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"Mémoires d'outre-tombe" est un livre écrit par François-René de Chateaubriand, publié à titre posthume en 1849. C'est une autobiographie qui relate la vie de Chateaubriand, de sa jeunesse jusqu'à sa mort. L'auteur y évoque de nombreux épisodes marquants de son existence, comme son voyage en Amérique du Nord, son amitié avec Napoléon Bonaparte, sa carrière diplomatique, sa vie amoureuse.
"Mémoires d'outre-tombe" est bien plus qu'une simple autobiographie : c'est un témoignage sur une époque, sur la France de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Chateaubriand y décrit avec précision la société de son temps, les bouleversements politiques et sociaux qui ont secoué la France et l'Europe, ainsi que les changements de mentalité et de sensibilité qui ont marqué la période romantique.
À PROPOS DE L'AUTEUR
François-René de Chateaubriand (1768-1848) est un écrivain et homme politique français célèbre pour ses œuvres littéraires telles que "Les Mémoires d'Outre-Tombe" et "Atala". Il est considéré comme l'un des précurseurs du romantisme en France et est connu pour sa prose poétique et son lyrisme.
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Mémoires d'outre-tombe
François-René de Chateaubriand
– 1848 –
1 Première partie
1 L 1 Livre premier
1. - 2. Naissance de mes frères et soeurs. - Je viens au monde. - 3 Plancouët. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon père pour mon éducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais écolier que je suis. - 4. Vie de ma grand-mère maternelle et de sa soeur, à Plancouët. - Mon oncle le comte de Bedée, à Monchoix. - Relèvement du voeu de ma nourrice. - 5. Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses. - 6. Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon éducation. - Printemps en Bretagne. - Forêt historique. - Campagnes pélagiennes. - Coucher de la lune sur la mer. - 7. Départ pour Combourg. - Description du château.
1 L 1 Chapitre 1
La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnay,
ce 4 octobre 1811.
Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre-Sainte j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'était qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions.
Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l'environnent : l'ambition m'est venue ; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents : tout chevalier errant que je suis, j'ai les goûts sédentaires d'un moine : depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu'ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Chatenay, le 20 février 1694 quel était l'aspect du coteau où se devait retirer, en 1807 l'auteur du Génie du Christianisme ?
Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels ; je l'ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles ; c'est au grand désert d'Atala que je dois le petit désert d'Aulnay ; et pour me créer ce refuge, je n'ai pas, comme le colon américain, dépouillé l'Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres ; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soigné de mes propres mains, que je n'aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mourir au milieu d'elle.
Ici, j'ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l'Itinéraire et Moïse ; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à commencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude ; mais s'il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire.
La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs.
De la naissance de mon père et des épreuves de sa première position, se forma en lui un des caractères les plus sombres qui aient été. Or ce caractère a influé sur mes idées en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et décidant du genre de mon éducation.
Je suis né gentilhomme. Selon moi, j'ai profité du hasard de mon berceau, j'ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l'aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L'aristocratie a trois âges successifs : l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités : sortie du premier, elle dégénère dans le second et s'éteint dans le dernier.
On peut s'enquérir de ma famille, si l'envie en prend jamais, dans le dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de d'Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l'Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Dupaz, dans Toussaint Saint-Luc, Le Borgne et enfin dans l'Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme [Cette généalogie est résumée dans l'Histoire généalogique et héraldique des Pairs de France, des grands dignitaires de la Couronne, par M. le chevalier le Courcelles.].
Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin, pour l'admission de ma soeur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l'Argentière, d'où elle devait passer à celui de Remiremont ; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l'ordre de Malte, et reproduites, une dernière fois, quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI.
Mon nom s'est d'abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l'invasion de l'orthographe française. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n'y a pas un nom en France qui ne présente ces variations de lettres. Quelle est l'orthographe de du Guesclin ?
Les Brien vers le commencement du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes des Chateaubriand étaient d'abord des pommes de pin avec la devise : Je sème l'or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sybille mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lys d'or : Cui et ejus haeredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit.
Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches : la première, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l'an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne ; la seconde, surnommée seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d'Angers ; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort.
Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s'éteindre dans la personne de dame Renée, un Christophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guérande en Morbihan. A cette époque, vers le milieu du dix-septième siècle, une grande confusion s'était répandue dans l'ordre de la noblesse ; des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d'ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669 ; en voici le texte :
" Arrêt de la Chambre établie par le Roi (Louis XIV) pour la réformation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669 : Entre le procureur général du Roi et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de la Guérande ; lequel déclare ledit Christophe issu d'ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semé de fleurs de lys d'or sans nombre, et ce après production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit Arrêt signé Malescot. "
Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de la Guérande descendait directement des Chateaubriand sires de Beaufort ; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de la Guérande, comme il est prouvé par la descendance d'Amaury, frère de Michel, lequel Michel était fils de ce Christophe de la Guérande maintenu dans son extraction par l'arrêt ci-dessus rapporté de la réformation de la noblesse, du 16 septembre 1669.
Après ma présentation à Louis XVI, mon frère songea à augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bénéfices appelés bénéfices simples. Il n'y avait qu'un seul moyen praticable à cet effet, puisque j'étais laïque et militaire, c'était de m'agréger à l'ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta requête en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d'Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu'il fût nommé des commissaires pour prononcer d'urgence. M. Pontois était alors archiviste, vice-chancelier et généalogiste de l'ordre de Malte, au Prieuré.
Le président du chapitre était Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d'Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet, le chevalier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bouëtiez. La requête fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d'admission du Mémorial, que je méritais à plus d'un titre la grâce que je sollicitais et que des considérations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je réclamais.
Et tout cela avait lieu après la prise de la Bastille à la veille des scènes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale à Paris ! Et, dans la séance du 7 août de cette année 1789, l'Assemblée nationale avait aboli les titres de noblesse ! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je méritais à plus d'un titre la grâce que je sollicitais, etc., moi qui n'étais qu'un chétif sous-lieutenant d'infanterie inconnu, sans crédit, sans faveur et sans fortune ?
Le fils aîné de mon frère (j'ajoute ceci en 1831 à mon texte primitif écrit en 1811), le comte Louis de Chateaubriand, a épousé mademoiselle d'Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommé Geoffroy. Christian, frère cadet de Louis, arrière-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d'une manière frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s'est fait jésuite à Rome. Les jésuites suppléent à la solitude à mesure que celle-ci s'efface de la terre. Christian vient de mourir à Chieri, près Turin : vieux et malade, je le devais devancer ; mais ses vertus l'appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes à pleurer.
Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian ne regardant pas le partage égal comme légitime, voulut, en quittant le monde, se dépouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre à son frère aîné.
A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'à moi, si j'héritais de l'infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alain III.
Ces dits Chateaubriand auraient mêlé deux fois leur sang au sang des souverains d'Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant épousé en secondes noces Agnès de Laval, petite-fille du comte d'Anjou et de Mathilde, fille de Henri Ier ; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d'Angleterre et petite-fille de Louis-le-Gros, s'étant mariée à Geoffroy V, douzième baron de Chateaubriand. Sur la race royale d'Espagne, on trouverait Brien, frère puîné du neuvième baron de Chateaubriand, qui se serait uni à Jeanne, fille d'Alphonse, roi d'Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu'Edouard de Rohan prit à femme Marguerite de Chateaubriand ; il faudrait croire encore qu'un Croï épousa Charlotte de Chateaubriand. Tinténiac, vainqueur au combat des Trente, du Guesclin le connétable, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine du Guesclin, petite-fille du frère de Bertrand, céda à Brien de Chateaubriand, son cousin et son héritier, la propriété du Plessis-Bertrand. Dans les traités, des Chateaubriand sont donnés pour caution de la paix aux rois de France, à Clisson, au baron de Vitré. Les ducs de Bretagne envoient à des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes. Ils reçoivent des commissions pour veiller à la sûreté de leur province contre les Anglais. Brien Ier se trouve à la bataille d'Hastings : il était fils d'Eudon, comte de Penthièvre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu'Arthur de Bretagne donna à son fils pour l'accompagner dans son ambassade de Rome, en 1309.
Je ne finirais pas si j'achevais ce dont je n'ai voulu faire qu'un court résumé : la note [Voyez cette {note|C M 1 N001} à la fin de ces Mémoires.] à laquelle je me suis enfin résolu, en considération de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon marché que moi de ces vieilles misères, remplacera ce que j'omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd'hui un peu la borne ; il devient d'usage de déclarer que l'on est de race corvéable, qu'on a l'honneur d'être fils d'un homme attaché à la glèbe. Ces déclarations sont-elles aussi fières que philosophiques ? N'est-ce pas se ranger du parti du plus fort ? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n'ayant ni privilèges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dénigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconnaître, se contestant mutuellement leur naissance ; ces nobles, à qui l'on nie leur propre nom, ou à qui on ne l'accorde que sous bénéfice d'inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte ? Au reste, qu'on me pardonne d'avoir été contraint de m'abaisser à ces puériles récitations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon père, passion qui fit le noeud du drame de ma jeunesse. Quant à moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l'ancienne ou de la nouvelle société. Si, dans la première, j'étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand ; je préfère mon nom à mon titre.
Monsieur mon père aurait volontiers, comme un grand terrien du moyen-âge, appelé Dieu le Gentilhomme de là-haut, et surnommé Nicodème (le Nicodème de l'Evangile) un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon géniteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la Guérande, et descendant en ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu'à moi, François, seigneur sans vassaux et sans argent de la Vallée-aux-Loups.
En remontant la lignée des Chateaubriand, composée de trois branches, les deux premières étant faillies, la troisième, celle des sires de Beaufort, prolongée par un rameau (les Chateaubriand de la Guérande), s'appauvrit, effet inévitable de la loi du pays : les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne ; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l'héritage paternel. La décomposition du chétif estoc de ceux-ci s'opérait avec d'autant plus de rapidité, qu'ils se mariaient ; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d'un pigeon, d'un lapin, d'une canardière et d'un chien de chasse, bien qu'ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d'un colombier, d'une crapaudière et d'une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets ; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus.
Le chef de nom et d'armes de ma famille était, vers le commencement du dix-huitième siècle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la Guérande, fils de Michel, lequel Michel avait un frère, Amaury. Michel était fils de ce Christophe maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand par l'arrêt ci-dessus rappelé. Alexis de la Guérande était veuf ; ivrogne décidé, il passait ses jours à boire, vivait dans le désordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre.
En même temps que ce chef de nom et d'armes existait son cousin François, fils d'Amaury, puîné de Michel. François, né le 19 février 1683, possédait les petites seigneuries des Touches et de la Villeneuve. Il avait épousé, le 27 août 1713, Pétronille-Claude Lamour, dame de Lanjegu, dont il eut quatre fils : François-Henri, René (mon père), Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-père, François, mourut le 28 mars 1722 ; ma grand-mère, je l'ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l'ombre de ses belles années. Elle habitait, au décès de son mari, le manoir de la Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon aïeule ne dépassait pas 5.000 livres de rente, dont l'aîné de ses fils emportait les deux tiers, 3.332 livres ; restaient 1.668 livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l'aîné prélevait encore le préciput.
Pour comble de malheur, ma grand-mère fut contrariée dans ses desseins par le caractère de ses fils : l'aîné François-Henri, à qui le magnifique héritage de la seigneurie de la Villeneuve était dévolu, refusa de se marier et se fit prêtre ; mais au lieu de quêter les bénéfices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses frères, il ne sollicita rien par fierté et par insouciance. Il s'ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, dans le diocèse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poésie ; j'ai vu bon nombre de ses vers. Le caractère joyeux de cette espèce de noble Rabelais, le culte que ce prêtre chrétien avait voué aux Muses dans un presbytère, excitaient la curiosité. Il donnait tout ce qu'il avait et mourut insolvable.
Le quatrième frère de mon père, Joseph, se rendit à Paris et s'enferma dans une bibliothèque. On lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres ; il s'occupait de recherches historiques. Pendant sa vie qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d'existence qu'il ait jamais donné. Singulière destinée ! Voilà mes deux oncles, l'un érudit et l'autre poète ; mon frère aîné faisait agréablement des vers ; une de mes soeurs madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie ; une autre de mes soeurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables ; moi j'ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l'échafaud, mes deux soeurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons ; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil ; les lettres ont causé mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l'hôpital.
Ma grand-mère s'étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l'or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu'elle avait fondées et qui entombaient ses aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronnies ; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n'aurait pas eu le crédit d'obtenir une sous-lieutenance pour l'héritier de son nom.
Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale : on essaya d'en profiter pour mon père ; mais il fallait d'abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres, acheter l'uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématiques : comment subvenir à tous ces frais ? Le brevet demandé au ministre de la marine n'arriva point, faute de protecteur pour en solliciter l'expédition : la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin.
Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans : s'étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il approcha du lit où elle était couchée et lui dit : " Je ne veux plus être un fardeau pour vous. " Sur ce, ma grand-mère se prit à pleurer (j'ai vingt fois entendu mon père raconter cette scène). " René, " répondit-elle, " que veux-tu faire ? Laboure ton champ. - Il ne peut pas nous nourrir ; laissez-moi partir. - Eh bien, " dit la mère, " va donc où Dieu veut que tu ailles. " Elle embrassa l'enfant en sanglotant. Le soir même mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L'aventurier orphelin fut embarqué, comme volontaire, sur une goélette armée, qui mit à la voile quelques jours après.
La petite république malouine soutenait seule alors sur la mer l'honneur du pavillon français. La goélette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiégé dans Dantzick par les Russes. Mon père mit pied à terre et se trouva au mémorable combat que quinze cents Français, commandés par le brave Breton, de Bréhan comte de Plélo, livrèrent le 29 mai 1734, à quarante mille Moscovites, commandés par Munich. De Bréhan, diplomate, guerrier et poète, fut tué et mon père blessé deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufragé sur les côtes de l'Espagne des voleurs l'attaquèrent et le dépouillèrent dans les Galices ; il prit passage à Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d'ordre l'avaient fait connaître. Il passa aux Iles ; il s'enrichit dans la colonie et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille.
Ma grand-mère confia à son fils René, son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis, dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillé, par ordre de Bonaparte, le Vendredi-Saint de l'année 1810. Ce fut un des derniers gentilshommes français morts pour la cause de la monarchie [Ceci était écrit en 1811 (N.d.A.1831)]. Mon père se chargea du sort de son frère, quoiqu'il eût contracté par l'habitude de souffrir, une rigueur de caractère qu'il conserva toute sa vie ; le Non ignara mali n'est pas toujours vrai : le malheur a ses duretés comme ses tendresses.
M. de Chateaubriand était grand et sec ; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n'ai jamais vu un pareil regard : quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle.
Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l'âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l'espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu'on sentait en le voyant était la crainte. S'il eût vécu jusqu'à la Révolution et s'il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie : je ne doute pas qu'à la tête des administrations ou des armées, il n'eût été un homme extraordinaire.
Ce fut en revenant d'Amérique qu'il songea à se marier. Né le 23 septembre 1718, il épousa à trente-cinq ans, le 3 juillet 1753, Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, née le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bedée, chevalier, seigneur de La Bouëtardais.
Il s'établit avec elle à Saint-Malo, dont l'un et l'autre étaient nés à sept ou huit lieues, de sorte qu'ils apercevaient de leur demeure l'horizon sous lequel ils étaient venus au monde. Mon aïeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bedée, née à Rennes, le 16 octobre 1698, avait été élevée à Saint-Cyr dans les dernières années de madame de Maintenon : son éducation s'était répandue sur ses filles.
Ma mère, douée de beaucoup d'esprit et d'une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV ; elle savait tout Cyrus par coeur. Apolline de Bedée, avec de grands traits, était noire, petite et laide ; l'élégance de ses manières, l'allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu'il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu'il était immobile et froid, elle n'avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu'elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu'elle était, obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s'en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs, qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange.
1 L 1 Chapitre 2
La Vallée-aux-Loups, le 31 décembre 1811.
Naissance de mes frères et soeurs. - Je viens au monde.
Ma mère accoucha à Saint-Malo d'un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy, comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fils fut suivi d'un autre et de deux filles qui ne vécurent que quelques mois.
Ces quatre enfants périrent d'un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère mit au monde un troisième garçon qu'on appela Jean-Baptiste : c'est lui qui, dans la suite, devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Après Jean-Baptiste naquirent quatre filles : Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre d'une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants. Il est probable que mes quatre soeurs durent leur existence au désir de mon père d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second garçon ; je résistais, j'avais aversion pour la vie.
Voici mon extrait de baptême :
" Extrait des registres de l'état civil de la commune de Saint-Malo pour l'année 1768.
" François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Pierre-Henry Nouail, grand-vicaire de l'évêque de Saint-Malo. A été parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le père. Ainsi signé au registre : Contades de Plouër, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire-général. "
On voit que je m'étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre et non le 4 septembre ; mes prénoms sont : François-René, et non pas François-Auguste [Vingt jours avant moi, le 15 août 1768, naissait dans une autre île, à l'autre extrémité de la France, l'homme qui a mis fin à l'ancienne société, Bonaparte.].
La maison qu'habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs : cette maison est aujourd'hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s'étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J'eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades. J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris : on m'a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas de jour où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j'ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.
1 L 1 Chapitre 3
Vallée-aux-Loups, janvier 1812.
Plancouët. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon père pour mon éducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais écolier que je suis.
En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil ; on me relégua à Plancouët, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L'unique frère de ma mère, le comte de Bedée, avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s'étendaient dans les environs jusqu'au bourg de Corseul, les Curiosolites des Commentaires de César. Ma grand-mère veuve depuis longtemps, habitait avec sa soeur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau séparé de Plancouët par un pont, et qu'on appelait l'Abbaye à cause d'une abbaye de Bénédictins, consacrée à Notre-Dame de Nazareth.
Ma nourrice se trouva stérile ; une autre pauvre chrétienne me prit à son sein. Elle me voua à la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur, le bleu et le blanc jusqu'à l'âge de sept ans. Je n'avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mourir ? Il entrait dans les conseils de Dieu d'accorder au voeu de l'obscurité et de l'innocence la conservation des jours qu'une vaine renommée menaçait d'atteindre.
Ce voeu de la paysanne bretonne n'est plus de ce siècle : c'était toutefois une chose touchante que l'intervention d'une Mère divine placée entre l'enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère terrestre.
Au bout de trois ans on me ramena à Saint-Malo ; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé ; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon ni pour la baronnie de Chateaubriand, tombée dans la maison de Condé, il tourna les yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour : plusieurs branches de ma famille l'avaient possédé par des mariages avec les Coëtquen. Combourg défendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise : Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1016 ; la grande tour date de 1100. Le maréchal de Duras, qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coëtquen, née d'une Chateaubriand, s'arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay, officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coëtquen-Chateaubriand : M. du Hallay a un frère. Le même maréchal en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI mon frère et moi.
Je fus destiné à la marine royale : l'éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particulièrement à mon père. L'aristocratie de nos Etats fortifiait en lui ce sentiment.
Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc, mes quatre soeurs vivaient auprès de ma mère.
Toutes les affections de celle-ci s'étaient concentrées dans son fils aîné ; non qu'elle ne chérit ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J'avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m'appelait-on), quelques privilèges sur mes soeurs ; mais en définitive, j'étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d'ailleurs, pleine d'esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouër, ma marraine, était son intime amie ; elle voyait aussi les parents de Maupertuis et de l'abbé Trublet. Elle aimait la politique, le bruit, le monde : car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans la ravine de Cédron ; elle se jeta avec ardeur dans l'affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d'abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l'ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre ; avec de la générosité, elle avait l'apparence de l'avarice ; avec de la douceur d'âme, elle grondait toujours : mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.
De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachais à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j'écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu'elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m'embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours : " C'est celui-là, qui ne sera pas fier ! qui a bon coeur ! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit garçon. " et elle me bourrait de vin et de sucre.
Mes sympathies d'enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne.
Lucile, la quatrième de mes soeurs, avait deux ans plus que moi. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses soeurs. Qu'on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre ; qu'on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés ; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d'étoffe noire ; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soupçonné dans la chétive Lucile, les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle.
Elle me fut livrée comme un jouet, je n'abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre à mes volontés je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les soeurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal ; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les soeurs : grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents : mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j'étais, le propos de mon père me révoltait ; quand ma mère couronnait ses remontrances par l'éloge de mon frère qu'elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu'on semblait attendre de moi.
Mon maître d'écriture, M. Després, à perruque de matelot, n'était pas plus content de moi que mes parents ; il me faisait copier éternellement, d'après un exemple de sa façon, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s'y trouve :
C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler :
Vous avez des défauts que je ne puis celer.
Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu'il me donnait dans le cou, en m'appelant tête d'achôcre ; voulait-il dire achore [Acwr, gourme.] ? Je ne sais pas ce que c'est qu'une tête d'achôcre, mais je la tiens pour effroyable.
Saint-Malo n'est qu'un rocher. S'élevant autrefois au milieu d'un marais salant, il devint une île par l'irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd'hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d'un côté par la pleine mer, de l'autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et à la bordure est et nord de la mer, se découvre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont semés des rochers, des forts, des îlots inhabités ; le Fort-Royal, la Conchée, Cézembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau ; j'avais bien choisi sans le savoir : be, en breton, signifie tombe.
Au bout du Sillon, planté d'un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s'appelle la Hoguette ; elle est surmontée-d'un vieux gibet : les piliers nous servaient à jouer aux quatre coins ; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n'était cependant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrêtions dans ce lieu.
Là, se rencontrent aussi les Miels, dunes où pâturaient les moutons ; à droite sont des prairies au bas de Paramé, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetière neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s'élèvent sur le tombeau d'Achille à l'entrée de l'Hellespont.
1 L 1 Chapitre 4
Vie de ma grand-mère maternelle et de sa soeur, à Plancouët. - Mon oncle le comte de Bedée, à Monchoix. - Relèvement du voeu de ma nourrice.
Je touchais à ma septième année ; ma mère me conduisit à Plancouët, afin d'être relevé du voeu de ma nourrice, nous descendîmes chez ma grand-mère. Si j'ai vu le bonheur, c'était certainement dans cette maison.
Ma grand-mère occupait, dans la rue du Hameau de l'Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bedée ne marchait plus, mais à cela près, elle n'avait aucun des inconvénients de son âge : c'était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l'air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l'antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l'esprit orné, la conversation grave, l'humeur sérieuse. Elle était soignée par sa soeur mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémigon, lequel comte ayant dû l'épouser, avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s'était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de lui avoir souvent entendu chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu'elle brodait pour sa soeur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi :
Un épervier aimait une fauvette
Et, ce dit-on, il en était aimé.
ce qui m'a paru toujours singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain :
Ah ! Trémigon, la fable est-elle obscure ?
Ture lure.
Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma tante, ture lure !
Ma grand-mère se reposait sur sa soeur des soins de la maison. Elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste ; à une heure elle se réveillait ; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa soeur, de ses enfants et petits-enfants. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité ; aujourd'hui elle est une charge. A quatre heures, on reportait ma grand-mère dans son salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boisteilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après, on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l'appel de ma tante. Ces trois soeurs se nommaient les demoiselles Vildéneux ; filles d'un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s'étaient jamais quittées, n'étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand-mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient : c'était le seul événement de leur vie, le seul moment où l'égalité de leur humeur fût altérée. A huit heures le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l'aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps ; mon oncle à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s'était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait à genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait à haute voix la prière. A dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand-mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu'à une heure du matin.
Cette société, que j'ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand-mère forcée de renoncer à sa quadrille, faute des partners accoutumés ; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa soeur s'étaient promis de s'entre-appeler aussitôt que l'une aurait devancé l'autre ; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j'ai fait la même observation ; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! qu'elle ne nous soit pas trop chère ! car comment abandonner sans désespoir la main que l'on a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir éternellement sur son coeur ?
Le château du comte de Bedée était situé à une lieue de Plancouët, dans une position élevée et riante. Tout y respirait la joie ; l'hilarité de mon oncle était inépuisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La Bouëtardais, conseiller au Parlement, qui partageaient son épanouissement de coeur. Monchoix était rempli des cousins du voisinage ; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bedée, qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement ; mais on ne l'écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille ; d'autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies : elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j'arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant, lorsque ma famille fut fixée à la campagne : passer de Combourg à Monchoix, c'était passer du désert dans le monde, du donjon d'un baron du moyen âge à la villa d'un prince romain.
Le jour de l'Ascension de l'année 1775, je partis de chez ma grand-mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J'avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blanc, et une ceinture de soie bleue. Nous montâmes à l'Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s'envieillissait d'un quinconce d'ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce on entrait dans le cimetière : le chrétien ne parvenait à l'église qu'à travers la région des sépulcres : c'est par la mort qu'on arrive à la présence de Dieu.
Déjà les religieux occupaient les stalles ; l'autel était illuminé d'une multitude de cierges ; des lampes descendaient des différentes voûtes : il y a dans les édifices gothiques des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers [Officier qui porte une masse dans certaines cérémonies. Les massiers de l'université.] me vinrent prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le choeur. On y avait préparé trois sièges : je me plaçai dans celui du milieu ; ma nourrice se mit à ma gauche ; mon frère de lait à ma droite.
La messe commença : à l'offertoire, le célébrant se tourna vers moi et lut des prières ; après quoi on m'ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex-voto au dessous d'une image de la Vierge. On me revêtit d'un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l'efficacité des voeux ; il rappela l'histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l'orient avec saint Louis ; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine cette Vierge de Nazareth, à qui je devais la vie par l'intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu. Ce moine, qui me racontait l'histoire de ma famille, comme le grand-père de Dante lui faisait l'histoire de ses aïeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida y joindre la prédiction de mon exil.
Tu proverai si come sa de saleIl pane altrui, e com' è duro calleLo scendere e'l salir per l'altrui scale.E quel che piu ti gravera le spalle,Sarà la compagnie malvagia e scempia,Con la qual tu cadrai in questa valle ;Che tutta ingrata, tutta matta ed empiaSi farà contra te...............................................Di sua bestialitate il suo processoSarà la pruova : si ch'a te sia belloAverti fatta parte, per te stesso.
" Tu sauras combien le pain d'autrui a le goût du sel, combien est dur le degré du monter et du descendre de l'escalier d'autrui. Et ce qui pèsera encore davantage sur tes épaules, sera la compagnie mauvaise et hérétique avec laquelle tu tomberas et qui toute ingrate, toute folle, toute impie, se tournera contre toi.
" (...) De sa stupidité sa conduite fera preuve ; tant qu'à toi il sera beau de t'être fait un parti de toi-même. "
Depuis l'exhortation du Bénédictin, j'ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j'ai fini par l'accomplir.
J'ai été consacré à la religion, la dépouille de mon innocence a reposé sur ses autels : ce ne sont pas mes vêtements qu'il faudrait suspendre aujourd'hui à ses temples, ce sont mes misères.
On me ramena à Saint-Malo. Saint-Malo [Voir le texte sur Saint-Malo dans les {pièces retranchées|C M 1 569}] n'est point l'Aleth de la Notitia imperii : Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l'embouchure de la Rance. En face d'Aleth, était un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l'ermite Aaron, qui, l'an 507, établit dans cette île sa demeure ; c'est la date de la victoire de Clovis sur Alaric ; l'un fonda un petit couvent, l'autre une grande monarchie, édifices également tombés.
Malo en latin Malclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d'Aleth, attiré qu'il fut par la renommée d'Aaron, le visita. Chapelain de l'oratoire de cet ermite, après la mort du saint, il éleva une église cénobiale, in praedio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l'île, et ensuite à la ville, Malclovium, Maclopolis.
De saint Malo, premier évêque d'Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fit élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évêques. Aleth ayant été presque entièrement détruit en 1172, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d'Aaron.
Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d'Angleterre.
Le comte de Richement, depuis Henri VII d'Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l'emmenaient à Londres pour le faire mourir. Echappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, Asylum quod in ea urbe est inviolatissimum : ce droit d'asile Minihi remontait aux Druides, premiers prêtres de l'île d'Aaron.
Un évêque de Saint-Malo fut l'un des trois favoris (les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingaut) qui perdirent l'infortuné Gilles de Bretagne : c'est ce qu'on voit dans l'Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450.
Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo : la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de La Guiche, grand-maître de l'artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Venise (au soleil et aux arts près) que cette petite république malouine par sa religion, ses richesses et sa chevalerie de mer. Elle appuya l'expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud.
A compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693 ; ils y lancèrent, le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j'ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758.
Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701 : en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes ; il voulut que l'équipage du premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire.
En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Chalotais écrivit sur du linge, avec un cure-dents, de l'eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient. Les événements effacent les événements ; inscriptions gravées sur d'autres inscriptions, ils font des pages de l'histoire des palimpsestes [Parchemin, maroquin que l'on fait gratter pour y écrire de nouveau].
Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine ; on peut en voir le rôle général dans le volume in-fol. publié en 1682, sous ce titre : Rôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles à l'histoire et au droit maritime.
Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier, le Christophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l'autre extrémité de l'Amérique les îles qui portent leur nom : les Iles Malouines.
Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin, l'un des plus grands hommes de mer qui aient paru ; et de nos jours elle a donné à la France Surcouf. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais, gouverneur de l'Ile-de-France, naquit à Saint-Malo, de même que Lamettrie, Maupertuis, l'abbé Trublet, dont Voltaire a ri : tout cela n'est pas trop mal pour une enceinte qui n'égale pas celle du jardin des Tuileries.
L'abbé de Lamennais a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie. Broussais est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays.
Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo : ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l'ordre de saint Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu'à Saint-Malo " la garde d'une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille ". Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d'un gentilhomme ; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson : Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels ; l'un d'eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait ; le noble animal se laissa mourir de faim : les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n'aboyaient pas lorsque Scipion l'Africain venait à l'aube faire sa prière.
Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j'ai parlé, et qu'augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit.
C'est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort Royal, que se rassemblent les enfants ; c'est là que j'ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l'arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j'ai souvent cru bâtir pour l'éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable.
Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l'éducation d'un garçonnet destiné d'avance à la rude vie d'un marin.
Je croissais sans étude dans ma famille ; nous n'habitions plus la maison où j'étais né : ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent, presque en face de la porte de la ville qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis : j'en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout ; je parlais leur langage ; j'avais leur façon et leur allure ; j'étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux ; mes chemises tombaient en loques ; je n'avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée ; je traînais de méchants soutiers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds ; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J'avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s'écrier : " Qu'il est laid ! "
J'aimais pourtant et j'ai toujours aimé la propreté, même l'élégance. La nuit, j'essayais de raccommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m'aidaient à réparer ma toilette, afin de m'épargner des pénitences et des gronderies ; mais leur rapiécetage ne servait qu'à rendre mon accoutrement plus bizarre. J'étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie.
Mes compatriotes avaient quelque chose d'étranger, qui rappelait l'Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix ; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l'architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix : quand j'ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la première.
Enfermés le soir sous la même clef dans leur cité, les Malouins ne composaient qu'une famille. Les moeurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe : une comtesse d'Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l'on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle, malgré lui, aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu'il appelait un monstre barbare.
Certains jours de l'année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo ; ils s'y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu'elle était haute. La multitude de matelots et de paysans ; les charrettes entoilées ; les caravanes de chevaux, d'ânes et de mulets ; le concours des marchands ; les tentes plantées sur le rivage ; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule ; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile ; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade ; les salves d'artillerie le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété.
J'étais le seul témoin de ces fêtes qui n'en partageât pas la joie. J'y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Evitant le mépris qui s'attache à la mauvaise fortune, je m'asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d'eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m'amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir au logis, je n'étais guère plus heureux ; j'avais une répugnance pour certains mets : on me forçait d'en manger. J'implorais les yeux de La France qui m'enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu même rigueur : il ne m'était pas permis d'approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d'aujourd'hui.
Mais si j'avais des peines qui sont inconnues de l'enfance nouvelle, j'avais aussi quelques plaisirs qu'elle ignore.
On ne sait plus ce que c'est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l'air de se réjouir ; Noël, le premier de l'an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean étaient pour moi-même des jours de prospérité. Peut-être l'influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l'année 1015, les Malouins firent voeu d'aller aider à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres : n'ai-je pas aussi travaillé de mes mains à relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne ? " Le soleil, " dit le père Maunoir, " n'a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi, que la Bretagne. Il y a treize siècles, qu'aucune infidélité n'a souillé la langue qui a servi d'organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique. "
Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j'étais conduit en station avec mes soeurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire ; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles : l'harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l'hiver, à l'heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies dans leurs Heures ; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en choeur le Tantum ergo ; que dans l'intervalle de ces chants, les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j'éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m'avait appris ; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos voeux, je courbais mon front : il n'était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu'on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu'on l'a inclinée au pied des autels.