Othon l'Archer - Dumas Alexandre - E-Book

Othon l'Archer E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

1340. Le comte Ludwig, landgrave de Godesberg, vit les tourments du doute et de la jalousie. Le poison du soupçon l'a envahi : son jeune fils Othon est-il bien de son sang, ou le fruit d'amours adultérines entre sa femme Emma et le fidèle Albert, son compagnon d'enfance ? Bien vite, sa décision est prise : il cloitre sa femme au couvent, et veut enfermer son fils dans un monastère. Othon préférera la mort, en se jetant dans les eaux du Rhin. Mais le destin n'en fait qu'à sa tete : miraculeusement épargné par le fleuve, nous suivrons donc les pérégrinations du jeune homme dans sa quête de vérité et de justice, armé de ses seuls courage et dévouement envers son aimée, la princesse Héléna.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Othon l'Archer

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Alexandre Dumas

OTHON L’ARCHER

Chronique des bords du Rhin

Le Siècle, onze feuilletons,

du 25 décembre 1838 au 24 janvier 1839

Table des matières

1 .................................................................................................4

2............................................................................................... 14

3...............................................................................................33

4...............................................................................................48

5 ...............................................................................................62

6............................................................................................... 72

7 ...............................................................................................86

8.............................................................................................100

9..............................................................................................114

10 ........................................................................................... 127

11.............................................................................................141

– 3 –

1

Vers la fin de l’année 1340, par une nuit froide, mais encore

belle de l’automne, un cavalier suivait le chemin étroit qui cô-

toie la rive gauche du Rhin. On aurait pu croire, attendu l’heure

avancée et le pas rapide qu’il avait fait prendre à son cheval, si

fatigué qu’il fût de la longue journée déjà faite, qu’il allait

s’arrêter au moins pendant quelques heures dans la petite ville

d’Oberwinter, dans laquelle il venait d’entrer ; mais, au con-

traire, il s’engagea du même pas, et en homme à qui elles sont

familières, au milieu de rues étroites et tortueuses qui pouvaient

abréger de quelques minutes son chemin, et reparut bientôt de

l’autre côté de la ville, sortant par la porte opposée à celle par

laquelle il était entré. Comme, au moment où l’on baissait la

herse derrière lui, la lune, voilée jusque-là, venait justement

d’entrer dans un espace pur et brillant comme un lac paisible au

milieu de cette mer de nuages qui roulait au ciel ses flots fantas-

tiques, nous profiterons de ce rayon fugitif pour jeter un coup

d’œil rapide sur le nocturne voyageur.

C’était un homme de quarante-huit à cinquante ans, de

moyenne taille, mais aux formes athlétiques et carrées, et qui

semblait, tant ses mouvements étaient en harmonie avec ceux

de son cheval, avoir été taillé dans le même bloc de rocher.

Comme on était en pays ami et par conséquent éloigné de tout

danger, il avait accroché son casque à l’arçon de sa selle, et

n’avait, pour garantir sa tête de l’air humide de la nuit, qu’un

petit capuchon de mailles doublé de drap, qui, lorsque le casque

était en son lieu ordinaire, retombait en pointe entre les deux

épaules. Il est vrai qu’une longue et épaisse chevelure, qui

commençait à grisonner, rendait à son maître le même service

qu’aurait pu faire la coiffure la plus confortable, enfermant en

– 4 –

outre, comme dans son cadre naturel, sa figure à la fois grave et

paisible comme celle d’un lion. Quant à sa qualité, ce n’eût été

un secret que pour le peu de personnes qui, à cette époque,

ignoraient la langue héraldique, car, en jetant les yeux sur son

casque, on en voyait sortir, à travers une couronne de comte qui

en formait le cimier, un bras nu levant une épée nue, tandis que,

de l’autre côté de la selle, brillaient sur fond de gueules, au bou-

clier attaché en regard, les trois étoiles d’or posées deux et une

de la maison de Hombourg, l’une des plus vieilles et des plus

considérées de toute l’Allemagne. Maintenant, si l’on veut en

savoir davantage sur le personnage que nous venons de mettre

en scène, nous ajouterons que le comte Karl arrivait de Flandre,

où il était allé, sur l’ordre de l’empereur Louis V de Bavière, prê-

ter le secours de sa vaillante épée à Édouard III d’Angleterre,

nommé, dix-huit mois auparavant, vicaire général de l’Empire,

lequel, grâce aux trêves d’un an qu’il venait de signer avec Phi-

lippe de Valois, par l’intercession de madame Jeanne, sœur du

roi de France et mère du comte de Hainaut, lui avait rendu

momentanément sa liberté.

Parvenu à la hauteur du petit village de Melhem, le voya-

geur quitta la route qu’il avait suivie depuis Coblentz pour

prendre un sentier qui entrait directement dans les terres. Un

instant le cheval et le cavalier s’enfoncèrent dans un ravin, puis

bientôt reparurent de l’autre côté, suivant à travers la plaine un

chemin qu’ils semblaient bien connaître tous deux. En effet, au

bout de cinq minutes de marche, le cheval releva la tête et hen-

nit comme pour annoncer son arrivée, et, cette fois, sans que

son maître eût besoin de l’exciter ni de la parole ni de l’éperon,

il redoubla d’ardeur, si bien qu’au bout d’un instant ils laissè-

rent dans l’ombre à leur gauche le petit village de Godesberg,

perdu dans un massif d’arbres, et, quittant le chemin qui con-

duit de Rolandseck à Bone, en prenant une seconde fois à

gauche, ils s’avancèrent directement vers le château situé au

haut d’une colline, et qui porte le même nom que la ville, soit

qu’il l’ait reçu d’elle, soit qu’il le lui ait donné.

– 5 –

Il était dès lors évident que le château de Godesberg était le

but de la route du comte Karl, mais, ce qui était plus sûr encore,

c’est qu’il allait arriver au lieu de sa destination au milieu d’une

fête. À mesure qu’il gravissait le chemin en spirale qui partait du

bas de la montagne et aboutissait à la grande porte, il voyait

chaque façade à son tour jeter de la lumière par toutes ses fe-

nêtres ; puis, derrière les tentures chaudement éclairées, se

mouvoir des ombres nombreuses dessinant des groupes variés.

Il n’en continua pas moins sa route, quoiqu’il eût été facile de

juger, au léger froncement de ses sourcils, qu’il eût préféré tom-

ber au milieu de l’intimité de la famille que dans le tumulte d’un

bal, de sorte que, quelques minutes après, il franchissait la porte

du château.

La cour était pleine d’écuyers, de valets, de chevaux et de li-

tières, car, ainsi que nous l’avons dit, il y avait fête à Godesberg.

Aussi, à peine le comte Karl eut-il mis pied à terre, qu’une

troupe de valets et de serviteurs se présenta pour s’emparer de

son cheval et le conduire dans les écuries. Mais le chevalier ne

se séparait pas si facilement de son fidèle compagnon : aussi,

n’en voulut-il confier la garde à personne, et, le prenant lui-

même par la bride, le conduisit-il dans une écurie isolée, où l’on

mettait les propres chevaux du landgrave de Godesberg. Les

valets, quoique étonnés de cette hardiesse, le laissèrent faire,

car le chevalier avait agi avec une telle assurance, qu’il leur avait

inspiré cette conviction qu’il avait le droit de faire ainsi.

LorsqueHans,c’était le nom que le comte donnait à son

cheval, eut été attaché à l’une des places vacantes, que sa litière

eut été confortablement garnie de paille, son auge d’avoine et

son râtelier de foin, le chevalier songea alors à lui-même, et,

après avoir fait quelques caresses encore au noble animal, qui

interrompit son repas déjà commencé pour répondre par un

hennissement, il s’achemina vers le grand escalier, et, malgré

l’encombrement formé dans toutes les voies par les pages et les

– 6 –

écuyers, il parvint jusqu’aux appartements où se trouvait réunie

pour le moment toute la noblesse des environs.

Le comte Karl s’arrêta un instant à l’une des portes du sa-

lon principal pour jeter un coup d’œil sur l’ensemble le plus bril-

lant de la fête. Elle était animée et bruyante, toute bariolée de

jeunes gens vêtus de velours et de nobles dames aux robes bla-

sonnées, et, parmi ces jeunes gens et ces nobles dames, le plus

beau jeune homme était Othon, et la plus belle châtelaine ma-

dame Emma, l’un le fils, et l’autre la femme du landgrave Lud-

wig de Godesberg, seigneur du château et frère d’armes du bon

chevalier qui venait d’arriver.

Au reste, l’apparition de celui-ci avait fait son effet seul au

milieu de tous les invités, il apparaissait, comme Vilhelm à Lé-

nore, tout couvert encore de son armure de bataille dont l’acier

sombre contrastait étrangement avec les couleurs joyeuses et

vives du velours et de la soie. Aussi tous les yeux se tournèrent-

ils aussitôt de son côté, à l’exception cependant de ceux du

comte Ludwig, qui, debout à la porte opposée, paraissait plongé

dans une préoccupation si profonde, que ses regards ne changè-

rent pas un instant de direction. Karl reconnut son vieil ami, et,

sans s’inquiéter autrement de la chose qui le préoccupait, il fit le

tour par les appartements voisins, et, après une lutte acharnée

mais victorieuse avec la foule, il atteignit cette chambre reculée,

à l’une des portes de laquelle il aperçut, en entrant par l’autre, le

comte Ludwig n’ayant point changé d’attitude et toujours

sombre et debout.

Karl s’arrêta de nouveau un instant pour examiner cette

étrange tristesse, plus étrange encore chez l’hôte lui-même, qui

semblait avoir donné aux autres toute la joie et n’avoir gardé

que les soucis, puis, enfin, il s’avança, et, voyant qu’il était arrivé

jusqu’à son ami sans que le bruit de ses pas eût pu le tirer de sa

préoccupation, il lui posa la main sur l’épaule.

– 7 –

Le landgrave tressaillit et se retourna. Son esprit et sa pen-

sée étaient si profondément enfoncés dans un ordre d’idées dif-

férent de celle qui venait le distraire, qu’il regarda quelque

temps, et sans le reconnaître à visage découvert, celui que, dans

un autre temps, il eût nommé, visière baissée, au milieu de toute

la cour de l’empereur. Mais Karl prononça le nom de Ludwig et

tendit les bras ; le charme fut rompu, Ludwig se jeta sur la poi-

trine de son frère d’armes plutôt en homme qui y cherche un

refuge contre une grande douleur qu’en ami joyeux de revoir un

ami.

– 8 –

Cependant, ce retour inattendu parut produire sur l’hôte

soucieux de cette joyeuse fête une heureuse distraction. Il en-

traîna l’arrivant à l’autre extrémité de la chambre ; et là, le fai-

sant asseoir sur une large stalle de chêne surmontée d’un dais

de drap d’or, il prit place près de lui ; tout en cachant sa tête

dans l’ombre et lui prenant la main, il lui demanda le récit de ce

qui lui était arrivé pendant cette longue absence de trois ans qui

les avait séparés l’un et l’autre.

Karl lui raconta tout avec la prolixité guerrière d’un vieux

soldat ; comment les troupes anglaises, brabançonnes et impé-

riales, conduites par Édouard III lui-même, étaient venues

mettre le siège devant Cambrai, brûlant et ravageant tout ;

comment les deux armées s’étaient rencontrées à Buironfosse

sans combattre, parce qu’un message du roi de Sicile, qui était

très savant en astrologie, était venu annoncer, au moment d’en

venir aux mains, à Philippe de Valois, que toute bataille qu’il

livrerait aux Anglais, et dans laquelle commanderait Édouard

en personne, lui serait fatale (prédiction qui se réalisa plus tard

à Crécy), et comment, enfin, des trêves d’un an avaient été con-

clues entre les deux rois rivaux en la plaine d’Esplechin, et cela,

comme nous l’avons dit, à la requête et prière de madame

Jeanne de Valois, sœur du roi de France.

Le landgrave avait écouté ce récit avec un silence qui pou-

vait jusqu’à un certain point passer pour de l’attention, quoique

de temps en temps il se fût levé avec une inquiétude visible pour

aller jeter un coup d’œil dans la salle de bal ; mais, comme à

chaque fois il était revenu prendre sa place, le narrateur, mo-

mentanément interrompu, n’en avait pas moins continué son

récit, comprenant cette nécessité dans laquelle se trouve un

maître de maison de suivre des yeux l’ordonnance de la fête

qu’il donne, afin que rien ne manque de ce qui peut la rendre

agréable aux convives invités. Cependant, attendu qu’à la der-

nière interruption le landgrave, comme s’il eût oublié son ami,

ne revenait pas prendre place auprès de lui, celui-ci se leva ; il se

– 9 –

rapprocha de nouveau de la porte du bal par laquelle entrait

dans cette petite chambre retirée et sombre un flot de lumière,

et cette fois celui qu’il venait rejoindre l’entendit, car il leva le

bras sans détourner la tête. Le comte Karl prit la place indiquée

par ce geste, et le bras du landgrave retomba sur l’épaule de son

frère d’armes, qu’il serra convulsivement contre lui.

Il se passait évidemment une lutte terrible et secrète dans

le cœur de cet homme, et néanmoins Karl avait beau jeter les

yeux sur cette foule joyeuse qui tourbillonnait devant lui, il ne

voyait rien qui pût lui indiquer la cause d’une pareille émotion ;

cependant, elle était trop visible pour qu’un ami aussi dévoué

que l’était le comte ne s’en aperçût pas et n’en prît point quelque

inquiétude. Cependant, celui-ci resta muet, comprenant que le

premier devoir de l’amitié est la religion du secret pour les

choses qu’elle veut cacher ; mais aussi, dans les cœurs habitués

à se deviner, il existe un contact sympathique : de sorte que le

landgrave, comprenant ce silence intime, regarda son ami, pas-

sa la main sur son front, poussa un soupir, puis, après un der-

nier moment d’hésitation :

– Karl, lui dit-il d’une voix sourde et en lui montrant du

doigt son fils, ne trouves-tu pas qu’Othon ressemble étrange-

ment à ce jeune seigneur qui danse avec sa mère ?

Le comte Karl tressaillit à son tour. Ce peu de paroles était

pour lui ce qu’est pour le voyageur perdu dans le désert un

éclair illuminant la nuit ; à sa lueur orageuse, si rapide qu’elle

eût été, il avait vu le précipice, et cependant, quelque amitié

qu’il eût pour le landgrave, la ressemblance était si frappante de

l’adolescent à l’homme, que le comte ne put s’empêcher de lui

répondre, quoiqu’il devinât l’importance de sa réponse :

– C’est vrai, Ludwig, on dirait deux frères.

– 10 –

Cependant, à peine eût-il prononcé ces mots, que, sentant

un frisson courir par tout le corps de celui contre lequel il était

appuyé, il se hâta d’ajouter :

– Après tout, qu’est-ce que cela prouve ?

– Rien, répondit le landgrave d’une voix sourde ; seule-

ment j’étais bien aise d’avoir ton avis là-dessus. Maintenant,

viens me raconter la fin de ta campagne.

– 11 –

Et il le ramena sur cette même stalle où Karl avait com-

mencé son récit, récit qu’il acheva cette fois sans être interrom-

pu.

À peine cessait-il de parler, qu’un homme parut à la porte

par laquelle Karl était entré. À sa vue le landgrave se leva vive-

ment, et s’avança vers lui. Les deux hommes se parlèrent un

instant à voix basse sans que Karl pût rien entendre de ce qu’ils

disaient. Cependant il vit facilement à leurs gestes qu’il

s’agissait d’une communication de la plus haute importance, et

il en fut plus convaincu que jamais lorsqu’il vit revenir à lui le

landgrave avec un visage plus sombre qu’auparavant.

– Karl, lui dit-il, mais sans s’asseoir cette fois, tu dois,

après une route aussi longue que celle que tu as faite au-

jourd’hui, avoir plus besoin de repos que de bals et de fêtes. Je

vais te faire conduire à ton appartement ; bonne nuit ; nous

nous reverrons demain.

Karl vit que son ami désirait être seul ; il se leva sans ré-

pondre, lui serra silencieusement la main, l’interrogeant une

dernière fois du regard ; mais le landgrave ne lui répondit que

par un de ces sourires tristes qui indiquent au cœur que le mo-

ment n’est pas encore venu de lui confier le dépôt sacré qu’il

réclame. Karl lui indiqua par un dernier serrement de main qu’à

toute heure il le trouverait, et se retira dans l’appartement qui

lui était destiné, et jusqu’auquel, tout éloigné qu’il était, le bruit

de fête parvenait encore.

Le comte se coucha l’âme remplie d’idées tristes et l’oreille

pleine de sons joyeux : pendant quelque temps cet étrange con-

traste écarta le sommeil par sa lutte. Mais enfin la fatigue

l’emporta sur l’inquiétude, le corps vainquit l’âme. Peu à peu,

les pensées et les objets devinrent moins distincts, ses sens

s’engourdirent et ses yeux se fermèrent. Il y eut encore entre ce

moment de somnolence et le sommeil réel un intervalle pareil à

– 12 –

celui du crépuscule, qui sépare le jour de la nuit, intervalle bi-

zarre et indescriptible pendant lequel la réalité se confond avec

le rêve, de manière qu’il n’y a ni rêve ni réalité ; puis un repos

profond lui succéda. Il y avait si longtemps que le chevalier ne

dormait plus que sous une tente et dans son harnais de guerre,

qu’il céda avec volupté aux douceurs d’un bon lit, si bien que,

lorsqu’il se réveilla, il vit tout d’abord au jour que la matinée

devait être assez avancée. Mais aussitôt un spectacle inattendu,

et qui lui rappelait toute la scène de la veille, s’offrit à sa vue et

attira toute son attention. Le landgrave était assis dans un fau-

teuil, immobile et la tête inclinée sur sa poitrine, comme s’il at-

tendait le réveil de son ami, et cependant sa rêverie était si pro-

fonde, qu’il ne s’était pas aperçu de ce réveil. Le comte le regar-

da un instant en silence, puis, voyant que deux larmes roulaient

sur ses joues creuses et pâlies, il n’y put tenir plus longtemps, et

tendant les bras vers lui :

– Ludwig ! s’écria-t-il, au nom du ciel ! qu’y a-t-il donc ?

– Hélas ! hélas ! répondit le landgrave, il y a que je n’ai plus

ni femme ni fils !

Et, à ces mots, se levant avec efforts, il vint, en chancelant

comme un homme ivre, tomber dans les bras que le comte ou-

vrait pour le recevoir.

– 13 –

2

Pour l’intelligence des faits qui vont suivre, il faut que nos

lecteurs consentent à remonter avec nous dans le passé.

Il y avait seize ans que le landgrave était marié ; il avait

épousé la fille du comte de Ronsdorf, qui avait été tué en 1316,

pendant les guerres entre Louis de Bavière, pour lequel il avait

pris parti, et Frédéric le Beau d’Autriche, et dont les propriétés

étaient situées sur la rive droite du Rhin, au-delà et au pied de

cette chaîne de collines appelée les Sept-Monts.

La douairière de Ronsdorf, femme d’une haute vertu et

d’une réputation intacte, était alors restée veuve avec sa fille

unique âgée de cinq ans ; mais, comme elle était de race prin-

cière, elle avait soutenu pendant son veuvage la splendeur pri-

mitive de sa maison, de sorte que sa suite continua d’être une

des plus élégantes des châteaux environnants.

Quelque temps après la mort du comte, la maison de la

douairière de Ronsdorf s’augmenta d’un jeune page, fils, disait-

elle, d’une de ses amies morte sans fortune. C’était un bel en-

fant, plus âgé qu’Emma de trois ou quatre ans à peine ; et, dans

cette occasion, la comtesse ne démentit point sa réputation de

généreuse bonté.

Le petit orphelin fut reçu par elle comme un fils, élevé près

de sa fille, et partagea avec celle-ci les caresses de la douairière,

et cela d’une manière si égale, qu’il était difficile de distinguer

lequel des deux était l’enfant de ses entrailles ou l’enfant de son

adoption.

– 14 –

Ils grandirent ainsi l’un auprès de l’autre, et beaucoup di-

saient l’un pour l’autre, lorsqu’au grand étonnement de la no-

blesse des bords du Rhin, le jeune comte Ludwig de Godesberg,

âgé de dix-huit ans alors, fut fiancé à la petite Emma de Rons-

dorf, qui n’en avait encore que dix : seulement il fut convenu

entre le vieux margrave et la douairière que les fiancés atten-

draient cinq ans encore avant d’être époux.

Pendant ce temps, Emma et Albert grandissaient ; l’un de-

venait un beau chevalier et l’autre une gracieuse jeune fille : la

comtesse de Ronsdorf avait, au reste, surveillé avec un soin ex-

trême les progrès de leur amitié, et reconnu avec plaisir que, si

vive que fût leur affection, elle n’avait aucun des caractères de

l’amour.

Cependant Emma avait treize ans et Albert dix-huit ; leur

cœur, comme une rose en bouton, allait s’ouvrir au premier

souffle de l’adolescence : c’était ce moment que redoutait pour

eux la comtesse. Malheureusement, en ce moment même, elle

tomba malade ; quelque temps on espéra que la force de la jeu-

nesse (la comtesse douairière avait à peine trente-quatre ans)

triompherait de l’opiniâtreté de la maladie. On se trompait, elle

était mortellement atteinte. Elle le sentit elle-même, fit venir

son médecin et l’interrogea avec tant d’insistance et de fermeté,

qu’il ne put se refuser à lui dire que la science des hommes était

insuffisante, et qu’il n’y avait plus pour elle de secours à at-

tendre que du ciel.

La comtesse reçut cette nouvelle en chrétienne, fit venir

Albert et Emma, leur ordonna de s’agenouiller devant son lit, et,

la voix basse, et sans autre témoin que Dieu, elle leur révéla un

secret que personne n’entendit. Seulement on remarqua avec

étonnement qu’à l’heure de l’agonie, au lieu que ce fût la mou-