Les Louves de Machecoul - Alexandre Dumas - E-Book

Les Louves de Machecoul E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

Dans le pays nantais et vendéen, deux jumelles se retrouvent mêlées à un complot... ​​Les Louves de Machecoul font partie des nombreux romans méconnus d’Alexandre Dumas. Écrit en 1858 (quatorze ans après Les Trois Mousquetaires), ce roman fut imaginé par l’un des nègres de Dumas, Gaspard de Cherville. ​L’intrigue des Louves de Machecoul se déroule entre 1831 et 1832, au confluent du Pays de Retz, du Pays Nantais et du Marais breton.​ Mary et Bertha, filles jumelles et bâtardes d’un ancien combattant royaliste de 1793, surnommées « les louves de Machecoul », se trouvent entraînées dans une lutte où la duchesse de Berry souhaite réveiller l’esprit royaliste vendéen afin d’offrir le trône de France à son fils. ​Dans le même temps, elles rencontrent et tombent toutes deux amoureuses du baron Michel de la Logerie qui, pour sa part, tombe sous le charme de la douce Mary et s’engage, par amour pour elle, aux côtés de la duchesse. Et tandis que l’insurrection vendéenne échoue peu à peu, que certains secrets se révèlent, qu’on découvre les visages de nouveaux personnages, l’histoire d’amour entre Michel et Mary se voit compromise par des malentendus, le temps qui manque, et les événements insurrectionnels. ​On retrouve dans ce roman l’ensemble des éléments caractéristiques de Dumas : la trame historique, le caractère fort des personnages, une formidable galerie de personnages secondaires, des perpétuels rebondissements de coups de théâtre en coups de feu. ​Longtemps introuvable, comme nombre d’œuvres de Dumas, Les Louves de Machecoul reste pourtant un roman passionnant, ancré dans une région au fort caractère. ​ ​Une œuvre riche et palpitante, empreinte du puissant souffle romanesque si caractéristique d’Alexandre Dumas.​​EXTRAIT​S’il vous est arrivé par hasard, cher lecteur, d’aller de Nantes à Bourgneuf, vous avez, en arrivant à Saint-Philibert, écorné pour ainsi dire l’angle méridional du lac de Grandlieu, et, continuant votre chemin, vous êtes arrivé, au bout d’une ou deux heures de marche, selon que vous étiez à pied ou en voiture, aux premiers arbres de la forêt de Machecoul. Là, à gauche du chemin, dans un grand bouquet d’arbres qui semble appartenir à la forêt, dont il n’est séparé que par la grande route, vous avez dû apercevoir les pointes aiguës de deux minces tourelles, et le toit grisâtre d’un petit castel perdu au milieu des feuilles.CE QU'EN PENSE LA CRITIQUEFait partie des grands romans de Dumas, à lire absolument. - Critiques libresÀ PROPOS DE L'AUTEUR Alexandre Dumas est né le 24 juillet 1802 à Villers-Cotterêts dans l’Aisne. Après des études médiocres, il travailla comme clerc chez un notaire, et commença à écrire des pièces de théâtre qui ne furent qu'échecs. En 1823, il s'installa à Paris, où il entra au service du Duc d’Orléans comme expéditionnaire grâce à son sens de la calligraphie.En 1824 naît son fils Alexandre, qui sera lui aussi écrivain. Il continua d’écrire pour le théâtre et connut enfin le succès grâce à la représentation en 1829 d' Henri III et sa cour. Le succès ne le quittera plus. Il sera alors un auteur prolifique et laissera de grandes œuvres, devenues aujourd’hui des classiques, telles Les Trois Mousquetaires ou Le Comte de Monte-Cristo en 1844. La même année, Dumas fait bâtir le Château de Monte-Cristo à Port-Marly. En 1846, il fait construire son propre théâtre où il fait jouer les pièces de plusieurs auteurs européens, tels Shakespeare, Goethe, ou Schiller...En 1850, le théâtre fait faillite, entraînant Dumas à la ruine, l’obligeant à vendre aux enchères le Château de Monte-Cristo. Mais criblé de dettes, poursuivi par plus de 150 créanciers, Dumas doit s’exiler en Belgique en 1851.En septembre 1870, un accident vasculaire le laisse à demi-paralysé. Il s’installe chez son fils près de Dieppe et y meurt le 5 décembre 1870.

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Seitenzahl: 1325

Veröffentlichungsjahr: 2018

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Avertissement de l’éditeur

Le récit que vous allez lire a été reproduit selon l’édition de Dufour, Mulat et Boulanger, Editeurs, de 1860. Seules les fautes dites « coquilles d’impression » ont été corrigées, et la mise en page modifiée.

Présentation

Roman méconnu d’Alexandre Dumas, Les Louves de Machecoul s’avère pourtant une œuvre riche et palpitante, empreinte du puissant souffle romanesque, que l’écrivain a su construire et s’approprier au fil d’une œuvre considérable, au point de parler aujourd’hui d’un style « à la Dumas ».

Les Louves de Machecoul font partie des nombreux romans méconnus de l’écrivain, dont l’œuvre total dépasse les quatre-vingts ouvrages (pièces de théâtre, biographies, romans…). Ecrit en 1858 (quatorze ans après Les Trois Mousquetaires), ce roman fut écrit par l’un des nègres de Dumas, Gaspard de Cherville. Alexandre Dumas, comme d’autres auteurs de feuilleton à succès de l’époque, était aidé de plusieurs nègres pour assumer la rédaction du nombre considérable d’histoires écrites parfois la même année ; en 1845, Dumas publie par exemple quatre ouvrages majeurs dans son œuvre : Vingt ans après, Le comte de Monte-Cristo, Une fille du régent et La reine Margot.

Gaspard de Cherville

Né en 1821 à Chartres, le marquis de Cherville, passionné de chasse et de lecture, épousa très jeune une dame de l’aristocratie à qui il ne s’attacha jamais. En 1844, il s’enfuit à Paris, où il devient gratte-papier, et amant de la comédienne Constance Davenay, qui lui donnera deux enfants. Mais sa famille scandalisée par sa conduite le presse de s’éloigner. En mai 1852, il s’exile donc à Bruxelles.

C’est là qu’il rencontre Alexandre Dumas, réfugié également à Bruxelles pour des raisons financières, au 73 boulevard de Waterloo où il accueille des compatriotes, comme Victor Hugo ou l’éditeur Jules Hetzel. En 1853, ce dernier offre à Gaspard de Cherville la place de codirecteur du Théâtre du Vaudeville de Bruxelles. Cherville y fera jouer la pièce de Dumas, La Jeunesse de Louis XIV, interdite par la censure impériale, où il donnera le rôle de Marie Mancini à sa maîtresse Constance Davenay. Mauvais gestionnaire, Cherville se retrouve bientôt sans emploi et sans ressources.

En mai 1855, l’éditeur Jules Hetzel l’invite à le rejoindre à Spa, pour en faire son copiste et le précepteur de son fils. Cherville corrige les épreuves des Contemplations de Hugo, et écrit pour son propre compte. Hetzel lui propose d’écrire les histoires qu’il racontait à Dumas à Bruxelles, et que ce dernier appréciait. Il rédige alors, en huit jours, Le Lièvre de mon grand-père, l’envoie à Dumas qui accepte aussitôt l’œuvre et propose à Cherville une collaboration régulière. Le Lièvre, signé Dumas, paraîtra en feuilleton dans Le Siècle, en mars 1856, sous la signature de Dumas.

Cherville se lance alors dans l’écriture d’un deuxième roman, Le Chasseur de sauvagine. En 1857, malgré la mort d’un fils et de sa compagne Constance, il achève Le Meneur de Loups et, simultanément, travaille à Black et au plan des Louves de Machecoul. A Paris, Dumas reçoit les manuscrits, puis adresse à son « nègre » de nombreuses recommandations, et remanie les pages de Cherville, dont les romans ne sont pas des chefs-d’oeuvre. Ils doivent être retravaillés, mais le temps manque et les échéances sont trop courtes pour réaliser le travail.

A l’automne de 1857, Dumas rend visite à Cherville afin de discuter des passions qu’ils partagent (la chasse, la gastronomie et le théâtre), mais sans doute aussi des Louves de Machecoul, qu’ils travaillent tous deux depuis quelque temps. La même année, Cherville se réinstalle dans la région parisienne. En 1858, paraît le roman Les Louves de Machecoul.

Jusqu’en 1868, Gaspard de Cherville ajoute cinq romans à l’œuvre de Dumas. Parallèlement, il tentera, sans succès, de faire œuvre personnelle. Seuls quelques-uns de ses contes et sa chronique « La Vie à la Campagne », publiée dans Le Temps, de 1870 à sa mort en 1898, lui vaudront, une notoriété éphémère. Gaspard de Cherville aura surtout été le dernier « nègre » de Dumas.

Dumas et ses nègres

Certains seront peut-être surpris de la présence de ces nègres dans l’œuvre de Dumas : Gaspard de Cherville, ou Auguste Maquet (plus reconnu du fait de sa participation à l’écriture des Trois Mousquetaires). Mais cela ne retire rien au talent de Dumas. Son œuvre reste considérable et, auteur de feuilletons, il ne pouvait seul assumer ses commandes, préférant s’attacher la collaboration d’hommes de talent. On dira de Dumas qu’il n’avait pas l’imagination créatrice, mais qu’il demeurait un merveilleux metteur en scène ayant besoin de scénaristes.

Dumas respectait et estimait ses « collaborateurs ». A Bruxelles, il découvrit et apprécia les histoires que lui racontait Gaspard de Cherville. Dans les avant-propos du Lièvre et du Chasseur de Sauvagine, Dumas ne cache pas la part de paternité de Cherville. Et il fait mieux : sur la couverture des Louves de Machecoul, il a associé leurs deux noms. S’il l’avait considéré comme un simple nègre, Dumas, sur son lit de mort, l’aurait-il invité à aller le voir en traçant ces mots émouvants : « Mon bon Cherville, nous n’irons plus au bois, non point parce que les lauriers sont coupés, mais parce que je ne peux plus marcher, même au milieu des lauriers » ?

Les Louves de Machecoul fut donc imaginé par Gaspard de Cherville, mais s’insère néanmoins parfaitement dans l’œuvre de Dumas, par sa thématique historique, son encrage géographique, ou l’importance de l’action et du rebondissement.

Les Louves de Machecoul

L’intrigue des Louves de Machecoul se déroule entre 1831 et 1832. Mary et Bertha sont les filles jumelles et bâtardes d’un ancien combattant royaliste de 1793, le marquis de Souday. Surnommées « les louves de Machecoul », elles vivent sereinement leur solitude loin de ces médisances. Le sort place alors sur leur chemin deux personnages : le baron Michel de la Logerie, fils d’un bourgeois enrichi par l’Empire, et Marie-Caroline de Bourbon, duchesse de Berry, qui veut offrir le trône de France à son fils en réveillant l’esprit royaliste vendéen.

Dès leur première rencontre, les jeunes filles s’éprennent de Michel qui, pour sa part, tombe sous le charme de la douce Mary et s’engage, par amour pour elle, aux côtés de la duchesse.

Et tandis que l’insurrection vendéenne échoue peu à peu, que certains secrets se révèlent, qu’on découvre les visages de nouveaux personnages, l’histoire d’amour entre Michel et Mary se voit compromise par des malentendus, le temps qui manque, et les événements insurrectionnels.

Si cette œuvre peut être lue au premier degré comme une simple histoire d’amour contrarié, elle pose au deuxième plan le problème des ravages engendrés par les guerres civiles au sein d’une population divisée (les deux frères Picaut du roman, chacun dans des camps adverses, symbolisant cette division).

On retrouve ainsi dans ce roman écrit en 1858, l’ensemble des éléments caractéristiques de l’œuvre de Dumas. La trame historique du roman, le caractère fort des personnages, la représentation du peuple par une formidable galerie de personnages secondaires, attachants et touchants. Le roman fourmille de détails, typique de l’univers romanesque de Dumas : personnage à la force herculéenne, scènes d’auberges, passages secrets, résurrection de celui que l’on croyait mort…

Le thème de la gémellité, donnant ici le titre au roman, est aussi un thème récurrent chez Dumas. Rappelons-nous par exemple le jumeau du roi caché derrière un masque de fer.

Enfin, comme toujours chez Dumas, l’intrigue rebondit sans cesse de coups de théâtre en coups de feu. Les histoires s’entremêlent, et le suspens présent tout au long du roman témoigne de la parution en feuilleton de cette œuvre.

Bien que méconnu, longtemps introuvable dans l’édition contemporaine, comme nombre d’œuvres de Dumas, les Louves de Machecoul reste pourtant un roman passionnant, ancré dans une région et dans un moment particulier de l’histoire de France. De ce fait, et par un style et une histoire à rebondissement, les Louves de Machecoul est un des romans typiques du style « Dumas ». Alexandre Dumas, auteur apprécié et reconnu de tous, mais dont quelques ouvrages célèbres cachent encore aujourd’hui une production considérable, comprenant de beaux romans.

Alexandre Dumas

Alexandre Dumas est né le 24 juillet 1802 à Villers-Cotterêts dans l’Aisne. Son père, Thomas Alexandre Davy de la Pailleterie, était général de la Révolution française ; d’origine haïtienne et métisse, il mourut en 1805 quand Alexandre n’avait que trois ans et demi. Le jeune Alexandre fut alors élevé par sa mère, et reçut une éducation plutôt simple. Après des études médiocres, il travailla comme clerc chez un notaire, et commença à écrire des pièces de théâtre qui ne furent qu’échecs. En 1823, il s’installa à Paris, où il entra au service du Duc d’Orléans comme expéditionnaire grâce à son sens de la calligraphie.

En 1824, nait son fils Alexandre, qui sera lui aussi écrivain (La Dame aux camélias en 1852). Il continua d’écrire pour le théâtre et connut enfin le succès grâce à la représentation en 1829 de Henri III et sa cour. Le succès ne le quittera plus.

Il sera alors un auteur prolifique (grâce à l’aide notoire de plusieurs nègres, dont Auguste Maquet ou Gaspard de Cherville), et laissera de grandes œuvres, devenues aujourd’hui des classiques, tels les Trois Mousquetaires ou le Comte de Monte-Cristo en 1844. La même année, Dumas fait bâtir le « Château de Monte-Cristo » à Port-Marly. En 1846, il fait construire son propre théâtre où se jouent les pièces de plusieurs auteurs européens, tels Shakespeare, Goethe ou Schiller…

En 1850, le théâtre fait faillite, entraînant Dumas à la ruine, l’obligeant à vendre aux enchères le Château de Monte-Cristo. Mais criblé de dette, poursuivi par plus de 150 créanciers, Dumas doit s’exiler en Belgique en 1851.

En septembre 1870, après un accident vasculaire qui le laisse à demi paralysé, Dumas s’installe chez son fils près de Dieppe. Il y meurt le 5 décembre 1870.

Le 30 novembre 2002, ses cendres furent transférées au Panthéon de Paris.

LESLOUVES DE MACHECOUL

IL’AIDE DE CAMP DE CHARRETTE

S’il vous est arrivé par hasard, cher lecteur, d’aller de Nantes à Bourgneuf, vous avez, en arrivant à Saint-Philibert, écorné pour ainsi dire l’angle méridional du lac de Grandlieu, et, continuant votre chemin, vous êtes arrivé, au bout d’une ou deux heures de marche, selon que vous étiez à pied ou en voiture, aux premiers arbres de la forêt de Machecoul.

Là, à gauche du chemin, dans un grand bouquet d’arbres qui semble appartenir à la forêt, dont il n’est séparé que par la grande route, vous avez dû apercevoir les pointes aiguës de deux minces tourelles, et le toit grisâtre d’un petit castel perdu au milieu des feuilles.

Les murs lézardés de cette gentilhommière, ses fenêtres ébréchées, sa couverture rongée par les iris sauvages et les mousses parasites, lui donnent, malgré ses prétentions féodales et les deux tours qui la flanquent, une si pauvre apparence, qu’elle n’exciterait certainement la convoitise d’aucun de ceux qui la regardent en cheminant, sans sa délicieuse position en face des futaies séculaires de la forêt de Machecoul, dont les vagues verdoyantes montent à l’horizon, aussi loin que la vue peut s’étendre.

En 1831, ce petit castel était la propriété d’un vieux gentilhomme nommé le marquis de Souday, et s’appelait le château de Souday, du nom de son propriétaire.

Faisons connaître le propriétaire après avoir fait connaître le château.

Le marquis de Souday était l’unique représentant et le dernier héritier d’une vieille et illustre maison de Bretagne, car le lac de Grandlieu, la forêt de Machecoul, la ville de Bourgneuf, situés dans cette partie de la France circonscrite aujourd’hui dans le département de la Loire-Inférieure, faisaient autrefois partie de la province de Bretagne avant que la France fût divisée par départements. Sa famille avait été jadis un de ces arbres féodaux aux rameaux immenses dont l’ombrage s’étendait sur toute une province. Mais les ancêtres du marquis, à force de se mettre en frais pour monter dignement dans les carrosses du roi, avaient si bien réussi à l’ébrancher peu à peu, que 89 était venu fort à propos pour empêcher le tronc vermoulu d’être jeté bas par la main d’un huissier, en lui réservant une fin plus digne que son illustration.

Lorsque sonna l’heure de la Bastille, lorsque croula la vieille prison des rois, présageant l’écroulement de la royauté, le marquis de Souday, déjà héritier, sinon des biens, il n’en restait d’autres que la petite gentilhommière que nous avons dit, mais du nom de son père, était premier page de Son Altesse Royale M. le comte de Provence.

A seize ans, c’était l’âge qu’avait alors le marquis, les événements ne sont guère que des accidents : il était au reste difficile de ne pas devenir profondément insoucieux à la cour épicurienne, voltairienne et constitutionnelle du Luxembourg, où l’égoïsme avait ses coudées franches.

C’était le jeune marquis qui avait été envoyé sur la place de Grève, pour guetter le moment où le bourreau serrerait la corde autour du cou de Favras, et où celui-ci, en rendant le dernier soupir, rendrait à Son Altesse Royale sa tranquillité un instant troublée.

Il était revenu à grande course dire au Luxembourg :

— Monseigneur, c’est fait !

Et Monseigneur, de sa voix claire et fluette, avait dit :

— A table, Messieurs ! à table !

Et l’on avait soupé comme si un brave gentilhomme, qui donnait gratuitement sa vie à Son Altesse, ne venait pas d’être pendu comme un meurtrier et comme un vagabond.

Puis étaient venus les premiers jours sombres de la révolution, la publication du livre rouge, la retraite de Necker, la mort de Mirabeau.

Un jour, le 22 février 1791, une grande foule était accourue et avait enveloppé le Luxembourg.

Il s’agissait de bruits répandus ; Monsieur, disait-on, voulait fuir et rejoindre les émigrés qui se rassemblaient sur le Rhin.

Mais Monsieur se montra au balcon, et fit le serment solennel de ne point quitter le roi.

Et en effet, le 21 juin il partit avec le roi, sans doute pour ne point manquer à sa parole de ne pas le quitter.

Il le quitta cependant, et pour son bonheur, car il arriva tranquillement à la frontière de Belgique avec son compagnon de voyage, le marquis d’Avaray, tandis que Louis XVI était arrêté à Varennes.

Notre page tenait trop à sa réputation de jeune homme à la mode pour demeurer en France, où cependant la monarchie allait avoir besoin de ses plus zélés défenseurs. Il émigra donc à son tour, et, comme personne ne fit attention à un page de dix-huit ans, il arriva sans accident à Coblentz, et aida à compléter le cadre des mousquetaires qui se reformaient outre-Rhin, sous les ordres du marquis de Montmorin. Pendant les premières rencontres, il fit bravement campagne avec les trois Condé, fut blessé devant Thionville ; puis, après bien des déceptions, éprouva la plus forte de toutes par le licenciement des corps d’émigrés, mesure qui, avec leurs espérances, enlevait à tant de pauvres diables le pain du soldat, leur dernière ressource. Il est vrai que ces soldats servaient contre la France, et que ce pain était pétri par la main de l’étranger.

De marquis de Souday tourna alors les yeux vers la Bretagne et la Vendée, où depuis deux ans on combattait.

Voici où en était la Vendée : tous les premiers chefs de l’insurrection étaient morts ou tués.

Cathelineau avait été tué à Vannes. Lescure avait été tué à La Tremblaye. Bonchamps avait été tué à Cholet. D’Elbée avait été ou allait être fusillé à Noirmoutiers.

Enfin, ce que l’on appelait la Grande-Armée avait été anéanti au Mans.

Elle avait vaincu à Fontenay, à Saumur, à Torfou, à Laval et à Dol. Elle avait eu l’avantage dans soixante combats ; elle avait tenu tête à toutes les forces de la République, confiées successivement à Biron, à Kléber, à Westermann, à Marceau. Elle avait, en repoussant l’appui de l’Angleterre, vu incendier ses chaumières, massacrer ses enfants, égorger ses pères, elle avait eu pour chefs Cathelineau, Henri de La Rochejaquelein, Stofflet, Bonchamps, Forestier, d’Elbée, Lescure, Marigny et Talmont ; elle était restée fidèle à son roi quand le reste de la France l’abandonnait ; elle avait adoré son Dieu quand Paris avait proclamé qu’il n’y avait plus de Dieu.

Elle avait mérité enfin qu’un jour Napoléon appelât la Vendée la Terre des Géants.

Charrette et La Rochejaquelein étaient restés à peu près seuls ; seulement Charrette avait une armée, La Rochejaquelein n’en avait plus.

C’est que, pendant que la Grande-Armée se faisait détruire au Mans, Charrette, nommé général en chef du Bas-Poitou et secondé par le chevalier de Couëtus et Jolly, avait rassemblé une armée.

Charrette, à la tête de cette armée, et La Rochejaquelein, suivi d’une dizaine d’hommes seulement, se rencontrèrent près de Maulevrier.

Charrette, en voyant arriver La Rochejaquelein, comprit que c’était un général qui lui arrivait, et non un soldat. Il avait la conscience de lui-même, et ne voulait point partager son commandement ; il resta froid et hautain.

Il allait déjeuner ; il n’invita pas même La Rochejaquelein à déjeuner avec lui.

Le même jour, huit cents hommes se détachaient de l’armée de Charrette et passaient à La Rochejaquelein.

Le lendemain Charrette dit à La Rochejaquelein :

— Je pars pour Mortagne, vous allez me suivre.

— Je n’ai pas, jusqu’ici, été habitué à suivre, dit La Rochejaquelein, mais à être suivi.

Et La Rochejaquelein partit de son côté, laissant Charrette opérer du sien comme il l’entendrait.

C’est celui-ci que nous suivrons, comme le seul dont les derniers combats et l’exécution se rattachent à notre histoire.

Louis XVII était mort, et, le 26 juin 1795, Louis XVIII avait été proclamé roi de France au quartier général de Belleville.

Le 15 août 1795, c’est-à-dire moins de deux mois après cette proclamation, un jeune homme apportait à Charrette une lettre du nouveau roi.

Cette lettre, écrite de Vérone, et en date du 8 juillet 1795, conférait à Charrette le commandement légitime de l’armée royaliste.

Charrette voulait répondre au roi par le même messager, et le remercier de la faveur qu’il lui faisait ; mais le jeune homme répondit qu’il était rentré en France pour y rester et combattre, demandant que la dépêche apportée par lui lui servît de recommandation près du général en chef.

Charrette, à l’instant même, l’attacha à sa personne.

Le jeune homme qui avait apporté cette lettre n’était autre que l’ancien page de Monsieur, le marquis de Souday.

En se retirant pour se reposer des vingt dernières lieues qu’il venait de faire à cheval, le marquis trouva sur son chemin un jeune gars de trois ou quatre ans plus âgé que lui, et qui, le chapeau à la main, le regardait avec un affectueux respect.

Il reconnut le fils d’un des métayers de son père avec lequel il avait chassé étant plus jeune, et avec lequel il aimait fort à chasser, nul ne détournant mieux un sanglier, et n’appuyant mieux les chiens quand l’animal était détourné.

— Eh ! Jean Oullier, s’écria-t-il, est-ce toi ?

— Moi-même en personne, pour vous servir, monsieur le marquis, répondit le jeune paysan.

— Ma foi, mon ami, ce n’est pas de refus. Et es-tu toujours bon chasseur ?

— Oh ! oui, monsieur le marquis ; seulement, pour l’heure, nous chassons un autre gibier.

— N’importe, si tu veux, nous chasserons celui-ci ensemble comme nous chassions l’autre.

— Ça n’est pas de refus, au contraire, monsieur le marquis, répondit Jean Oullier.

Et, à partir de ce moment, Jean Oullier fut attaché au marquis de Souday, comme le marquis de Souday était attaché à Charrette ; c’est-à-dire que Jean Oullier était l’aide de camp de l’aide de camp du général en chef.

Outre ses talents de chasse, Jean Oullier était un homme précieux dans les campements et était bon à tout, et le marquis de Souday n’avait à s’occuper de rien : dans les plus mauvais jours, le marquis ne manqua jamais d’un morceau de pain, d’un verre d’eau et d’une botte de paille ; ce qui, en Vendée, était un luxe dont ne jouissait pas toujours le général en chef.

Nous serions fort tenté de suivre Charrette, et, par conséquent, notre jeune héros, dans quelques-unes de ces expéditions aventureuses tentées par le commandant général, et qui lui méritèrent la réputation du premier partisan du monde ; mais l’histoire est une sirène des plus décevantes, et lorsqu’on a l’imprudence d’obéir au signe qu’elle vous fait de la suivre, on ne sait plus où elle vous mène.

Nous simplifierons donc notre récit autant que possible, laissant à un autre le soin de raconter l’expédition de M. le comte d’Artois à Noirmoutiers et à l’Ile-Dieu, et d’expliquer comment le prince resta trois semaines en vue des côtes de France sans y aborder, ainsi que le découragement de l’armée royaliste en se voyant abandonnée par ceux-là pour lesquels elle combattait depuis plus de deux ans.

Charrette n’en remporta pas moins, quelque temps après, la terrible victoire des Quatre-Chemins ; ce fut la dernière.

C’est que la trahison venait de s’en mêler. Victime d’un guet-apens, du Couëtus, le bras droit de Charrette, son autre lui-même depuis la mort de Jolly, fut fusillé.

Dans les derniers temps de sa vie, Charrette ne peut plus faire un pas que son adversaire, quel qu’il soit, Hoche ou Travot, n’en soit averti.

Environné de troupes républicaines, cerné de tous côtés, poursuivi jour et nuit, traqué de buissons en buissons, rampant de fossé en fossé, sachant qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard il doit être tué dans quelque rencontre, ou, s’il est pris vivant, fusillé impitoyablement ; sans asile, brûlé de la fièvre, mourant de soif et de faim, n’osant demander aux fermes qu’il rencontre ni un peu de pain, ni un peu d’eau, ni un peu de paille, il n’a plus autour de lui que trente-deux hommes, dont font partie le marquis de Souday et Jean Oullier, quand, le 25 mars 1795, on lui annonce que quatre colonnes républicaines marchent contre lui.

— Bien, dit-il ; en ce cas, c’est ici qu’il faut se battre jusqu’à la mort, et vendre chèrement sa vie.

C’était à la Prelinière, dans la paroisse de Saint-Sulpice.

Mais avec ses trente-deux hommes, Charrette ne se contente pas d’attendre les républicains, il marche au-devant d’eux ; à la Guyonnière, il rencontre le général Valentin à la tête de deux cents grenadiers et chasseurs.

Charrette trouve une bonne position et s’y retranche.

Là, pendant trois heures, il soutint les charges et le feu des deux cents républicains.

Douze de ses hommes tombent autour de lui. L’armée, qui se composait de vingt-quatre mille hommes lorsque M. le comte d’Artois était à l’Ile-Dieu, est aujourd’hui de vingt hommes.

Ces vingt hommes tiennent autour de leur général, et pas un ne songe à fuir.

Enfin, pour en finir, le général Valentin prend un fusil, et, à la tête de cent quatre-vingts hommes, qui lui restent, charge à la baïonnette.

Dans cette charge, Charrette est blessé d’une balle à la tête, et a trois doigts de la main gauche coupés d’un coup de sabre.

Il va être pris, quand un Alsacien, nommé Peffer, qui a pour Charrette plus que du dévouement, une religion, prend son chapeau empanaché, lui donne le sien, et, s’élançant à gauche, lui crie :

— Sauvez-vous à droite, c’est moi qu’ils vont poursuivre.

Et en effet, c’est sur lui que s’acharnent les républicains, tandis que Charrette s’élance du côté opposé avec les quinze derniers hommes qui lui restent.

Charrette touchait au bois de la Chabotterie, lorsque la colonne du général Travot paraît.

Une nouvelle, une suprême lutte s’engage, dans laquelle Charrette n’a d’autre but que de se faire tuer.

Mais, perdant son sang par trois blessures, il chancelle et va tomber.

Un Vendéen, nommé Rossard, le charge sur ses épaules et l’emporte vers le bois. Avant d’arriver au bois, il tombe, percé d’une balle.

Un autre, nommé Laroche Davo, lui succède, fait cinquante pas, et tombe à son tour dans le fossé qui sépare le bois de la plaine.

Le marquis de Souday le prend à son tour entre ses bras, et tandis que Jean Oullier tue de ses deux coups de fusil les deux soldats républicains qui le pressent de plus près, il se jette, avec le général et sept hommes qui lui restent, dans le bois.

A cinquante pas de la lisière, Charrette semble reprendre sa force.

— Souday, dit-il, écoute mon dernier ordre.

Le jeune homme s’arrête.

— Dépose-moi au pied de ce chêne.

Il hésitait à obéir.

— Je suis toujours général, dit Charrette d’une voix impérieuse, obéis-moi donc !

Le jeune homme, vaincu, obéit, et dépose son général au pied du chêne.

— La ! Maintenant, dit Charrette, écoute-moi bien. Il faut que le roi, qui m’a fait son général en chef, sache comment son général en chef est mort ; retourne auprès de Sa Majesté Louis XVIII, et raconte-lui ce que tu as vu. Je le veux !

Charrette parlait avec une telle solennité, que le marquis de Souday, que Charrette tutoyait pour la première fois, n’eut pas même l’idée de désobéir.

Il déposa son général au pied d’un chêne et l’adossa au tronc.

— Maintenant, lui dit Charrette, tu n’as pas une minute à perdre ; fuis, voilà les bleus.

En effet, les républicains paraissent à la lisière du bois.

Souday prit la main que lui tendait Charrette.

— Embrasse-moi, lui dit celui-ci.

Il l’embrassa.

— Assez, dit le général ; pars.

Souday jeta un regard à Jean Oullier.

— Viens-tu ? lui dit-il.

Mais celui-ci secoua la tête d’un air sombre.

— Que voulez-vous que j’aille faire là-bas, monsieur le marquis ? dit-il ; tandis qu’ici…

— Ici, que feras-tu ?

— Je vous dirai cela si un jour nous nous revoyons, monsieur le marquis.

Et il envoya ses deux balles aux deux républicains les plus proches.

Les deux républicains tombèrent.

L’un des deux était un officier supérieur, les républicains s’empressèrent autour de lui.

Jean Oullier et le marquis de Souday profitèrent de cette espèce de sursis pour s’enfoncer dans la profondeur du bois.

Seulement, au bout de cinquante pas, Jean Oullier, trouvant un épais buisson, s’y glissa comme un serpent, en faisant un signe d’adieu au marquis de Souday.

Le marquis de Souday continua son chemin.

IILA RECONNAISSANCE DES ROIS

Le marquis de Souday gagna les bords de la Loire, et trouva un pêcheur qui le conduisit à la pointe de Saint-Gildas.

Une frégate croisait en vue : c’était une frégate anglaise. Pour quelques louis de plus, le pêcheur conduisit le marquis jusqu’à la frégate.

Arrivé là, il était sauvé.

Quelques jours après, la frégate héla un trois-mâts du commerce, qui gouvernait pour entrer dans la Manche.

C’était un bâtiment hollandais.

La marquis de Souday demanda à passer à son bord ; le capitaine anglais l’y fit conduire.

Le trois-mâts hollandais le déposa à Rotterdam.

De Rotterdam, le marquis gagne Blackenbourg, petite ville du duché de Brunswick, que Louis XVIII avait choisie pour sa résidence.

Il avait à s’acquitter des dernières recommandations de Charrette.

Louis XVIII était à table, l’heure du repas était une heure solennelle pour lui.

L’ex-page dut attendre que Sa Majesté eût dîné.

Après le dîner il fut introduit.

Il raconta les événements qu’il avait vus se dérouler sous ses yeux, et surtout la dernière catastrophe, avec une telle éloquence, que Sa Majesté, qui, cependant, était assez peu impressionnable, fut impressionnée au point de lui dire :

— Assez, assez, marquis ; oui, le chevalier de Charrette était un brave serviteur, nous le reconnaissons.

Et il lui fit signe de se retirer.

Le messager obéit ; mais en se retirant, il entendit le roi qui disait d’un ton maussade :

— Cet imbécile de Souday qui vient me raconter ces choses-là après dîner ; c’est capable de troubler ma digestion.

Le marquis était susceptible ; il trouva qu’être appelé imbécile, après avoir exposé pendant six mois sa vie, par celui-là même pour qui il l’avait exposée, était une médiocre récompense.

Il lui restait une centaine de louis dans sa poche ; il quitta le même soir Blackenbourg, en disant :

— Si j’avais su être reçu de cette façon-là, je ne me serais pas donné tant de peine pour venir.

Il regagna la Hollande, et de la Hollande passa en Angleterre.

Là commença une nouvelle phase de l’existence du marquis de Souday ; il était de ces hommes que les circonstances façonnent selon leurs besoins, qui sont forts ou faibles, valeureux ou pusillanimes, selon le milieu où le hasard les jette. Pendant six mois, il s’était mis au niveau de cette terrible épopée que Napoléon appelait la Guerre des Géants ; il avait teint de son sang les buissons et les landes du Haut et du Bas-Poitou ; il avait supporté avec une constance stoïque non seulement la mauvaise chance des combats sans merci, mais encore les privations sans nombre qui résultaient de cette lutte de guérillas, bivouaquant dans les neiges, errant sans pain, sans vêtements, sans asile dans les forêts de la Vendée, et cela sans avoir une pensée pour les regrets, une parole pour la plainte.

Eh bien ! avec tous ces antécédents, isolé, sans soutien dans cette grande ville de Londres, où il errait tristement les jours de lutte, il se trouva sans énergie au jour du désœuvrement, sans constance en face de l’ennui, sans énergie en face de la misère, qui l’attendaient dans l’exil.

Cet homme, qui avait bravé les poursuites des colonnes infernales, ne sut pas résister aux méchantes suggestions de l’oisiveté ; il chercha le plaisir partout et à tout prix, pour combler le vide qui s’était fait dans son existence depuis qu’il n’avait plus pour l’occuper les péripéties d’une lutte exterminatrice.

Or, ces plaisirs que demandait l’exilé, il était trop pauvre pour les choisir d’un ordre bien relevé ; aussi peu à peu perdit-il de cette élégance de gentilhomme que l’habit de paysan, porté pendant plus de six mois, n’avait pas pu amoindrir, et avec cette élégance la distinction de ses goûts ; il compara l’ale et le porter au champagne, et fit cas de ces filles enrubannées de Grosvenor et de Haymarket, lui qui avait eu à choisir pour ses premières amours parmi les duchesses.

Bientôt la facilité de ses principes et les besoins sans cesse renaissants de la vie, l’amenèrent à des compositions dont sa réputation se trouva mal. Il accepta ce qu’il ne pouvait plus payer, il fit ses amis de compagnons de débauche d’une classe inférieure à lui ; il en résulta que ses camarades d’émigration se détournèrent de lui ; et par la pente toute naturelle des choses, plus l’isolement se faisait autour de sa personne, plus le marquis de Souday s’enfonçait dans la mauvaise voie où il était entré.

Il y avait deux ans qu’il menait cette existence, lorsque le hasard lui fit rencontrer dans un tripot de la Cité, dont il était un des hôtes les plus assidus, une jeune ouvrière, qu’une de ces hideuses créatures qui pullulent à Londres arrachait de sa mansarde et produisait pour la première fois.

Au milieu des changements que la mauvaise fortune avait apportés en lui, la pauvre jeune fille reconnut cependant un reste de seigneurie ; elle se jeta à ses pieds en pleurant et en le suppliant de la sauver de la vie infâme à laquelle on voulait la consacrer, et pour laquelle elle n’était point faite, ayant été sage jusque-là.

La jeune fille était belle, le marquis lui offrit de le suivre.

La jeune fille se jeta à son cou, et promit de lui donner tout son amour, de lui consacrer tout son dévouement.

Sans avoir le moins du monde l’intention d’accomplir une bonne action, le marquis fit donc échouer la spéculation échafaudée sur la beauté d’Eva.

La malheureuse enfant s’appelait Eva.

Elle tint parole, la pauvre et honnête fille qu’elle était.

Le marquis fut son premier et son dernier amour.

Au reste, le moment était heureux pour tous deux : le marquis commençait à se fatiguer des combats de coqs, des aigres vapeurs de la bière, des démêlés avec les constables, et des bonnes fortunes de carrefours ; la tendresse de cette jeune fille le reposa, la possession de cette enfant, blanche comme les cygnes qui ont été l’emblème de la Grande-Bretagne, sa patrie, satisfit son amour-propre : peu à peu il changea d’existence, et, sans arriver aux habitudes d’un homme de son rang, au moins la vie qu’il adopta fut-elle la vie d’un honnête homme.

Il se réfugia avec Eva dans une mansarde de Piccadilly ; la jeune fille savait très bien coudre, elle trouva du travail dans une lingère ; le marquis donna des leçons d’escrime.

A partir de ce moment, ils vécurent un peu du modique produit des leçons du marquis et des travaux d’Eva, beaucoup du bonheur qu’ils trouvaient dans un amour devenu assez puissant pour dorer leur indigence.

Et cependant cet amour, comme toutes les choses mortelles, s’usa, mais à la longue.

Heureusement pour Eva que les émotions de la guerre vendéenne et les joies effrénées des enfers de Londres avaient absorbé la sève surabondante que pouvait avoir son amant ; il avait vieilli avant l’âge.

Effectivement, le jour où le marquis de Souday s’aperçut que son amour pour Eva n’était plus, sinon qu’un feu éteint, mais un feu près de s’éteindre ; le jour où les baisers de la jeune femme se trouvèrent impuissants, non pas à le rassasier, mais à le réveiller, l’habitude avait pris sur son esprit un tel ascendant que, quand bien même il eût cédé au besoin de chercher des distractions au dehors, il n’eût plus trouvé en lui ni la force ni le courage de rompre une liaison dans laquelle son égoïsme rencontrait les monotones satisfactions du jour le jour.

Ce ci-devant viveur, dont les ancêtres avaient eu pendant trois siècles droit de haute et basse justice dans leur comté, cet ex-brigand, aide de camp et compagnon du brigand Charrette, mena ainsi pendant douze ans l’existence triste, souffreteuse, parcimonieuse d’un modeste employé ou d’un artisan plus modeste encore.

Le ciel avait été longtemps sans se décider à bénir cette union illégitime ; mais enfin les vœux que formait depuis douze ans Eva furent exaucés : la pauvre femme devint enceinte et donna le jour à deux jumelles.

Mais Eva ne jouit que pendant quelques heures du bonheur qu’elle avait tant souhaité ; la fièvre de lait l’emporta.

Sa tendresse pour le marquis de Souday était aussi vive et aussi profonde après les douze années qu’aux premiers jours de leur liaison ; cependant son amour, si grand qu’il fût, n’avait pu l’empêcher de reconnaître que la frivolité et l’égoïsme faisaient le fond du caractère de son amant. Aussi mourut-elle partagée entre la douleur de dire un éternel adieu à cet homme tant aimé, et la terreur de voir entre ses mains frivoles l’avenir de ses deux enfants.

Cette perte produisit sur le marquis de Souday des impressions que nous reproduisons minutieusement, parce qu’elles nous semblent donner la mesure de ce personnage, destiné à jouer un rôle important dans le récit que nous entreprenons.

Il commença par pleurer sérieusement et sincèrement sa compagne, parce qu’il ne pouvait s’empêcher de rendre hommage à ses qualités, et de reconnaître le bonheur qu’il avait dû à son affection, parce que, enfin, il se fait toujours une petite plaie au cœur, si dur et si cuirassé d’égoïsme qu’il soit, quand il voit l’éternité se mettre entre lui et le cœur qui, pendant longtemps, battit des pulsations de son propre cœur.

Puis cette première douleur apaisée, il éprouva un peu de la joie de l’écolier qui se sent débarrassé de ses entraves. Un jour ou l’autre son nom, son rang, sa naissance, pouvaient rendre nécessaire la rupture de ce lien. Le marquis n’en voulait donc pas trop à la Providence de se charger de ce soin, qui lui eût été cruel.

Mais cette satisfaction fut courte : la tendresse d’Eva, la continuité de petits soins dont il était l’objet avait gâté le marquis, et ces petits soins, lui manquant tout à coup, lui parurent plus nécessaires qu’autrefois ils ne lui avaient paru doux. La mansarde, du moment où la voix pure et fraîche de l’Anglaise ne fut plus là pour l’animer, redevint ce qu’elle était en réalité, un affreux taudis ; de même que, du moment où il chercha en vain sur son oreiller la chevelure soyeuse de son amie, épanchée en flots blonds et abondants, son lit ne fut plus qu’un galetas.

Où trouverait-il maintenant les douces câlineries, les tendres prévenances dont, pendant douze ans, Eva l’avait entouré ?

Arrivé à cette période de son isolement, le marquis comprit qu’il les chercherait en vain ; il se remit en conséquence à pleurer sa maîtresse mieux que de plus belle, et, lorsqu’il lui fallut se séparer des deux petites filles qu’il mettait en nourrice dans le Yorkshire, il trouva dans sa douleur des élans de tendresse qui touchèrent bien vivement la paysanne qui les emmenait.

Lorsqu’il se fut ainsi séparé de tout ce qui le rattachait au passé, le marquis de Souday succomba sous le poids de son isolement ; il devint sombre et taciturne, le dégoût de la vie s’empara de lui, et, comme sa foi religieuse n’était pas des plus solides, il eût fini, selon toute probabilité, par faire un saut dans la Tamise, si la catastrophe de 1814 n’était point arrivée fort à propos pour le distraire de ses idées lugubres.

Rentré dans sa patrie qu’il n’espérait plus revoir, le marquis de Souday vint tout naturellement demander à Louis XVIII, à qui il n’avait rien demandé tout le temps qu’avait duré son exil, le prix du sang qu’il avait répandu pour lui ; mais les princes ne cherchent souvent qu’un prétexte pour se montrer ingrats, et Louis XVIII en avait trois :

Le premier, la façon intempestive dont son ancien page était venu lui annoncer la mort de Charrette, annonce qui avait, en effet, troublé sa digestion.

Le second, son départ inconvenant de Blackenbourg, départ qui avait été accompagné de paroles plus inconvenantes encore que le départ lui-même.

Enfin le troisième, l’irrégularité de sa vie pendant l’émigration.

On donna de grands éloges à la bravoure et au dévouement du marquis, mais on lui fit comprendre tout doucement qu’avec de pareils scandales à se reprocher, il ne pouvait avoir la prétention de remplir un emploi public.

Le roi n’était plus le maître absolu, lui dit-on ; il avait à compter avec l’opinion publique ; il succédait à un règne d’immoralité, et devait donner l’exemple d’une ère nouvelle et sévère.

On lui représenta combien il serait beau de sa part de couronner une vie d’abnégation et de dévouement en faisant, aux nécessités de la situation, le sacrifice de ses velléités ambitieuses.

Enfin, on l’amena tout doucement à se contenter de la croix de Saint-Louis, du grade et de la retraite du chef d’escadron, et à s’en aller manger le pain du roi dans sa terre de Souday, seule épave que le pauvre émigré eût recueillie de l’immense fortune de ses ancêtres.

Ce qu’il y eut de beau, c’est que ces déceptions n’empêchèrent point le marquis de Souday de faire, en 1815, son devoir, en quittant une seconde fois son pauvre castel, lorsque Napoléon opéra son merveilleux retour de l’île d’Elbe.

Napoléon tombé une seconde fois, une seconde fois le marquis de Souday rentra à la suite de ses princes légitimes.

Mais cette fois, plus avisé que la première, il se contenta de demander, à la seconde restauration, la place de lieutenant de louveterie de l’arrondissement de Machecoul, qui, étant gratuite, lui fut accordée avec empressement.

Sevré pendant toute sa jeunesse d’un plaisir qu’on avait toujours aimé dans sa famille avec une passion héréditaire, le marquis de Souday commença de s’adonner à la chasse avec fureur ; toujours triste de la vie solitaire pour laquelle il n’était pas fait, devenu encore plus misanthrope à la suite de ses récentes déconvenues politiques, il trouvait dans cet exercice l’oubli momentané de ses souvenirs amers ; aussi la possession d’une louveterie qui lui donnait le droit de parcourir gratuitement les forêts de l’Etat lui causa-t-elle plus de satisfaction, si mince qu’eût paru au premier abord la faveur à ceux-là même qui l’avaient octroyée, qu’il n’en avait éprouvé en recevant du ministre sa croix de Saint-Louis et son brevet de chef d’escadron.

Or, le marquis de Souday vivait depuis deux ans déjà dans son petit castel, battant les bois nuit et jour avec ses six chiens, seul équipage qui lui permît son mince revenu, voyant ses voisins tout juste autant qu’il fallait pour ne point passer pour un ours, et songeant le moins possible aux tristesses comme aux gloires du passé, lorsqu’un matin qu’il partait pour aller explorer la partie nord de la forêt de Machecoul, il se croisa sur la route avec une paysanne qui portait un enfant de trois à quatre ans sur chacun de ses bras.

Le marquis de Souday reconnut cette paysanne et rougit en la reconnaissant.

C’était la nourrice de Yorkshire, à laquelle, depuis trente-six à trente-huit mois, il oubliait régulièrement de payer la pension de ses deux nourrissons.

La brave femme était venue à Londres, et avait été fort intelligemment demander des renseignements à l’ambassade. Elle lui arrivait, par conséquent, par l’intermédiaire de M. le ministre, qui ne doutait point que le marquis de Souday ne fût on ne peut plus heureux de retrouver ses enfants.

Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’il ne s’était pas tout à fait trompé.

Les petites filles rappelaient si parfaitement la pauvre Eva, que le marquis eut un moment d’émotion ; il les embrassa avec une tendresse qui n’était pas feinte, donna son fusil à porter à l’Anglaise, prit les deux enfants dans ses bras, et rapporta ce butin inattendu à son castel, à la grande stupéfaction de la cuisinière nantaise, qui composait son domestique, et qui l’accabla de questions sur la singulière trouvaille qu’il venait de faire.

Cet interrogatoire épouvanta le marquis.

Il n’avait que trente-neuf ans, et songeait vaguement à se marier, regardant comme un devoir de ne pas laisser finir dans sa personne une maison aussi illustre que l’était la sienne. Il n’eût point été fâché de se décharger sur une femme des soins du ménage, qui lui étaient odieux.

Or, la réalisation de ce projet devenait difficile, si les deux petites filles restaient sous son toit.

Il le comprit, paya largement l’Anglaise, et la fit partir le lendemain. Pendant la nuit, il avait pris une résolution qui lui avait paru tout concilier.

Quelle était cette résolution ?

C’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant.

IIILES DEUX JUMELLES

Le marquis de Souday s’était mis au lit en se disant à lui-même ce vieil axiome :

La nuit porte conseil.

Puis, dans cette espérance, il s’était endormi. En dormant, il avait rêvé.

A quoi ?

A ses vieilles guerres de Vendée avec Charrette, dont il avait été l’aide de camp, et surtout il avait rêvé à ce brave fils d’un métayer de son père, qui avait été son aide de camp à lui.

Il avait rêvé à Jean Oullier, auquel il n’avait jamais songé, qu’il n’avait jamais revu depuis le jour où, Charrette mourant, ils s’étaient séparés dans le bois de la Chabotterie.

Autant qu’il pouvait se le rappeler, Jean Oullier habitait, avant de se joindre à l’armée de Charrette, le village de la Chrevrollière, près du lac de Grand-Lieu.

Le marquis de Souday fit monter à cheval un homme de Machecoul, qui lui faisait d’habitude ses commissions, écrivit une lettre, le chargea d’aller à la Chevrollière, de s’informer si un nommé Jean Oullier vivait encore et habitait encore le pays.

S’il vivait encore et habitait encore le pays, l’homme de Machecoul aurait à lui remettre la lettre dont il était porteur, et à le ramener, s’il était possible, avec lui.

S’il demeurait aux environs, il avait à le joindre où il était.

S’il était trop loin pour le suivre, il avait à s’informer de la localité qu’il habitait.

S’il était mort, il avait à revenir dire qu’il était mort.

Jean Oullier n’était pas mort, Jean Oullier n’était pas dans un pays lointain, Jean Oullier n’était pas même aux environs de la Chevrollière.

Jean Oullier était à la Chevrollière même.

Voici ce qui s’était passé après sa séparation d’avec le marquis de Souday.

Il était resté caché dans le buisson d’où, sans être vu, il pouvait voir.

Il avait vu le général Travot faisant Charrette prisonnier, et le traitant avec tous les égards qu’un homme comme le général Travot pouvait avoir pour Charrette.

Mais il paraît que ce n’était point là tout ce qu’il voulait voir, puisque, Charrette placé sur un brancard et emporté, il resta encore.

Il est vrai qu’un officier et un poste de douze hommes étaient restés dans le bois.

Une heure après que ce poste fut installé, un paysan vendéen avait passé à dix pas de Jean Oullier, et avait répondu au qui-vive de la sentinelle bleue par le mot : « AMI, » réponse bizarre dans la bouche d’un paysan royaliste parlant à des soldats républicains. Puis il avait échangé un mot d’ordre avec la sentinelle qui l’avait laissé passer.

Puis, enfin, il s’était approché de l’officier qui, avec une expression de dégoût impossible à décrire, lui avait remis une bourse pleine d’or.

Après quoi le paysan avait disparu.

Selon toute probabilité, l’officier et les douze hommes n’avaient été envoyés là que pour attendre ce paysan ; car, à peine avait-il disparu, qu’eux-mêmes s’étaient ralliés et avaient disparu à leur tour.

Selon toute probabilité encore, Jean Oullier avait vu tout ce qu’il voulait voir ; car il sortit de son buisson comme il y était entré, c’est-à-dire en rampant, se remit sur ses pieds, arracha la cocarde blanche de son chapeau, et avec l’insouciance d’un homme qui, depuis trois ans, joue sa vie chaque jour sur un coup de dé, s’enfonça dans la forêt.

La même nuit il arriva à la Chevrollière.

Il alla droit à la place où il croyait trouver sa maison.

A la place de sa maison était une ruine noircie par la fumée.

Il s’assit sur une pierre et pleura.

C’est que, dans cette maison, il avait laissé une femme et deux enfants.

Jean Oullier entendit un bruit de pas ; il releva la tête.

Un paysan passait ; Jean Oullier le reconnut dans l’obscurité.

Il appela :

— Tinguy !

Le paysan s’approcha.

— Qui es-tu ? demanda-t-il, toi qui m’appelles.

— Je suis Jean Oullier, répondit le chouan.

— Dieu te garde ! répondit Tinguy. Et il voulut continuer son chemin.

Jean Oullier l’arrêta.

— Il faut que tu me répondes, lui dit-il.

— Es-tu un homme ?

— Oui.

— Alors, interroge, je répondrai.

— Mon père ?

— Mort.

— Ma femme ?

— Morte.

— Mes deux enfants ?

— Morts.

— Merci !

Jean Oullier se rassit ; il ne pleurait plus.

Un instant après il se laissa tomber à genoux et pria.

Il était temps, il allait blasphémer.

Il pria pour ceux qui étaient morts.

Puis, retrempé par cette foi profonde de les retrouver dans un monde meilleur, il bivouaqua sur ces tristes ruines.

Le lendemain, au point du jour, il était à la besogne, aussi calme, aussi résolu que si son père eût été à la charrue, sa femme devant la cheminée, et ses enfants devant la porte.

Seul, et sans demander aide à personne, il rebâtit sa chaumière.

Il y vécut de son humble travail de journalier ; et, qui eût conseillé à Jean Oullier de demander aux Bourbons le prix de ce qu’à tort ou à raison il regardait comme son devoir, celui-là eût fort risqué de révolter la simplicité pleine de grandeur du pauvre paysan.

On comprend qu’avec ce caractère, Jean Oullier recevant une lettre du marquis de Souday, qui l’appelait son vieux camarade et le priait de se rendre à l’instant même au château, on comprend que Jean Oullier ne se fît pas attendre.

Il ferma la porte de sa maison, en mit la clef dans sa poche, et comme il vivait seul, n’ayant personne à prévenir, il partit à l’instant même.

Le messager voulut lui céder le cheval, ou du moins le faire monter en croupe.

Mais Jean Oullier secoua la tête.

— Grâce à Dieu, dit-il, les jambes sont bonnes.

Et, appuyant sa main sur le cou du cheval, il indiqua lui-même, par une espèce de pas gymnastique, l’allure que l’animal pouvait prendre.

C’était un petit trot de deux lieues à l’heure.

Le soir, Jean Oullier était au château de Souday.

Le marquis le reçut avec une joie visible ; toute la journée il avait été tourmenté de l’idée que Jean Oullier était absent ou mort.

Il va sans dire que cette absence ou cette mort ne le tourmentait pas pour Jean Oullier, mais pour lui-même.

Nous avons prévenu nos lecteurs que le marquis de Souday était légèrement égoïste.

La première chose que fit le marquis, ce fut de prendre Jean Oullier à part, et de lui confier sa position et les embarras qui en résultaient pour lui.

Jean Oullier, qui avait eu ses deux enfants massacrés, ne comprenait pas très bien qu’un père se séparât volontiers de ses deux enfants.

Il accepta cependant la proposition que lui fit le marquis de Souday, de lui faire élever ses deux enfants jusqu’au moment où elles auraient atteint l’âge d’aller en pension.

Il chercherait à la Chevrollière, ou aux environs, quelque brave femme qui leur tînt lieu de mère, si toutefois quelque chose tient lieu de mère à des orphelins.

Quand bien même les deux jumelles eussent été laides et désagréables, Jean Oullier eût accepté ; mais elles étaient si gentilles, si avenantes, si gracieuses, leur sourire était si engageant, que le bon homme les avait tout de suite aimées comme ces gens-là savent aimer.

Il prétendait qu’avec leurs petites figures blanches et roses et leurs longs cheveux bouclés, elles lui rappelaient si bien les anges qui, avant qu’on les eût brisés, entouraient la madone du maître-autel de Grandlieu, qu’en les apercevant il avait eu l’idée de s’agenouiller.

Il fut donc décidé que le lendemain Jean Oullier emmènerait les deux enfants.

Malheureusement, pendant tout le temps qui s’était écoulé entre le départ de la nourrice et l’arrivée de Jean Oullier, il avait plu.

Le marquis, confiné dans son castel, avait senti qu’il commençait de s’ennuyer.

S’ennuyant, il avait appelé auprès de lui ses deux filles, et s’était mis à jouer avec elles. Plaçant l’une à califourchon sur son cou, asseyant l’autre sur ses reins, il s’était, comme le Béarnais, promené à quatre pattes tout autour de l’appartement.

Seulement il avait raffiné sur les amusements que Henri IV donnait à sa progéniture : avec sa bouche, le marquis de Souday imitait tour à tour le son du cor et l’aboi de toute une meute.

Cette chasse à l’intérieur avait énormément amusé le marquis de Souday.

Il va sans dire que les enfants, eux, n’avaient jamais tant ri.

En outre, ils avaient pris goût à la tendresse accompagnée de toutes sortes de chatteries que leur père leur avait prodiguées pendant ces quelques heures, afin d’atténuer, selon toute probabilité, les reproches que lui faisait sa conscience à propos de cette séparation si prompte après une si longue absence.

Les deux petites filles témoignaient donc au marquis un attachement féroce et une reconnaissance dangereuse pour ses projets.

Aussi, à huit heures du matin, lorsque la carriole fut amenée devant le perron du château, lorsque les deux petites filles eurent compris qu’on allait les amener, commencèrent-elles à pousser des cris de désespoir.

Bertha se rua sur son père, embrassa une de ses jambes, et, se cramponnant aux jarretières du monsieur qui lui donnait tant de bonbons et qui faisait si bien le cheval, elle y enchevêtra ses petites mains avec tant de force, que le pauvre marquis craignit de lui briser les poignets en essayant de les détacher.

Quant à Mary, elle s’était assise sur une marche et se contentait de pleurer, mais de pleurer avec une telle expression de douleur que Jean Oullier se sentit encore plus remué de ce chagrin muet que du désespoir bruyant de l’autre petite fille.

Le marquis de Souday employa toute son éloquence à persuader aux deux petites filles qu’en montant dans la voiture elles auraient bien plus de friandises et de plaisir qu’en restant auprès de lui : mais, plus il parlait, plus Mary sanglotait, plus Bertha trépignait et l’étreignait avec rage.

L’impatience commençait à gagner le marquis, et voyant que la persuasion ne pouvait rien, il allait employer la force, lorsqu’en levant les yeux son regard se fixa sur Jean Oullier.

Deux grosses larmes roulaient le long des joues bronzées du paysan et allaient se perdre dans l’épais collier de favoris roux qui lui encadrait le visage.

Ces larmes étaient à la fois une prière pour le maquis, et un reproche pour le père.

Il fit signe à Jean Oullier de dételer le cheval, et tandis que Bertha, qui avait compris ce signe, dansait de joie sur le perron, il dit à l’oreille du métayer :

— Tu partiras demain.

Ce jour-là, comme il faisait très beau, le marquis voulut utiliser le séjour de Jean Oullier en allant à la chasse et en se faisant accompagner par lui : il le conduisit en conséquence dans sa chambre pour qu’il l’aidât à revêtir son costume d’expédition.

Le paysan fut frappé de l’affreux désordre qui régnait dans la petite chambre de son maître, et ce fut une occasion pour le marquis d’achever ses confidences intimes en se plaignant de son maître-jacques femelle, qui, convenable devant ses fourneaux, était d’une incurie odieuse dans tous les autres soins du ménage, et particulièrement dans ceux qui regardaient la toilette du marquis.

Ce dernier fut plus de dix minutes avant d’avoir trouvé une veste qui ne fût pas veuve de tous ses boutons, ou une culotte qui ne fût pas affligée d’une solution de continuité par trop indécente.

Enfin, on y arriva.

Le marquis, tout louvetier qu’il était, était trop pauvre pour se donner le luxe d’un valet de chiens ; en conséquence, il conduisait lui-même son petit équipage. Ainsi forcé de se partager entre le soin du défaut et les préoccupations du tir, il était rare qu’il ne rentrât point bredouille.

Avec Jean Oullier, ce fut tout autre chose.

Le vigoureux paysan, dans toute la force de l’âge, gravissait les rampes les plus escarpées de la forêt avec la vigueur et la légèreté d’un chevreuil ; il bondissait au-dessus des halliers quand il lui semblait trop long de les tourner, et, grâce à ses jarrets d’acier, il ne quitta pas ses chiens d’une semelle. Enfin, dans deux ou trois occasions, il les appuya avec tant de bonheur que le sanglier qu’ils chassaient, comprenant que ce n’était pas en fuyant qu’il se débarrasserait d’eux, finit cette fois par les attendre et faire tête dans un fourré, où le marquis eut la joie de le tuer au ferme, ce qui ne lui était pas encore arrivé.

Le marquis rentra chez lui transporté d’allégresse, et remerciant Jean Oullier de la charmante journée qu’il lui devait.

Pendant le dîner, il fut d’une humeur charmante, et inventa de nouveaux jeux pour mettre les petites filles à l’unisson de son humeur.

Le soir, lorsqu’il rentra dans sa chambre, le marquis de Souday trouva Jean Oullier assis, les jambes croisées, dans un coin, à la manière des Turcsou des tailleurs. Il avait en face de lui une montagne de vêtements, et tenait à la main une vieille culotte de velours dans laquelle il promenait l’aiguille avec fureur.

— Que diable fait-tu là ? lui demanda le marquis.

— L’hiver est froid dans ce pays de plaine, surtout quand le vent vient de la mer, et, rentré chez moi, j’aurai froid aux jambes rien qu’en pensant que la bise peut arriver aux vôtres par de telles ouvertures, répondit Jean Oullier, en montrant à son maître une fente qui allait du genou à la ceinture dans la culotte qu’il réparait.

— Ah çà ! tu es donc tailleur ? lui demanda le marquis.

— Hélas ! répondit Jean Oullier, est-ce qu’on ne sait pas un peu de tout, quand, depuis plus de vingt ans, on vit seul ? D’ailleurs, on n’est jamais embarrassé quand on a été soldat.

— Ah çà ! est-ce que je ne l’ai pas été aussi, moi ? demanda le marquis.

— Non ; vous, vous avez été officier, et ce n’est pas la même chose.

Le marquis de Souday regarda Jean Oullier avec admiration et se coucha, s’endormit et ronfla, sans que cela interrompît le moins du monde la besogne de l’ancien chouan.

Au milieu de la nuit, le marquis se réveilla.

Jean Oullier travaillait toujours.

La montagne de vêtements n’avait pas sensiblement diminué.

— Mais tu n’auras jamais fini, même en travaillant jusqu’au jour, mon pauvre Jean ! lui dit le marquis.

— Hélas ! j’en ai grand’peur.

— Alors, va te coucher, mon vieux camarade ; tu ne partiras que lorsqu’il y aura un peu d’ordre dans toute cette défroque, et nous chasserons encore demain.

IVCOMMENT, EN VENANT POUR UNE HEURE CHEZ LE MARQUIS, JEAN OULLIER Y SERAIT ENCORE SI LE MARQUIS ET LUI N’ETAIENT PAS MORTS DEPUIS DIX ANS

Le matin, avant de partir pour la chasse, le marquis eut l’idée d’aller embrasser ses enfants.

Il monta, en conséquence, à leur chambre, et fut fort étonné de trouver l’universel Jean Oullier qui l’avait devancé, et qui débarbouillait les deux petites filles avec la conscience et l’obstination de la meilleure gouvernante.

Et le pauvre homme, à qui cette occupation rappelait les enfants qu’il avait perdus, semblait y trouver une satisfaction complète.

L’admiration du marquis se changea en respect.

Pendant huit jours, les chasses se succédèrent sans interruption, toutes plus belles et plus fructueuses les unes que les autres.

Pendant ces huit jours, tour à tour piqueur et économe, Jean Oullier, en cette dernière qualité, une fois rentré à la maison, travailla sans relâche à rajeunir la toilette de son maître, et il trouva encore le temps de ranger la maison du haut en bas.

Le marquis de Souday, loin d’avoir maintenant l’idée de presser son départ, songeait avec horreur qu’il allait lui falloir se séparer d’un serviteur si précieux.

Du matin jusqu’au soir, et quelquefois du soir jusqu’au matin, il repassait dans son cerveau quelle était celle des qualités du Vendéen qui le touchait le plus sensiblement.

Jean Oullier avait le flair d’un limier pour découvrir une rentrée, au bris des ronces ou sur l’herbe mouillée de rosée.

Dans les chemins secs et pierreux de Machecoul, de Bourgneuf et d’Aigrefeuille, il déterminait sans hésitation l’âge et le sexe du sanglier dont la trace semblait imperceptible.

Jamais piqueur à cheval n’avait appuyé des chiens comme Jean Oullier le savait faire, monté sur ses deux longues jambes.

Enfin, les jours où la fatigue forçait de donner relâche à la petite meute, il était sans pareil pour deviner les enceintes fertiles en bécasses, et y conduire son maître.

— Ah ! par ma foi, au diable le mariage ! s’écriait parfois tout haut le marquis, lorsqu’on le croyait occupé de songer à tout autre chose ; qu’irais-je faire dans cette galère où j’ai vu si tristement ramer les plus honnêtes gens ? Par la mort Dieu ! je ne suis pas un tout jeune homme ; voilà que je prends mes quarante ans ; je ne me fais aucune illusion, je ne compte séduire personne par mes agréments personnels ; je ne puis donc espérer autre chose que de tenter une vieille douairière avec mes trois mille livres de rentes, dont la moitié mourra avec moi ; j’aurai une marquise de Souday grondeuse, quinteuse, hargneuse, qui m’interdira peut-être la chasse que ce brave Jean sert si bien, et qui, à coup sûr, ne tiendra pas le ménage plus décemment qu’il ne le fait. Et cependant, reprenait-il en se redressant et en balançant le haut du corps, sommes-nous dans une époque où il soit permis de laisser finir ces grandes races, soutiens naturels de la monarchie ? Ne me serait-il pas bien doux de voir mon fils relever l’honneur de la maison ? tandis qu’au contraire, moi, à qui l’on n’a jamais connu de femme, légitime du moins, que diront mes voisins de la présence de ces deux petites filles à la maison ?

JEAN OULLIER

Ces réflexions, lorsqu’elles lui venaient, et c’était d’ordinaire les jours de pluie, lorsque le mauvais temps l’empêchait de se livrer à son plaisir favori, ces réflexions jetaient parfois le marquis de Souday dans de cruelles perplexités.

Il en sortit, comme sortent de pareille situation tous les tempéraments indécis, tous les caractères faibles, tous les hommes qui ne savent pas prendre un parti.

En restant dans le provisoire.

Bertha et Mary, en 1831, avaient atteint leurs dix-sept ans que ce provisoire durait toujours.

Et cependant, quoi qu’on en pût croire, le marquis de Souday ne s’était point décidé encore positivement à garder ses filles près de lui.