Les chroniques de Béruthia - C. P. Lenoir - E-Book

Les chroniques de Béruthia E-Book

C. P. Lenoir

0,0

Beschreibung

Dans un monde où les ténèbres cachent autant de mystères que de dangers, Feldenn se réveille amnésique, couvert de tatouages énigmatiques. Son seul but : sauver celle qu’il aime des griffes d’un impitoyable seigneur de l’Empire humain. Mais pour y parvenir, il doit s’aventurer à travers les terres brûlées de Béruthia, où la guerre déchire les âmes et les paysages. Trahi par la mémoire et enlacé par les complots, Feldenn se fraye un chemin périlleux, déclenchant des émotions vives et semant la mort sur son passage. Dans cette quête sanglante, son passé demeure un voile épais, prêt à se déchirer à tout moment, mettant à nu des secrets qui pourraient tout changer.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

C. P. Lenoir, dès son enfance, a été captivé par le cinéma, les jeux vidéo et l’histoire. C’est de cette fascination pour ces univers riches et variés qu’est née chez lui l’aspiration à narrer des récits épiques, cheminant dans des mondes sombres et enchanteurs, habités par des créatures aussi fascinantes qu’imprévisibles.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 727

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



C. P. Lenoir

Les Chroniques de Béruthia

Le Chant de Samar

Roman

© Lys Bleu Éditions – C. P. Lenoir

ISBN : 979-10-422-3662-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Les vagues de l’Océan Arvadriel de l’Ouest venaient se fracasser contre les falaises portant les hautes murailles de la Capitale impériale. Une pluie battante, comme de celles annonçant la fin de l’hiver, arrosait abondamment les rues pavées de la ville. Un lourd chariot de bois fit halte devant un établissement que d’aucuns auraient jugé peu fréquentable par l’aspect extérieur. Une silhouette s’extirpa de la voiture et entra dans la bâtisse non sans prier le cocher de l’attendre. La taverne « le Pirate manchot » regorgeait de monde en ce début de printemps. Au milieu de la foule, serveurs et clients tentaient de se frayer un chemin. L’homme, dissimulé sous un capuchon s’engagea parmi la populace. Une odeur de transpiration, d’alcool et de vomi imprégnait l’air poisseux. L’homme chercha de son regard masqué la personne lui ayant demandé, trois jours plus tôt, de la rejoindre dans cette taverne au moment où le troisième soleil terminait sa course dans le ciel. Au fond de la salle, derrière la population ivre et sobre, un individu lui fit un grand signe de la main. Après une traversée pénible et quelques bousculades dans la foule, l’homme à la capuche parvint à s’asseoir à la table de son hôte. L’invité au capuchon s’appuya sur la table sans dire un mot, cachant son visage de tous. L’autre aussi demeurait à l’ombre du pilier de bois où il avait pris place, s’arrangeant pour que la lumière sourde des bougies ne révèle en rien son identité. Seules ses mains pâles et fines étaient visibles. Son index droit se promenait d’une manière raffinée sur le bord de la coupe de vin qui trônait sur la table. De sa place, il avait une vue sur son invité et sur l’ensemble de la salle. Après un bref moment d’observation, l’hôte se décida à parler :

— Personne ne vous a vu ?
— C’est une grande cité. Personne ne prête attention à son prochain. Bien que j’avoue ne pas être familiarisé avec ce genre d’établissement.
— C’est justement la raison pour laquelle je l’ai choisi. La Noblesse impériale ne se risque que trop peu dans ce quartier, d’après ce qu’on dit.
— Je connais bien quelques individus peu recommandables qui aiment se vautrer dans la luxure de ces lieux. Fort heureusement, je ne suis pas de ceux-là.

Une jeune femme vint à la table, un plateau vide dans les bras :

— Que boiront ces messieurs ?
— Auriez-vous dans votre cave un Grelot Lancastorains ? demanda l’invité.
— Je ne crois pas, monsieur.
— Quel dommage ! C’est un excellent vin.
— Je puis vous proposer une bière de Sadarin, monsieur.

L’invité se contenta de glisser une pièce d’or dans la poche de la jeune femme qui s’en retourna dans la foule. L’hôte continua de caresser le bord de sa coupe tout en fixant intensément l’interlocuteur. Sentant le regard pesé sur lui, l’homme à la capuche se pencha davantage en avant :

— Je sais que ce n’est pas moi que vous attendiez, mais notre ami m’a chargé de vous présenter ses plus sincères excuses.
— Je me contenterai de vous, soyez tranquille, sourit l’hôte depuis la pénombre.

L’homme à la capuche sentit un frisson courir le long de son dos à la vue du sourire carnassier qui lui était adressé.

— Quelles sont les nouvelles de l’Est ? demanda l’hôte en replongeant son menton dans l’obscurité.
— Aucune, hélas. Nos éclaireurs restent muets. Quant aux Seigneurs, leurs revendications commencent à agacer l’Empereur.
— Les hommes de pouvoir ne peuvent se satisfaire de ce qu’ils possèdent. Toujours plus d’or, de terres…
— Certes. Néanmoins, une certaine anxiété plane à la cour de Sa Majesté.
— Vraiment ? Que c’est excitant ! Tous ces petits ragots et rumeurs qui découlent, comme un flot de merde, depuis les hautes sphères.

L’homme à la capuche avala péniblement sa salive.

— Bien entendu, les ragots ne vous intéressent guère, comprit-il la voix tremblante.

La jeune femme déposa une chope de bière sur la table, instaurant un malaise palpable.

— Merci, gente demoiselle, dit l’hôte en lui glissant une autre pièce dans la poche ; vous pouvez disposer.

La serveuse partit, l’hôte avança son menton à la lumière sourde de la salle, toujours en souriant :

— Lorsque je demandais des nouvelles de l’Est, comment avez-vous pu penser que les petites querelles de ces cupides Seigneurs m’intéresseraient ?
— C’était l’histoire de faire la conversation. Sachez que je…
— Vous me faites perdre mon temps, monsieur. Quand certains voient l’or comme l’ultime richesse, je ne puis que les mépriser. Le temps ! Voilà la vraie richesse. Donc, venez-en au fait.

L’invité à la capuche se racla la gorge et prit une grande inspiration :

— Tout s’est passé comme vous le vouliez.
— « Il » ne se souvient toujours de rien ?
— Non.
— En êtes-vous sûr ?
— Je puis vous l’assurer !
— Parfait. Comme je vous l’ai dit, le temps est une ressource précieuse. Nous ne pouvons nous permettre d’en perdre. Le moindre faux pas, le moindre souci pourrait faire voler en éclat tout ce que nous voulons accomplir.
— Je comprends, dit l’invité en hochant la tête.
— Bien sûr que vous comprenez ! Je ne suis pas de ceux qui aiment attendre. Où gardez-vous notre ami ?
— Dans un trou, là où personne n’ira le chercher. Pourtant, je crois qu’il serait judicieux de laisser encore les choses se tasser. Après tout, ses souvenirs peuvent rejaillir…
— Je ne crois pas, assura l’hôte ; la mémoire est une chose complexe, mais que l’on peut contrôler avec de la maîtrise. Peu importe, sa tâche accomplie, il mourra.
— Ce ne sera pas aisé.
— Allons, allons… ne soyez pas pessimiste. Une épée, une hache, un trait d’arbalète dans le front…
— Vous semblez avoir déjà réfléchi à la question.
— N’est-ce pas là le devoir du « Guide » ? Que de mener les brebis vers la bergerie ?
— Assurément, Guide…
— Bien, lorsque tout sera prêt, sortez-le de son trou. Le Dévoreur attend depuis bien trop longtemps.

L’hôte avala cul sec sa coupe de vin et resta immobile en

Chapitre 1

Printemps

Apparu aux premières lueurs du jour

Pieds enchaînés, poings liés

Dormant en silence

Attendant l’heure de la potence

Souffrant, l’esprit torturé

Vaincu par les souvenirs passés

Il se réveillera ayant tout oublié

La légende ne faisait que commencer

Dans un bois verdoyant, sur un chemin de terre centenaire, un chant s’éleva. Un homme aux commandes d’un chariot sous bonne escorte chantait à pleine voix. À l’arrière de son véhicule grinçant et lourd couinaient les écrous d’une cage en fer forgé où de multiples silhouettes s’agitaient en secouant frénétiquement les barreaux. Seul un Samarien, un des Hommes félins du désert, dormait au milieu du chahut et des clameurs des prisonniers, semblant savourer les premiers rayons de soleil matinaux qui venaient caresser son fin pelage.

Les gardes escortant le convoi étaient des soldats de la garnison d’Obvaren qui se situait au pied des collines à la limite des montagnes froides du Nord. Ces soldats arboraient avec fierté le blason impérial : un lion doré rugissant de tout son être sur un fond rouge. Un des gardes tapa sur les barreaux pour réveiller le Samarien. Le félin se leva doucement sans dire mot. Encore endormi, il sentit le froid de ses entraves sur ses poignets. De son regard doré et pourtant empli de ténèbres, le Samarien suivit les mailles de ses chaînes le reliant aux autres prisonniers. Le conducteur du chariot chantait toujours à gorge déployée, ce qui donnait la migraine à ceux qui l’entouraient. Il ne cessait de crier :

J’ai de la viande à pendre, j’ai une jolie corde à tendre, autour du cou vous l’aurez et d’un coup il sera brisé…

Celui qui sembla être le chef de convoi – dont le heaume évoquait un Centurion – se retourna sur son cheval :

— Odilon, si tu ne te tais pas, c’est toi qui finiras au bout d’une corde !

Le conducteur se tut immédiatement.

Odilon était un homme gras à la barbe brune et aux longs cheveux attachés en une grosse tresse. Quant au Centurion, son casque d’acier ne laissait paraître que des yeux noisette et perçant. Même sur un aussi grand destrier que le sien, il était fort facile de voir qu’il ne s’agissait que d’un homme de taille moyenne, à l’armure de cuir épaisse et dont une cape de couleur verte caressait l’arrière-train de sa monture.

Au bout d’une heure de voyage, les premières palissades de bois du camp fortifié d’Obvaren se montrèrent derrière une ligne d’arbres. Même avec la herse baissée, l’aspect insalubre du lieu n’échappa guère au chef de convoi ; un maigre chien rongeant un os dans la basse-cour encombrée de divers objets détruits ne laissa point de doute sur la propreté. Au sein du terrain poussiéreux se dressait un échafaud de bois où trônaient un bourreau et sa hache. L’homme, à travers les fins trous de sa cagoule noire, suivait des yeux le chariot d’Odilon qui, dans l’agaçant couinement métallique, se rapprochait.

Une fois au centre de la cour des gardes, le Centurion se dirigea immédiatement vers un officier près d’une écurie. Après quelques bavardages et une poignée de main ferme, les deux hommes se séparèrent ; l’officier entra dans un mirador de bois sec, tandis que le Centurion revint vers son escorte. D’un signe de tête, celui-ci donna l’ordre d’ouvrir la cage. Le Samarien sortit en dernier à la vue de tous les légionnaires.

Ces derniers – des humanoïdes félidés – demeuraient l’ultime obstacle face à l’expansion de l’Empire occidental des Hommes. Les Samariens étaient connus également sous le nom de Sungard ; en langage des Premiers Hommes, cela signifiait Lame des Sables. Les voix des troupes présentes se levèrent dans le silence matinal, devant le Samarien tenu en respect par une épaisse corde nouée autour de son cou ; une humiliation dont seul lui était victime.

Un petit homme au visage rond, rouge et boursouflé, s’approcha des prisonniers en se frottant les mains, suivi de près par l’officier. Le petit homme s’appelait Rob Romanicius, et était un riche propriétaire de bateaux, de vignobles réputés et marchand d’esclaves. Ses cheveux blonds en bataille se balançaient au gré de la brise poussiéreuse balayant la cour, ses petits pieds en canard lui donnaient l’aspect d’un gros volatile. Par tous les ports de sa peau émanait l’odeur de la mauvaise vinasse dont les légionnaires raffolaient.

— Alors ? Qu’avons-nous là ? s’enthousiasma-t-il en remuant les doigts sous les nez des potentiels esclaves.

Rob attrapa un prisonnier blond aux yeux bleus, l’obligeant à se mettre à genoux pour l’examiner. Le marchand regarda les dents, les yeux, les cheveux, le corps entier, et fit de même avec chaque prisonnier. Romanicius arriva devant le Samarien que le regard sauvage ne rassura pas. L’Homme félin avait une lueur dans les yeux, celle de la vengeance. Le marchand s’offusqua d’être défié de la sorte par cet « animal », jugé inférieur à l’Homme ; aussi, il demanda qu’on lui retire ses habits miteux.

Le corps du prisonnier Sungard était une montagne de muscles, son pelage, un camaïeu de gris, était couvert de tatouages noirs et ses yeux dorés brillaient d’agressivité ; ses oreilles percées d’anneaux de cuivre s’agitaient instinctivement remuant les deux tresses tombant sur ses larges épaules. Outre le fait que son faciès se rapprochait beaucoup de celui d’un Tigre, celui-ci appartenait à une race de Samarien vivant à l’Est, par-delà les dunes dorées de Samar, portant le nom de Cinderon. Le Sungard au pelage cendré remuait la queue dans le bas de son dos.

— Hum, grimaça Rob Romanicius ; même un paysan n’en voudrait pas pour labourer ses champs. Je prends les humains, les autres faites en ce que vous voulez.

Après avoir payé le Centurion d’une bourse allégrement remplie, Rob s’en alla suivi de ses hommes et de ses nouveaux esclaves.

— Allez ! À la potence ! s’écria un légionnaire.

Les prisonniers se mirent à s’énerver et à s’agiter. Un Samarien, au faciès de Puma, fut le premier à monter sur l’échafaud devant un bourreau satisfait de sa position dominante.

« Que le Seigneur d’Ambre de Feu m’accueille dans sa lumière ! » cria le Samarien avant que sa tête ne roule sur le plancher. Un enfant fut le suivant, son regard triste, figé dans la mort.

D’autres suivirent, beaucoup avec honneur, tandis que certains imploraient la grâce.

Le Cinderon demeura austère face au sang maculant la poussière.

Lorsque ce fut son tour, un soldat lui empoigna le bras. Soudain, le félin attrapa de ses mains liées le garde et le jeta au sol puis le mordit sauvagement à la gorge, lui arrachant un bout de chair. Le soldat se vida de son sang sur le sol en tremblant. Le Cinderon s’empressa de fuir, les gardes à ses trousses. Il grimpa par des escaliers sur les remparts, là, il esquiva un coup d’épée en balayage puis poussa le soldat du haut des fortifications. Le félin sauta à son tour depuis le chemin de ronde, et roula le long d’une colline soulevant des feuilles et des mottes de terre, se cognant aux arbres avec violence. Ce dernier termina sa douloureuse descente dans un ruisseau. Malgré ses multiples blessures, le Samarien se releva, dévalant la colline. Ses fers l’empêchaient de se mouvoir convenablement. Il écouta, caché derrière un arbre. Les voix et les aboiements se levèrent dans les bois. Le Cinderon courut de nouveau jusqu’à une route en pavé. Derrière les taillis, le Samarien attendit qu’une troupe de cavaliers passe avant de s’engager plus profondément parmi les arbres. Le chant d’une rivière agitée lui parvint.

Des aboiements se levèrent à quelques centaines de mètres ; la garnison avait organisé une battue afin de retrouver le fugitif. Un carreau d’arbalète fusa au-dessus de sa tête. Le Cinderon pressa le pas, malgré ses fers.

— Lâchez les chiens ! ordonna la voix du Centurion depuis la route.

Le Samarien ne se savait guère loin de la rivière, à présent. Les chiens étaient toujours sur ses traces, se rapprochant, eux aussi. Le félin regarda en arrière juste pour voir un canidé lui sauter à l’épaule. Le Sungard tomba sur le dos, dévalant de nouveau une colline en compagnie de l’animal. Tous roulèrent vers le féroce grondement de la rivière. Le Cinderon fit une chute de plusieurs mètres avant d’atteindre le torrent déchaîné. Le chien s’écrasa brutalement contre un rocher.

Malgré le courant et ses entraves, le Sungard nagea péniblement jusqu’à la berge. Une fragile cabane de pêcheur se dressait au bord de l’eau. Le Cinderon était gelé, nu et blessé, grelottant sur les galets gris. Il leva les yeux vers une corde à linge où pendait un manteau de fourrure au milieu des poissons frais. Le Samarien s’en couvrit les épaules avant qu’un craquement dans son dos n’alerte son ouïe fine ; avant même qu’il ne fasse volte-face, un coup à la tête lui fit perdre connaissance.

Aux premières secondes de son réveil, sa vision était floue et il avait chaud. Ses bras étaient engourdis et une douleur lui étreignait les muscles. Au bout d’une minute, le Samarien reconnut une chambre et le confort d’un lit de plume moelleux. Le plafond était fait de poutres et de chaume. Une fenêtre donnait juste sur le lit filtrant les rayons du radieux soleil.

Le Cinderon eut du mal à se redresser sur ses coudes ; des plaies au côté et la morsure de chien à son épaule eurent été cousues soigneusement. Le félin était de nouveau nu et parvint à s’asseoir sur le bord du lit, non sans difficultés. Délicatement, il laissa glisser ses talons sur le plancher. Une fois sur ses jambes, ce dernier peina à rester concentré, une migraine atroce lui ébouillanta la tête, alimentée par l’incessant tintement d’un carillon à l’extérieur. La poignée de la porte pivota dans un couinement. Elle s’entrouvrit doucement et le visage juvénile d’une femme passa dans l’entrebâillement. La jeune femme resta figée. Son regard descendit le long des pectoraux saillants du Samarien et s’attarda sur ses cuisses puissantes. Le Cinderon, sans vêtements, parut à cet instant aussi vulnérable qu’un nouveau-né. La jeune femme était d’une grande beauté, âgée d’une vingtaine d’années. Ses vêtements amples laissaient entrevoir une poitrine généreuse et des hanches larges. De ses grands yeux bleus s’extirpait un charme indescriptible et ses cheveux dorés, coiffés de tresses et de fleurs brillaient sous les rayons du soleil.

— Où suis-je ? articula le Sungard de sa voix grave.
— Dans le Skaalirk de Solvard.
— C’est quoi ça, Solvard ?
— Le siège du Jarl d’Iraahn située en bas de la vallée du même nom, à l’est d’Obvaren.
— Qu’est-ce que je fais ici ?
— Thorvun, le pêcheur, vous a vu lui voler son manteau. Il se plaint à mon père, en ce moment.
— Votre père ?
— Le Jarl Vagnar Pure-Sang de Loup. Si vous comptez sortir de cette pièce, il faut vous habiller.

D’un pas précipité, la jeune femme déposa des vêtements sur le dossier d’une chaise et s’en retourna aussi vite vers la porte qu’elle referma timidement.

Le Sungard enfila rapidement la chemise blanche, les bottes de fourrure, un pantalon qu’il serra d’une ceinture de cuir sombre. Puis il sortit de la chambre en titubant, la main sur sa blessure. S’aidant des murs comme de fidèles appuies, le Cinderon traversa un petit couloir éclairé par des chandelles et poussa une porte donnant dans ce qui sembla être une coquette, mais grande salle commune où un feu brûlait dans une cheminée en bois. L’endroit était plongé dans le silence. Un trône en bois couvert de peaux et fourrures dominait une table de banquet depuis l’extrémité de la salle. Le Samarien se dirigea vers la porte lorsqu’un homme entra. Par réflexe, le Sungard s’empara d’un couteau sur la table et le pointa vers l’homme. Celui-ci mit ses mains vides en évidence, tout en dévisageant le félin. Le villageois, bien que paraissant âgé, semblait robuste et plein de vigueur. Chauve, son crâne était couvert de tatouages et une longue barbe blanche tressée tombait sur sa poitrine ; ses yeux bleus lui donnaient un air sympathique et envoûtant, pourtant, ses sourcils broussailleux lui apportaient un air des plus sévères. Une couronne de bronze entourait son crâne. L’homme adressa un sourire à celui qui le menaçait. De sa langue nordique, il dit :

— Je suis ravi de voir que ces vêtements vous vont. Je me nomme Vagnar, Jarl du clan d’Iraahn… Je viens de raisonner ce cher Thorvun, vous garderez votre tête mon ami.

Le Sungard ne comprit les mots de son interlocuteur et leva davantage la lame de son couteau.

— Chez nous, il est malvenu de menacer un homme dans sa propre demeure.

Le ventre du Samarien émit un bruyant gargouillis. Tranquillement, le Jarl prit place à sa table garnie de nourriture.

— Vous ne me comprenez pas, je suppose ? Voulez-vous manger quelque chose ?

Vagnar lui tendit une assiette garnie de nourriture ; viande ruisselante, légumes baignant dans une sauce opaque.

Le Sungard attrapa l’objet et dévora son contenu. Vagnar le regardait avec un sourire attendri.

— Pourquoi vous m’aidez ?
— Les visiteurs se font rares par ici… Surtout ceux de votre « espèce ». Disons simplement que nous sommes de bonnes âmes.
— Vous comprenez ma langue ?

Vagnar hocha la tête en souriant.

— Je ne comprends pas la vôtre !
— Il faudra t’y faire, mon ami. Ici, le Scarv est notre langue.
— Vous comptez me vendre à l’Empire ?

Vagnar secoua la tête, toujours en souriant.

— Vous épargneriez un Samarien ? L’Empire payerait cher pour ma tête ! Si ce n’est pas vous, l’un de vos subalternes le fera…
— Nous ne sommes pas de ces Hommes-là. Le désert de Samar demeure une terre lointaine pour les moins érudits d’entre nous.

Le Samarien s’effara d’entendre le Jarl parler la langue commune. Le Scarv avait un accent prononcé, forçant sur les consonnes et roulant les « r ».

— Et pour l’Empire ?
— Si votre véritable préoccupation est de savoir si on viendra vous chercher ici, c’est peu probable.
— Quand pourrais-je partir ?
— Lorsque vous le souhaiterez, mais je vous déconseille de partir à cette heure de la journée, le soleil va bientôt se coucher et ces terres ne sont guère sûres lorsqu’elles s’emplissent des ténèbres nocturnes.
— Je tenterai le coup ! rétorqua le félin.

Vagnar haussa les épaules et ajouta avant de sortir :

— Comme vous voudrez.

La pièce se retrouva plongée une fois de plus dans le silence. Les bruits extérieurs s’amplifièrent.

Le Sungard décida de sortir à son tour du Skaalirk ; d’abord éblouis par le dernier soleil couchant, ses yeux s’habituèrent rapidement à la luminosité. Autour de lui, partout, les gens discutaient, se saluaient, portaient divers objets plus ou moins encombrants d’un endroit à un autre. Des maisons de bois sombres entouraient la demeure du Jarl. Le Cinderon prit un peu de recul pour admirer le Skaalirk de Solvard. Tel un château dominant une forêt, le bâtiment surplombait par sa hauteur toute la ville. Au-dessus de la porte était sculptée une tête de loup auréolée de runes.

Les gens le dévisageaient étrangement et le Sungard le leur rendait bien. L’odeur du bétail planait dans l’air. Les hommes Scarv étaient vêtus pour la plupart de vêtements de cuir et portaient de grandes fourrures sur leurs épaules ; leurs visages étaient marqués de fines cicatrices au niveau des pommettes pour signifier leur appartenance au Clan Pur-Sang. Les femmes, quant à elles, circulaient en robes faites de cuir. Leurs cheveux, en majorité blonds ou roux, étaient coiffés en de grandes tresses en épi. Elles décoraient leurs peaux de formes géométriques bleues. Chaque signe représentait un état matrimonial : le cercle autour du bras pour les célibataires, un triangle sur le menton pour les fiancées et de trois traits horizontaux sur le front pour les mariées.

Dans cette agitation, le Samarien se sentit perdu. Les quelques brides de conversations qu’il surprenait étaient dans la langue Scarv. Les gens, parfois, s’arrêtaient de discuter pour le dévisager de haut en bas ; certains – les hommes rustres du Nord – crachaient par terre à sa vue en poussant des grognements.

La fille de Vagnar aperçut le Samarien perdu parmi son peuple et quitta son potager et ses amies pour aller le saluer. Les femmes l’accompagnant observèrent la scène de loin en se marmonnant des mots aux oreilles. La jeune femme, malgré ses vêtements sales et peu recommandables, était encore plus belle à la lumière du soleil. Elle adressa un sourire au Sungard qu’il ne rendit pas :

— Vous savez, dit-elle ; vous ne devriez pas vous déplacer avec votre blessure, reposez-vous encore un temps....
— Je ne compte pas rester, coupa le Sungard.

La jeune femme eut une expression de déception et s’en retourna à ses occupations. Elle s’assit auprès de ses amis pour cueillir des champignons, aussitôt les femmes l’interrogèrent.

Le Cinderon se dirigea vers le nord de Solvard là où, pour seule muraille, des palissades de bois se dressaient. Une grande porte ouverte encadrée de tours de guet donnait sur les collines boisées de la vallée d’Iraahn. Le Samarien s’arrêta sur le seuil de Solvard, la liberté s’étendit devant lui comme un tapis de couleurs accueillantes.

— C’est tentant, n’est-ce pas ? dit une voix grave dans son dos.

Le Samarien regarda par-dessus son épaule et eut aussitôt un mouvement de recul à la vue de son interlocuteur ; ce dernier était courbé en avant sans être bossu. Il semblait crouler sous ses vêtements paressant pourtant fins et légers. Une cape d’un bleu sombre enveloppait ses épaules et le capuchon projetait l’ombre du soleil couchant sur le visage de l’homme. Ses lèvres étaient violettes et asséchées, une fine pellicule blanche stagnait aux coins de sa bouche parsemée de dents jaunes et longues. Quant à ses mains, elles étaient ridées et maigres, se refermant fermement sur un long bâton lui servant d’appui.

— Tu n’as pas entendu ma question ? demanda l’homme mystérieux.
— Si, répondit le Samarien en gardant une bonne distance ; vous parlez ma langue ?
— Je parle de tout ce qui peut être parlé, du grondement de la Terre jusqu’aux murmures du vent. Répondras-tu à ma question ? Pourquoi ne franchis-tu donc pas ces portes ?
— Je ne sais pas, dit le Cinderon en tournant son regard vers les arbres.
— Tu te dis que ce serait peut-être une erreur…
— Qu’est-ce que je risque ?
— Ce que nous risquons tous lorsque l’on s’aventure dans l’inconnu : le désespoir. Ce n’est pas le hasard qui t’a mené ici, pas plus que c’est le hasard qui nous a menés devant cette porte tous deux pour échanger des paroles brèves et bienveillantes.
— Qu’est-ce que vous me voulez, vieil homme ? grommela le Cinderon.

L’homme sourit en mettant en évidence ses gencives noires.

— Marchons ensemble.

L’homme fit quelques pas hors de Solvard et se retourna vers le Samarien qui ne put se résigner à le suivre.

— Tu sembles, tout à coup, moins sûr de toi, ricana le vieillard ; un fier gaillard comme toi serait trop intimidé face à un corps flétri par le temps comme le mien ?
— Je ne vous connais pas !
— Pas plus que tu ne te connais toi-même ou ces gens que tu souhaitais quitter il y a quelques instants. Pourtant, tu es incapable de faire un pas hors de ce village. Une intuition ? Allons, viens. N’aie pas peur.

Le vieillard émit un rictus sinistre.

Le Samarien recula de quelques pas avant de tourner les talons vers Solvard. Une dizaine d’enjambées plus loin, le Cinderon jeta un œil furtif vers les portes et constata que le vieil homme eut disparu. Dans ses songes, il fut interrompu par Vagnar dont la voix pleine de bonté ébranla le silence pesant :

— Je vois que vous avez fait le tour de la ville ! Vous ne devriez pas vous éloigner ainsi ! Les Scarv ne voient pas tous d’un bon œil la venue d’un étranger sur nos terres.
— Pourtant, les Impériaux y sont présents, rétorqua le Cinderon sèchement.

Vagnar s’assit sur une souche en soufflant :

— Saleté de rhumatismes ! grimaça-t-il ; si la vieillesse peut apporter une certaine sagesse, elle prend, assurément, en contrepartie notre vigueur.

Le Jarl désigna une seconde souche à proximité. Le Cinderon s’assit à son tour, ne voulant guère offenser le Scarv. Vagnar prit une grande bouffée d’air en fermant les yeux :

— Vous auriez pu partir. Personne ne se serait lancé à votre poursuite.
— Ne suis-je pas votre prisonnier ?
— Par Krorr, non ! s’exclama Vagnar ; voler un manteau par ce froid de printemps ne peut être considéré comme un crime.
— Pour l’Empire c’en est un…
— L’Empire n’a pas de droit ici, au prix d’un lourd tribut, certes.
— Vous achetez donc votre liberté ?
— Oui ! avoua Vagnar, soudain honteux ; la paix coûte plus cher que la guerre, mais cela en vaut bien la peine…

Le Cinderon resta silencieux, les yeux dans le vague.

— Il fut un temps, pas si lointain, où les Scarv étaient unis et forts. Nous avons mené une guerre contre les Hautes-Portes et avions presque atteint la demeure de l’Empereur…
— Que s’est-il passé ?
— L’Homme reste l’Homme. Et son cœur demeure corruptible, par conséquent…

Le soir, à l’heure du souper, la famille de Vagnar discutait et riait sous le regard interloqué du Sungard. Il se concentrait tant bien que mal pour déchiffrer la langue complexe de ces gens du Nord. Les lèvres remuaient, les langues claquaient sur les palets, les sifflements entre les deux, des éléments qui rendaient l’apprentissage difficile. Vagnar, après s’être esclaffé, posa un œil curieux sur son invité :

— Au fait, Samarien, quel est votre nom ?
— Je ne m’en rappelle pas. À la mine on m’appelait « numéro treize ».
— Mon pauvre ami, le plaignit Izalde, la femme du Jarl.

Cette dernière était marquée par le temps, sa chevelure argentée tombait sur ses épaules dont on devinait facilement la maigreur. Ses yeux bleus dégageaient de la sympathie et de la compassion en plus de la joie d’avoir un invité dans la maison. Souvent, sa main prenait celle du Jarl comme témoignage d’amour ancien et d’attachement aux valeurs de son mari.

— Je pense qu’on devrait vous en donner un, n’est-ce pas ? s’exclama Vagnar ; « Feldenn » cela vous plaît-il ?
— Ça me va, se contenta de répondre le Cinderon entre deux bouchées ; ça signifie quelque chose ?
— On pourrait le traduire par « mystérieux » ou « étrange ».
— Vous me trouvez si étrange que ça ?
— Nous autres, Scarv, accordons beaucoup d’importance à la discrétion. Les Dieux nous ont donné la parole ainsi que le libre arbitre, peut-être vous confierez-vous un jour à nous. Nous n’avons pas l’habitude de poser des questions.

Le Cinderon hocha la tête.

— Ma fille m’a dit que vous resteriez encore quelques jours avec nous, s’enthousiasma Izalde. Nous sommes honorés !
— Femme ! s’exclama Vagnar ; il ne comprend pas ce que tu lui dis. Ne t’égosille pas. Il apprendra tôt ou tard nos mots et us !

Nira ne pouvait s’empêcher de regarder le Samarien assit en face d’elle ; devant cet inconnu, elle sentit une chaleur l’envahir. Le reste du repas se fit dans la bonne humeur. Le récemment nommé Feldenn gardait son air perdu, en fronçant les sourcils.

À l’heure du coucher, Vagnar arrêta Nira avant qu’elle ne quitte la salle commune :

— Qu’est-ce que tu penses de notre invité ? lui sourit-il.
— Il est mystérieux…
— Simplement mystérieux… ou étrange ? la taquina le Jarl ; c’est bien pour ça que nous lui avons donné ce nom.
— C’est un beau félin, rougit Nira en se rongeant les ongles.
— En as-tu seulement déjà vu, auparavant ?
— Dans les livres seulement, avoua Nira : Les quelques images que les Clercs de l’Aurore nous montraient…
— Ne te prends pas trop d’affection pour lui quand même, qu’il soit beau ou non. On ne le connaît pas et je ne veux pas que ma fille souffre lorsqu’il partira.
— Peut-on le contrôler, père ?
— Quoi donc ?
— Ce pincement au cœur, l’estomac qui se noue ?
— Allons, tu viens à peine de la connaître…
— C’est vrai, mais je dois dire qu’il me fascine et me captive. Son regard est pénétrant et animal en même temps.
— Alors, reste fascinée et ne t’éprends pas de lui.

Elle s’en alla avec un sourire timide.

Feldenn était dans sa chambre la tête dans ses mains, assis sur son lit. Sa porte entrouverte, Nira y toqua.

Le Cinderon leva simplement les yeux vers la jeune femme et l’invita d’un geste bref à s’asseoir sur une chaise.

— Que puis-je pour vous, Dame Nira ?
— Je ne suis pas une… Zarik ? Ou une Dame, comme vous dîtes, contredit Nira : Malgré mon titre d’héritière, je me considère plus comme une femme du peuple.
— Les titres de noblesse ne font pas de vous ce que vous êtes, c’est le cœur. Alors que puis-je faire pour vous, Nira ? répéta Feldenn avec douceur.
— Je voulais simplement converser avec vous. D’où vous viennent ces cicatrices qui décorent votre dos ?
— L’Empire nourrit son pouvoir par l’esclavagisme. Le fouet est une de ses armes les plus persuasives.
— Vous étiez donc esclave ?
— Dans les mines de diamants, à l’est du désert.
— Comment vous êtes-vous retrouvé si loin ?
— Avec d’autres braves, je me suis évadé. J’ai couru pendant trois jours et trois nuits dans les dunes sans savoir où j’allais. En général, les Impériaux laissent les fuyards mourir de soif, mais moi, ils m’ont poursuivi. Après m’avoir attrapé, ils m’ont chargé dans un convoi d’esclaves pour m’amener à Obvaren, afin que j’y sois vendu ou pendu.
— Et avant cela ? Avant votre capture pour finir esclave, que faisiez-vous ? Aviez-vous une compagne, des enfants ?
— Pas que je sache. Vous, comment avez-vous appris la langue commune ?
— Des Clercs de l’Aurore sont venus lorsque je n’étais qu’une enfant afin de « faciliter notre intégration au sein de l’Empire ». Mon père y voyait là un moyen comme un autre de maintenir la paix.
— Selon lui, ça aurait échoué…

Nira baissa la tête, soudain triste. Feldenn, ne sachant guère réconforter la femme, changea de sujet :

— M’apprendrez-vous ?
— Apprendre ?
— Votre langue et vos coutumes…

La jeune femme adressa un sourire qui instaura un étrange malaise, aussi elle se leva. Une fois sur le pas de la porte, elle ne put s’empêcher de tourner les talons, toujours avec son sourire et de dire de sa douce voix :

— Bonne nuit, Feldenn.

Chapitre 2

Les Scarv

Félin étranger de nos terres

Félin étranger de nos plaines

Mystérieux Samarien

Venant de loin

Peinture au visage

Corps tailladé

L’œil vide comme le mirage

La peau écorchée

Félin d’ailleurs

Félin au grand cœur

Le matin suivant, Feldenn se réveilla. Sa blessure, légèrement douloureuse, eut presque cicatrisé, ceci lui apporta de la gaîté. Une fois habillé, il sortit du Skaalirk aveuglé par la lumière du premier Mada. Aussitôt, Nira se précipita vers lui le visage rayonnant d’un grand sourire :

— Nous commençons les leçons ?

Feldenn, encore endormi, acquiesça toujours avec austérité.

C’était le jour du marché, il y avait foule. Partout, les gens négociaient, parlaient fort et tendaient leurs bourses pleines d’or.

Pendant qu’ils parcouraient les étals, Nira prenait les objets divers et apprenait les rudiments de sa langue au Samarien. La Scarv ramassa une pomme et la lança vers son élève :

— Ubfal, dit-elle.
— « Ubssal », tenta de répéter Feldenn.
— Ni hol ! Non ! s’exclama Nira en secouant la tête : Ubffffal… Il faut accentuer sur la consonne !
— Ubfal, dit-il.
— Brajh gor ! Félicitation ! jubila-t-elle.

Un gros paysan barbu appela Feldenn à son étalage. Il y avait là tout un tas d’armes telles que des épées ou des dagues. Les traces d’usure sur les lames montraient qu’elles avaient déjà enlevé des vies et participé à de sanglantes batailles. Le paysan roulait les « r » différemment de Vagnar ou Nira, signe d’un fort accent du Nord-Ouest.

— Dites-moi, fit le gros marchand ; vous n’êtes pas du coin vous ?
— Ça se voit tant que ça, ironisa Feldenn tout en restant sérieux.

Le paysan éclata de rire en se tapant le ventre.

— Je vois que vous lorgnez sur cette merveille ! dit le marchand en montrant une épée mi-longue à double tranchant ; vingt Rodus, pour vous, parce que vous m’avez l’air sympathique.
— Je n’ai pas d’argent, dit Feldenn d’un ton presque désolé.

Après une brève négociation, Feldenn troqua l’épée en acier contre son anneau en argent qu’il portait au doigt en permanence ; cet objet, aussi intrigant fût-il, n’avait aucune valeur pour lui. La transaction terminée, le vendeur adressa un sourire douteux au Cinderon.

Jusqu’au coucher du deuxième soleil, Nira enseigna à Feldenn ; des mots les plus simples, à des phrases complètes. Le Sungard apprenait vite et bien, et son accent, bien qu’il ne fût pas parfait, s’améliora d’heure en heure.

Le brouillard descendit des collines et vint engloutir la vallée. S’en suivit un orage violent. Les Scarv désertèrent les rues et les allées, laissant la pluie transformer le terrain en boue glissante.

Nira et Feldenn retournèrent s’abriter au Skaalirk où l’on préparait visiblement un banquet. Les hommes installaient les tables dans la salle commune, les femmes diverses fleurs et décorations.

Vagnar était au centre de la salle commune, donnant les ordres et indications. La bannière du clan Pur-Sang fut hissée au-dessus du trône de bois.

— Père ! interpella Nira ; que signifie cette agitation ?
— Le Haut-Jarl, Heimr Gundrün, vient nous rendre visite. Son messager est arrivé ce matin.
— Pourquoi maintenant ?
— Je ne sais pas, mais il serait sur le pied de guerre, à ce qu’on dit !

Feldenn, extérieur à la conversation, essayait de capter les quelques mots qu’il connaissait, en vain. Nira revint vers le Samarien qui s’impatienta :

— Pourquoi tout le monde court et a l’air soucieux ?
— Le Haut-Jarl vient nous rendre visite ce soir. Je crains le pire.
— Le Haut-Jarl ?
— Une sorte de « Vulzak »… Comment dit-on déjà ?... Un Roi !
— Qu’est-ce qui t’inquiète autant ?

Nira emmena Feldenn à l’écart de la foule :

— Gundrün aux Sangliers n’est pas réputé pour sa passivité. Il serait en marche pour la guerre.
— En quoi cela concerne-t-il ton père ?
— Il y a des tensions entre certains Jarls du nord, à cause de l’Empire. Beaucoup souhaitent se rallier, renoncer à nos Dieux et nos coutumes pour se tourner vers celle de l’Empereur. Tout comme le Haut-Jarl Gundrün, mon père n’est pas de ceux-là. S’il a fait tout ce chemin, je sens que c’est pour solliciter l’aide de mon père.

Sentant la crainte de Nira, Feldenn posa sa main sur son épaule, comme pour la rassurer.

Au crépuscule du troisième Mada, la pluie cessa. Le ciel se vida de ses nuages noirs et la dernière lueur orangée du soleil couchant l’illumina d’une teinte rosée. Alors que s’éleva un bruit de tambours, le Jarl, sa famille et ses gens se rassemblèrent aux portes ouest de la ville attendant, non sans inquiétude, l’arrivée imminente du Haut-Jarl aux Sangliers. Les sabots firent trembler la terre humide et quelques hennissements de chevaux s’élevèrent sur la route. Les premiers cavaliers apparurent entre les arbres hauts ; s’en suit une cohorte de guerriers portant lances et boucliers. Izalde, soudain prise d’angoisse, serra la main de son époux. La bannière aux Sangliers flotta par-delà les lances précédant un lourd carrosse de bois.

Le véhicule s’arrêta devant la porte ouest, à dix pas du Jarl Vagnar. La porte du carrosse s’ouvrit dans un couinement strident et un homme en sortit. Ce dernier était grand et ventru. Une longue barbe rousse et brune tombait jusqu’à sa ceinture. Une couronne de bronze entourait un front saillant ; le Haut-Jarl était chauve, son crâne tatoué de runes. Sa tenue était un long tabard de peau et de cuir descendant jusqu’à ses genoux. À son côté droit pendait une longue hache. Ses yeux verts, rustres et perçant, scrutèrent un court instant le ciel et les alentours avant de se poser sur Vagnar. D’un pas lourd, l’homme descendit de son carrosse, suivit par une jeune femme et trois petits garçons. Le Haut-Jarl semblait énervé dans sa démarche, ses bottes de fourrure laissaient de profondes empreintes dans la boue fraîche. À son approche, tout le clan de Vagnar ploya le genou. Feldenn, dont la tête fut couverte d’un capuchon, resta debout jusqu’à ce que Nira ne lui mette un léger coup de coude à la cuisse. Le Samarien s’agenouilla, non sans soupirer.

Le Haut-Jarl se planta devant Vagnar et d’un geste de la main, lui somma de se lever. Le Pur-Sang obéit et ses gens firent de même.

— Haut-Jarl, salua Vagnar en inclinant la tête.

Heimr ne dit mot et se contenta de dévisager son hôte.

— Le temps n’a pas été tendre avec toi, mon pauvre Vagnar…

Le Jarl leva les yeux vers Heimr Gundrün et le dévisagea à son tour avec un sourire en coin.

Un silence pesant s’installa entre les deux hommes où le vent seul fut assez insolent pour venir le troubler. Feldenn porta lentement la main à son épée, prêt à bondir pour défendre le Jarl de Solvard. Subitement, les deux hommes éclatèrent de rire et s’embrassèrent comme deux frères. Izalde poussa un soupir de soulagement. Feldenn desserra son étreinte autour de la poignée de son épée.

— Ça fait longtemps, Vagnar ! dit chaleureusement Heimr.
— Dix ans, mon Seigneur, sourit le Jarl.
— Le temps passe et les feuilles tombent encore chaque année, n’est-ce pas ? Ton crâne dégarni en est la preuve, rit Heimr.
— Le tien semble briller plus qu’avant, rétorqua Vagnar.

Heimr éclata de rire à nouveau et salua Izalde d’une franche embrassade ; puis il se tourna vers Nira :

— Quelle beauté tu es devenu ! Tu es le portrait de ton frère… Il siège auprès de Krorr.
— Il siège auprès de Krorr ! répétèrent d’une seule voix tous les Scarv.
— Merci, mon Seigneur, murmura Nira, intimidée.

Vagnar invita le Haut-Jarl à le suivre jusqu’au Skaalirk où les victuailles les y attendaient.

Ce soir-là, Solvard était calme, plongé dans la nuit sombre et froide du Nord. Seul le Skaalirk s’anima. Les chants s’élevaient dans la pénombre et les rires ébranlaient les feuillages des arbres. La bière et le vin coulaient à flots, les verres et gobelets s’entrechoquaient en saluant les morts et les vivants ; Vagnar présidait le banquet à sa table. À sa droite se tenait Izalde. À sa gauche, Heimr Gundrün. L’épouse de celui-ci demeurait accrochée au bras de la Dame de Solvard, murmurant à son oreille quelques plaisanteries et anecdotes.

Nira mangeait parmi les convives ; Feldenn, lui, demeurait debout dans un coin, un gobelet en fer à la main. De sa position, la grande salle ne lui parut qu’être une masse grouillante et bruyante. La chaleur des effluves, l’odeur de la transpiration et des boissons s’écoulant sur le plancher, pour lui, tout ceci n’était qu’une coutume étrange de plus. Cependant, dans ce brouhaha général, il n’eut d’autre chose à faire que d’écouter, observer et apprendre davantage la langue des Scarv. Il fronça les sourcils, plissa les yeux et tendit l’oreille attentivement. Là, à quatre pas de lui, un homme parlait fort ; un imposant individu blond à la longue chevelure et à la barbe épaisse retombant sur la table, discourait à plein poumon devant une attablée attentive et hilare.

— …Ta femme te frapperait si elle l’apprenait…
— … Tu n’oserais pas ! vociféra un autre en face.

Le Cinderon se concentra plus encore, observant les lèvres remuées et les langues frotter les dents :

— …Je n’ai jamais dit ça ! gronda le barbu.
— … Tu auras dû profiter de cette jolie poule… au milieu des chevaux…

Feldenn se mit à comprendre, plus qu’il n’aurait pu l’espérer. Quelques clefs semblèrent déverrouiller des portes en lui. La conversation lui apparut soudain comme limpide :

— … Je ne sais pas ! rit l’homme barbu ; cette putain devait ressembler à toutes les autres catins rousses de Dvaren. Une qui devait probablement ressembler à la mère de notre invité poilu ! Cette descente de lit qui pue la mort, caché dans son coin, comme un rat !
— Une descente de lit… commença Feldenn.

Au son de sa voix grave, le silence se fit dans la salle, les regards se braquèrent sur lui. N’étant intimidé en rien, il continua en Scarv :

— …Qui n’a pas le plaisir de connaître sa mère ! Mais… qui… saurait… comment faire taire les bâtards poilus du nord comme vous…

Le barbu écarquilla les yeux et resta bouche bée un court instant, avant de réaliser l’affront que Feldenn lui fit. Aussi, face au silence pesant de la salle, l’humiliation ne s’en fit que davantage sentir ; l’homme se leva de son banc et se dressa de toute sa hauteur devant le Samarien, le dépassant d’une bonne tête.

— Qu’est-ce que tu as dit ? Est-ce moi que tu traites de bâtard ?
— C’est… de vous que je parle… en effet, affirma Feldenn.

Les convives tinrent le silence dans une atmosphère qui ne fit que s’alourdir. Feldenn serra les poings, prêt à en découdre. Soudain, l’homme éclata de rire, suivit par toute la salle. Il se tourna face aux convives en brandissant sa corne pleine de bière :

— Il ne manque pas de cran, ce chaton ! Il me plaît! ria-t-il aux éclats.

Feldenn demeura austère devant l’amusement général. Toujours en s’esclaffant, le barbu tira le banc, s’y affala et tapota la place à côté de lui :

— Viens, mon gars ! Ceux qui sont couillus comme toi ne devraient jamais rester prostrés dans un coin ! Buvons ensemble à ta paire de couilles sacrément grosse !

À l’autre bout de la salle, Heimr observa le Sungard prendre place ; Vagnar se remettait de son fou rire en essuyant une larme sur sa joue. Le Haut-Jarl se pencha vers l’oreille de son hôte :

— Où as-tu dégoté cet animal, Vagnar ?
— Il est venu sur nos terres, nu comme un nouveau-né. Le froid est encore rude, je n’ai fait que presser une vie contre mon cœur.
— Tu as toujours su t’entourer de créature pour le moins exotique.

Le Haut-Jarl fixa Nira dans la foule et ne put que remarquer l’intérêt qu’elle portait à Feldenn.

— En tout cas, il semble plaire à ta fille, sourit Heimr.
— Ça lui passera ! assura Vagnar en buvant une gorgée ; les filles de son âge aiment ce qui est différent. Feldenn est différent. Oh ! elle a bien des prétendants, mais aucun ne semble faire chavirer son cœur. Un jour viendra, où elle épousera un homme robuste, de bonne constitution et d’une bonne famille.
— Assurément, sourit Heimr ; il a l’air de s’intégrer rapidement, en tout cas. Il n’est pas donné à tout le monde d’apprendre notre langue.
— Ma fille se charge de lui enseigner nos us et coutumes. Feldenn apprend vite.
— Tu lui as déjà donné un nom ? Tu comptes en faire ton animal de compagnie ?
— J’avoue ne pas avoir pensé à l’après…
— Qui sait, tu en feras peut-être un Scarv.
— Qui sait…

Malgré le chahut, un silence étrange s’installa entre les deux hommes.

— Vagnar, tu sais pourquoi je suis là, n’est-ce pas ?
— J’en ai une vague idée, mais je pense que ce n’est guère l’endroit pour en discuter.
— Alors, allons bavarder au calme.

Les deux hommes quittèrent la table sans que personne ne les remarque, car les gens enivrés ne pouvaient voir l’expression d’inquiétude qui déforma les traits de Vagnar.

Le Jarl de Solvard mena son invité dans un petit salon, là où un feu abondant crépitait dans un âtre de pierres. Une fois la coupe de Heimr servit, ils s’assirent dans des fauteuils confortables. Aucun ne parla les premiers instants, profitant du calme ambiant à peine troublé par les rires étouffés de la fête. Heimr prit la parole :

— Combien de temps, Vagnar ?
— Mon Seigneur ?
— Combien de temps vas-tu fermer les yeux sur ce qui se trame dans notre pays ?
— Je ne crois pas saisir vos…
— Tu ne crois pas ? Ou tu ne veux pas croire ? coupa Heimr ; du Sud, l’Empire grignote nos terres et du Nord, viennent des rumeurs plus qu’inquiétantes.
— Quelles rumeurs ? Il n’y a plus rien au nord qui puisse nous menacer, le Seigneur des Ombres s’en est allé, il y a deux siècles…
— Pourtant, les rumeurs vont bon train et les augures annoncent de bien mauvaises choses, mon ami.

Heimr sortit de sous son manteau une flèche de bois noir, encore maculé de sang coagulé.

— Tu reconnais ceci ? demanda le Haut-Jarl.
— Une flèche Orque.
— Oui, gravée de la marque des Monts de cuivre. De la marque d’Usgard.
— Les Monts de cuivre sont éteints, Heimr. Cette flèche ne peut être une preuve à elle seule.
— Il y a de cela trois mois, j’ai trouvé un enfant, non loin des terres des Ours-Nés. Le gamin courait depuis des jours, presque nu, dans le froid. Je me suis alors demandé : « qu’est-ce qui peut pousser un enfant à courir dans les bois en hiver au lieu de se vautrer devant une cheminée ? » Nous avons remonté la piste jusqu’à une ferme, au nord d’Alastar. La maison était carbonisée, les fermiers démembrés et éparpillés un peu partout. Même les bêtes furent brûlées. Une bande de brigands auraient, au moins, emporté les provisions et quelques têtes de bétail. Mais là… mise à part l’odeur du sang, de la merde, de la pisse et du feu…

Heimr but une gorgée afin de reprendre son souffle :

— Je marche vers le nord, je vais rallier les Serpents du Roc, les Renards chapardeurs et les Corbeaux Sombre-Bleu. Je te demande de te joindre à moi.
— Mon Seigneur, commença Vagnar ; je ne…
— Un conseil, Jarl Vagnar Sang-Pur de Loup, Seigneur de la vallée d’Iraahn, interrompit le Haut-Jarl ; pèse les mots qui s’apprêtent à passer entre tes lèvres, de ceux-ci dépendront bien des choses.
— Je ne puis vous suivre, aucun de mes guerriers ne le fera. J’ai déjà perdu assez lors de notre dernière chevauchée…
— Comme moi, Vagnar ! Crois-tu être le seul à avoir perdu un fils ? Combien de frères, de cousins, de pères, de fils, d’époux, de sœurs, de mères avons-nous perdus dans la révolte de Wilhelm ?
— Je t’interdis de prononcer son nom ! gronda Vagnar dans la langue commune.
— Pourquoi ? Tu as renoncé au titre de Haut-Jarl, si seulement tu l’avais pris, tu n’en serais pas là aujourd’hui, à payer des tributs aux Demonbois pour un peu de tranquillité. Ton fils eut pour lui le courage de se lever contre une tyrannie naissante.
— Ceci garantit la sécurité aux miens ! Quant à la tyrannie, nous la subissions déjà, car nos clans étaient divisés, à savoir qui était le véritable descendant de Pajaavitch. Je paie le prix de la paix ! Préserver les miens, c’est tout ce qui m’importe !
— Vakh nahvaleimr ! Oui ! La tranquillité… Tu as changé, mon ami. Mais pas en bien ! Voilà des années que tu t’es fermé aux clans, que tu t’es retranché ici, dans ta précieuse vallée. Sache que si nos rôles eurent été inversés, je t’aurai suivi…

Heimr Gundrün finit sa coupe et la claqua contre la table en bois. D’un pas décidé, il quitta la pièce, laissant Vagnar face aux flammes. Le Jarl se recroquevilla dans son fauteuil et ses sanglots retentirent.

Le Haut-Jarl revint se mêler aux invités, l’air contrarié. Dans cette salle, nombre de souvenirs lui revinrent, des profondeurs de sa mémoire ; là il vit de jeunes guerriers suivre un homme dont la prestance eut suffi à faire taire les conflits qui déchiraient jadis son peuple. Tous scandaient son nom, le portant en triomphe dans des chants de guerre. Le Haut-Jarl sentit quelque chose sur sa joue, d’un revers, il effaça la larme qui perla depuis son œil vert. Après tout, sa terre au Nord-Ouest valait le plus grand combat, Seigneur des plaines vertes et des lacs d’Arvirheim.

Chapitre 3

Le Corbeau de la colline

Les Dieux me parlent

Je les invoque

Et lorsqu’ils descendent

Leurs murmures me rongent

Telle est ma malédiction

Les premiers rayons de soleil illuminèrent les gens dormant sur le sol de la grande salle. L’odeur de l’alcool flottait encore dans l’air et les ronflements des hommes avinés ébranlaient les murs du Skaalirk. Feldenn enjamba les gens endormis et sortit respirer l’air frais matinal. Ses premiers pas dehors furent des plus agréables, nul bruit ne vint le déranger, la brise légère amenait un parfum de fleurs printanières à ses naseaux. Le Sungard prit une grande inspiration et fit quelques pas entre les maisons de Solvard. Il éprouva un sentiment de quiétude comme ce ne fut plus le cas depuis longtemps.

Le Samarien marcha jusqu’au ruisseau, non loin de la porte nord. Au pied de la colline boisée, il ôta ses vêtements et son épée et plongea dans l’eau quelque peu rafraîchissante. Le calme ambiant ne fut que plus plaisant alors que les oiseaux chantaient dans les arbres. Le coq du village poussa un « cocorico » qui résonna dans la vallée, emporté par le vent. Feldenn, sans l’ombre d’un doute, se voyait finir sa vie ici, dans cette ville faite de bois et de chaume.

Le Cinderon mit la tête sous l’eau un instant, observant la vie grouillante du ruisseau. Une ombre recouvrit Feldenn qui se redressa aussitôt ; le vieillard étrange qui l’avait invité à le suivre se tenait sur le bord, appuyé sur son long bâton. Malgré le capuchon qui masquait ses yeux, le Samarien se sentait dévisager des pieds aux oreilles. Nu est vulnérable, le Sungard demeurait fier dans sa posture et prêt en découdre à coup de griffes. Un regard furtif sur son épée gisant au milieu de ses vêtements amusa le vieillard. Son rictus était rauque et caverneux, presque effrayant. Un instant passa, l’un comme l’autre se contemplait. Le vieillard sourit davantage en ne manquant pas de montrer ses gencives noires et ses longues dents jaunes :

— Je vois que vous êtes à votre aise, maintenant, dit-il, amusé.
— Il semblerait, en effet, que je me complaise dans une vie paisible, ici, grommela le Cinderon.
— C’est ce que vous imaginez, Feldenn ? Une vie paisible ? Les gens comme vous n’ont pas ce genre de luxe.
— Les gens comme moi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Venez me rendre visite, lorsque vous voudrez connaître votre avenir, répondit le vieillard en tournant les talons.

Feldenn l’observa s’éloigner vers la colline, disparaissant parmi les arbres.

Une brindille craqua dans son dos, le Cinderon regarda par-dessus son épaule : Nira. La belle Scarv parcourait de ses yeux le corps sculpté du Samarien. Feldenn se dissimula rapidement dans le ruisseau sous l’œil rieur de la jeune femme.

— Un bain était nécessaire, ricana-t-elle ; mais l’eau froide du ruisseau, très peu pour moi. Viens !

Feldenn sortit de l’eau non sans risquer un dernier regard vers les bois, espérant apercevoir le vieillard circuler entre les troncs.

Ils marchèrent un moment en silence le long de la colline boisée et gravirent quelques rochers. Nira, malgré sa robe ample, se montrait agile en escaladant ; avec souplesse, cette dernière grimpait avec un pied aussi sûr que le chamois. Agacé par les gloussements de sa compagne de route, Feldenn, aussi fort fût-il, peina à la suivre. Au sommet d’une colline, dont la vue dominait la vallée d’Iraahn, une colonne de vapeur s’échappait de derrière un vieux et haut cerisier.

— Nous y sommes ! s’écria Nira, enjouée.

Feldenn, essoufflé, la regarda courir vers l’arbre fruitier comme une enfant vers un gâteau appétissant. Elle se planta à côté l’écorce brute mimant l’impatience. Le Samarien pressa le pas.

Nira lui montra un bassin d’eau chaude, caché par le tronc imposant.

— C’est là que je viens, lorsque j’ai besoin de réfléchir ou lorsque je suis d’humeur morose, expliqua la Scarv ; nous venions souvent ici, avec mon frère. Nous partions tôt le matin et nous ne rentrions que lorsque les premières lucioles apparaissaient à la tombée du jour. Père était furieux à chaque fois.
— C’est un bien bel endroit, je dois le reconnaître, murmura Feldenn en caressant l’écorce du cerisier ; la montée fut rude, mais la vue en vaut largement la peine.

Nira émit un large sourire et défit les lacets de sa robe. Feldenn se tourna, gêné. Il sentit les mains de Nira caresser ses larges épaules et son dos.

— Regarde-moi, lui murmura-t-elle à l’oreille.

Feldenn fit volte-face lentement et ne put que s’émerveiller de la beauté de la Scarv, nue. Ses seins étaient ronds et fermes, ses hanches larges et ses fesses rebondies. Ses jambes étaient longues et fines. Nira prit les mains du Cinderon et les posa dans le creux de ses reins. Lentement, elle approcha son visage de celui de Feldenn que les ronronnements ne rendaient que plus attirant. Ils s’embrassèrent fougueusement sous les fleurs de cerisiers. À la hâte, Feldenn s’arracha de ses vêtements et souleva la Scarv par l’arrière de ses cuisses. Gorgé de sang et de désir, il la pénétra avec douceur. La jeune femme, dans un premier temps, grimaça de douleur, puis émit un gémissement de plaisir au rythme des va-et-vient de Feldenn. Les caresses du félin remplirent d’ivresse Nira. Ils se laissèrent alors tomber dans l’herbe douce ; c’est là que la Scarv chevaucha le Cinderon avec passion, se laissant entraîner là où seuls ses songes s’étaient aventurés. Dans un tourbillon de sensations, comme une danse enivrante, la Scarv sentit monter au plus profond de son être une chaleur qui, bientôt, lui envahit le ventre. Elle se cambra vers l’arrière, les mains de Feldenn accroché fermement à sa poitrine, elle poussa un ultime gémissement, comme un cri venant du plus profond des abîmes pour, finalement, se laisser retomber sur le torse du Samarien. Feldenn, continua ses va-et-vient jusqu’à ce que, lui aussi, dans une expiration bruyante, sentit le feu brûlant qui le consumait s’en aller hors de lui…

Leurs cœurs battaient à l’unisson. Leurs respirations ne faisaient plus qu’une, tout comme leurs corps. Tous deux l’un contre l’autre, le vent sur leurs peaux, ils se laissaient aller dans le silence matinal, bercer par le chant proche d’un merle.

— Et si nous le prenions, ce bain, lança Nira en se levant.

Elle courut vers le bassin et y plongea. Feldenn la rejoignit aussitôt et l’eau chaude n’en fut que plus agréable. Leurs rires s’élevèrent dans les collines et la journée passa vite.

Le dernier soleil déclina lentement dans le ciel. La Scarv et le Samarien se rhabillèrent dans un échange de rires. Feldenn cessa subitement de glousser, ses sens en alerte. Une étrange odeur lui chatouilla les naseaux. Ses yeux d’or se portèrent alors sur le plateau herbeux, là où le vieillard se tenait planté comme un solide arbre, vacillant à peine sous les bourrasques printanières.

Nira le vit, elle aussi.

— Feldenn, murmura-t-elle ; qu’est-ce qu’il nous veut ?
— Je l’ignore, répondit le Samarien.

Il fit signe à la Scarv de ne pas bouger tandis qu’il s’avança vers le vieillard. À quelque pas, le Sungard s’arrêta ; l’homme retroussa ses lèvres bleutées sur ses gencives en montrant ses dents longues et jaunes. Même à l’abri d’un capuchon, il était évident de voir que cet homme était d’une grande laideur.

— Que me voulez-vous ? interrogea, Feldenn ; qui êtes-vous ?
— Je ne suis que le Corbeau volant dans la tempête.
— Vous êtes le Corbeau de la colline ? dit soudain Nira.

L’homme hocha la tête, toujours affublé de son large sourire.

— Tu connais cet homme ? demanda Feldenn en se tournant vers la Scarv.
— C’est l’ermite de notre clan. Les guerriers viennent lui demander conseil avant la bataille, ou les femmes enceintes apeurées par l’accouchement. Des années que je ne l’ai plus vu…
— En effet, Dame Nira Pur-Sang de Loup, acquiesça le Corbeau ; vous n’étiez encore qu’une enfant lorsque je descendis de ma retraite pour venir à votre frère.