Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Le Saint-Enoch est un baleinier commandé par le capitaine Bourcart et dont l'équipage est composé d'une trentaine de personnes. Le navire quitte le Havre à destination de l'océan Pacifique.Parmi l'équipage, un vieux matelot, très pessimiste de nature, qui prévoit toujours le pire et qui ne cesse de raconter à ses compagnons les histoires les plus épouvantables sur l'océan et ses monstres La pêche à la baleine est tantôt remplie de succès, tantôt lamentable. Surviennent des évènements mystérieux, de plus en plus fréquents, s'agit il de phénomènes naturels ? s'agit il d'un monstre marin ?
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 267
Veröffentlichungsjahr: 2022
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Jules Verne
« Eh ! capitaine Bourcart, ce n’est donc pas aujourd’hui le départ ?…
— Non, monsieur Brunel, et je crains que nous ne puissions partir ni demain… ni même dans huit jours…
— Cela est contrariant…
— Et surtout inquiétant, déclara M. Bourcart en secouant la tête. Le Saint-Enoch devrait être en mer depuis la fin du mois dernier afin d’arriver en bonne saison sur les lieux de pêche… Vous verrez qu’il se laissera distancer par les Anglais et les Américains…
— Et ce sont toujours ces deux hommes qui vous manquent à bord ?…
— Toujours… monsieur Brunel… l’un dont je ne puis me passer, l’autre dont je me passerais à la rigueur, n’étaient les règlements qui me l’imposent…
— Et celui-ci n’est pas le tonnelier, sans doute ?… demanda M. Brunel.
— Non… ayez la bonté de m’en croire, non !… À mon bord, le tonnelier est aussi indispensable que la mâture, le gouvernail ou la boussole, puisque j’ai deux mille barils dans ma cale…
— Et combien d’hommes compte le Saint-Enoch, capitaine Bourcart ?…
— Nous serions trente-quatre, monsieur Brunel, si j’étais au complet. Voyez-vous, il est plus utile d’avoir un tonnelier pour soigner les barils que d’avoir un médecin pour soigner les hommes !… Des barils, cela exige sans cesse des réparations, tandis que les hommes… ça se répare tout seul ! D’ailleurs, est-ce qu’on est jamais malade à la mer ?…
— Évidemment on ne devrait pas l’être en si bon air, capitaine Bourcart… et, pourtant, quelquefois…
— Monsieur Brunel, j’en suis encore à avoir un malade sur le Saint-Enoch…
— Tous mes compliments, capitaine. Mais que voulez-vous ? Un navire est un navire, et, comme tel, il est soumis aux règlements maritimes… Lorsque son équipage atteint un certain nombre d’officiers et de matelots, il faut qu’il embarque un médecin… c’est formel. Or vous n’en avez pas…
— Et c’est bien pour cette raison que le Saint-Enoch ne se trouve pas aujourd’hui par le travers du cap Saint-Vincent, où il devrait être ! »
Cette conversation entre le capitaine Bourcart et M. Brunel se tenait sur la jetée du Havre, vers onze heures du matin, dans cette partie un peu relevée qui va du sémaphore au musoir.
Ces deux hommes se connaissaient de longue date, l’un ancien capitaine au cabotage, devenu officier de port, l’autre commandant le trois-mâts Saint-Enoch. Et, ce dernier, avec quelle impatience il attendait d’avoir pu compléter son rôle d’équipage pour prendre le large !
Bourcart (Évariste-Simon), âgé d’une cinquantaine d’années était avantageusement connu sur la place du Havre, son port d’attache. Célibataire, sans famille, sans proches parents, ayant navigué dès sa prime enfance, il avait été mousse, novice, matelot et maître au service de l’État.
Après de multiples voyages comme lieutenant et second dans la marine marchande, il commandait depuis dix ans le Saint-Enoch un baleinier qui lui appartenait par moitié avec la maison Morice frères.
Excellent marin, à la fois prudent, hardi et résolu, il gardait toujours, contrairement à tant d’autres de ses collègues, une extrême politesse dans ses fonctions, ne jurant pas, donnant ses ordres avec une parfaite urbanité.
Sans doute, il n’allait pas jusqu’à dire à un gabier : « Prenez la peine de larguer les ris du petit perroquet ! » ou au timonier : « Ayez l’extrême obligeance de mettre la barre à tribord, toute ! » Mais il passait pour être le plus poli des capitaines au long cours.
À noter, en outre, que M. Bourcart, favorisé dans ses entreprises avait eu des campagnes constamment heureuses, des traversées invariablement excellentes. Aucune plainte de ses officiers, aucune récrimination de ses matelots. Donc, si l’équipage du Saint-Enoch, cette fois, n’était pas au complet, et si son capitaine ne parvenait pas à le compléter, il ne fallait point voir là un indice de défiance ou de répugnance de la part du personnel maritime.
M. Bourcart et M. Brunel venaient de s’arrêter près du support métallique de la cloche sur la terrasse demi-circulaire qui termine la jetée. Le marégraphe marquait alors le plus bas du jusant, et le mât de signaux ne déroulait ni pavillon ni flamme. Aucun navire ne se préparait à entrer ou sortir, et les chaloupes de pêche n’auraient pas même trouvé assez d’eau dans le chenal à cette marée de nouvelle lune. C’est pourquoi les curieux n’affluaient pas comme au moment des pleines mers. Les bateaux de Honfleur, de Trouville, de Caen et de Southampton restaient amarrés à leurs pontons. Jusqu’à trois heures de l’après-midi, il ne se ferait aucun mouvement dans l’avant-port.
Pendant quelques instants, les yeux du capitaine Bourcart, dirigés vers le large, parcoururent ce vaste secteur compris entre les lointaines hauteurs d’Ouistreham et les massives falaises des phares de la Hève. Le temps était incertain, le ciel tendu de nuages grisâtres dans les hautes zones.
Le vent soufflait du nord-est, – une petite brise capricieuse, qui fraîchirait au début de la marée montante.
Quelques bâtiments traversaient la baie, les uns arrondissant leur voilure sur l’horizon de l’est, les autres sillonnant l’espace de leurs vapeurs fuligineuses. Assurément, ce devait être un regard d’envie que lançait M. Bourcart à ses collègues plus favorisés qui avaient quitté le port. Il va de soi que, même à cette distance, il s’exprimait en termes convenables, et il ne se fût pas permis de les traiter comme l’aurait fait un loup de mer.
« Oui, dit-il à M. Brunel, ces braves gens font bonne route, vent sous vergue, tandis que moi, je suis encore au bassin et ne puis en démarrer… Voyez-vous, c’est ce que j’appelle proprement de la mauvaise chance, et c’est la première fois qu’elle s’attaque au Saint-Enoch…
— Prenez patience, monsieur Bourcart, puisqu’il vous est impossible de prendre la mer !… répondit en riant M. Brunel…
— Eh ! n’est-ce pas ce que je fais depuis quinze longs jours ?… s’écria le capitaine, non sans quelque aigreur.
— Bon !… votre navire porte bien la toile, et vous aurez vite regagné le temps perdu… À onze nœuds, par belle brise, on fait de la route !… Mais, dites-moi, monsieur Bourcart, il ne va donc pas mieux, le docteur Sinoquet ?…
— Non, hélas ! rien de grave, l’excellent docteur… Des rhumatismes qui le clouent sur son lit, et il en a pour plusieurs semaines !… Qui aurait jamais cru cela de la part d’un homme si habitué à la mer, et qui, pendant une dizaine d’années, a couru avec moi tous les parages du Pacifique…
— Eh ! insinua l’officier du port, c’est peut-être de tant de voyages qu’il a rapporté ses infirmités…
— Non, par exemple ! affirma le capitaine Bourcart. Des rhumatismes gagnés à bord du Saint-Enoch !… Pourquoi pas le choléra ou la fièvre jaune !… Comment pareille idée a-t-elle pu vous venir, monsieur Brunel ?… »
Et M. Bourcart laissait tomber ses bras cassés par la stupéfaction que lui causait une pareille énormité. Le Saint-Enoch… un navire si supérieurement aménagé, si confortable, si impénétrable à l’humidité !… Des rhumatismes !… On en attraperait plutôt dans la salle du Conseil de l’Hôtel de Ville, dans les salons de la Sous-Préfecture que dans les cabines ou le carré du Saint-Enoch !… Des rhumatismes !… Est-ce qu’il en avait jamais eu, lui ?… Et, cependant, il ne quittait son navire, ni lorsqu’il était en relâche, ni lorsqu’il l’avait amarré dans le port du Havre !… Un appartement en ville, allons donc ! quand on a son logement à bord !… Et il ne l’aurait pas changé pour la plus confortable des chambres de l’Hôtel de Bordeaux ou du Terminus !… Des rhumatismes !… Non, pas même des rhumes !… Et l’avait-on jamais entendu éternuer à bord du Saint-Enoch ?…
Puis, s’animant, le digne homme eût longtemps continué de plus belle, si M. Brunel ne l’avait interrompu en disant :
« C’est convenu, monsieur Bourcart, les rhumatismes du docteur Sinoquet ne viennent que des séjours qu’il a faits à terre ! Enfin il les a, voilà le vrai, et il ne peut embarquer…
— Et le pire, déclara M. Bourcart, c’est que je ne lui trouve pas de remplaçant, malgré toutes mes démarches…
— Patience, je vous le répète, patience, capitaine !… Vous finirez bien par mettre la main sur quelque jeune médecin désireux de courir le monde, avide de voyages… Quoi de plus tentant que de débuter par une superbe campagne de pêche à la baleine à travers les mers du Pacifique…
— Certes, monsieur Brunel, je ne devrais avoir que l’embarras du choix… Pourtant il n’y a pas foule, et j’en suis toujours à n’avoir personne pour manier la lancette et le bistouri ou le davier et la doloire !
— À propos, demanda l’officier de port, ce ne sont point les rhumatismes qui vous privent de votre tonnelier ?…
— Non ; à vrai dire, ce brave père Brulard n’a plus l’usage de son bras gauche, qui est ankylosé, et il éprouve de violentes douleurs dans les pieds et les jambes…
— Les articulations sont-elles donc prises ?… s’informa M. Brunel.
— Oui, paraît-il, et Brulard n’est vraiment pas en état de naviguer !… Or, vous le savez, monsieur Brunel, un bâtiment armé pour la baleine ne peut pas plus se passer d’un tonnelier que de harponneurs, et il me faut m’en procurer un à tout prix ! »
M. Brunel voulut bien admettre que le père Brulard n’était pas perclus de rhumatismes, puisque le Saint-Enoch valait un sanatorium et que son équipage y naviguait dans les meilleures conditions hygiéniques, à en croire le capitaine. Mais il n’en était pas moins certain que le docteur Sinoquet et le tonnelier Brulard étaient incapables de prendre part à cette campagne.
En cet instant, M. Bourcart, s’entendant interpeller, se retourna :
« Vous, Heurtaux ?… dit-il en serrant amicalement la main de son second. Enchanté de vous voir, et, cette fois, est-ce un bon vent qui vous amène ?…
— Peut-être, capitaine, répondit M. Heurtaux, peut-être… Je viens vous prévenir qu’une personne s’est présentée à bord… il y a une heure.
— Un tonnelier… un médecin ?… demanda vivement le capitaine Bourcart.
— Je ne sais, capitaine… En tout cas, cette personne a paru contrariée de votre absence…
— Un homme d’âge ?…
— Non… un jeune homme, et il va bientôt revenir… Je me suis donc mis à votre recherche… et comme je pensais vous rencontrer sur la jetée.
— Où l’on me rencontre toujours, Heurtaux, quand je ne suis pas à bord…
— Je le sais… Aussi ai-je mis le cap sur le mât de signaux…
— Vous avez sagement fait, Heurtaux, reprit M. Bourcart, et je ne manquerai pas au rendez-vous. – Monsieur Brunel, je vais vous demander la permission de prendre congé…
— Allez donc, mon cher capitaine, répondit l’officier de port, et j’ai le pressentiment que vous ne tarderez pas à être tiré d’embarras…
— À moitié seulement, monsieur Brunel, et encore faut-il que ce visiteur soit un docteur ou un tonnelier ! »
Là-dessus, l’officier de port et le capitaine Bourcart échangèrent une cordiale poignée de main. Puis celui-ci, accompagné de son second, remonta le quai, traversa le pont, atteignit le bassin du Commerce et s’arrêta devant la passerelle qui donnait accès au Saint-Enoch.
Dès qu’il eut mis le pied sur le pont, M. Bourcart regagna sa cabine, dont la porte s’ouvrait sur le carré et la fenêtre sur l’avant de la dunette.
Après avoir donné ordre de le prévenir de l’arrivée du visiteur, il attendit, non sans quelque impatience, le nez dans un journal de la localité.
L’attente ne fut pas longue. Dix minutes plus tard, le jeune homme annoncé se présentait à bord et était introduit dans le carré, où le capitaine Bourcart vint le rejoindre.
À tout prendre, si le visiteur ne devait point être un tonnelier, il n’était pas impossible que ce fût un médecin, – un jeune médecin, âgé de vingt-six à vingt-sept ans.
Les premières politesses échangées, – et l’on peut être assuré que M. Bourcart ne fut pas en reste avec la personne qui l’honorait de sa visite, – le jeune homme s’exprima en ces termes :
« J’ai appris, d’après ce qu’on disait à la Bourse, que le départ du Saint-Enoch était retardé par suite du mauvais état de santé de son médecin habituel…
— Ce n’est que trop vrai, monsieur…
— Monsieur Filhiol… Je suis le docteur Filhiol, capitaine, et je viens vous offrir de remplacer le docteur Sinoquet à bord de votre navire. »
Le capitaine Bourcart apprit alors que ce jeune visiteur, originaire de Rouen, appartenait à une famille d’industriels de cette ville. Son désir était d’exercer sa profession dans la marine de commerce. Toutefois, avant d’entrer au service de la Compagnie transatlantique, il serait heureux de prendre part à une campagne de baleinier et de débuter par la rude navigation des mers du Pacifique. Il pouvait fournir les meilleures références. Le capitaine Bourcart n’aurait qu’à se renseigner sur son compte chez tels ou tels négociants ou armateurs du Havre.
M. Bourcart avait très attentivement observé le docteur Filhiol de physionomie franche et sympathique. Nul doute qu’il n’eût une constitution vigoureuse, un caractère résolu. Le capitaine s’y connaissait, ce n’était pas celui-là, bien bâti, bien portant, qui contracterait des rhumatismes à son bord. Aussi répondit-il :
« Monsieur, vous venez fort à propos, je ne vous le cache point, et si, ce dont je suis certain d’avance, mes informations vous sont favorables, ce sera chose faite. Vous pourrez, dès demain, procéder à votre installation sur le Saint-Enoch et vous n’aurez pas lieu de vous en repentir…
— J’en ai l’assurance, capitaine, répondit le docteur Filhiol. Avant que vous ayez à prendre des renseignements sur moi, je vous avouerai que j’en ai pris sur vous…
— Et c’était sage, déclara M. Bourcart. S’il ne faut jamais s’embarquer sans biscuit, il ne faut pas inscrire son nom sur le rôle d’un bâtiment sans savoir à qui on a affaire.
— Je l’ai pensé, capitaine.
— Vous avez eu raison, monsieur Filhiol, et, si je comprends bien, les renseignements que vous avez recueillis ont été tout à mon avantage…
— Entièrement, et j’aime à croire que ceux que vous allez prendre le seront au mien. »
Décidément, le capitaine Bourcart et le jeune médecin, s’ils se valaient en franchise, s’égalaient en urbanité.
« Une seule question, cependant, reprit alors M. Bourcart. Avez-vous déjà voyagé sur mer, docteur ?…
— Quelques courtes traversées à travers la Manche…
— Et… pas malade ?…
— Pas malade… et j’ai même lieu de croire que je ne le serai jamais…
— C’est à considérer pour un médecin, vous en conviendrez…
— En effet, monsieur Bourcart…
— Maintenant, je ne dois pas vous le cacher, elles sont pénibles, dangereuses, nos campagnes de pêche !… Les misères, souvent les privations, ne nous y sont point épargnées, et c’est un dur apprentissage de la vie de marin…
— Je le sais, capitaine, et, cet apprentissage, je ne le redoute pas…
— Et non seulement nos campagnes sont périlleuses, monsieur Filhiol, mais elles sont longues parfois… Cela dépend de circonstances plus ou moins favorables… Qui sait si le Saint-Enoch ne sera pas deux ou trois ans sans revenir ?…
— Il reviendra quand il reviendra, capitaine, et l’essentiel, c’est que tous ceux qu’il emmène reviennent au port avec lui ! »
M. Bourcart ne pouvait qu’être très satisfait de ces sentiments exprimés de cette façon et, certainement, il s’entendrait en tous points avec le docteur Filhiol si les références indiquées permettaient de signer avec lui.
« Monsieur, lui dit-il, je n’aurai, je crois, qu’à me féliciter d’être entré en rapport avec vous, et, dès demain, après avoir pris mes informations, j’espère que votre nom sera inscrit sur le livre de bord.
— À vous revoir donc, capitaine, répondit le docteur, et, quant au départ…
— Le départ pourrait s’effectuer dès demain, à la marée du soir, si j’étais parvenu à remplacer mon tonnelier comme j’ai remplacé mon médecin…
— Ah ! vous n’avez pas encore votre équipage au complet, capitaine ?…
— Non, par malheur, monsieur Filhiol, et il est impossible de compter sur ce pauvre Brulard…
— Il est malade ?…
— Oui… si c’est être malade que d’avoir des rhumatismes qui vous paralysent bras et jambes… Et, cependant, croyez bien que ce n’est point en naviguant sur le Saint-Enoch qu’il les a attrapés…
— Mais j’y pense, capitaine, je puis vous indiquer un tonnelier…
— Vous ?… »
Et le capitaine Bourcart allait se dépenser comme d’habitude en remerciements prématurés à l’adresse de ce providentiel jeune docteur. Il semblait qu’il entendait déjà résonner les coups du maillet sur les douves des barils de sa cale. Hélas ! sa joie fut de courte durée, et il secoua la tête lamentablement lorsque M. Filhiol eut ajouté :
« Vous n’avez donc pas songé à maître Cabidoulin ?…
— Jean-Marie Cabidoulin… de la rue des Tournettes ?… s’écria M. Bourcart.
— Lui-même !… Est-ce qu’il peut y avoir un autre Cabidoulin au Havre et même ailleurs ?…
— Jean-Marie Cabidoulin !… répétait le capitaine Bourcart.
— En personne…
— Et comment connaissez-vous Cabidoulin ?…
— Parce que je l’ai soigné…
— Alors… lui aussi… malade ?… Mais il y a donc épidémie sur les tonneliers ?…
— Non, rassurez-vous, capitaine… une blessure au pouce, maintenant guérie, et qui ne l’empêche point de manier la doloire… C’est un homme de bonne santé, de bonne constitution, encore robuste pour son âge, à peine la cinquantaine, et qui ferait bien votre affaire…
— Sans doute, sans doute, répondit M. Bourcart. Par malheur, si vous connaissez Jean-Marie Cabidoulin, je le connais aussi, et je ne pense pas qu’aucun capitaine consentirait à l’embarquer…
— Pourquoi ?…
— Oh ! il sait bien son métier et il en a fait des campagnes de pêche… Sa dernière remonte à cinq ou six ans déjà…
— M’apprendrez-vous, monsieur Bourcart, pour quelle raison on ne voudrait pas de lui ?…
— Parce que c’est un prophète de malheur, monsieur Filhiol, parce qu’il est sans cesse à prédire sinistres et catastrophes… parce que, à l’entendre, quand on entreprend un voyage sur mer, ce doit être le dernier et on n’en reviendra pas !… Et puis des histoires de monstres marins qu’il prétend avoir rencontrés… et qu’il rencontrerait encore !… Voyez-vous, monsieur Filhiol, cet homme-là est capable de démoraliser tout un équipage !…
— Est-ce sérieux, capitaine ?…
— Très sérieux !
— Voyons… à défaut d’autre, et puisque vous avez besoin d’un tonnelier…
— Oui… je sais bien… à défaut d’autre !… Et pourtant, celui-là jamais je n’y aurais songé !… Enfin, quand on ne peut mettre le cap au nord, on le met au sud… Et si maître Cabidoulin voulait… mais il ne voudra pas…
— On peut toujours essayer…
— Non… c’est inutile… Et puis, Cabidoulin… Cabidoulin !… répétait M. Bourcart.
— Si nous allions le voir ?… » proposa M. Filhiol.
Le capitaine Bourcart, très hésitant, très perplexe, croisa, décroisa ses bras, se consulta, pesa le pour et le contre, secoua la tête comme s’il fût au moment de s’engager dans une mauvaise affaire.
Enfin, le désir de mettre au plus tôt en mer l’emportant sur toute considération :
« Allons ! » répondit-il.
Un instant après, tous deux avaient quitté le bassin du Commerce et se dirigeaient vers la demeure du tonnelier.
Jean-Marie Cabidoulin était chez lui, dans sa chambre du rez-de-chaussée, au fond d’une cour. Un homme vigoureux, âgé de cinquante-deux ans, vêtu de son pantalon de velours à côte et de son gilet à bras, coiffé de sa casquette de loutre et ceint du grand tablier brunâtre. L’ouvrage ne donnait pas fort et, s’il n’avait pas eu quelques économies, il n’aurait pu faire chaque soir sa partie de manille au petit café d’en face avec un vieux retraité de la marine, ancien gardien des phares de la Hève.
Jean-Marie Cabidoulin était, d’ailleurs, au courant de tout ce qui se passait au Havre, entrées et sorties des navires à voile ou à vapeur, arrivées et départs des transatlantiques, tournées de pilotages, nouvelles de mer, enfin de tout ce qui éclosait de potins sur la jetée pendant les marées de jour.
Maître Cabidoulin connaissait donc et de longue date le capitaine Bourcart. Aussi, dès qu’il l’aperçut au seuil de sa boutique :
« Eh ! eh ! s’écria-t-il, toujours amarré au quai, le Saint-Enoch, toujours bloqué dans le bassin du Commerce… comme s’il était retenu par les glaces…
— Toujours, maître Cabidoulin, répondit un peu sèchement le capitaine Bourcart.
— Et pas de médecin ?…
— Présent… le médecin…
— Tiens… c’est vous, monsieur Filhiol ?…
— Moi-même, et, si j’ai accompagné M. Bourcart, c’était pour vous demander d’embarquer avec nous…
— Embarquer… embarquer ?… répétait le tonnelier en brandissant son maillet.
— Oui, Jean-Marie Cabidoulin… reprit le capitaine Bourcart. Est-ce que ce n’est pas tentant… un dernier voyage… sur un bon navire… en compagnie de braves gens ?…
— Par exemple, monsieur Bourcart, si je m’attendais à une pareille proposition !… Vous le savez bien, je suis à la retraite… Je ne navigue plus qu’à travers les rues du Havre, où il n’y a ni abordages ni coups de mer à craindre… Et vous voulez…
— Voyons, maître Cabidoulin, réfléchissez… Vous n’êtes pas d’un âge à moisir sur votre bouée, à rester affourché comme un vieux ponton au fond d’un port !…
— Levez l’ancre, Jean-Marie, levez l’ancre ! » ajouta en riant M. Filhiol pour se mettre à l’unisson de M. Bourcart.
Maître Cabidoulin avait pris un air de profonde gravité – probablement son air de « prophète de malheur » – et, d’une voix sourde, il répondit :
« Écoutez-moi bien, capitaine, et vous aussi, docteur Filhiol… Une idée que j’ai toujours eue… qui ne me sortira jamais de la tête…
— Et laquelle ?… demanda M. Bourcart.
— C’est que, à force de naviguer, on finit nécessairement par faire naufrage tôt ou tard ! Certes, le Saint-Enoch a un bon commandant… il a un bon équipage… je vois qu’il aura un bon médecin… mais j’ai la conviction que, si je m’embarquais, il m’arriverait des choses qui ne me sont pas encore arrivées…
— Par exemple !… s’écria M. Bourcart.
— C’est comme je vous le dis, affirma maître Cabidoulin, des histoires épouvantables !… Aussi me suis-je promis de terminer tranquillement ma vie en terre ferme !…
— Pure imagination, cela, déclara le docteur Filhiol. Tous les navires ne sont pas destinés à périr corps et biens…
— Non, sans doute, répliqua le tonnelier, mais, que voulez-vous, c’est comme un pressentiment… si je prenais la mer, je ne reviendrais pas…
— Allons donc, Jean-Marie Cabidoulin, répliqua le capitaine Bourcart, ce n’est pas sérieux…
— Très sérieux, et puis, entre nous, je n’ai plus de curiosité à satisfaire. Est-ce que je n’ai pas tout vu du temps que je naviguais… les pays chauds, les pays froids, les îles du Pacifique et de l’Atlantique, les ice-bergs et les banquises, les phoques, les morses, les baleines ?…
— Mes compliments, vous n’êtes pas à plaindre, dit M. Filhiol.
— Et savez-vous ce que je finirais par voir ?…
— Quoi donc, maître Cabidoulin ?…
— Ce que je n’ai jamais vu… quelque terrible monstre… le grand serpent de mer…
— Que vous ne verrez jamais… affirma M. Filhiol.
— Et pourquoi ?…
— Parce qu’il n’existe pas !… J’ai lu tout ce qu’on a écrit sur ces prétendus monstres marins, et, je le répète, votre serpent de mer n’existe pas !…
— Il existe ! » s’écria le tonnelier d’un ton si convaincu qu’il eût été inutile de discuter à ce sujet.
Bref, à la suite de pressantes instances, décidé finalement par les hauts gages que lui offrit le capitaine Bourcart, Jean-Marie Cabidoulin se résolut à faire une dernière campagne de pêche, et, le soir même, il portait son sac à bord du Saint-Enoch !
Le lendemain 7 novembre 1863, le Saint-Enoch quittait le Havre, remorqué par l’Hercule qui le sortit à l’heure de la pleine mer. Il faisait un assez mauvais temps. Des nuages bas et déchirés couraient à travers l’espace, poussés par une forte brise du sud-ouest.
Le bâtiment du capitaine Bourcart, jaugeant environ cinq cent cinquante tonneaux, était pourvu de tous les appareils communément employés pour cette difficile pêche à la baleine sur les lointains parages du Pacifique. Quoique sa construction datât d’une dizaine d’années déjà, il tenait bien la mer sous les diverses allures. L’équipage s’était toujours appliqué à ce qu’il fût en parfait état, voilure et coque, et il venait de refaire son carénage à neuf.
Le Saint-Enoch, un trois-mâts carré, portait misaine, grande voile et brigantine, grand et petit hunier, grand et petit perroquet et perroquet de fougue, grand et petit cacatois, perruche, trinquette, grand foc, petit foc, clinfoc, bonnettes et voiles d’étais. En attendant le départ, M. Bourcart avait fait mettre en place les appareils pour virer les baleines. Quatre pirogues étaient à leur poste : à bâbord, celles du second, du premier et du deuxième lieutenant ; à tribord, celle du capitaine. Quatre autres de rechange étaient disposées sur les espars du pont. Entre le mât de misaine et le grand mât, en avant du grand panneau, on avait installé la cabousse qui sert à fondre le gras. Elle se composait de deux pots en fer maçonnés l’un contre l’autre, entourés d’une ceinture de briques. À l’arrière des pots, deux trous, pratiqués à cet effet, servaient à l’échappement de la fumée, et, sur l’avant, un peu plus bas que la gueule des pots, deux fourneaux permettaient d’entretenir le feu en dessous.
Voici l’état des officiers et des gens de l’équipage embarqués sur le Saint-Enoch :
Le capitaine Bourcart (Évariste-Simon), cinquante ans ;
Le second Heurtaux (Jean-François), quarante ans ;
Le premier lieutenant Coquebert (Yves), trente-deux ans ;
Le deuxième lieutenant Allotte (Romain), vingt-sept ans ;
Le maître d’équipage Ollive (Mathurin), quarante-cinq ans ;
Le harponneur Thiébaut (Louis), trente-sept ans ;
Le harponneur Kardek (Pierre), trente-deux ans ;
Le harponneur Durut (Jean), trente-deux ans ;
Le harponneur Ducrest (Alain), trente et un ans ;
Le docteur Filhiol, vingt-sept ans ;
Le tonnelier Cabidoulin (Jean-Marie), cinquante-deux ans ;
Le forgeron Thomas (Gille), quarante-cinq ans ;
Le charpentier Ferut (Marcel), trente-six ans ;
Huit matelots ;
Onze novices ;
Un maître d’hôtel ;
Un cuisinier.
Au total trente-quatre hommes, personnel ordinaire d’un baleinier du tonnage du Saint-Enoch.
L’équipage se composait par moitié à peu près de matelots normands et bretons. Seul, le charpentier Ferut était originaire de Paris, faubourg de Belleville, ayant fait le métier de machiniste dans divers théâtres de la capitale.
Les officiers avaient déjà été en cours de navigation à bord du Saint-Enoch et ne méritaient que des éloges. Ils possédaient toutes les qualités qu’exige le métier.
Dans la campagne précédente, ils avaient parcouru les parages nord et sud du Pacifique. Voyage heureux s’il en fut, puisque, pendant sa durée de quarante-quatre mois, il ne s’était produit aucun incident grave ; voyage fructueux aussi, puisque le navire avait rapporté deux mille barils d’huile qui furent vendus à un prix avantageux.
Le second, Heurtaux, se montrait très entendu à tout ce qui concernait le détail du bord. Après avoir servi en qualité d’enseigne auxiliaire dans la marine de l’État, embarqué au commerce, il naviguait en attendant un commandement. Il passait avec raison pour un bon marin, très sévère en matière de discipline.
Du premier lieutenant Coquebert et du second lieutenant Allotte, excellents officiers, eux aussi, il n’y avait rien à dire, si ce n’est qu’ils déployaient une ardeur extraordinaire, imprudente même, à la poursuite des baleines ; ils luttaient de vitesse et d’audace ; ils cherchaient à se devancer et risquaient aventureusement leurs pirogues, malgré les recommandations et les injonctions formelles du capitaine Bourcart. Mais l’ardeur du pêcheur à la pêche, c’est l’ardeur du chasseur à la chasse, – un irrésistible entraînement, une passion instinctive. Les deux lieutenants ne la communiquaient que trop à leurs hommes, – surtout Romain Allotte.
Quelques mots sur le maître d’équipage, Mathurin Ollive. Ce petit homme, sec et nerveux, très dur à la fatigue, très à son affaire bons yeux et bonnes oreilles, possédait les qualités particulières qui distinguent le capitaine d’armes de la marine de guerre. C’était assurément, de tous les gens du bord, celui qui s’intéressait le moins à l’amarrage des baleines.
Qu’un bâtiment fût armé spécialement pour ce genre de pêche ou pour le transport d’une cargaison quelconque d’un port à un autre, c’était avant tout un navire, et maître Ollive ne prenait goût qu’aux choses de la navigation. Le capitaine Bourcart lui accordait une grande confiance : il la justifiait.
Quant aux huit matelots, la plupart avaient fait la dernière campagne du Saint-Enoch et constituaient un équipage très sûr et très exercé. Parmi les onze novices, on n’en comptait que deux à débuter dans ce rude apprentissage de la grande pêche. Ces garçons, de quatorze à dix-huit ans, ayant déjà la pratique de la marine de commerce, seraient employés, conjointement avec les matelots, à l’armement des pirogues.
Restaient le forgeron Thomas, le tonnelier Cabidoulin, le charpentier Ferut, le cuisinier, le maître d’hôtel. Sauf le tonnelier, tous faisaient partie du personnel depuis trois ans et étaient au courant du service. Il convient d’ajouter que maître Ollive et maître Cabidoulin se connaissaient de longue date, ayant navigué ensemble. Aussi, le premier, sachant à quoi s’en tenir sur les manies du second, l’avait-il accueilli par ces mots :
« Eh ! vieux… te voilà donc ?…
— Me voilà, dit l’autre.
— Tu vas en tâter encore ?…
— Comme tu vois.
— Et toujours avec ta satanée idée que ça finira mal ?…
— Très mal, répondit sérieusement le tonnelier.
— Bon, reprit Mathurin Ollive, j’espère que tu nous épargneras tes histoires…
— Tu peux compter que non !
— Alors, à ton aise, mais s’il nous arrive malheur…
— C’est que je ne me serai pas trompé ! » répliqua Jean-Marie Cabidoulin. Et qui sait si le tonnelier n’éprouvait pas déjà quelque regret d’avoir accepté les offres du capitaine Bourcart ?
Dès que le Saint-Enoch eut doublé les jetées, le vent ayant une tendance à fraîchir, ordre fut donné de larguer les huniers, dans lesquels le maître d’équipage fit prendre deux ris. Puis, aussitôt que l’Hercule eut largué sa remorque, les huniers furent hissés ainsi que le petit foc et l’artimon, en même temps que le capitaine Bourcart faisait amurer la misaine. Dans ces conditions, le trois-mâts allait pouvoir louvoyer vers le nord-est de manière à contourner l’extrême pointe de Barfleur.
La brise obligea le Saint-Enoch à garder le plus près. D’ailleurs il tenait bien la mer sous cette allure et même à cinq quarts du vent, filait à raison de dix nœuds.
Il y eut lieu de courir des bords pendant trois jours, avant de débarquer le pilote à la Hougue. À partir de ce moment, la navigation s’établit régulièrement en descendant la Manche. Les bons vents prirent alors le dessus à l’état de belle brise. Le capitaine Bourcart, ayant fait établir perroquets, cacatois, voiles d’étais, put constater que le Saint-Enoch n’avait rien perdu de ses qualités nautiques. Du reste, son gréement avait été réinstallé presque tout entier en vue de ces lointaines campagnes dans lesquelles un navire supporte d’excessives fatigues.
« Beau temps, mer maniable, bon vent, dit M. Bourcart au docteur Filhiol, qui se promenait avec lui sur la dunette. Voici une traversée qui commence heureusement, et c’est assez rare, lorsqu’il faut sortir de la Manche à cette époque !
— Mes compliments, capitaine, répondit le docteur, mais nous ne sommes qu’au début du voyage.
— Oh ! je sais, monsieur Filhiol, il ne suffit pas de bien commencer, il importe de bien finir !… N’ayez crainte, nous avons un bon navire sous les pieds, et, s’il n’est pas lancé d’hier, il n’en est pas moins solide de coque et d’agrès… Je prétends même qu’il offre plus de garantie qu’un bâtiment neuf, et croyez que je suis édifié sur ce qu’il vaut.
— J’ajouterai, capitaine, qu’il ne s’agit pas seulement de faire une excellente navigation. Il convient que celle-ci donne des avantages sérieux, et cela ne dépend ni du navire, ni de ses officiers, ni de son équipage…
— Comme vous dites, répliqua le capitaine Bourcart. La baleine vient ou ne vient pas… Ça, c’est la chance, comme en toute chose et la chance ne se commande point… On s’en retourne les barils pleins ou les barils vides, c’est entendu !… Mais le Saint-Enoch en est à sa cinquième campagne depuis qu’il est sorti des chantiers de Honfleur, et les précédentes se sont toujours balancées à son profit…
— C’est de bon augure, capitaine. Et comptez-vous attendre d’être arrivé dans le Pacifique pour vous mettre en pêche ?…
— Je compte, monsieur Filhiol, saisir toutes les occasions, et, si nous rencontrons des baleines dans l’Atlantique avant de doubler le Cap, nos pirogues s’empresseront de leur donner la chasse… Le tout, c’est qu’on les aperçoive à courte distance et qu’on parvienne à les amarrer sans trop se retarder en route. »
Quelques jours après le départ du Havre, M. Bourcart organisa le service des vigies : deux hommes constamment en observation dans la mâture, l’un au mât de misaine, l’autre au grand mât. Aux harponneurs et aux matelots revenait cette tâche, tandis que les novices étaient à la barre.
En outre, afin d’être en état, chaque pirogue reçut une baille de bigue, ainsi que l’armement nécessaire à la pêche.
Si donc une baleine venait à être signalée à proximité du navire, il n’y aurait qu’à amener les embarcations, – ce qui s’effectuerait en quelques instants. Toutefois, ces éventualités ne s’offriraient pas avant que le Saint-Enoch fût en plein Atlantique.
Dès qu’il eut relevé les extrêmes terres de la Manche, le capitaine Bourcart donna la route à l’ouest, de manière à doubler Ouessant par le large. Au moment où la terre de France allait disparaître, il l’indiqua au docteur Filhiol.
« Au revoir ! » dirent-ils.
En adressant à leur pays ce salut de la dernière heure, tous deux se demandèrent sans doute combien de mois, d’années peut-être, se passeraient avant qu’ils dussent le revoir…