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Maître Zacharius est un vieil horloger de Genève. Ouvrier minutieux, il a consacré sa vie à faire des montres et à perfectionner leur mécanisme. Or voilà que toutes celles qu'il a fabriquées se dérèglent et s'arrêtent.
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Seitenzahl: 58
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Jules Verne
La ville de Genève est située à la pointe occidentale du lac auquel elle a donné ou doit son nom. Le Rhône, qui la traverse à sa sortie du lac, la partage en deux quartiers distincts, et est divisé lui-même, au centre de la cité, par une île jetée entre ses deux rives. Cette disposition topographique se reproduit souvent dans les grands centres de commerce ou d’industrie. Sans doute, les premiers indigènes furent séduits par les facilités de transport que leur offraient les bras rapides des fleuves, « ces chemins qui marchent tout seuls », suivant le mot de Pascal. Avec le Rhône, ce sont des chemins qui courent.
Au temps où des constructions neuves et régulières ne s’élevaient pas encore sur cette île, ancrée comme une galiote hollandaise au milieu du fleuve, le merveilleux entassement de maisons grimpées les unes sur les autres offrait à l’œil une confusion pleine de charmes. Le peu d’étendue de l’île avait forcé quelques-unes de ces constructions à se jucher sur des pilotis, engagés pêle-mêle dans les rudes courants du Rhône. Ces gros madriers, noircis par les temps, usés par les eaux, ressemblaient aux pattes d’un crabe immense et produisaient un effet fantastique. Quelques filets jaunis, véritables toiles d’araignée tendues au sein de cette substruction séculaire, s’agitaient dans l’ombre comme s’ils eussent été le feuillage de ces vieux bois de chêne, et le fleuve, s’engouffrant au milieu de cette forêt de pilotis, écumait avec de lugubres mugissements.
Une des habitations de l’île frappait par son caractère d’étrange vétusté. C’était la maison du vieil horloger, maître Zacharius, de sa fille Gérande, d’Aubert Thün, son apprenti, et de sa vieille servante Scholastique.
Quel homme à part que ce Zacharius ! Son âge semblait indéchiffrable. Nul des plus vieux de Genève n’eût pu dire depuis combien de temps sa tête maigre et pointue vacillait sur ses épaules, ni quel jour, pour la première fois, on le vit marcher par les rues de la ville, en laissant flotter à tous les vents sa longue chevelure blanche. Cet homme ne vivait pas. Il oscillait à la façon du balancier de ses horloges. Sa figure, sèche et cadavérique, affectait des teintes sombres. Comme les tableaux de Léonard de Vinci, il avait poussé au noir.
Gérande habitait la plus belle chambre de la vieille maison, d’où, par une étroite fenêtre, son regard allait mélancoliquement se reposer sur les cimes neigeuses du Jura ; mais la chambre à coucher et l’atelier du vieillard occupaient une sorte de cave, située presque au ras du fleuve et dont le plancher reposait sur les pilotis mêmes. Depuis un temps immémorial, maître Zacharius n’en sortait qu’aux heures des repas et quand il allait régler les différentes horloges de la ville. Il passait le reste du temps près d’un établi couvert de nombreux instruments d’horlogerie, qu’il avait pour la plupart inventés.
Car c’était un habile homme. Ses œuvres se prisaient fort dans toute la France et l’Allemagne. Les plus industrieux ouvriers de Genève reconnaissaient hautement sa supériorité, et c’était un honneur pour cette ville, qui le montrait en disant :
« À lui revient la gloire d’avoir inventé l’échappement ! »
En effet, de cette invention, que les travaux de Zacharius feront comprendre plus tard, date la naissance de la véritable horlogerie.
Or, après avoir longuement et merveilleusement travaillé, Zacharius remettait avec lenteur ses outils en place, recouvrait de légères verrines les fines pièces qu’il venait d’ajuster, et rendait le repos à la roue active de son tour ; puis il soulevait un judas pratiqué dans le plancher de son réduit, et là, penché des heures entières, tandis que le Rhône se précipitait avec fracas sous ses yeux, il s’enivrait à ses brumeuses vapeurs.
Un soir d’hiver, la vieille Scholastique servit le souper, auquel, selon les antiques usages, elle prenait part avec le jeune ouvrier. Bien que des mets soigneusement apprêtés lui fussent offerts dans une belle vaisselle bleue et blanche, maître Zacharius ne mangea pas. Il répondit à peine aux douces paroles de Gérande, que la taciturnité plus sombre de son père préoccupait visiblement, et le babillage de Scholastique elle-même ne frappa pas plus son oreille que ces grondements du fleuve auxquels il ne prenait plus garde. Après ce repas silencieux, le vieil horloger quitta la table sans embrasser sa fille, sans donner à tous le bonsoir accoutumé. Il disparut par l’étroite porte qui conduisait à sa retraite, et, sous ses pas pesants, l’escalier gémit avec de lourdes plaintes.
Gérande, Aubert et Scholastique demeurèrent quelques instants sans parler. Ce soir-là, le temps était sombre ; les nuages se traînaient lourdement le long des Alpes et menaçaient de se fondre en pluie ; la sévère température de la Suisse emplissait l’âme de tristesse, tandis que les vents du midi rôdaient aux alentours et jetaient de sinistres sifflements.
« Savez-vous bien, ma chère demoiselle, dit enfin Scholastique, que notre maître est tout en dedans depuis quelques jours ? Sainte Vierge ! Je comprends qu’il n’ait pas eu faim, car ses paroles lui sont restées dans le ventre, et bien adroit serait le diable qui lui en tirerait quelqu’une !
— Mon père a quelque secret motif de chagrin que je ne puis même pas soupçonner, répondit Gérande, tandis qu’une douloureuse inquiétude s’imprimait sur son visage.
— Mademoiselle, ne permettez pas à tant de tristesse d’envahir votre cœur. Vous connaissez les singulières habitudes de maître Zacharius. Qui peut lire sur son front ses pensées secrètes ? Quelque ennui sans doute lui est survenu, mais demain il ne s’en souviendra pas et se repentira vraiment d’avoir causé quelque peine à sa fille. »
C’était Aubert qui parlait de cette façon, en fixant ses regards sur les beaux yeux de Gérande. Aubert, le seul ouvrier que maître Zacharius eût jamais admis à l’intimité de ses travaux, car il appréciait son intelligence, sa discrétion et sa grande bonté d’âme, Aubert s’était attaché à Gérande avec cette foi mystérieuse qui préside aux dévouements héroïques.
Gérande avait dix-huit ans. L’ovale de son visage rappelait celui des naïves madones que la vénération suspend encore au coin des rues des vieilles cités de Bretagne. Ses yeux respiraient une simplicité infinie. On l’aimait, comme la plus suave réalisation du rêve d’un poëte. Ses vêtements affectaient des couleurs peu voyantes, et le linge blanc qui se plissait sur ses épaules avait cette teinte et cette senteur particulières au linge d’Église.
Elle vivait d’une existence mystique dans cette ville de Genève, qui n’était pas encore livrée à la sécheresse du calvinisme.
Ainsi que, soir et matin, elle lisait ses prières latines dans son missel à fermoir de fer, Gérande avait lu un sentiment caché dans le coeur d’Aubert Thün, quel dévouement profond le jeune ouvrier avait pour elle. Et en effet, à ses yeux, le monde entier se condensait dans cette vieille maison de l’horloger, et tout son temps se passait près de la jeune fille, quand, le travail terminé, il quittait l’atelier de son père.
La vieille Scholastique voyait cela, mais n’en disait mot. Sa loquacité s’exerçait de préférence sur les malheurs de son temps et les petites misères du ménage. On ne cherchait point à l’arrêter. Il en était d’elle comme de ces tabatières à musique que l’on fabriquait à Genève : une fois montée, il aurait fallu la briser pour qu’elle ne jouât pas tous ses airs.