, Julius le suppliant de renoncer à cette inutile perquisition, Samuel rejoignit son camarade, maussade et mécontent : c’était un de ces esprits tenaces, qui ont l’habitude d’aller au bout de toute voie, au fond de toute chose, et chez lesquels le doute produit, non pas la rêverie, mais l’irritation.
Ils se remirent en route.
Les éclairs les dirigeaient un peu et leur faisaient d’ailleurs un magnifique spectacle. Par intervalles, la forêt s’empourprait au haut de la montagne et au fond de la ravine, et le fleuve prenait à leurs pieds la pâleur mortelle de l’acier.
Julius ne disait plus rien depuis un quart d’heure, et Samuel raillait tout seul les derniers éclats du tonnerre mourant, quand tout à coup Julius arrêta son cheval, et s’écria :
– Ah ! voici notre affaire.
Et il montra à Samuel un burg ruiné qui se dressait à leur droite.
– Cette ruine ? dit Samuel.
– Oui, elle aura bien un coin où nous abriter. Nous y attendrons que l’orage passe, ou du moins que la pluie cesse.
– Oui, et nos habits nous sécheront sur le dos, et nous attraperons quelque bonne fluxion de poitrine à rester ainsi humides et immobiles ! N’importe ! voyons ce que c’est que ce burg.
En quelques pas ils atteignirent le pied de la ruine ; mais il n’était pas facile d’y entrer. Le château, abandonné par les hommes, avait été envahi par les broussailles. L’entrée était obstruée par ces plantes et par ces arbustes amis des murs écroulés. Samuel lança son cheval à travers tout, ajoutant à la morsure de l’éperon la piqûre des épines.
Le cheval de Julius suivit, et les deux amis se trouvèrent dans l’intérieur du château, si toutefois les mots de château et d’intérieur peuvent s’appliquer à des débris écroulés et ouverts de toutes parts.
– Oh ! oh ! c’est pour nous abriter que tu nous amènes ici ? dit Samuel en levant la tête ; il me semble qu’il faudrait d’abord, pour en arriver là, qu’il y eût un toit ou un plafond : malheureusement, les toits et les plafonds sont absents.
En effet, de ce château, autrefois puissant et glorieux peut-être, le temps avait fait un squelette misérable ; des quatre murs, il n’en restait plus que trois, et encore étaient-ils éventrés par leurs fenêtres démesurément agrandies ; le quatrième était tombé jusqu’à la dernière pierre.
Le pied des chevaux buttait à chaque pas ; des racines soulevaient et trouaient par endroits le dallage crevassé, comme si la végétation, enterrée depuis trois cents ans, était parvenue, par un long travail à travers les siècles, à percer, de ses doigts obstinés et noueux, la pierre de son cachot.
Les trois murs s’inclinaient et se relevaient sous le souffle de la rafale. Toutes sortes d’oiseaux nocturnes tourbillonnaient dans cette salle ouverte, accueillant chaque haleine de l’ouragan et chaque grondement du tonnerre par d’horribles cris, au milieu desquels dominaient les hurlements de l’orfraie, dont la voix ressemble au cri d’un homme qu’on assassine.
Samuel examinait tout avec cette façon d’examiner qui lui était particulière.
– Bon ! dit-il à Julius, s’il te plaît d’attendre ici le matin, la chose me plaît aussi. On y est à merveille, presque aussi bien qu’en plein air, et l’on a, en outre, cet avantage que le vent s’engouffre ici bien plus furieusement. Nous sommes, à proprement parler, dans l’entonnoir de l’orage. Et puis ces corbeaux et ces chauve-souris, peste ! ne sont point un agrément à dédaigner. Ce gîte me convient. Eh ! tiens ! vois cette chouette, l’oiseau du philosophe, elle fixe sur nous ses yeux de braise ; ne la trouves-tu pas la plus gracieuse du monde ? Sans compter que nous pourrons dire que nous avons galopé dans une salle à manger.
Et ce disant, Samuel piqua des deux et lança son cheval du côté où le mur manquait ; mais à peine eut-il fait dix pas que le cheval se cabra si violemment, en pivotant sur lui-même, que sa tête donna en plein dans le visage de Samuel.
En même temps, une voix cria :
– Arrêtez ! le Neckar !
Samuel pencha la tête.
Il était suspendu à cinquante mètres au-dessus du fleuve béant. En pivotant, les deux pieds de devant du cheval avaient décrit un demi-cercle dans le vide.
La montagne, à cet endroit, était coupée à pic ; le burg avait été bâti sur l’abîme, qui faisait une partie de la force de sa position. Des feuillages grimpants couraient comme une guirlande, attachés aux aspérités du granit, de sorte que le vieux burg, déraciné par les siècles et plongeant dans le précipice, où il était prêt à rouler, semblait n’être retenu que par un mince feston de lierre.
Un pas de plus, c’était la mort du cavalier et du cheval.
Aussi le cheval, la crinière hérissée, les naseaux fumants, la bouche écumante, tressaillait-il de tous ses muscles, tremblait-il de tous ses membres.
Mais, quant à Samuel, calme, ou plutôt sceptique comme d’habitude, le danger qu’il venait de courir ne lui inspira qu’une réflexion :
– Tiens ! la même voix ! dit-il
Dans la voix qui avait crié : « Arrêtez ! » Samuel avait reconnu la voix de la jeune fille qui lui avait nommé déjà le Trou de l’Enfer.
– Oh ! cette fois, s’écria Samuel, fusses-tu ce que je t’accuse d’être, c’est-à-dire sorcière à la troisième puissance, je mettrai la main sur toi.
Et il lança son cheval vers le côté d’où était venue la voix.
Mais, cette fois encore, il eut beau chercher, l’éclair eut beau luire, il ne trouva, il ne vit personne.
– Allons, allons, Samuel ! dit Julius, qui, maintenant, n’était pas fâché de sortir de ces ruines, pleines de croassements, de trappes et de précipices ; allons, en route ! assez de temps perdu comme cela !
Samuel le suivit en regardant autour de lui, avec un dépit que l’obscurité lui permettait de dissimuler.
Ils retrouvèrent la route et continuèrent leur chemin : Julius, sérieux et silencieux ; Samuel, riant et jurant comme un bandit de Schiller.
Une découverte rendit quelque espoir à Julius. En sortant du burg, il découvrit un sentier qui, par une pente assez douce quoique un peu dégradée, descendait vers la rivière. Sans doute ce sentier praticable, et qui paraissait pratiqué, conduisait à quelque village, ou du moins à quelque habitation.
Mais au bout d’une demi-heure ils n’avaient encore rencontré que la rivière, dont ils côtoyaient la rive escarpée et dont ils remontaient le cours bruyant. De gîte quelconque, il n’en était pas question.
Pendant tout ce temps, la pluie tombait avec la même violence. Les habits des deux compagnons étaient traversés ; les chevaux étaient épuisés de fatigue. Julius n’en pouvait plus ; Samuel lui-même commença à perdre de sa verve.
– Par Satan ! s’écria-t-il, la chose tourne au fade, voilà plus de dix minutes que nous n’avons eu ni un éclair ni un roulement de foudre. Ceci devient une averse toute pure. En vérité, c’est une mauvaise plaisanterie du ciel. Je voulais bien d’une émotion terrible, mais non d’un ennui ridicule. L’ouragan se moque de moi à son tour : je le défie de me foudroyer, il m’enrhume.
Julius ne répondait pas.
– Ma foi ! dit Samuel, j’ai bien envie d’essayer d’une évocation.
Et d’une voix haute et solennelle il ajouta :
– Au nom du Trou de l’Enfer, d’où nous t’avons vu sortir ! au nom du bouc, ton meilleur ami ! au nom des corbeaux, des chauves-souris et des chouettes qui ont abondé sur notre route, depuis ta bienheureuse rencontre ! gentille sorcière, qui m’as déjà parlé deux fois, je t’adjure ! Au nom du Trou, du bouc, des corbeaux, des chauves-souris et des chouettes, parais ! parais ! parais ! et dis-nous si nous sommes près de quelque habitation humaine.
– Si vous vous étiez égarés, dit dans l’ombre la voix claire de la jeune fille, je vous aurais avertis. Vous êtes dans le vrai chemin ; suivez-le pendant dix minutes encore, et vous trouverez à votre droite, derrière un massif de tilleuls, une maison hospitalière. Au revoir !
Samuel leva la tête du côté d’où venait la voix, et il aperçut une espèce d’ombre qui paraissait voltiger à dix pieds au-dessus de sa tête, courant aux flancs de la montagne.
Il sentit instinctivement qu’elle allait disparaître.
– Arrête ! lui cria Samuel, j’ai encore quelque chose à te demander.
– Quoi ? fit-elle en s’arrêtant à la pointe d’un roc, dont la grêle extrémité était telle qu’elle paraissait trop étroite pour qu’un pied, fût-ce un pied de sorcière, pût s’y poser.
Il regarda par où il pouvait monter jusqu’à elle ; mais le sentier où marchaient les deux cavaliers était creusé dans le roc. C’était un sentier d’hommes ; celui que suivait la sorcière était un sentier de chèvres.
Voyant qu’il ne pouvait arriver à la jolie fille avec les jambes de son cheval, il voulut y arriver au moins par la voix.
Se retournant vers son ami :
– Eh bien ! mon cher Julius, lui dit-il, je t’énumérais, il y a une heure, les harmonies de cette nuit : la tempête, mes vingt ans, le vin du vieux fleuve, et, grêle et tonnerre ! j’oubliais l’amour ! l’amour, qui contient toutes les autres, l’amour, la vraie jeunesse, l’amour, le vrai orage, l’amour, la vraie ivresse.
Puis, faisant faire un bond à son cheval pour se rapprocher de la jeune fille :
– Je t’aime ! lui dit-il, charmante sorcière. Aime-moi à ton tour, et, si tu veux, nous aurons une belle noce. Oui, tout de suite. Quand les reines se marient, on fait jaillir l’eau des fontaines et l’on tire des coups de canon. Nous, à notre mariage, Dieu verse la pluie et tire des coups de tonnerre. Je vois bien que c’est un vrai bouc que tu tiens là, et je te prends pour une sorcière, mais je te prends. Je te donne mon âme, donne-moi ta beauté !
– Vous êtes un impie envers Dieu et un ingrat envers moi, dit la jeune fille en disparaissant.
Samuel essaya encore une fois de la suivre, mais décidément la côte était infranchissable.
– Allons, allons, viens, dit Julius.
– Et où veux-tu que j’aille ? dit Samuel de mauvaise humeur.
– Mais à la maison qu’elle nous a indiquée.
– Bon ! tu y crois ? reprit Samuel. Et si cette maison existe, qui te dit que ce n’est pas un coupe-gorge où l’honnête personne a mission d’attirer les voyageurs attardés ?
– Tu as entendu ce qu’elle t’a dit, Samuel ? Ingrat envers elle, impie envers Dieu.
– Allons, puisque tu le veux, dit le jeune homme. Je ne crois pas, mais si cela peut te faire plaisir, je puis faire semblant de croire.
– Tiens, méchant esprit ! reprit Julius après dix minutes de chemin.
Et il montrait à son ami le bouquet de tilleuls indiqué par la jeune fille. Une lumière brillant à travers les branches indiquait qu’une maison s’élevait derrière les arbres. Tous les deux s’engagèrent sous les tilleuls et arrivèrent à la grille de la maison.
Julius porta la main à la sonnette.
– Tu sonnes au coupe-gorge ? dit Samuel.
Julius ne répondit pas et sonna.
– Je te parie, dit Samuel en posant sa main sur le bras du jeune homme, je te parie que c’est la fille au bouc qui va venir nous ouvrir.
La première porte s’ouvrit et une forme humaine, portant une lanterne sourde, s’avança vers la grille où sonnait Julius.
– Qui que vous soyez, dit Julius à la personne qui s’approchait, considérez le temps et la situation où nous sommes ; voilà plus de quatre heures que nous marchons par les précipices et les torrents ; donnez-nous asile pour la nuit.
– Entrez, dit une voix connue des jeunes gens.
C’était celle de la jeune fille du chemin du burg ruiné et du Trou de l’Enfer.
– Tu vois, dit Samuel à Julius, qui ne put se défendre d’un tressaillement.
– Quelle est cette maison ? demanda Julius.
– Eh bien ! n’entrez-vous point, messieurs ? demanda la jeune fille.
– Si fait, pardieu ! dit Samuel. J’entrerais en enfer, pourvu que la portière fût jolie !
Le lendemain matin, lorsque Julius se réveilla dans un excellent lit, il fut quelque temps à comprendre où il était.
Il ouvrit les yeux. Un gai rayon de soleil, se glissant à travers les ouvertures d’un volet, gambadait allégrement, tout chargé d’atomes vivaces, sur un parquet de bois blanc et bien lavé. Un joyeux concert d’oiseaux complétait la lumière par la mélodie.
Julius sauta à bas de son lit. Une robe de chambre et des pantoufles lui avaient été préparées ; il les mit et alla vers la fenêtre.
À peine eut-il ouvert la fenêtre et poussé le volet, que ce fut dans la chambre comme une invasion de chants, de rayons et de parfums. L’appartement donnait sur un ravissant jardin plein de fleurs et plein d’oiseaux. Au-delà du jardin, la vallée du Neckar, traversée et vivifiée par le fleuve. Au lointain, pour horizon, les montagnes.
Et sur tout cela, le ciel rayonnant d’une belle matinée de mai. Et au milieu de tout cela, cette vie qui circule dans l’air au printemps de l’année.
L’orage avait balayé jusqu’au dernier nuage. La voûte du firmament était tout entière de ce bleu calme et profond qui donne une idée de ce que doit être le sourire de Dieu.
Julius éprouvait une indéfinissable sensation de fraîcheur et de bien-être. Le jardin, renouvelé et fertilisé par cette nuit de pluie, débordait de sève. Les moineaux, les fauvettes et les chardonnerets, célébrant leur joie d’avoir échappé à la tempête, faisaient de chaque branche un orchestre. Les gouttes de pluie, que le soleil allumait pour les sécher, faisaient de chaque brin d’herbe une émeraude.
Une vigne grimpait lestement à la croisée, et tâchait d’entrer dans la chambre pour faire à Julius une visite d’amitié.
Mais tout à coup vigne, oiseaux, rosée dans l’herbe, chants dans les feuilles, montagnes au lointain, splendeurs au ciel, Julius ne vit plus rien et n’entendit plus rien.
Une voix jeune et pure venait de monter à son oreille. Il s’était penché, et, à l’ombre d’un chèvrefeuille, il avait aperçu le plus charmant groupe qui se puisse rêver.
Une jeune fille de quinze ans à peine tenait sur ses genoux un petit garçon d’à peu près cinq ans et lui apprenait à lire.
La jeune fille était tout ce qu’il y a de plus gracieux au monde. Des yeux bleus qui révélaient la douceur et l’intelligence, des cheveux blonds comme l’or pâle semés sur la tête en telle profusion que le cou semblait trop délicat pour les porter, une adorable pureté de lignes, ce sont là des mots qui ne sauraient rendre la lumineuse créature apparue à Julius. Ce qui dominait en elle surtout, c’était la jeunesse. Toute sa personne était comme une ode à l’innocence, un hymne à la limpidité, une strophe au printemps. Il y avait une inexprimable harmonie entre cette jeune fille et cette matinée, entre le regard qui rayonnait à travers ses cils et la rosée qui brillait dans l’herbe.
C’était le cadre et le tableau.
Ce qu’elle possédait surtout, c’était la grâce. Mais sa grâce n’avait rien de grêle, et tout en elle respirait la vie et la santé.
Elle était vêtue à l’allemande : un corsage blanc et juste serrait sa taille ; une robe, blanche aussi, festonnée au bas, et assez courte pour laisser voir un joli pied jusqu’à la cheville, descendait le long de ses hanches et l’inondait d’un flot transparent.
Le petit garçon qu’elle tenait sur ses genoux, rose et frais sous ses boucles cendrées, prenait sa leçon de lecture d’un air extrêmement attentif et grave. Il nommait, en les suivant du doigt sur le livre, les lettres moyennes de l’alphabet, beaucoup plus grosses que son doigt. Quand il avait nommé une lettre, il relevait avec inquiétude la tête vers sa maîtresse pour voir s’il ne s’était pas trompé. S’il avait mal dit, elle le reprenait et il recommençait. S’il avait dit juste, elle souriait et il continuait.
Julius ne pouvait se rassasier de cette scène charmante. Ce divin groupe dans ce divin lieu, cette voix de l’enfant dans ce babillage des oiseaux, cette beauté de la jeune fille dans cette beauté de la nature, ce printemps de la vie dans cette vie du printemps, faisaient un tel contraste avec les violentes impressions de la nuit, qu’il se sentit pris d’attendrissement et s’absorba dans sa contemplation délicieuse.
Il en sortit brusquement en sentant une tête toucher la sienne. C’était Samuel qui venait d’entrer dans la chambre, et qui s’était approché sur la pointe du pied pour voir ce que Julius regardait avec tant d’attention.
Julius, d’un geste suppliant, l’avertit de ne pas faire de bruit. Mais Samuel, fort peu sentimental, ne tint nul compte de la prière, et, comme la vigne le gênait pour voir, il l’écarta de la main.
Le froissement des feuilles fit lever la tête à la jeune fille, qui rougit légèrement. Le petit garçon regarda aussi la fenêtre, et, voyant les étrangers, négligea son livre. Il se trompa de nom à presque toutes les lettres. La jeune fille parut s’impatienter un peu, plus peut-être de la gêne de ces regards que des bévues de l’enfant ; puis, au bout d’une minute, elle ferma le livre sans affectation, mit son écolier à terre, se leva, passa sous la fenêtre de Julius, rendit aux jeunes gens le salut qu’ils lui adressaient, et rentra dans la maison avec l’enfant.
Julius, dépité, se tourna vers Samuel.
– Tu avais bien besoin de l’effaroucher ! dit-il.
– Oui, je comprends, dit Samuel railleur, l’épervier a fait peur à l’alouette. Mais, sois tranquille, ces oiseaux-là sont tous apprivoisés et reviennent toujours. Ah çà, tu n’as pas été assassiné cette nuit ? À s’en rapporter aux apparences, ce coupe-gorge est assez habitable. Je vois que ta chambre n’est pas inférieure à la mienne. Tu as même de plus que moi l’histoire de Tobie en gravures.
– Il me semble que j’ai rêvé, dit Julius. Voyons, repassons les événements de cette nuit ; c’est bien la jolie fille au vilain bouc qui nous a ouvert, n’est-ce- pas ? Elle nous a, d’un signe mystérieux, recommandé le silence ; elle nous a montré l’écurie pour nos chevaux ; puis, entrant devant nous dans la maison, elle nous a conduits au second étage, à ces deux chambres contiguës ; elle a allumé cette lampe ; elle a fait une révérence ; et, sans avoir prononcé une syllabe, elle a lestement disparu. Tu m’as semblé, Samuel, presque aussi stupéfait que moi. Cependant, tu voulais la poursuivre, je t’ai retenu, et nous avons pris le parti de nous coucher et de dormir. Est-ce bien cela ?
– Tes souvenirs, dit Samuel, sont de la plus exacte, et probablement de la plus simple réalité. Et je gage que maintenant tu me pardonnes de t’avoir emmené de l’auberge hier soir. Calomnieras-tu encore l’orage ? Avais-je tort de te dire que le mal produisait le bien ? Le tonnerre et la pluie nous ont déjà procuré deux chambres très convenablement meublées, le spectacle d’un admirable paysage et la connaissance d’une jeune fille exquise que nous ne pouvons nous dispenser d’aimer pour être polis, et qui ne peut se dispenser de nous le rendre pour être hospitalière.
– Encore des blasphèmes ! dit Julius.
Samuel allait répondre par quelque raillerie, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit, et une vieille servante entra, apportant aux deux compagnons, avec leurs habits séchés et nettoyés, du pain et du lait pour déjeuner.
Julius la remercia et lui demanda chez qui ils étaient. La vieille répondit qu’ils étaient au presbytère de Landeck, chez le pasteur Schreiber.
Et comme la bonne femme paraissait loquace, elle compléta d’elle-même, tout en rangeant par la chambre, ses informations : La femme du pasteur était morte il y avait quinze ans, en accouchant de mademoiselle Christiane. Puis, le pasteur avait encore perdu, il y avait trois ans, sa fille aînée, appelée Marguerite. Et, à présent, il restait seul avec sa fille, mademoiselle Christiane, et son petit-fils Lothario, l’enfant de Marguerite.
Dans ce moment le digne pasteur venait de partir, avec Christiane, pour le village, où ses devoirs religieux l’appelaient au temple. Mais il rentrerait pour midi, c’est-à-dire à l’heure du dîner, et il verrait ses hôtes.
– Mais, dit Samuel, qui est-ce donc qui nous a introduits hier ?
– Ah ! répondit la servante, c’est Gretchen.
– Bon ; maintenant expliquez-nous ce que c’est que Gretchen ?
– Gretchen ? la chevrière donc.
– La chevrière ! dit Julius. Voilà qui explique bien des choses en général, et le bouc en particulier. Et où est-elle maintenant ?
– Oh ! elle est retournée à sa montagne. L’hiver, ou quand le temps devient par trop impétueux l’été, elle ne peut passer la nuit dans sa cabane de planches et elle vient coucher à la cure, où elle a sa chambre à côté de la mienne, mais elle n’y demeure pas longtemps. C’est une drôle de créature. Elle étouffe entre des murailles ; il lui faut de l’air comme à ses bêtes.
– Mais de quel droit nous a-t-elle installés ici ? demanda Julius.
– Ce n’est pas en vertu d’un droit, mais d’un devoir, répondit la servante ; et M. le pasteur lui recommande, tous les jours où il la voit, de lui amener chaque voyageur fatigué ou égaré qu’elle rencontrera, attendu qu’il n’y a pas d’auberge dans le pays, et qu’il dit que la maison du prêtre est la maison de Dieu, et la maison de Dieu est la maison de tous.
La vieille sortit. Les jeunes gens déjeunèrent, s’habillèrent, et descendirent au jardin.
– Promenons-nous jusqu’au dîner, dit Samuel.
– Non, répliqua Julius ; je suis fatigué.
Et il alla s’asseoir sur un banc ombragé par un chèvrefeuille.
– Fatigué ! dit Samuel. Tu sors de ton lit.
Mais aussitôt il éclata de rire :
– Ah ! oui, je comprends ; c’est le banc où s’était assise Christiane. Ah ! mon pauvre Julius ! déjà !
Julius se leva, tout décontenancé.
– Au fait, reprit-il, autant marcher. Nous aurons tout le temps d’être assis. Visitons le jardin.
Et il se mit à parler des fleurs et du dessin des allées, comme s’il avait hâte de détourner la conversation du sujet où l’avait mise Samuel, c’est-à-dire du banc et de la fille du pasteur. Il ne savait pas pourquoi, mais le nom de Christiane, dans la bouche moqueuse de Samuel, commençait à lui être désagréable.
Ils marchèrent ainsi pendant une bonne heure. Au bout du jardin, il y avait le verger. Mais à ce moment de l’année, le verger était aussi un jardin. Les pommiers et les pêchers n’étaient encore que d’immenses bouquets de fleurs blanches et roses.
– À quoi penses-tu ? dit subitement Samuel à Julius qui, depuis un moment, rêvait et ne soufflait mot.
Nous n’osons affirmer que Julius fut d’une entière sincérité en répondant, mais enfin il répondit : « À mon père. »
– À ton père ! Et à propos de quoi penses-tu à ce savant illustre, je te prie ?
– Eh ! mais à propos de ce qu’il n’aura peut-être pas de fils demain à pareille heure.
– Oh ! mon cher, ne faisons pas d’avance nos testaments, hein ? dit Samuel. Je courrai demain, je crois, les mêmes dangers que toi, pour le moins. Mais il sera temps d’y penser demain. Tu ne sais pas à quel point l’imagination émousse la volonté. Là est l’infériorité des esprits supérieurs vis-à-vis des imbéciles. Pour ce qui est de nous, ne l’acceptons pas.
– Sois tranquille ! reprit Julius. Ma volonté, pas plus que mon courage, ne faiblira demain devant le péril.
– Je n’en doute pas, Julius. Mais quitte donc alors ton air morose. Aussi bien, voici, je crois, le pasteur et sa fille qui reviennent. Tiens ! tiens ! mais il me semble que ton sourire te revient avec eux. Est-ce qu’il était allé aussi au temple ?
– Méchant esprit, dit Julius.
Le pasteur et Christiane rentraient en effet. Christiane s’achemina directement du côté de la maison ; le pasteur se hâta vers ses hôtes.
Le pasteur Schreiber avait la ferme et loyale physionomie d’un prêtre allemand habitué à pratiquer ce qu’il prêche. C’était un homme de quarante-cinq ans à peu près, par conséquent jeune encore. Son visage portait l’empreinte d’une bonté mélancolique et grave. La gravité lui venait de sa fonction ; la mélancolie de la mort de sa femme et de sa fille. On sentait qu’il ne s’était pas consolé, et l’ombre incessante du regret humain luttait sur son front avec la clarté consolatrice des espérances chrétiennes.
Il tendit la main aux jeunes gens, s’inquiéta de la manière dont ils avaient dormi et les remercia d’avoir bien voulu frapper à sa porte.
Un instant après, la cloche sonna le dîner.
– Allons rejoindre ma fille, messieurs, dit le pasteur. Je vous montre le chemin.
– Il ne nous demande pas nos noms, souffla tout bas Samuel à Julius. Inutile dès lors de les lui dire. Le tien est peut-être trop éclatant pour la modestie de la petite, et le mien trop hébraïque pour la piété du bonhomme.
– Soit, dit Julius, donnons-nous des airs de prince et faisons de l’incognito.
Ils entrèrent dans la salle à manger où ils retrouvèrent Christiane et son neveu. Christiane salua les deux jeunes gens avec grâce et timidité.
On s’assit à une table carrée, simplement mais abondamment servie ; – le pasteur entre les deux amis, Christiane vis-à-vis de lui, et séparée de Julius par l’enfant.
Le repas fut d’abord assez silencieux. Julius, embarrassé devant Christiane, se taisait. Christiane paraissait ne s’occuper que du petit Lothario, qu’elle semblait soigner comme une jeune mère, et qui l’appelait sa sœur. La conversation ne fut donc à peu près soutenue que par le pasteur et Samuel. Le pasteur était heureux de recevoir des étudiants.
– Et moi aussi j’ai été studiosus, dit-il. La vie des étudiants était joyeuse alors.
– Elle est un peu plus dramatique maintenant, dit Samuel en regardant Julius.
– Ah ! continua le pasteur, ce fut bien là le meilleur temps de ma vie. Depuis, j’ai payé assez cher le bonheur de ces commencements. J’espérais en la vie alors. Maintenant c’est tout le contraire. Oh ! je ne dis pas cela pour vous attrister, mes jeunes hôtes ; je dis cela presque gaiement, vous voyez. Et je souhaite, en tout cas, que la terre me garde encore jusqu’à ce que j’aie vu ma Christiane heureuse dans la maison de ses aïeux...
–Mon père !... interrompit Christiane d’un ton de tendre reproche.
– Tu as raison, ma sagesse blonde, dit le pasteur, parlons d’autre chose. Sais-tu que, grâce à Dieu, l’ouragan de cette nuit a respecté presque toutes mes chères plantes.
–Vous êtes botaniste, monsieur ? demanda Samuel.
– Un peu, répondit avec quelque fierté le pasteur. Le seriez-vous aussi, monsieur ?
–À mes heures, reprit négligemment le jeune homme.
Puis, laissant le pasteur s’engager sur ses études favorites, Samuel tout à coup démasqua, pour ainsi dire, des connaissances profondes et hardies, s’amusa à stupéfier le digne homme par ses aperçus nouveaux et ses idées imprévues, enfin, sans se départir de sa manière polie, froide et un peu moqueuse, et sans avoir l’air d’y vouloir toucher, mit en déroute, par la supériorité de sa science véritable, l’érudition un peu superficielle et surtout un peu surannée du pasteur.
Pendant ce temps, Julius et Christiane, qui étaient restés muets jusque-là, s’observant seulement à la dérobée, commençaient à s’apprivoiser un peu.
Lothario servit d’abord entre eux de lien. Julius n’osait pas encore parler lui-même à Christiane, mais il faisait à l’enfant des questions auxquelles Lothario ne pouvait répondre. Alors l’enfant interrogeait Christiane, qui répondait à Lothario et à Julius. Et Julius se sentait tout heureux de ce que la pensée de la jeune fille prenait, pour arriver à lui, l’intermédiaire de cette bouche pure et aimée.
Au dessert, grâce à cette rapidité et à cette facilité d’expansion qui est le charme suprême de l’enfant, ils étaient déjà bons amis tous trois.
Aussi, quand on se leva pour prendre le café dans le jardin, sous l’ombrage, Julius eut un serrement de cœur et un froncement de sourcil en voyant Samuel s’approcher d’eux, et venir troubler leur commencement de douce intimité. Le pasteur avait voulu aller chercher lui-même de la vieille eau-de-vie de France.
Ce n’était pas par défaut de hardiesse qu’il péchait, lui, ce grand et sardonique Samuel, et Julius s’indignait du regard tranquille et fat qu’il laissait reposer sur cette ravissante Christiane en lui disant :
– Nous avons à vous demander pardon, mademoiselle, pour avoir sottement dérangé, ce matin, la leçon que vous donniez à votre petit neveu.
– Oh ! dit-elle, j’avais fini.
– Je n’ai pu retenir une exclamation. Figurez-vous que, vu son accoutrement, son bouc et les éclairs, nous n’avions pas été loin de prendre la fille qui nous a introduits hier ici pour une sorcière. Nous nous endormons dans cette idée, et, le matin, en ouvrant notre fenêtre, nous trouvons le bouc métamorphosé en adorable enfant, et la sorcière...
– C’était moi ! dit Christiane avec une moue joyeuse et un peu railleuse aussi vivement.
Et, se retournant vers Julius, qui affectait une mine réservée :
– Est-ce que vous aussi, monsieur, vous m’avez prise pour une sorcière ? demanda-t-elle.
– Eh ! mais, dit Julius, ce n’est pas naturel d’être si jolie.
Christiane, qui avait souri au mot de Samuel, rougit au mot de Julius.
Intimidé d’en avoir tant dit, Julius se hâta de revenir à l’enfant.
– Lothario, veux-tu que nous t’emmenions à l’Université ? dit-il.
– Sœur, demanda Lothario à Christiane, qu’est-ce que c’est que l’Université ?
– C’est ce qui est censé vous apprendre tout, mon enfant, dit avec enjouement le pasteur qui revenait.
L’enfant se tourna gravement vers Julius :
– Je n’ai pas besoin d’aller avec vous, puisque j’ai ma sœur pour Université. Christiane sait tout, monsieur : elle sait lire, écrire et le français, et la musique, et l’italien. Je ne la quitterai jamais, jamais de ma vie.
– Hélas ! vous êtes plus heureux que nous, mon petit homme, dit Samuel : car voici pour nous l’heure de repartir, Julius.
– Comment ! s’écria le pasteur, vous ne me donnez pas au moins cette journée ! vous ne souperez pas avec nous !
– Mille grâces ! reprit Samuel ; mais notre présence à Heidelberg, ce soir, est indispensable.
– Allons ! il n’y a pas de cours et pas d’appel le soir.
– Non, mais c’est un devoir plus sérieux encore qui nous réclame, Julius le sait bien.
– Transigeons, dit le pasteur. Heidelberg n’est qu’à sept ou huit milles de Landeck. Vous pouvez toujours bien, pour faire reposer vos chevaux et laisser tomber la chaleur du jour, partir seulement à quatre heures. Vous serez encore à la ville avant la nuit close, je vous en réponds.
– Impossible. Avec la nécessité qui nous appelle là-bas, nous avons plutôt besoin d’être en avance ; n’est-ce pas, Julius ?
– Vraiment ?... murmura à demi-voix Christiane en levant sur Julius son charmant regard bleu.
Julius, qui s’était tu jusque-là, ne résista pas à la douce interrogation.
– Voyons, Samuel, dit-il, ne mécontentons pas la bonne grâce de nos excellents hôtes. Nous pouvons partir à quatre heures précises.
Samuel embrassa de son méchant regard Julius et la jeune fille.
– Tu le veux ? soit donc ! dit-il à Julius avec un sourire narquois.
– À la bonne heure ! s’écria le pasteur, et voici maintenant le programme de la journée : Je vais, d’ici à trois heures, vous montrer mes collections et mon jardin, messieurs. Puis, nous irons, les enfants et moi, vous faire la conduite jusqu’au carrefour de Neckarsteinach. J’ai un adroit et vigoureux garçon qui vous y amènera vos chevaux. Vous verrez ! la route, qui vous a paru si horrible dans la nuit et l’orage, est ravissante au soleil. Et nous rencontrerons sans doute par là votre prétendue sorcière. Aussi bien, elle l’est un peu, en réalité, mais le plus chrétiennement du monde ; c’est une chaste et sainte enfant.
– Ah ! je serais aise de la revoir aussi au jour, reprit Samuel. – Allons à vos herbiers, monsieur, dit-il au pasteur en se levant.
Et, en passant près de Julius, il lui glissa à l’oreille :
– Je vais occuper le père et l’entamer sur Tournefort et Linnée. Suis-je assez dévoué ?
Il accapara, en effet, le pasteur, et Julius fut seul quelques instants avec Christiane et Lothario. Maintenant ils étaient plus à l’aise l’un près de l’autre ; ils se hasardaient à se regarder et à se parler.
L’impression que Christiane avait faite sur Julius, le matin, se gravait en lui de plus en plus profonde. Rien de frais et de vivant comme ce doux visage où se lisaient à livre ouvert toutes les sérénités virginales. Le regard de Christiane était pur comme l’eau de source, et laissait voir au fond un cœur charmant et solide. Beauté et bonté, c’était une nature toute transparente comme ce jour de mai.
La présence de Lothario faisait à la fois l’innocence et la liberté du doux entretien. Christiane montra à Julius ses fleurs, ses abeilles, sa basse-cour, sa musique, ses livres, – c’est-à-dire toute sa vie calme et simple. Puis elle lui parla un peu de lui-même.
– Comment, lui dit-elle une fois, comment vous, qui paraissez si paisible et si doux, pouvez-vous avoir un ami si moqueur et si hautain ?
Elle s’était bien aperçue que Samuel raillait en dessous la bonhomie de son père, et elle l’avait pris tout de suite en antipathie.
Julius pensa que la Marguerite de Gœthe dit de Méphistophélès quelque chose d’à peu près semblable dans la délicieuse scène du jardin. Mais il en était déjà à trouver que la Marguerite de Faust n’était pas comparable à sa Christiane. À mesure qu’ils causaient, il remarquait que la naïveté et la grâce de la jeune fille recouvraient un fond de raison et de fermeté qu’elle devait sans doute à la tristesse d’une enfance sans mère. Sous l’enfant il y avait déjà la femme.
Ils ne purent retenir l’un et l’autre un naïf mouvement de surprise quand le pasteur et Samuel, revenant à eux, leur apprirent qu’il était trois heures et qu’il fallait se mettre en route.
Cinq heures sont toujours cinq minutes à l’heureuse et oublieuse horloge des premiers battements du cœur.
Méfiance des fleurs et des plantes à l’endroit de Samuel
Il fallait donc se mettre en route. Mais, enfin on avait encore une heure à passer ensemble.
En y songeant, Julius était joyeux. Il comptait, pendant le chemin, continuer avec Christiane la conversation commencée ; mais il n’en fut point ainsi. Christiane sentait instinctivement qu’elle ne devait pas trop se rapprocher de Julius. Elle prit le bras de son père qui continuait son entretien avec Samuel. Julius devint triste et marcha derrière eux.
Ils montèrent une côte charmante à travers un charmant bois où les rayons de soleil riaient dans une ombre transparente. La sérénité de l’après-midi était fêtée par les notes amoureuses du rossignol.
Julius, nous l’avons dit, se tenait à l’écart, déjà fâché contre Christiane.
Il essaya d’un moyen :
– Lothario, viens donc voir, dit-il au gracieux enfant qui marchait auprès de Christiane, pendu à sa main et faisant trois pas pour un.
Lothario accourut vers son vieil ami de deux heures. Julius lui montra une demoiselle qui venait de se poser sur un buisson, svelte, frissonnante, splendide. L’enfant poussa un cri de joie.
– Quel dommage, dit Julius, que Christiane ne la voie pas !
– Sœur, cria Lothario, viens vite !
Et comme Christiane ne venait pas, sentant bien que ce n’était pas l’enfant qui l’appelait, Lothario courut à elle, la tira par sa robe, la contraignit de quitter le bras de son père, et l’amena triomphant voir les belles ailes.
La demoiselle était partie, – mais Christiane était venue.
– Tu m’as appelée pour rien, dit Christiane ; et elle retourna vers son père.
Julius recommença plusieurs fois ce manège. Il faisait admirer à Lothario tous les papillons et toutes les fleurs de la route, regrettant toujours que Christiane ne fût pas là pour jouir aussi de leur beauté. À chaque occasion Lothario se mettait immédiatement à aller chercher Christiane, et il fallait bien qu’elle vînt, tant il insistait. Julius abusa ainsi de l’enfant pour dérober à la jeune fille quelques secondes de tête-à-tête à trois. Il réussit aussi à lui faire accepter, par les petites mains de Lothario, son innocent complice, une magnifique églantine rose toute fraîche épanouie.
Mais Christiane retournait toujours rejoindre son père.
Elle ne pouvait cependant savoir mauvais gré à Julius de son désir et de sa persévérance : ne fallait-il pas, la douce jeune fille, qu’elle luttât contre son propre cœur pour ne pas rester ?
– Écoutez, lui dit-elle, la dernière fois, d’un ton d’enfant qui le ravit ; écoutez, je serais vraiment impolie en ne causant qu’avec vous, et mon père s’étonnerait si je n’étais jamais près de lui et de votre camarade. Mais vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas ? Nous irons encore nous promener avec mon père et Lothario ; et tenez, si vous voulez, nous visiterons le Trou de l’Enfer et les ruines du château d’Eberbach ; – des sites superbes, monsieur Julius, que vous n’avez pas pu voir pendant la nuit, que vous aurez plaisir à voir le jour, et, cette fois, en route, nous causerons, je vous le promets.
Ils arrivèrent au carrefour. Les chevaux que devait amener le petit domestique de M. Schreiber ne les avaient pas rejoints encore.
– Faisons quelques pas de ce côté, dit le pasteur, et nous trouverons peut-être Gretchen à sa cabane.
On aperçut bientôt, en effet, la petite chevrière. Sa cabane était à mi-côte, abritée par le rocher. Autour de Gretchen, une douzaine de chèvres paissaient, remuantes, défiantes, accrochées partout où il y avait un trou, et n’aimant que les herbes des fondrières ; de vraies chèvres de Virgile enfin, – suspendues au roc et broutant le cytise amer.
Au grand jour, Gretchen était plus étrange et plus jolie encore qu’à la lueur des éclairs. Une flamme sombre illuminait ses yeux noirs. Ses cheveux, noirs comme ses yeux, s’entremêlaient de fleurs bizarres. En ce moment, elle était accroupie, le menton dans la main, et comme en proie à une préoccupation absorbante. Dans sa posture, dans sa coiffure, dans son regard, elle avait beaucoup de la bohémienne, un peu de la folle.
Christiane et le pasteur vinrent à elle. Elle sembla ne pas les voir.
– Eh bien ! dit le pasteur, qu’est-ce que cela, Gretchen ? Je passe et tu n’accours pas comme à l’ordinaire ? Tu ne veux donc pas que je te remercie des hôtes que tu m’as amenés hier soir ?
Gretchen ne se leva pas et soupira. Puis, d’une voix triste :
– Vous faites bien, dit-elle, de me remercier aujourd’hui ; vous ne me remercierez peut-être pas demain.
Samuel jeta sur la chevrière un coup d’œil de sarcasme.
– Il paraît que tu te repens de nous avoir amenés ? dit-il.
– Vous surtout, répondit-elle. Mais lui non plus, reprit-elle en regardant Christiane d’un air de douloureuse affection, lui non plus n’a pas apporté le bonheur...
– Et où as-tu vu cela ? demanda Samuel en ricanant toujours.
– Dans la belladone et le trèfle desséché.
– Ah ! dit Samuel au pasteur, Gretchen aussi fait de la botanique ?
– Oui, répondit le père de Christiane ; elle a la prétention de lire dans les plantes le présent et l’avenir.
– Je crois, dit gravement la chevrière, que les herbes et les fleurs, n’ayant pas fait de mal comme en ont fait les hommes, sont plus dignes que nous que Dieu leur parle. À cause de leur innocence, elles savent tout. Moi, j’ai vécu beaucoup avec elles, et elles ont fini par me dire quelques-uns de leurs secrets.
Et Gretchen retomba dans sa distraction morne. Néanmoins, tout absorbée qu’elle parût, elle poursuivit, de façon à être entendue de tous, comme si elle eût été seule et qu’elle se fût parlé à elle-même :
– Oui, c’est le mauvais sort que j’ai introduit sous le toit qui m’est cher. Le pasteur a sauvé ma mère, Dieu veuille que je n’aie pas perdu sa fille. Ma mère errait sur les routes disant la bonne aventure, me portant sur son dos, sans mari et sans religion, sans personne sur la terre ni au ciel. Le pasteur l’a recueillie, l’a nourrie, l’a enseignée. Grâce à lui, elle est morte en chrétienne. Eh bien ! ma mère, tu vois, celui qui a donné un paradis à ton âme et du pain à ta fille, moi je l’ai remercié en amenant chez lui des hommes de malheur. Misérable ingrate que je suis ! J’aurais dû les deviner à la manière dont je les rencontrais. J’aurais dû me défier d’après ce que je leur entendais dire. L’orage les a apportés, et ils ont apporté l’orage.
– Mais calme-toi donc, Gretchen, dit Christiane d’un air un peu fâché. En vérité, tu n’es pas raisonnable aujourd’hui. As-tu la fièvre ?
– Mon enfant, dit le pasteur, tu as tort, je te l’ai dit bien des fois, de vouloir toujours vivre ainsi seule.
– Seule, non pas ! Dieu est avec moi, reprit Gretchen.
Et elle appuya sa tête dans ses deux mains avec une sorte d’abattement égaré.
Puis, continuant :
– Ce qui doit arriver arrivera, dit-elle. Ce n’est pas lui, avec sa bonté confiante, ce n’est pas elle, avec son cœur de colombe, ce n’est pas moi, avec mes bras maigres, qui pourrons écarter la destinée. Devant le démon, nous serons aussi faibles à nous trois que le serait le petit Lothario. Et je ne suis pas celle à qui il doit être le moins funeste. Ah ! il vaudrait mieux ne pas prévoir ce qu’on ne peut empêcher. Savoir ne sert qu’à souffrir.
En achevant ces mots, elle se leva brusquement, jeta sur les deux étrangers un regard farouche, et rentra dans sa cabane.
– Pauvre petite ! dit le pasteur. Elle deviendra certainement folle, si elle ne l’est déjà.
– Elle vous a effrayée, mademoiselle ? demanda Julius à Christiane.
– Non, elle m’a émue. Elle est dans ses rêves, répondit la jeune fille.
– Moi, je la trouve très charmante et très amusante, dit Samuel, qu’elle rêve ou qu’elle veille, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit, que le soleil brille ou que l’orage gronde.
Pauvre Gretchen ! les habitants de la cure la traitaient comme les Troyens traitaient Cassandre.
Un bruit de pas arracha les promeneurs aux émotions de diverses natures que leur avait causées cette scène singulière. C’étaient les chevaux qui arrivaient.
Où l’on va de la joie au bruit, ce qui, pour quelques-uns, diffère
L’instant de la séparation était venu. Il fallait se dire adieu. Le pasteur fit renouveler à Julius et à Samuel leur promesse de revenir au presbytère dès qu’ils pourraient avoir un jour de liberté.
– On n’étudie pas le dimanche, hasarda Christiane ; et, sur cette observation, il fut convenu que les deux jeunes gens reviendraient dès le dimanche suivant : cela ne faisait que trois jours pleins d’absence.
Quand les étudiants furent en selle, Julius regarda Christiane avec des yeux qui tâchaient de ne pas être tristes.
Et son regard s’arrêtait en même temps avec envie sur l’églantine qu’il lui avait fait donner par Lothario, et qu’il eût bien voulu reprendre, maintenant qu’elle l’avait portée.
Mais elle avait l’air de n’y pas faire attention ; seulement, elle lui dit, toute souriante, la main étendue vers lui :
– À dimanche, bien sûr ?
– Oh ! oui, certes, répondit-il d’un ton qui fit sourire la jeune fille et rire Samuel. À moins donc qu’il ne m’arrive malheur, ajouta-t-il à demi-voix.
Mais, si bas qu’il eut parlé, Christiane entendit.
– Quel malheur peut-il vous arriver en trois jours ? demanda-t-elle toute pâlissante.
– Qui sait ! dit Julius, moitié riant, moitié sérieux. Mais voulez-vous que j’échappe à tous ces périls ? Cela vous est bien facile, à vous qui êtes un ange. Vous n’avez qu’à prier Dieu un peu pour moi. Tenez, demain, par exemple, au prêche.
– Demain ! au prêche ! répéta Christiane frappée. Vous entendez ce que demande M. Julius, mon père ?
– Je t’ai toujours habituée à prier pour nos hôtes, ma fille, dit le pasteur.
– Me voici donc invulnérable, dit Julius. Avec la prière d’un séraphin, il ne me manque plus que le talisman d’une fée.
Il regardait toujours l’églantine.
– Allons, reprit Samuel, il est grand temps de partir, fût-ce pour ces périls innocents. Est-ce que tous les hommes ne courent pas tous les jours des dangers auxquels ils échappent ? D’ailleurs, je suis là, moi, que Gretchen prend, je crois, un peu pour le diable, et le diable peut beaucoup dans les affaires humaines. Et après tout, bah ! le vrai but des mortels n’est-il pas de mourir ?
– Mourir ! s’écria Christiane retrouvant la parole. Oh ! oui, monsieur Julius, je prierai pour vous, quoique je pense que vous ne soyez pas en danger de mort.
– Allons, adieu, adieu, dit Samuel avec impatience ; partons, Julius, partons.
– Adieu, mon grand ami, cria Lothario.
– Voyons, dit Christiane, ne donnes-tu pas à ton grand ami ta fleur comme souvenir ?
Et elle rendit à l’enfant l’églantine.
– Mais, je suis trop petit, s’écria Lothario, tendant vainement la main.
Alors Christiane éleva l’enfant dans ses bras et l’approcha du cheval de Julius, et Julius prit l’églantine.
Fut-ce seulement de la main de Lothario ?
– Merci et adieu ! s’écria-t-il tout ému.
Et, saluant une dernière fois de la main Christiane et son père, il éperonna son cheval, comme pour lui faire emporter son émotion, et partit au grand trot.
Samuel en fit autant. Une minute après, les deux amis étaient déjà loin.
Mais, à cinquante pas environ, Julius s’était retourné et avait vu Christiane qui, se retournant aussi, lui adressait un dernier geste d’adieu.
Pour tous deux, ce départ était déjà une séparation, et chacun sentait qu’il laissait à l’autre quelque chose de lui-même.