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Il y a cinquante ans, en Europe, la guerre n’était en aucun cas une issue envisageable à un conflit, quel qu’il soit. Face à des rapports de forces qui pouvaient être violents, elle restait froide. Deux générations ont ainsi vécu avec ce scénario de l’impossible qui repoussait la guerre hors de l’Europe. Tout a changé aujourd’hui où la guerre est de retour et les médias en constante alerte. Une sorte de banalisation de la violence s’est installée conjointement. La guerre apparaît alors comme une issue possible voire acceptable à un conflit européen quand la diplomatie a échoué dans l’atteinte de ses objectifs. On est très loin de ce cri des années 1920-30 : « Plus jamais la guerre ! ». Quatre facteurs ont favorisé ce retournement : la banalisation de la violence, la fragilisation voire le déclin des démocraties, le déficit de gouvernance mondiale et l’impuissance politique de l’Europe.
Et pourtant, le « vieux continent » a surmonté les dernières tragédies en créant l’Union européenne. Son modèle qui fait de la diversité une valeur primordiale est à l’opposé de celui des régimes autoritaires.
Ces mêmes Européens qui ont réussi à construire un espace d’amitié sur des champs de haine ont ainsi le devoir de préserver leur modèle et, pour la Paix, de refuser de « sortir de l’Histoire » en revenant au Droit qui, dans les démocraties, définit l’inacceptable.
La Fondation Prospective et Innovation a proposé en 2024 de multiples rapports, organisé des forums, séminaires, conférences…sur ces différents sujets. Cette édition annuelle du SHERIF en propose la synthèse.
Les analyses des experts de la Fondation sont ici rassemblées pour favoriser une meilleure compréhension des grands enjeux qui façonnent notre avenir, pour hiérarchiser les préoccupations et participer à la construction d’une pensée pour l’action en faveur du respect du droit et de la paix.
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SYNTHÈSE HISTORIQUE ET ÉCONOMIQUEDES RELATIONS INTERNATIONALES DU FUTUR
SYNTHÈSE HISTORIQUE ET ÉCONOMIQUEDES RELATIONS INTERNATIONALES DU FUTUR
SHERIF
LES LENDEMAINS QUI DÉRANGENT
FONDATION PROSPECTIVE ET INNOVATIONALMANACH 2024
GINKGOéditeur
Couverture : DR
Maquette : David Dumand
© Fondation Prospective et Innovation, mai 2024
© Ginkgo Éditeur pour la présente édition
ISBN : 978 2 84679 563 0
Ginkgo Éditeur
33, boulevard Arago
75013 Paris
www.ginkgo-editeur.fr
Shérif, nom amical donné au Fondateur de la Fondation
Prospective et Innovation, René MONORY, par ses amis
et ses collaborateurs. Cette appellation a été choisie
pour servir de titre à l’almanach de la Fondation,
en affectueux hommage à son fondateur.
par Jean-Pierre RAFFARIN,
Ancien Premier ministre,
Président de la Fondation Prospective et Innovation,
Président de Leaders pour la Paix
Il y a cinquante ans, en Europe, la guerre était l’issue impossible de tous conflits. La honte des horreurs du dernier conflit mondial restait vive dans tous les cœurs. Les rapports de forces pouvaient être brutaux, la guerre restait froide. Deux générations ont vécu avec ce scénario de l’impossible.
Aujourd’hui la guerre est déjà présente sur tous les continents et un grand-père n’est plus certain que ses petits-enfants ne connaîtront pas un nouveau conflit mondial. Le mot guerre est quotidiennement présent dans les médias. Une sorte de banalisation de la guerre s’installe. La guerre devient une issue possible, voire acceptable.
On est maintenant très loin de ce cri des années 50 : « plus jamais la guerre » !
Comment en est-on arrivé là ? Comment la Paix peut-elle faire la guerre à la guerre ? Quatre données nouvelles ont favorisé le retour de la guerre dans nos vies : la banalisation de la violence, la fragilisation des démocraties, le déficit de gouvernance mondiale et la démotivation européenne.
Le retour de la guerre
Dans nos sociétés, la violence est de plus en plus acceptée pour résoudre un conflit. La médiation, la négociation ou le compromis ne sont plus des voies nobles pour résoudre un contentieux. La confrontation brutale est de retour dans la vie conjugale, les manifestations pacifiques sont extrêmement rares, le sport est aussi gangrené par la violence. Le nombre de voitures brûlées au petit matin est devenu une statistique. La violence est redevenue une issue acceptable au désaccord.
Sur le plan international, il est à craindre que les régimes politiques qui font de l’état de droit la véritable arme contre la violence voient leur influence faiblir. Les commentaires sont nombreux sur le déclin des démocraties. La fragilité des régimes les moins belliqueux est un facteur géopolitique majeur pour l’extension des conflits, sur la planète.
- Pour maîtriser les conflits mais surtout pour les prévenir notre système de gouvernance mondiale est de plus en plus impuissant. Malgré les efforts du Secrétaire général de l’ONU, il y a toujours un veto au Conseil de Sécurité pour bloquer les processus de paix. Le consensus international est devenu ténu. Il faut l’élargir pour espérer une action commune et efficace pour la paix. La planétisation des consciences est une ouverture positive.
- Un continent doit se sentir investi d’une mission particulière pour redonner des chances à la Paix. En effet l’Europe a surmonté la tragédie en créant l’Union. Le modèle européen est à l’opposé des régimes autoritaires parce qu’il fait de la diversité une valeur. Parce que les européens ont réussi à construire un espace d’amitié sur des champs de haine ils ont le devoir de rester un modèle et donc pour la Paix ils doivent refuser de « sortir de l’Histoire ».
Les chemins de la paix
La Fondation Prospective et Innovation a organisé de multiples rapports, forums, séminaires, conférences… sur ces différents sujets et nous présentons ces réflexions en synthèse dans notre Almanach annuel, le Shérif. De nos débats je retiens en synthèse quatre Chemins de Paix pour stopper le « retour en vogue » de l’idée mais aussi la pratique de la guerre.
La violence et la guerre sont sœurs jumelles.
Il est extrêmement dangereux de laisser la violence se banaliser au sein de nos sociétés. Cela commence sans doute par lutter contre la violence verbale qui envahit le débat politique à la fois grâce à l’anonymat des réseaux sociaux mais aussi à cause de l’irresponsabilité de nombreux acteurs publics notamment certains parlementaires. Comment des enfants peuvent-ils apprendre à respecter leurs adversaires en observant les débats à l’Assemblée nationale française ? La meilleure pédagogie malgré tout reste l’exemple.
Dans un pays facilement contestataire, il est nécessaire de tracer clairement les limites entre la force et la violence. Sans revenir aux importants travaux de Georges Sorel au début du XXe siècle avec ses « réflexions sur la violence » (1908) il est nécessaire dans nos temps modernes de revenir au Droit qui dans les Démocraties définit l’inacceptable. Cela est nécessaire dans le débat national où le Droit a parfois du mal à se faire respecter et du mal aussi à faire respecter certains droits. Les Républicains devraient davantage exprimer leur respect du Droit et commenter moins généreusement les décisions de justice. De même les officiers de justice devraient tout faire pour que le droit soit respectable pour être respecté. C’est aussi important dans l’espace international où l’on rappelle beaucoup aujourd’hui que chacun a le droit à la légitime défense à condition bien sûr de respecter le droit international.
La violence semble se propager dans tous les espaces de nos sociétés. Probablement que de nombreuses pratiques violentes depuis longtemps étaient souterraines mais leur visibilité d’aujourd’hui crée à la fois des phénomènes d’émotions mais aussi des risques de banalisation.
par Jean-François COPÉ,
Ancien ministre,
Maire LR de Meaux
President délégué de la FPI
En 2024, la moitié de la population mondiale en âge de voter se rendra aux urnes : du jamais vu. Cet événement, bien qu’historique, s’avère trompeur. En effet, malgré cette participation record, il est paradoxal de constater que les modèles démocratiques semblent s’effriter, voire s’effondrer les uns après les autres. Le nombre de pays démocratique est en diminution, et la qualité même de l’expression démocratique est en recul. En 2000, selon l’ONG Freedom House, 54 % de la population mondiale participait à des élections régulières relativement libres ; en 2019, ce chiffre a chuté à seulement 32 %. Plus inquiétant encore, 2023 marque la 18e année consécutive de régression de la liberté mondiale selon l’organisation.
Cette détérioration ne concerne pas uniquement les régimes naissants ou fragiles. Au contraire, le populisme s’infiltre même dans les démocraties solides où abstention et partis extrémistes progressent à chaque élection. Les oppositions radicales et violentes se multiplient. Saccage de l’Arc de Triomphe en 2018, et intrusion dans un ministère en 2019 lors de la crise des Gilets Jaunes. Aux États-Unis, c’est le temple de la démocratie, le Capitole, qui a été le théâtre d’un coup de force insurrectionnel le 6 janvier 2021 à la suite d’élections dont les résultats ne sont toujours pas reconnus par une partie des Américains.
La vision de Francis Fukuyama, proclamant en 1992 la Fin de l’histoire avec le triomphe inévitable des démocraties libérales et la promesse d’un monde prospère et pacifié après les tumultes du XXe siècle, semble aujourd’hui bien lointaine. Le contraste entre le paysage actuel et l’optimisme des années 1990 lié à la fin du modèle soviétique est saisissant. Ce renversement a en réalité des racines profondes. Il est à la fois le fruit d’une mémoire collective vacillante et d’un manque flagrant de lucidité de la part des démocraties occidentales.
En effet, depuis de nombreuses années, nos démocraties perdent la mémoire : la mémoire du temps long mais aussi celle des événements les plus récents. Au fil des générations, le caractère tragique de l’histoire - c’est à dire la guerre - est tombé dans l’oubli. Une tendance qui s’accentue au fur et à mesure que les témoignages du passé se raréfient. Si l’éclatement d’une guerre sur le continent européen a rappelé brutalement à notre souvenir que la paix n’était jamais acquise, cette amnésie collective ne se limite pas à notre souvenir des événements historiques. Elle affecte également notre compréhension de la politique. Comme la paix il y a encore quelques mois, la démocratie est perçue comme une évidence, presque un droit acquis ad vitam æternam pour un grand nombre d’électeurs. De leur côté, sans doute par mauvaise conscience, les dictatures se jouent de cette mémoire trouble. Elles n’hésitent pas à se couvrir des apparats démocratiques. Ainsi, en 2024 des élections se seront tenues en Russie, en Iran ou encore au Venezuela. Des scrutins joués d’avance qui ne servent qu’à légitimer une pseudo volonté populaire. Ils ont en revanche un effet plus pernicieux dans les sociétés véritablement démocratiques : ils brouillent la frontière de ce qui distingue une démocratie d’une dictature. Le terme de « démocrature » reflète cette réalité troublante, désignant des pays où, malgré une façade d’institutions démocratiques, le pouvoir est détenu par un individu ou un petit groupe, dans des conditions loin d’être démocratiques. Oubliés alors la séparation des pouvoirs, la liberté de la presse et d’expression en général, le respect des minorités et autres principes élaborés au fil de longues luttes et de conflits. Les voilà réduits au rang de simples détails grâce à un simulacre d’élection…
À l’inverse, on assiste aussi à un glissement sémantique pernicieux à l’intérieur même de nos sociétés démocratiques. La crise du Covid a été l’occasio pour les démagogues de tous bords de qualifier les démocraties occidentales de « dictatures sanitaires » tout en vantant la gestion de la crise par les régimes autoritaires. Car si notre mémoire collective à long terme est bel et bien défaillante, c’est aussi notre mémoire des événements les plus récents qui décline. La question de la gestion de la crise sanitaire en est un exemple frappant. En effet, alors que 41 % des Français se disaient fin 2023 en accord avec l’idée qu’en démocratie, « rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie et plus d’efficacité », beaucoup ont sans doute oublié que, deux ans plus tôt, les faits nous ont démontré le contraire : la gestion de la pandémie dans les démocraties a en réalité sauvé un grand nombre de vie. Le Brésil de Jair Bolsonaro a déploré près de 700 000 décès. En Chine, l’impact réel de l’épidémie sur la population reste inconnu mais l’économie subit encore les séquelles de la crise. Ce procès inique de l’inefficacité s’ajoute à ceux que l’on fait aux représentants démocrates. Pour 68 % des Français, les élus et leurs dirigeants politiques sont corrompus. Pire, les Français considèrent majoritairement qu’il y a plus de corruption en France que dans des pays comme la Russie, le Brésil, la Chine et le Qatar. Inutile de rappeler que les ONG qui luttent contre la corruption s’accordent à dire que parmi les 10 pays les plus gangrénés par la corruption en 2024 ne figure aucun État démocratique. En matière de responsabilité, ce sont là encore les institutions de nos modèles démocratiques qui offrent les garanties nécessaires : l’équilibre des pouvoirs, les rôles essentiels d’une justice et d’une presse indépendantes et enfin la confrontation aux votes des électeurs dans un scrutin sincère.
Malheureusement, l’absence de mémoire des électeurs n’est pas le seul obstacle auquel doivent faire face les démocraties. Le manque de lucidité de ses responsables politiques quant à la remise en question permanente du système est tout aussi préoccupant. En effet, alors que notre modèle démocratique n’a jamais été autant déstabilisé dans son principe même, il n’y a jamais eu aussi peu d’engagements pour le défendre. Au contraire, nous tombons dans les pièges tendus par les pourfendeurs de la démocratie. Les partis démocratiques s’obstinent depuis de trop longues années à chercher un compromis avec ceux qui aspirent, en réalité, à la disparition du système qu’ils défendent. Il s’agit là d’un combat profondément inégal, où les dirigeants des partis de gouvernement tentent de trouver un terrain d’entente avec des individus dont l’existence même repose sur l’extrémisme et la radicalité, une démarche vouée à l’échec.
Pire, les remèdes que nous avons apportés jusque-là à la crise démocratique ont été contreproductifs. À l’heure où la transparence poussée à l’extrême détourne bon nombre de jeunes talents de la sphère politique, le credo du renouvellement de la classe politique et de la revitalisation de la démocratie est à la mode depuis plusieurs années. Sans surprise cette promesse n’atteint pas les effets escomptés. En France, en pensant recréer du lien entre les élus et les électeurs nous avons affaibli les premiers sans satisfaire les seconds. Sous prétexte d’un pouvoir plus partagé, on l’a en réalité dilué. La décision d’interdire le cumul des mandats n’est pas sans conséquence. D’une part, le Parlement est désormais en grande partie constitué d’« amateurs » pour reprendre les mots du président de la République. D’autre part, les élus locaux et les problématiques quotidiennes des Français ont été éloignés de Paris. De la même manière, la multiplication sous les quinquennats d’Emmanuel Macron de coquilles vides institutionnelles comme le Conseil National de la Refondation, la convention citoyenne ou encore le grand débat national ont eu pour unique effet de frustrer les citoyens en attente de ce renouveau démocratique.
Cette tendance à courir après l’approbation des populistes de tous bords est vouée à l’échec. Pire encore, elle alimente au contraire une contestation majeure, structurelle et vraisemblablement durable de la raison d’être même de la démocratie : l’absence d’efficacité. Un changement de paradigme dans notre façon d’appréhender la politique est nécessaire pour retrouver nos esprits. Des priorités claires et concises doivent prendre le pas sur les listes à la Prévert de promesses et des annonces-chocs. La réaction doit laisser place à l’action, une action qui s’inscrit dans la cohérence et dans la durée. Les initiatives symboliques, qui n’ont pas d’autre effet que de permettre à leur initiateur de faire un passage au journal de 20 heures, doivent céder la place à des réformes structurelles et profondes. Plus que sur la mise en œuvre des réformes, il importe de recentrer les débats sur leur évaluation trop souvent délaissée. Conséquence : une inflation législative, des lourdeurs administratives et une perte d’efficacité non négligeable. Enfin, la qualité d’une démocratie étant intiment liée à celles de ses élus, il est nécessaire de rendre le métier d’élu plus attractif. Revenir sur l’interdiction du cumul des mandats ou encore encourager les passerelles entre privé et public sont deux propositions intéressantes mais qui doivent être complétées par des mesures pour protéger le statut de l’élu. À l’heure où ces derniers sont de plus en plus menacés et victimes d’actes de violence, les sanctions contre leurs agresseurs doivent être exemplaires. Cette protection passe également par une clarification des responsabilités de l’élu à une époque où la judiciarisation constante des décisions politiques entraine une certaine tiédeur voire une paralysie de l’action publique.
Autant de solutions à mettre en œuvre d’urgence pour retrouver une mémoire devenue trop sélective et une lucidité qui nous échappe. On dit que, dans la Rome Antique, lorsqu’un général traversait sous les honneurs et les acclamations les rues de la ville pour célébrer une campagne victorieuse, un esclave était chargé de lui rappeler sa condition de mortel en lui répétant inlassablement « Memento Mori ». « Souviens-toi que tu es mortel » : de la mémoire et de la lucidité, peut-être la seule leçon que les Césars et autres dictateurs peuvent donner à nos démocraties.
par Philippe COSTE,
Qu’est-ce donc que la démocratie ?
Comme on le sait, c’est de l’Athènes antique que nous vient la démocratie, à la fois le concept et sa réalisation, mais aussi ses grandes caractéristiques : la manière progressive dont elle a mûri avant d’éclore, la variété des institutions qui contribuaient à l’asseoir, son caractère néanmoins inachevé et, au bout du compte, sa fragilité puisqu’elle n’a guère duré que moins d’un siècle. Dès 430 avant notre ère, en effet, la mort de Périclès, la guerre du Péloponèse, la montée des démagogues, avaient eu raison d’une expérience fulgurante, mais éphémère qui s’est terminée bien avant qu’Athènes ne soit absorbé par la Macédoine puis par l’Empire romain. Il a ensuite fallu attendre plus de deux millénaires pour que l’idée de démocratie se fraye à nouveau un chemin parmi les philosophes du XVIIIe siècle comme la forme de gouvernement qui correspondait idéalement à la conception que les temps nouveaux se faisaient de l’Homme, de sa dignité et de ses droits naturels.
Aujourd’hui, après 240 ans de recul et de pratique concrète de la démocratie, que peut-on en dire ? D’abord, qu’elle ne se confond pas avec le bon gouvernement. De bons gouvernements ont existé en dehors de toute démocratie. Inversement – Mussolini et Hitler sont là pour nous le rappeler – il est arrivé que des pays s’abandonnent démocratiquement à des gouvernants tyranniques ou déments. En fait, la démocratie est au bon gouvernement ce que le moyen est à l’objectif, le moins mauvais moyen, pourrait-on dire, de parvenir au moins mauvais gouvernement possible. Ensuite, loin d’être une valeur universelle, la démocratie est étroitement liée à l’héritage culturel occidental, comme en témoigne son origine athénienne. Car elle est inséparable de la société où elle se développe. Elle en reflète les caractéristiques propres, politiques, économiques, sociales et culturelles. Elle est donc inévitablement diverse, accentuant plus ou moins tel ou tel de ses traits en fonction des spécificités du milieu où elle plonge ses racines. La laïcité, le rôle des lobbies, celui du consensus, la valeur d’un contrat de coalition, tout cela est perçu différemment en Allemagne, aux États-Unis ou en France.
Pour fonctionner idéalement, un système démocratique doit s’appuyer sur un assemblage de plusieurs pièces. La première d’entre elles est évidemment l’élection, mais c’est loin de suffire. Le libre choix des gouvernants, désignés par le plus large nombre de gouvernés possible, parmi plusieurs candidats, suppose la liberté de créer des partis politiques. À quoi s’ajoute la responsabilité des gouvernants devant leurs électeurs, lesquels doivent pou- voir leur demander des comptes. Et pour que ces comptes soient aussi clairs et transparents que possible, il convient que l’information critique puisse être ouverte et diffusée aussi largement que possible, donc que la liberté de la presse soit assurée. Il faut également veiller à ce qu’entre les citoyens d’une communauté nationale, les inégalités, notamment de revenu et d’éducation, n’aboutissent pas à fausser l’expression de leurs volontés. D’où l’idée que l’exercice des « libertés formelles » suppose la jouissance des « libertés réelles ». Il est aussi très important que la majorité des votants ne puisse léser la minorité, donc que les droits de celle-ci soient reconnus dans le cadre d’un État de droit consacrant les libertés publiques. Et pour compléter le tableau, il est essentiel que le respect de l’ensemble de ces droits soit mis en œuvre par une fonction publique aussi peu partisane que possible et sanctionné par une justice indépendante. Tous ces éléments sont liés entre eux et solidaires les uns des autres. Aussi bien, dans les systèmes démocratiques les plus aboutis, tous sont peu ou prou assurés. En vérité, ces différents composants du système démocratique sont comme les facettes d’une valeur fondamentale qui les tient ensemble et qui correspond à ce que Montesquieu appelait la « vertu » et dont il faisait le principe même du régime démocratique. Il ne s’agit certes pas de la vertu des moralisateurs mais de celle des tolérants, de ceux qui respectent la dignité de chacun et lui fait confiance dans la recherche de l’intérêt général et du bien commun.
La réalité n’a évidemment pas la perfection de l’idéal. Tous les pays dits démocratiques ne cochent pas nécessairement toutes les cases ou peuvent ne les cocher qu’imparfaitement. Les traditions, l’histoire, les moyens matériels propres à chacun et les valeurs que les sociétés mettent en avant plus particulièrement, aboutissent à placer l’accent tantôt sur tel aspect, tantôt sur tel autre. Et puis, les régimes plus ou moins démocratiques doivent cohabiter avec des régimes plus ou moins autoritaires. Il résulte de tout cela une très grande variété de situations et de systèmes de gouvernement dans le monde. L’Institut V-Dem, observatoire indépendant rattaché à l’université de Gothenburg en Suède, qui fait autorité en la matière, classe les différents systèmes politiques de la planète en quatre catégories : d’une part les « autocraties fermées », qui caractérisent un groupe de pays représentant environ 25 % du PIB mondial, et les « autocraties électorales », auxquelles se rattache un groupe qui pèse environ 20 % du PIB mondial ; et d’autre part les démocraties divisées en deux groupes, les « démocraties électorales », qui comptent ensemble pour 15 % du PIB mondial et enfin les « démocraties libérales », pour 40 %.
Quelle crise de la démocratie ?
Si l’on balaye d’un large regard l’état de la démocratie dans le monde depuis 1945, ce qui frappe avant tout, ce sont les progrès de la démocratie. Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale ont été suivis par une première vague démocratique, mais, en réalité, de portée ambigüe dès lors que bon nombre de nouveaux régimes autoproclamés démocratiques, en Europe centrale et orientale ainsi qu’en Chine notamment, n’étaient en fait que des autocraties mal déguisées. C’est au mitan des années 70 du dernier siècle qu’une lame de fond a pris naissance en Europe méridionale, puis en Amérique latine et en Asie de l’Est. Elle a culminé à l’orée des années 90 avec le basculement de l’empire soviétique pour atteindre ensuite l’Afrique et d’autres pays d’Asie. Aujourd’hui, le monde est incomparablement plus libre qu’il ne l’était au lendemain de la dernière guerre : à l’époque, 1,7 milliard des 2,5 milliards d’habitants de la planète vivait dans des « autocraties fermées » ; aujourd’hui, ce n’est plus le cas que pour 2 milliards sur 8. Qu’il y ait à peu près autant de démocraties – libérales ou électorales – qu’il y a d’autocraties – absolues ou partielles – aurait paru irréaliste jusque dans les années 1980, lorsque les premières étaient en très nette infériorité numérique. Cette année 2024, la moitié des citoyens du monde ont été ou seront invités à se rendre aux urnes pour élire leurs dirigeants : du Bengladesh aux États-Unis et de Taïwan à l’Union européenne en passant par l’Inde, le Mexique ou l’Indonésie. Ce devrait être le signe que la démocratie est en train de triompher. Et pourtant, ça ne l’est pas car, l’esprit du temps a changé et ce n’est plus un esprit démocratique.
En vérité, après un plateau de cinq ans, atteint entre 2012 et 2016, la dernière décennie a vu se détériorer les trois éléments clés que sont le nombre de démocraties dans le monde, la part de l’humanité qui vit sous un régime démocratique et la qualité de la démocratie en leur sein. C’est ce que montre l’indice, « Varieties of Democracy », construit par l’institut V-Dem. Même s’il s’agit d’un petit recul après une grande embardée, il importe d’en analyser la réalité, car la régression est continue depuis 2017. C’est même le plus long déclin depuis que V-Dem a commencé ses observations, en 1975. Il faut donc, si l’on veut essayer d’enrayer le mouvement, bien cerner quelles en sont les raisons.
Étymologiquement, la démocratie est le régime où le pouvoir (kratos) réside dans le peuple (démos) et la crise où est entrée la démocratie porte sur ces deux termes.
Le peuple, d’abord, est entré en crise en ce sens qu’il a perdu, au fil du temps, sa cohésion. La dérive remonte très loin puisqu’un premier signe avant-coureur, très indirect, mais de grandes et longues conséquences, est apparu au sein de ces sociétés occidentales dès la fin des années 1960 avec ce que l’on a appelé l’avènement de la société de consommation. Succédant aux générations qui avaient connu les guerres, les sacrifices et les privations, les nouvelles classes d’âge entendaient profiter pleinement des dividendes de la haute croissance des années fastes. Aux États-Unis, ce fut la révolte contre la guerre du Vietnam, en France, l’explosion libertaire de mai 68. Surtout, le mouvement a eu des suites. À partir de là, on a davantage valorisé, et de plus en plus à mesure que le temps passait, le consumérisme, l’hédonisme, l’individualisme, le repli sur soi, la revendication identitaire, le communautarisme, tout cela au détriment du sens de l’intérêt général, de la conscience du devoir, de l’attachement au service public, et même de la recherche du bien commun. Le triomphe planétaire des idées néo-libérales à partir des années 1980 n’a fait qu’accentuer encore cette tendance.
Les jeunes de 68 sont les anciens d’aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est l’ensemble des sociétés avancées, toutes tranches d’âge confondues, qui communie dans cette mentalité inconsciente où quatre-vingt ans de paix ont fait perdre le sens du tragique, le sens des réalités internationales, et ont fait disparaître le besoin de faire bloc au sein de chaque nation pour défendre les valeurs qu’elle professe et faire face aux pressions extérieures qui la menacent.
En fait, le problème qui se pose à nos sociétés n’est pas le système démocratique en place (en France, la 6e République ne changerait rien), mais le sens collectif des citoyens qui composent la société. Le « contrat social » de chaque pays a profondément changé, car les conditions ne sont plus les mêmes et les nations sont malades à la fois de la fragmentation sociétale et de la dispersion des allégeances. De nombreux jeunes disent être plus solidaires de personnes qu’ils n’ont jamais rencontrées, qui peuvent, habiter de l’autre côté de la terre, que de leurs voisins ou même de leurs propres familles.
La perte de cohésion de nos sociétés découle aussi, de façon plus prosaïque, de l’ampleur des migrations de populations qui ont marqué l’Europe et l’Amérique du Nord ces dernières décennies. Dans le même temps, la mondialisation a affecté la distribution des revenus en favorisant souvent ceux qui l’étaient déjà et en laissant de côté les classes moyennes. Cette dispersion a aussi contribué à dégrader la cohésion de nos sociétés et, finalement, la santé de nos démocraties.
À côté du peuple en crise, le pouvoir lui aussi est en crise. Il paraît de moins en moins capable de résoudre les problèmes c’est-à-dire de remplir les objectifs qu’il s’était assignés ou le programme sur lequel il a été élu. Cette incapacité à « délivrer » provoque la déception des citoyens qui ont fini par douter de la compétence des gouvernants et des élites. Comme le développement de l’Internet et des réseaux sociaux a conduit à donner la parole à tout un chacun, le quidam a autant ou plus d’audience que le savant. De la sorte, les citoyens ordinaires ont commencé à perdre confiance dans les élites, à se lasser des promesses non tenues et à développer le rejet du « système », de plus en plus perçu comme inopérant, voire corrompu, en tout cas incapable en effet d’apporter des réponses à des exigences accrues et de satisfaire des revendications de toute façon contradictoires. Aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, le taux d’approbation des dirigeants politiques ne dépasse pas 37 % aux États-Unis, il tourne autour de 30 % en France, en Allemagne et au Royaume-Uni et autour de 20 % au Japon.
Autre facteur de déclin de la démocratie, la manière dont les responsables des vieux pays qui se donnaient en exemples ont galvaudé leur propre régime politique aux yeux du monde. On pense bien sûr au calamiteux spectacle d’un Président des États-Unis organisant lui-même l’assaut contre l’un des grands temples de la démocratie qu’est le Capitole. Mais on pourrait aussi citer le Brexit dans lequel beaucoup à travers le monde on vu un grand peuple au légendaire pragmatisme s’en prendre à la construction européenne, le modèle le plus accompli de réalisation démocratique et pacifique collective de la planète. Et que dire de l’intervention américaine en Irak ? Elle ambitionnait d’imposer la démocratie à ce pays et – espérait-on – à d’autres États voisins que toucherait la grâce de l’exemple. En fait, elle a répandu la guerre et une instabilité durable dans toute la région du Croissant Fertile. On peut lui rapprocher le cas de la Libye. L’intervention franco-britannique a été présentée comme destinée à accomplir un devoir d’ingérance : protéger les droits de l’homme dans un pays où ils étaient immédiatement menacés. Elle s’est soldée par un pur et simple changement de régime et a ouvert une boîte de Pandore dans tout le Sahel. De diverses façons, tous ces comportements ont jeté un trouble profond sur la démocratie, son image radieuse et sa réalité triviale, pour dire le moins. De là, l’exaspération croissante des pays qui se font faire la leçon et l’accusation d’hypocrisie qui revient couramment dans la bouche de leurs dirigeants.
C’est ainsi que les vieilles démocraties ont préparé le terrain au clan des autocraties, de la Russie et de la Chine en particulier, et leur ont facilité la tâche dans leur entreprise de sape méthodique du système démocratique. À l’intérieur, les deux pays ont réduit au silence toute opposition. Par la « Décision n°9 », Xi Jinping a même interdit aux cadres du PCC de débattre de sujets tels que les droits de l’homme, la liberté de la presse ou l’indépendance de la justice. La démocratie est présentée comme un produit propre à la culture occidentale et que prétendre la greffer sur d’autres cultures, notamment celles marquées par le confucianisme, serait une marque de vanité ethnocentriste. Au reste, ce serait un régime versatile, inconstant, donc inefficace, incapable de mettre en œuvre de grandes stratégies sur plusieurs décennies et au surplus, une source d’incessants désordres internationaux.
La ligne étant ainsi fixée, les mesures actives peuvent se déployer. La Chine propose aux régimes autoritaires du Tiers-Monde de les faire bénéficier de son remarquable savoir-faire en matière de reconnaissance faciale. Grâce à son influence accrue au sein du système des Nations Unies, elle parvient à réunir des majorités qui soutiennent son action dans le domaine des droits de l’Homme. Quant à la Russie, elle s’est fait une spécialité d’intervenir dans les processus électoraux des démocraties de façon à en influencer les résultats. On l’a vu lors du référendum britannique sur le Brexit et lors des élections présidentielles américaines de 2016. Il faut s’attendre de sa part à un regain d’activisme en cette année 2024, si riche de consultations électorales dont en particulier les élections européennes. Ce scrutin représente, pour le Kremlin, des enjeux de première importance et les 27 États membres de l’Union sont, à des degrés divers, tous vulnérables. Il se trouve aussi qu’avec l’intelligence artificielle générative, la Russie dispose maintenant d’un nouveau joujou qui peut faire merveille en matière de désinformation.
Que faire ?
Il faut tout d’abord relativiser. Dans leurs vieux bastions menacés, les institutions démocratiques restent solides. Aux États-Unis, même l’assaut – ô combien choquant – de la horde des trumpistes contre le Capitole, le 6 janvier 2021, n’a pas eu raison du bon fonctionnement de la démocratie américaine, en l’espèce du bon déroulement de la procédure de certification de la victoire électorale de Joe Biden. De même en ce qui concerne la participation au vote. Si la montée de l’abstention en France, notamment chez les jeunes, est gravement préoccupante, ailleurs, la participation se maintient à des niveaux convenables et parfois même remarquables. En Allemagne, en Scandinavie, dans les pays d’Europe centrale, elle a tendance à se stabiliser. Mais aux États-Unis, aux élections présidentielles de 2020, elle a battu son record historique, tout comme en Pologne en 2023. On peut même se demander s’il n’est pas dans la nature des démocraties d’aller de crise en crise. Car, à la différence des régimes autoritaires qui n’ont besoin que de se consolider sans se préoccuper de la société qu’ils dominent, les régimes démocratiques ont l’obligation, en permanence, de s’adapter aux évolutions de celle-ci.
Ces remarques étant faites, il reste que le malaise démocratique est bien réel et qu’il serait trop dangereux de le laisser se développer. Sans doute est-il irréaliste de prétendre revenir en arrière sur les évolutions profondes de nos sociétés. Leur « archipélisation », c’est-à-dire la montée de leur hétérogénéité liée à celle du communautarisme, par exemple, est un fait qui s’impose à nous. Du moins, quelques pistes pratiques méritent d’être explorées si l’on veut redonner de la vigueur à la démocratie.
Une première action qui devrait être engagée est celle de la concertation entre les démocraties. Les autocraties et les régimes illibéraux s’influencent mutuellement. Les démocraties devraient en faire autant. Les États-Unis ont déjà, à deux reprises, convoqué de grandes réunions internationales des pays démocratiques, mais, dans leur esprit, il s’agissait surtout d’organiser une démonstration de force vis-à-vis des régimes autoritaires. Ici, l’objectif serait différent. Il s’agirait de confronter les analyses du malaise démocratique auxquelles chacun est arrivé, de se concerter sur les remèdes à y apporter et d’étudier quelles bonnes pratiques des uns pourraient bénéficier aux autres. Ces réunions pourraient être bilatérales ou multilatérales, l’intérêt d’un format restreint étant qu’il permet que s’établisse un dialogue plus intime et plus précis qui favorise l’échange d’idées et le décryptage de la complexité.