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Claire Ballesky, journaliste d’investigation, enquête dans les années 80 sur une organisation suspectée d’être une secte. Deux hommes y prospèrent, et leur société Ecomode a des liens mystérieux avec l’association "Les pérennites". Cette enquête pleine de rebondissements explore le thème du « Si nous vivions autrement ? » avec suspense et éléments du quotidien.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Avant de se lancer dans l’écriture,
Antoine Raby a exercé plusieurs métiers. Toujours motivé par la créativité et l’innovation simple, il donne vie à ses idées à travers le roman, qu’il conçoit comme une œuvre accessible au plus grand nombre.
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Seitenzahl: 175
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Antoine Raby
Les pérennites
Roman
© Lys Bleu Éditions – Antoine Raby
ISBN : 979-10-422-4182-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La presse en avait parlé de façon anecdotique durant jusqu’à ce que le mot « secte » soit évoqué. Dès lors, les entrefilets des faits divers avaient migré en première page dans un frétillement médiatique, puis la presse nationale avait relayé la nouvelle et l’instruction semblait se dérouler à livre ouvert, ou plutôt, à journal ouvert.
Deux personnages, Frank Lefort et Julien Cagione, jusqu’alors totalement inconnus des médias, étaient passés en quelques jours de l’anonymat au titre spectaculaire de « Chefs mafieux », « Bandits des sectes », « Escrocs du fisc ». Manifestement, la corporation des journalistes à scoop s’était encore entendue, quelle que soit l’orientation. On pouvait même être surpris de voir la presse respectable se freiner pour ne pas emprunter ses titres à la presse à scandale.
Afin de mieux situer le contexte des événements, il faut se souvenir de cette chasse à l’encontre des sectes. Cela se passait vers la fin des années 80 et les procès et condamnations tombaient sans relâche. Le contexte économique de cette époque, la croissance, les flous juridiques avaient permis à bon nombre d’individus de profiter de la détresse des plus faibles en les enrôlant dans des organisations plus ou moins douteuses. Si certaines de ces organisations étaient fondées sur de bonnes intentions, l’appât du gain en avait fait succomber plus d’un et la justice avait dû intervenir à maintes reprises.
10 ans après cette chasse aux sectes, même si de l’eau avait coulé sous les ponts, notre pays veille sur ce besoin de protéger les citoyens de ces sectes et les médias restaient toujours vivaces sur ce thème et sur les libertés individuelles. Au risque de porter ombrage à quelques personnes, les médias, tous supports confondus, ne refrénaient en rien leur propos. Voici donc quelques extraits de la presse qui, dans cet élan de chasse aux sorcières souvent justifiée, débordait aisément de leur rôle d’acteur de l’information.
Extrait du Dimanche soir Info du 14 de ce mois : Les escrocs sous les verrous
Dans la soirée du 12, la gendarmerie a procédé à l’arrestation de Frank Lefort et de Julien Cagione, le premier étant au domicile du second. Les gendarmes n’ont rencontré aucune résistance. Ces personnages semblent être les fondateurs d’une secte qui détourne les revenus d’une centaine de personnes au détriment du fisc. Les deux malfrats ont passé la nuit au poste afin d’y exécuter leur garde à vue justifiée par les documents trouvés dans leur entreprise quelques jours auparavant durant une perquisition. Celle-ci a permis à la justice de disposer de nombreux documents troublants sur lesquels les deux hommes devront se justifier. Et n’oublions pas, bien sûr, le suicide de leur employé qui fut le point de départ de cette affaire.
Extrait de La France d’aujourd’hui du 15 : La mafia en deuil
Après plusieurs jours, la police a enfin mis la main sur Lefort et Cagione. Lefort s’était réfugié chez son acolyte. Les deux mafiosos, profitant de leurs rapines habituelles, dînaient tranquillement en compagnie d’une seule femme quand la police a fait irruption. Les sombres personnages ont été appréhendés et conduits sous bonne escorte au commissariat.
Selon le ton du journal, l’information était écrite avec plus ou moins de réalisme, considérant la culpabilité des hommes pour un fait acquis. Les suites des articles, faute de faits, étaient constituées de périphrases et de lieux communs pour aboutir à des analyses très fines basées sur l’enfer suppositions !
Ce château de cartes de l’information, aux fondations incertaines, était maintenu fièrement par le contexte de l’époque et probablement par quelques hommes avides de pouvoir, tous en quête d’opportunité à se faire connaître. Il est à noter que bon nombre de projets de loi étaient à l’étude et que cette occasion de se distinguer dans les sphères du pouvoir tenait plus de la course en sac que d’une réflexion sereine et posée.
Même le très sérieux hebdomadaire « Investigation » y consacrait aussi un article sous la plume de Claire Ballesky :
Une association et une société composent une secte.
Notre enquête a démontré l’existence d’un groupe de 300 personnes, dont les dirigeants semblent être dans la plus parfaite illégalité vis-à-vis du fisc et dans le plus grand mépris du droit des salariés.
Ce groupe semble être fédéré par une association de type « loi 1901 », « Les pérennites ». Cette association a pour revenus des versements mensuels réguliers et assez importants de la part de ses membres. Messieurs Lefort et Cagione font la grâce de présider à cette association sans percevoir la moindre indemnité. Ces deux messieurs sont par ailleurs les actionnaires principaux (30 % chacun) d’une société, Ecomode dont tous les salariés cotisent à l’association « Les pérennites ». Cette cotisation a donc l’aspect d’une charge sociale obligatoire : il semble évident qu’il s’agit là d’un racket organisé ! Mais sans aucun témoignage d’un seul des membres de l’association, il est absolument impossible d’entamer la moindre action en justice. Pour le moment, seule, Mme Piquet, la mère d’un ancien salarié d’Ecomode porte plainte pour manipulation mentale depuis le suicide de son fils. Du côté des membres de l’association, personne ne s’est manifesté. Seraient-ils sous la pression d’un quelconque chantage ? Et si oui, quelles représailles risquent-ils ? Ces questions devraient trouver une réponse lors de l’instruction.
Mais cette cotisation obligatoire n’est pas la seule, loin de là ! Nous avons voulu savoir de plus près ce qu’il en était afin de savoir quel « vide juridique fiscal » exploitaient les deux personnages. Nous avons découvert en réalité une organisation ayant développé un système de facturation des plus inattendu. Sous couvert de services rendus aux adhérents, cette association facture des prestations pour le moins inhabituelles : « Facture énergie », « habitation », « transport », « éducation » et « loisirs ». Nous vous livrons ici les intitulés tels que nous les avons lus. Ces factures sont adressées à tous les membres de l’association (en plus des cotisations) et sont éditées tous les mois. En ce qui concerne leurs montants, là aussi, force est de reconnaître notre ébahissement lors de leur lecture. Sans rentrer dans le détail, une facture qui annonce un total de « 120 périns soit 120 euros et 120 heures » est sujette à toute forme d’interprétation. Nous sommes bien sûr tous très surpris d’apprendre à notre époque que nous facturons des périns (dont il n’existe aucune définition dans aucun dictionnaire) ! De plus, si un soi-disant « périns » a son équivalent en monnaie, il semble l’avoir aussi en temps. Un calcul simple établit qu’un périn vaut 1 euro et 1 heure. Mais depuis quand facture-t-on du temps ? Et surtout, comment paye-t-on du temps ? Probablement en travaillant gratuitement pour une secte sans être rémunéré en retour. Génialement malhonnête !
Mais à quoi sert cette association ? Les statuts stipulent que cette association a pour but de « Bonifier à long terme les interactions entre les hommes, la civilisation et la Terre, et de les pérenniser. » Il faut avouer qu’on a rarement vu un intitulé aussi nébuleux. Chacun peut tout y mettre (surtout les 20 % de son salaire). Cette phrase dénonce à elle seule le manque de crédibilité qu’on peut accorder à cette association. Qu’il s’agisse de « l’église sémantique » ou des « Élus de la nature », toutes les sectes s’accrochent à une formule toute faite de ce type. Ainsi, « Les pérennites » ont la leur. Aussi insipide et aussi creuse que les autres.
Comment Lefort et Cagione profitent-ils de leur secte ?
Ces individus témoignent d’un niveau de vie spectaculaire pour des revenus pour le moins hors norme : 1500 euros chacun. Et pour cette somme, comment vit-on ?
Il y a 12 ans, les deux protagonistes ont fait l’acquisition d’une propriété délabrée et aujourd’hui, la ruine est flambant neuve, piscine, cours de tennis, maison de gardien dans la propriété, parc arboré, chevaux, pigeonnier, etc. Alors comment payent-ils tout cela ? Par leur secte, bien sûr. Mais le juge d’instruction et les contrôleurs du fisc n’ont toujours pas trouvé de trace de payement de quoi que ce soit. La piscine est tombée du ciel, et les travaux ont été faits par des lutins et le cours de tennis qui s’ennuyait à Rolland Garros a préféré venir ici ! La défense faite par les vilains protagonistes de cette secte n’est pas crédible : « Nous avons tout réalisé nous-même ». Un expert en bâtiments ayant été consulté, il a été établi que le coût d’achat des matériaux et des installations diverses équivaut à un budget minimum de 150 000 euros. Comment cet argent est-il passé d’une main à une autre ? Le mystère reste entier. Messieurs Lefort et Cagione n’ont formulé à ce jour aucune déclaration, refusant tout interview.
Enfin, poursuivant nos recherches, nous avons souhaité savoir où passaient les milliers d’euros happés par cette association. Tout est dépensé en remboursement de crédits immobiliers, pour un remboursement mensuel de 16 000 euros sur une banque espagnole. À croire que les pérennites ont acheté Versailles ! Mais l’association ne dispose d’aucun bien, seulement quelques terrains nus non constructibles, et un compte bancaire créditeur de 4 500 euros environ. Selon nos renseignements, la valeur des terrains de l’association, vu les mensualités de remboursement, devrait être remboursée sur deux échéances. Or, nous savons que l’association rembourse de plus en plus chaque mois et que ceci dure depuis plus de 10 ans ! À qui profitent les millions ? À quoi servent-ils ?
D’un point de vue légal, il n’y a qu’une plainte déposée par Mme Piquet – grâce à qui le pot aux roses a été découvert – qui pourra difficilement aboutir sans un autre témoignage. Sans élément nouveau, les poursuites contre les deux escrocs ne peuvent se faire que par le biais du fisc. La plainte de Mme Piquet, même si son fils s’est suicidé alors qu’il avait intégré la secte depuis quelques mois, ne constitue aucunement une preuve. L’association ne fait aucun bénéfice et rentre parfaitement dans le cadre de la loi 1901. Il n’y a actuellement aucun lien direct entre les sommes exorbitantes payées par l’association et les revenus de deux dirigeants d’Ecomode. La banque qui a accordé les crédits remboursés par la secte n’a pas l’autorisation de répondre à nos questions concernant ces mouvements d’argent. Sans le secours de la banque, le juge d’instruction aura bien du mal à établir le lien entre Lefort, Cagione et la secte. Mais y a-t-il légalement fraude fiscale ? La loi a-t-elle le pouvoir de démanteler cette organisation ? Qu’est-ce qui pousse des salariés à cautionner ce fonctionnement en ne le rendant pas public ? Si les deux dirigeants perçoivent des sommes de la part de l’association, ils devront les justifier. S’ils ne perçoivent rien directement, ce sera au juge de mener son enquête afin d’établir ce lien. Depuis qu’a commencé l’instruction, il manque d’élément clairement lisible malgré les perquisitions chez les deux escrocs ainsi qu’au siège de leur société, et il devra statuer sur la procédure à suivre, espérant sans doute que les membres ou quiconque apporte un témoignage. Actuellement, aucune preuve ne permet l’accusation.
La truanderie ordinaire a encore de beaux jours devant elle…
Claire Ballesky
Voici donc ce qui était rendu public.
Mais la loi protège aussi les malfrats et une fois que les forces de l’ordre eurent collecté bon nombre de documents, les deux hommes furent relâchés de leur garde à vue avec pour consigne de rester à disposition de la justice. Évidemment, la presse couvrit l’événement à coup de titres pompeux et vulgaires. Dans notre civilisation, chaque homme est libre jusqu’à preuve de sa culpabilité. Et qu’avions-nous pour étayer leur culpabilité ? Ce qui s’appelle un faisceau de présomptions. Aussi dense soit-il, cela ne suffit pas pour emprisonner un homme. Les médias se contentaient jusqu’alors de ressasser des informations déjà connues, d’établir des similitudes avec d’autres sectes, de maintenir la pression sans éléments nouveaux. Journaux de spéculations intellectuelles qui fabriquent de l’information sans faits.
Trois jours de titres et d’articles déjà vus. La télévision, plus cupide que jamais, nourrissait son « 20 heures » en conjuguant au conditionnel ce qu’elle crevait de pouvoir affirmer à l’indicatif. « Julien Lefort et Frank Cagione auraient été membres d’extrême gauche. » Cela sonne pareil que « Julien Lefort et Frank Cagione auraient été membres d’extrême droite ». Ces rapaces du scoop avaient été jusqu’à déranger la mère de Lefort. Cette femme de 75 ans ne comprenait pas que son « bon petit » ait pu être en garde à vue. Elle ne savait même pas pourquoi. Ça a duré 5 minutes aux 20 heures, pour ne rien apprendre ! La télévision en 100 ans a progressé sans s’arrêter et cette merveille de technologie – car il faut bien admettre que la boîte magique nous a tous fascinés un jour – ne trouve rien de mieux que de diffuser des émissions chaque fois un peu moins perspicaces. Le temps du savoir est révolu, celui du paraître n’a hélas pas de limite. Et le journal télévisé n’échappe pas à cette règle. Autrefois, c’était de l’information souvent incomplète aujourd’hui, c’est du spectacle. Une maman âgée évoquant son fiston, c’est de l’émotion bon marché. Bref, la mère de Julien Lefort, déconcertée à souhait, avait eu sa minute de gloire à l’antenne. Et le public, le peuple, les électeurs, les contribuables, ceux qui payaient cette chère redevance au service public ne savaient rien de plus.
Sur Internet, les choses sont un peu différentes. Il y a l’information traditionnelle, mais si on cherche un peu plus, sur les sites indépendants, ceux qui ne sont pas censurés ou intéressés par les annonceurs, on peut trouver de l’information authentique, celle que certains anonymes peuvent divulguer sans risque de représailles, ou de voir leur audimat baisser.
Le site pulsar.ca est un site québécois dédié aux étoiles d’une part, et à remettre les choses à leur place d’autre part, c’est-à-dire sur un grain de poussière perdu dans la Voie lactée. Sur ce site, la page « actualité » est écrite par des retraités qui n’ayant rien à perdre et du temps à y consacrer, peuvent pousser leurs investigations grâce à un réseau géographique et social de nombreux correspondants. Ainsi, ce merveilleux site diffusait dès le 12 :
Dans sa lutte contre les sectes, le gouvernement français a cru en déceler une sous le nom des « Pérennites ». Julien Lefort et Frank Cagione sont mis en accusation d’en être les dirigeants. Ces hommes sont déjà connus de nos correspondants. Un article a été consacré il y a 5 ans sur l’entreprise qu’ils dirigent, ECOMODE.
Cette société avait engagé une voiture dans la « Gallon sec », course automobile où il faut parcourir 250 km sur circuit avec 1 gallon (4,5 litres) de carburant en tout. Leur tricycle à vapeur, après s’être particulièrement distingué, avait dû céder sa première place suite à une malencontreuse crevaison. Le team, avec son tricycle, avait été consolé par le prix « Design » qui précède la course. Nous nous souvenons parfaitement de cette équipe qui avait manifesté une grande joie, tant en participant à cette course, que concernant l’accueil québécois qui leur avait été fait. Monsieur Lefort, avant de s’éclipser discrètement, avait publiquement fait les éloges du directeur de course, Monsieur Aubert, le gratifiant pour avoir : « Fait la synthèse de l’esprit sportif et de la conscience écologique de demain ». Nous avons le souvenir d’un homme franc et humble, conscient et précurseur dans le domaine des économies d’énergie, et non d’un messie à la tête d’une secte.
Monsieur Cagione, quant à lui, n’est jamais venu outre-Atlantique et n’est connu que pour être l’associé de Monsieur Lefort dans la direction d’Ecomode.
De plus, nous savons qu’Ecomode a mis à disposition de la faculté des sciences de Québec, son laboratoire de recherche énergétique durant trois années consécutives. Celui-ci, excentré de la ville a donc accueilli les étudiants plusieurs jours, puisque ses installations étaient dans une ancienne exploitation agricole, laissant plus de place libre que celle nécessaire aux installations. Ainsi, quatre étudiants ont pu mettre au point et tester leurs inventions. Les jeunes gens sont bien rentrés chez eux, sans être enrôlés dans une quelconque secte. Monsieur Lefort est considéré par la faculté des sciences comme un homme généreux. Nous sommes donc surpris d’apprendre ses démêlés avec la justice. Afin de le soutenir, le Doyen de la faculté a adressé à Monsieur Lefort un courrier lui proposant de témoigner en sa faveur si cela était utile. Espérons qu’il n’en aura pas besoin.
Et voilà comment certains traitent l’information. Rien n’est mis au conditionnel, il s’agit de faits passés et non de suppositions gratuites.
Toujours est-il que Lefort et Cagione étaient de retour chez eux, mais sans devoir quitter la région, à disposition de la justice. Leur bureau avait subi une perquisition et il ne restait plus que les meubles vides. Tout avait été saisi, papiers, plans, croquis, et Julien et Frank ne disposaient plus que de sauvegardes informatiques sur un serveur. La chose n’était pas tenue secrète et cela leur permettait de préparer leur défense en s’étayant sur des pièces à conviction. Le juge qui instruisait l’affaire, sans faire d’excès de zèle, évoquait le principe de précaution et, dans le plus grand respect de sa profession, ne laissait pas filtrer la moindre information sensible.
Ils savaient qu’ils seraient sous la coupe de plusieurs chefs d’inculpation. L’abus de biens sociaux était en quelques jours majoré de manipulation mentale et fraude fiscale. Leur avocat, serait-il à la hauteur ? L’abus de biens sociaux ou la fraude fiscale sont hélas des délits courants, mais la manipulation mentale est d’un autre ressort et implique des vies humaines. Les récents procès contre les sectes faisaient présager du pire. Leur avocat se risquerait-il à défendre une cause contre laquelle l’opinion publique était déjà fixée ? Avant tout, ils se sentaient non coupables. À tel point qu’ils espéraient même tirer profit de la médiatisation de ce procès. On a toujours une espèce de fierté à gagner un procès, surtout s’il est contre la partie civile. Le mythe du petit qui triomphe du grand a besoin de subsister pour ne jamais nous enlever cet espoir d’équité dans cette justice à deux vitesses. Julien Lefort et Frank Cagione savaient que l’instruction durerait longtemps. Et tant mieux. Il leur en faudrait beaucoup pour expliquer et démontrer le fonctionnement des « Pérennites ».
Ce fut donc dans cette ambiance de médiatisation à scandale que commençât l’instruction. D’une part, Mme Piquet qui portait plainte pour manipulation mentale, d’autre part, la situation fiscale d’Ecomode et des Pérennites était sujette à toutes les interprétations. La démonstration d’une interdépendance entre manipulation et fraude était pour le juge d’instruction le seul moyen d’obtenir la condamnation des suspects. Durant plusieurs jours, le juge éplucha les comptes et convoqua régulièrement Lefort et Cagione. Mais comment condamner ces messieurs si aucune victime ne vient témoigner. Aidé par la presse, le juge avait lancé un appel à témoin qui resta infructueux.
Le juge se retrouvait dans l’embarras. Non qu’il voulût à tout prix faire condamner les deux hommes, mais il trouva suspect le manque de témoignage contre des patrons. Même pas un syndicaliste revanchard pour apporter de l’eau à son moulin ! Il ne disposait que de madame Piquet. Cette femme âgée n’était plus que douleur et chagrin et ses propos n’étaient guère convaincants pour un jury. Pouvait-il, sur ce simple témoignage, envoyer les deux aux assises ? Elle avait toujours vécu avec son fils et depuis qu’il avait intégré Ecomode, « il n’était plus le même » :
— Pensez-vous, Monsieur le Juge, mon petit chéri ne m’appelait plus que deux fois par jour, lui avait-elle annoncé pour mettre sa sensibilité en émoi. L’effet obtenu fut bien évidemment contraire.
Cette femme n’avait jamais laissé son fils de 32 ans vivre sa propre vie. Celui-ci, probablement pour enfin quitter sa mère, avait trouvé cet emploi loin de ses parents, chez Ecomode. Son état psychique troublé, les appels incessants de sa mère qui devait le harceler, cette relation qu’il n’assumait plus, il aura préféré mettre fin à ses jours, pensa le juge d’instruction.
D’un côté, il y avait une pauvre dame accablée, dont la première expertise psychiatrique mettrait Lefort et Cagione au second plan, dans le meilleur de cas. De l’autre, l’aspect fiscal dont les pièces du puzzle s’accumulaient au fur et à mesure : le juge d’instruction voyait quelque chose de ludique dans cette instruction complexe. Et d’ailleurs Al Capone n’était-il pas tombé pour raison fiscale uniquement ? Ce jeune juge voulait battre le fer tant qu’il était chaud et les effusions de la presse pouvaient le servir. L’intérêt qu’il avait éprouvé à traiter une affaire de secte devint une véritable inquisition lorsqu’il fut question de fraude fiscale. Généralement, les sectes font tout pour que leur aspect fiscal soit irréprochable. Il savait que des affaires de ce genre n’arrivent pas souvent, et que même s’il était tenté de se laisser porter par les médias, il savait que cela risquait de gâcher son travail.
Franck et Julien, quant à eux, devaient maintenant éviter la presse contre laquelle ils nourrissaient du mépris ; à cause d’elle, ils souffraient maintenant de la plus terrible des accusations et les titres des premières pages leur furent comme des coups de poignard dans le dos. Depuis qu’avait commencé l’instruction, ils devaient déjà se justifier sans cesse vis-à-vis du juge pour échapper au procès et à la condamnation.