Légendes corréziennes - Ligaran - E-Book

Légendes corréziennes E-Book

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Extrait : "Treignac, petite ville de la Corrèze, entre Limoges et Tulle, s'allonge sur les bords de la Vézère, au milieu d'un troupeau de montagnes pelées, arrondies et confusément groupées, qui font penser à celles du Psalmiste, et semblent bondir encore du mouvement qui les forma. C'est un pays stérile, où la pauvreté du sol rend peu fructueux les efforts de la culture, mais d'une poésie charmante."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Le vieux David

Treignac, petite ville de la Corrèze, entre Limoges et Tulle, s’allonge sur les bords de la Vézère, au milieu d’un troupeau de montagnes pelées, arrondies et confusément groupées, qui font penser à celles du Psalmiste, et semblent bondir encore du mouvement qui les forma.

C’est un pays stérile, où la pauvreté du sol rend peu fructueux les efforts de la culture, mais d’une poésie charmante. On y trouvera longtemps encore, peut-être toujours, ces recoins sauvages, où la grande déesse de l’art, la belle nature, se livre à ses fantaisies. D’énormes amas de roches, qui défient le niveau et narguent la bêche et la charrue, servent d’abri à des mondes d’insectes, de plantes, de ronces échevelées, d’oiseaux et de petites fleurs, qui vivent là joyeusement, dans une paix profonde.

Je fis la découverte de ce pays, l’automne dernier, en allant visiter un de mes amis d’enfance, dont Treignac est la patrie. Notre maison était située près du vieux château ; en face, d’autres hauteurs, couronnées d’arbres et de maisons ; quelques pointes sauvages ; à nos pieds, la Vézère, large et limpide, ornée d’un moulin, et qui déployait ses plus beaux méandres.

Beaucoup passent au milieu des champs sans connaître ceux qui les habitent, et s’extasient sur la nature en méprisant l’homme. Pour moi, il n’en est point ainsi ; plus que la chose, l’être qui pense et qui aime, tout fruste qu’il soit, a sa poésie et sa profondeur. Le paysan corrézien, avec son œil vif, son accentuation énergique, son air observateur et souvent narquois ; la Corrézienne, au type méridional, aux yeux brillants, au front austèrement ceint d’un bandeau, qui le couronne, en cachant la chevelure ; cette race douce, ignorante et forte, chez qui la pensée sommeille à l’état de rêve, m’inspiraient une curiosité pleine d’intérêt. Souvent, j’allais dans la campagne m’asseoir au seuil de quelque chaumière, ou dans un comité de bergères effarouchées ; quelquefois, debout près d’un paysan courbé sur sa bêche, je m’efforçais d’apprivoiser sa défiance et sa réserve, et d’amener sur ses lèvres ce qu’il avait dans l’esprit.

Je finis par gagner l’intimité d’une de nos voisines, qu’on appelait la Chambelaude, et qui, depuis midi jusqu’au crépuscule, se tenait assise à sa porte, filant sa quenouille et tournant son fuseau. C’était une femme de soixante ans. Elle avait de l’aplomb et de l’intelligence, beaucoup de bienveillance et de simplicité. Moins défiante que les autres, elle comprit vite ce que je voulais, et m’allant quérir un escabeau, qu’elle posa près du sien :

– Vous êtes donc curieux des choses de chez nous ? dit-elle. Et comment ça se peut-il, vous qui savez tant de choses que nous ne connaissons point ?

– Hélas ! lui dis-je, plus nous apprenons, moins nous savons, et il nous faut revenir sans cesse au commencement des choses et à leur fin, sans pouvoir parvenir à en rien connaître.

La Chambelaude parut étonnée ; elle me répondit avec une sorte de pitié maternelle :

– C’est pourtant bien simple : ce qui se voit, c’est notre monde à nous autres ; ce qui ne se voit pas, c’est le monde à Dieu, aux anciens de cette terre, et à tous ceux qui n’ont point de corps sensible. Si donc une chose se fait dont on ne voit point l’auteur, vous êtes sûr qu’elle vient de là ; car le bâton ne frappe pas tout seul, il faut une main qui le tienne. Eh bien, si vous en avez si peu long dans votre savoir, je puis bien vous raconter quelques histoires de chez nous, simples et de bon sens. Ici, voyez-vous, tout notre souci, c’est l’amour quand nous sommes jeunes, et puis après, le gain par le travail pour élever nos enfants et nous reposer dans notre vieillesse. Au milieu de ça, nous avons nos songeries ; mais ce ne sont point, comme les vôtres, des songeries creuses, et assez de gens ont aperçu…

– Qu’est-ce qu’ils ont aperçu ? demandai-je ?

Elle montra de la main les quatre points de l’horizon, puis le ciel, et frappa du pied la terre :

– Ce qui habite là, tout autour de nous, croyez-vous donc que tout ça soit vide ? Levez seulement cette petite pierre, et vous verrez quelque chose grouiller dessous. Serait-il imaginable que, dans la grande étendue, il n’y eût personne ? Nos yeux ne sont pas assez fins, et voilà tout. – Vous riez ? Vous n’y croyez pas ? Eh ben, ça sera comme vous voudrez ; mais il y a toujours un peu de ça dans nos histoires à nous autres ; car de raconter qu’un tel naquit, se maria, eut tant d’enfants, tant de bien, et mourut ensuite, ça serait toujours à peu près même chose.

Je l’assurai que j’étais prêt à l’écouter et même à croire tout ce qu’elle m’affirmerait.

– Alors, dit-elle, je vais vous conter l’histoire de la fille au vieux David, celle qui habite là-bas, sous ce toit rouge, dont vous voyez monter la fumée entre les arbres ; vous la connaissez, puisque vous m’avez l’autre jour demandé son nom, comme elle revenait de la rivière avec sa cruche sur la tête.

– Cette femme à la taille noble, à l’air ferme et doux ?

– C’est ça, la grande Nanon ! et qui, m’avez-vous dit, ressemble à une femme des anciens temps. Ça n’est pas étonnant, parce que, à l’époque où elle est née, le vieux David, son grand-père, ne parlait que des Grecs et des Romains, et ils ont même encore dans leur chambre des portraits de ces gens-là.

Quoique vous soyez jeune, vous avez dû entendre parler de la grande révolution. Elle était déjà finie quand je suis venue au monde, mais on en parle encore, et on en parlera, je crois, longtemps. Le vieux David avait été un des plus enragés de ce temps-là. C’était un homme que je me rappelle comme si je le voyais, quoiqu’il soit mort il y a près de trente ans : grand, fort, les épaules larges, mais voûtées, la barbe et les cheveux blancs, une figure droite, sévère, un œil… Dame ! quand il vous regardait, il n’y avait pas moyen de ne pas baisser les yeux. Mais il ne vous regardait guère, et passait sans parler, appuyé sur son bâton. Les enfants s’arrêtaient de jouer pour le suivre des yeux, tout sérieux et un peu transis, et ne recommençaient de faire du bruit que lorsqu’il était loin.

Moi-même, j’avais plus de vingt ans qu’il me faisait encore peur, tant on m’en avait dit de choses. Et pourtant, il commençait à s’amender à ce moment-là, et notre curé d’alors, un homme très savant, commençait de le prêcher ; tant et si bien, monsieur, qu’un jour, – tout le monde alla voir ça, – Jean David fit abjuration tout haut à la porte de l’église, et ce qu’il dit alors de ses péchés fit trembler.

De ce jour-là, on ne vit plus que lui à l’église, car c’était un homme extrême en tout, et à qui rien ne coûtait de ce qu’il croyait devoir faire. Lui, qui avait blasphémé la Vierge et les saints, et mis le bon Dieu à la porte de son église ; lui qui avait fondu les cloches et les avait envoyées à Uzerches pour faire des canons ; qui avait chassé de son château, à coups de fouet, le marquis de Grandchasse, un seigneur terrible ; qui en avait envoyé plus d’un à la guillotine, à ce qu’on dit, – cet homme-là, on le voyait maintenant la tête baissée, un chapelet entre les mains, agenouillé des heures entières à la même place, sur un banc de bois, où c’était merveille que ses pauvres genoux pussent le soutenir. Et, parfois, de grosses larmes roulaient sur ses joues creuses. Il vivait tout en dedans et ne s’occupait point de ce qu’on disait de lui, n’ayant qu’une amitié, sa petite-fille Anne, comme il l’appelait ; mais nous disions, nous autres, Nany, dans le petit âge, et plus tard Nanon.

La Nany était orpheline. Son père, le fils à Jean David, était parti, qu’il n’avait pas plus de quinze ans, pour défendre la République. Lui aussi, c’était un homme hardi, un des plus braves du bataillon corrézien, dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, puisque c’était une troupe de volontaires qui fit grand honneur à notre pays. Sous l’Empire, après avoir fait toutes les grandes guerres, le fils à David était revenu, amenant avec lui une femme d’on ne savait où. Quand ce vinrent les nouvelles de la retraite de Russie, il fut bien étonné, mais resta tranquille : sa femme était enceinte, il avait commencé de labourer un petit champ… Mais, quand il apprit que les étrangers entraient en France : « Non, dit-il, ça ne sera pas ! » et, reprenant son fusil et son uniforme, il partit.

On reçut son acte de mort quand la petite Nany venait de naître. C’est alors que le vieux David commença de se courber. Sa bru ne vécut pas longtemps après. Elle s’en alla peu à peu, comme une chandelle allumée. Sa vie n’était pas gaie ; on la méprisait chez nous, parce qu’on ne savait pas d’où elle était, et qu’elle n’était pas mariée à l’église. C’est qu’alors les missions, les processions et les chapelles venaient de reprendre plus fort qu’auparavant. Les dames et le curé ne s’occupaient que de prêcher le monde, à qui mieux mieux, et comme les David n’avaient pas encore fait mine de se convertir, c’était à qui leur jetterait la pierre.

Cette petite dont je vous parle (du moins qui était petite alors) s’élevait donc bien tristement aux côtés de son grand-père, bon pour elle, mais d’humeur sombre. Les enfants de son âge la rebutaient, l’appelant la vivandière, ou la petite sans-culotte. On ne la voyait guère accompagnée que de quelque marmot, pour qui elle cueillait des mûres aux haies, ou bien à qui elle donnait des fruits de son jardin. Elle était bonne, et ceux-là même qui la rebutaient allaient volontiers lui demander un service, ou jouer avec sa poupée. Les enfants, pour ce qui est de l’ingratitude, ne valent pas mieux que les hommes, ou pas beaucoup.

La Nanon avait bien dix ans quand son grand-père se convertit et lui fit faire sa première communion. Je me rappelle que, le jour où il s’avoua criminel à la porte de l’église, la petite s’évanouit. Je crois qu’elle ne vit jamais de bon œil tout ce qu’il fit par force de repentir. Croiriez-vous, monsieur, que, pendant onze ans, ce vieux-là, quelque temps qu’il fit, neige ou pluie, vent ou verglas, s’est levé à minuit pour s’en aller, pieds nus, prier pendant deux heures au cimetière ? Je ne crois pas qu’il se puisse trouver un autre chrétien qui ait fait cela. Je l’ai pourtant vu de mes yeux, un soir de noces, que je revenais bien accompagnée, et je n’oublierai jamais l’effet que ça me fit en l’apercevant là-bas, agenouillé sur une tombe, et tout éclairé par la lune. Plus de cent l’ont vu comme moi.

Par les nuits d’hiver bien noires, où le vent mugit et se plaint, comme un troupeau d’âmes en peine, il se levait tout de même et s’en allait à tâtons au cimetière, et le vieux Grialou, qui demeure proche, m’a dit bien souvent que, ces nuits-là, ça le faisait frémir des pieds à la tête quand il entendait la porte du cimetière crier sous la main du vieux David. Pourtant, c’en était un, celui-là, à qui les morts en avaient à dire !…

Pour la Nanon, elle était pieuse, mais pas dévote. Elle allait bien à l’église tous les dimanches, mais pas plus souvent ; et je me rappelle qu’elle refusa net à M. le curé de travailler à la chapelle, disant qu’elle n’en avait pas le temps. Elle allait tous les jours garder ses chèvres et ses moutons à la Roche-aux-Fades, en filant sa quenouille, ou en tricotant son bas. À douze ans, elle était presque aussi grande qu’elle est maintenant, et raisonnable comme une ménagère de trente. Ce n’est pas qu’elle ne fût encore trop longuette et trop menue, et qu’il ne lui arrivât souvent de courir après les papillons, ou de grimper aux rochers pour avoir des églantines ; mais elle avait un petit air ferme et sage, qui la distinguait des autres ; elle était toujours propre et bien attifée, et le vieux David était soigné, comme beaucoup d’enfants ne le sont pas par leurs propres mères.

Vous savez que la Roche-aux-Fades est cette colline là-bas, couverte d’ajoncs, qui domine le cours de la Vézère, en face des monts de Vergonjeane. C’est un endroit qui ne nous paraît pas beau à nous autres, parce qu’il n’y pousse rien : et beaucoup rient quand ils entendent les étrangers s’exclamer en admirant les rochers, gros comme des cathédrales, qui vont du haut jusqu’en bas, où la Vézère semble un ruban d’argent. Sûrement, ce n’est pas beau ; mais c’est pourtant un de ces endroits où l’on aime à se trouver, et où les idées s’arrangent dans la tête comme une chanson dans l’oreille. Nanon, je ne sais pourquoi, allait toujours s’asseoir sur le haut du plus haut rocher ; elle m’a dit souvent que les heures les plus plaisantes de sa vie étaient celles qu’elle passait là. Il lui venait en l’esprit toutes sortes de choses, et des fois il arriva qu’elle se vit en face du soleil couchant, avec sa quenouille encore pleine, et son fuseau qui dormait à son côté, sans pouvoir imaginer comment les heures s’en étaient allées. Ce n’est pas pour dire que la chose eût lieu souvent ; car elle était bonne travailleuse, et s’en voulant mal, elle se donnait double tâche le lendemain.

Je sais bien autre chose aussi qui a pour toujours attaché l’âme de la Nanon à cet endroit. Ce fut là qu’elle devint camarade avec Toiny, et c’est depuis ce temps qu’ils se sont aimés.

Il est vrai de dire que ce n’était qu’amitié d’enfant ; encore Toiny n’y mettait-il pas autant de sérieux que la petite. Ils avaient le même âge ; mais, quoique bon garçon, il était plein d’étourderie. Ses moutons à lui paissaient tout en bas des Fades, dans un joli pré, les Lagrange ne manquant point de fourrages pour leurs bêtes ; mais Toiny montait le coteau pour venir à côté de la Nanon, surtout depuis un jour qu’il s’était mis tout en sang la figure, en courant après un lapin dans les rochers, et qu’elle avait déchiré son mouchoir pour le panser. Ils se rendaient comme ça de petits services ; ils se racontaient les contes et les histoires qu’ils savaient. Toiny apportait à Nanon des lapins ou des oiseaux, et quand il avait fait à sa blouse quelque déchirure, elle raccommodait la chose soigneusement, afin que la mère de Toiny, qui était une femme dure, ne le battît pas.

Souvent, ils ne se disaient rien du tout, je pense. On n’a pas toujours quelque chose à dire ; mais quand on s’aime, – j’ai su cela comme une autre, – c’est assez de plaisir que d’être ensemble, et plus on a le cœur attaché, plus on jouit tranquillement de ce bonheur-là.

On ne s’occupait point de leur amitié, d’autant mieux que, sans s’être donné le mot, et peut-être même sans y penser, ils ne se cherchaient pas le dimanche. Nanon le passait avec son grand-père, et Toiny avec d’autres camarades.

J’ai remarqué souvent, que les enfants, sans en avoir l’air, tiennent la conduite la mieux avisée, et précisément celle que des gens de réflexion pourraient leur conseiller dans leur intérêt. Les Lagrange étaient une famille fort différente de celle des David. Ils s’étaient bien aussi mêlés de la révolution, mais sans tant de bruit ; et tandis que le vieux David était resté pauvre, les Lagrange, ayant acheté des biens nationaux, étaient devenus les plus riches de la commune. Ce qu’il y avait de mieux, c’est qu’ils étaient avec ça dans la faveur du curé, auquel ils faisaient des cadeaux pour lui et pour son église, et bien accueillis de tous les bourgeois. Ils allaient même dîner une fois par an chez le juge de paix et chez le maire. Ça ne les empêchait pas d’être haïs des pauvres, durs et avares qu’ils étaient ; et la pire, c’était encore la mère de Toiny, qui s’appelait la Belsamine , vu qu’elle était née dans le temps où il n’y avait que des légumes ou des fleurs au calendrier. Mais c’était un nom trop long, et pour belle, d’ailleurs, elle ne l’était point, en sorte qu’on l’appelait la Samine tout simplement.

La Samine donc, et son mari le Françou Lagrange, n’étaient point de la ville, quoiqu’ils eussent des terres par ici, et même une maison ; ils se tenaient dans leur plus gros bien, qui est une ferme sise au Calo, et qu’habite à présent le fils aîné de Toiny Lagrange. Calo est un village à une lieue d’ici, du côté des Fades, et dans la direction de la rivière.

Si la Samine eût appris que son fils était camarade avec la fille à Jean David, et passait près d’elle plus de la moitié de ses journées, sûrement, elle eût séparé les enfants, et, à ce moment-là, ce n’eût peut-être pas été bien difficile. Mais, comme je vous l’ai dit, ils cachèrent leur amitié et continuèrent de se voir ainsi jusqu’à l’âge de quatorze ans, où Toiny cessa d’être berger pour soigner le jardin de la maison et aider son père au labourage. Il vint apprendre ce changement à Nanon un jour, et elle en eut tant de saisissement qu’elle ne dit rien, en sorte que Toiny s’imagina qu’elle n’en était pas fâchée. Lui n’en avait pas trop de peine, étant tout fier de quitter les moutons et de travailler comme un homme avec les autres ; mais il sentit bientôt ce qui lui manquait, et un soir que Nanon, assise sur les rochers, pleurait en regardant les monts, rouges de soleil couchant, elle entendit le pas de quelqu’un qui accourait, et Toiny, tout haletant, vint se jeter sur l’herbe à côté d’elle.

Souvent, depuis, j’ai causé de ces choses-là avec Toiny et Nanon ; il paraît qu’ils ne surent pas même se dire combien le temps avait été long ; mais ils se virent de cette manière-là une ou deux fois par semaine, quand Toiny pouvait s’échapper un peu. La joie en était plus grande ; on causait plus vivement et de plus près. Il fallut bien que Toiny s’aperçût enfin combien la Nanon devenait belle, et qu’elle n’avait plus son corsage de petite fille, et que ses yeux noirs étaient plus brillants que la rosée du matin dans le trèfle en fleur.

De sorte qu’ils en vinrent à ne plus rien se dire du tout, et que c’était tout à peine que Toiny pût prononcer le bonjour en arrivant. Il s’asseyait auprès d’elle, un peu sur le bord de son tablier, puis se mettait à la regarder, ainsi, posée, avec sa quenouille, le rocher derrière elle et sa figure dans le bleu du ciel. Ça rendait toute gênée la fillette, qui rougissait, et dont le sein respirait plus fort. Elle aussi eût bien voulu regarder son amoureux ; mais elle n’osait guère, quand même bien vite alors Toiny détournait les yeux. Une fois pourtant, ils se prirent à se regarder sans honte ; leurs mains se joignirent, et ils s’embrassèrent avec tant de fièvre et tant de ravissement, qu’ils sentirent qu’ils étaient venus au monde à cause l’un de l’autre. « Et depuis ce jour, m’a dit Nanon, j’ai toujours été sûre que nous serions mariés, quand même tous les gens de chez nous se seraient mis à l’encontre. »

On voit cependant assez de ces amours-là qui ne réussissent point, gâtés qu’ils sont par les volontés des parents, ou la légèreté des jeunes gens, ou la conscription. Eh bien ! moi, ça me fait peine, comme de voir dénicher les petits oiseaux, ou devoir noircies par la gelée les blanches fleurs des cerisiers. L’amour au cœur des jeunes gens, c’est une jolie plante en bonne terre ; il faut la laisser croître où elle est ; pour la transplanter, nenni, ça ne reprend point. C’est tout comme les hirondelles, qu’on ne peut faire vivre en cage, et qu’on appelle à cause de ça l’oiseau du bon Dieu. M’est avis, tenez, qu’il y a des choses auxquelles les hommes ne doivent point toucher, et si j’étais M. le curé, c’est ça que je défendrais au prêche ; mais bah ! ils aiment mieux parler des choses qui ne sont point de ce monde, comme ils disent, et à quoi l’on n’entend rien.

Pour en revenir à la Nanon, l’été se passa bien gentiment pour nos amoureux ; mais quand vint la froidure, que les ajoncs furent couverts de neige, et qu’il n’y eut pas moyen d’aller aux champs, Toiny trouva l’hiver bien plus long que d’ordinaire. Qu’il entrât une fois par mois chez le vieux David, c’était tout ce qu’il pouvait faire sans qu’on en jasât, car presque personne n’y allait, que mon homme et moi, outre les Virolat, leurs voisins de l’autre côté. Nous demeurions alors dans une maison tout contre celle du vieux David, en haut du Trainchat, près de la rue qui mène à l’église. Mes enfants aimaient la Nanon, et souvent elle venait chez nous.

De temps en temps, Nanon et Toiny se rencontraient dans la rue, au moulin, ou chez les marchands ; mais, de peur que les yeux des autres vissent dans leur âme, à peine osaient-ils se dire un mot. Ça ne leur suffisait guère. Ils s’écrivirent : pas si longuement toutefois que vous pourriez croire, car nos mains, à nous autres, ne sont pas habituées à ça. Toiny allait déposer ses bouts de papier au fond d’une logette en planches, qu’il y avait chez les David, dans leur jardin du bord de la rivière. La porte de ce jardin fermait à clef ; mais on entrait facilement par une brèche du mur. Vous pensez bien qu’à force d’aller porter et chercher des lettres dans la logette, ils s’y rencontrèrent, et finirent par s’y donner des rendez-vous.