Tièn - Roger Fressen - E-Book

Tièn E-Book

Roger Fressen

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Beschreibung

Angus et Aria, un couple aux mœurs modernes, voient leur quotidien bouleversé par les actes d’un tueur en série agissant par convictions écologiques. Ils doivent composer avec des émotions intenses et leur conception du bien et du mal qui s’ébranle, pour eux comme pour le reste de la planète. Face à ce tumulte, une question persiste : faut-il commettre des faits immoraux pour sauver le monde ? 

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Roger Fressen comprend sur le tard qu’il est important de soigner le langage pour soutenir des idées. Impliqué dans la défense de la nature, il se sert de sa plume pour donner naissance à "Tièn – Le boucher des stars". Par l’usage d’une écriture décomplexée et parfois brutale, il vise à conscientiser sur les dérives de la consommation et sur ses excès.

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Roger Fressen

Tièn

Le boucher des stars

Roman

© Lys Bleu Éditions – Roger Fressen

ISBN : 979-10-422-3948-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

— Coucou mon amour ! fit Aria de sa voix douce empreinte de tout l’amour qu’elle porte à son mari.

Angus se pencha et l’embrassa sur le pas de la porte. Il est plutôt grand, blond aux cheveux longs. Il a l’air sorti d’une autre époque, une époque où la violence pouvait être la solution à pas mal de problèmes.

Pourtant il est plutôt jovial, toujours envie de rigoler, il n’arrive jamais à rester sérieux très longtemps, peu importe avec qui. Enfin si, avec les personnes qu’il n’aime pas, il est sérieux sans se forcer.

Mais là, maintenant, sur le pas de la porte, Aria le voit bien. Il a sa tête de grizzly. Ho il l’embrasse avec sincérité, ils ont été séparés 13 heures et c’est déjà trop long pour eux. Mais elle le sait, ça ne va pas. Elle caresse son visage à deux mains et le regarde comme elle seule sait le faire.

— Hey, loulou, papa est là !

Loulou c’est Denis, leur fils de 6 ans. Ils l’ont appelé comme ça, car ils pensaient qu’il devrait être une sacrée canaille pour s’imposer dans la fratrie recomposée qui comptait déjà quatre garçons. Pour le côté canaille, c’était un dix sur dix. Un blondinet aux cheveux presque aussi longs que ceux de son père arriva en courant la bouche en cul de poule pointée droit sur la joue de papa, et SMACK, un gros bisou qu’Angus s’empressa de lui rendre. Et voilà le petit diable qui cavale dans l’autre sens pour retrouver la télé et une petite souris qui réclame un grand verre de lait.

Angus en le voyant cavaler ne put réprimer un petit sourire, mais rapidement il se réassombrit.

— Alors, comment ça s’est passé ?

Aria posait la question, mais elle avait déjà une bonne idée de la réponse juste en voyant la tête de son mari.

En plus ils étaient restés en contact par messagerie depuis son départ.

Elle savait donc quelles embûches il avait rencontrées.

La veille déjà, ils s’étaient livré à une joute d’opinions.

— Il faut absolument qu’on saisisse cette opportunité, ça ne se reproduira pas de sitôt.

— Demain, je ne vais pas t’accompagner tu le sais bien. Il y a école et il n’y a personne pour aller le chercher si je suis en retard.

— Oui je sais, j’ai fait le calcul des temps de route et même dans l’hypothèse conte de fées ou ça roulerait parfaitement bien, on serait déjà une heure trop tard à la sortie de l’école.

— Et puis c’est trop loin, tu n’as pas conçu la boîte pour d’aussi longs trajets.

— Avec les narcos, ça devrait aller si. Mais c’est tout juste, je le reconnais.

— Tu sais que je déteste que tu partes sans moi et là en plus je ne suis vraiment pas convaincue du tout par ton truc. En plus si ça merde je ne saurais pas venir t’aider.

— Ça, c’est parce que tu vois les problèmes et moi les solutions.

Leur couple s’équilibrait parfaitement comme ça. Lui optimiste, croyait en sa chance et avait tendance à foncer. Aria, quant à elle, était plutôt sur la réserve et trouvait la plupart du temps les « petits » problèmes potentiels que son mari avait déjà captés, mais passés sous le silence de la détermination. Et pour elle, la chance est une sale bête sur laquelle il ne faut pas compter de trop.

Là il s’était obstiné. Aria avait battu en retraite et s’était fait une raison. Elle lui avait dit au revoir tôt au matin, un peu bougonne pour montrer, malgré tout, qu’elle avait exprimé son désaccord.

Il lui avait rendu son baiser, avec son air espiègle qui savait si bien la rassurer en toutes circonstances.

Pourtant, à l’heure du bilan, elle savait qu’il faudrait dans quelques instants qu’elle se retienne de tirer sur l’ambulance.

— Ben c’est raté. Ça fait chier, y a rien qui a été comme prévu.

D’abord cette merde de voiture électrique qui déconne pour se recharger au super chargeur. Trois heures de perdues à la place des trente-cinq minutes prévues. Rien que ça, c’était déjà suffisant pour faire planter mon planning.

Et puis une manifestation, sur l’autoroute, tu le crois ça ! Pour sauver le pouvoir d’achat… Même la raison de leur manifestation m’énerve.

Ils veulent plus d’argent pour continuer d’acheter des conneries dont ils n’ont pas besoin.

— Mouais, ça, c’est pas le sujet. Du coup, quoi tu as vérifié, il est séché ?

— Évidemment que j’ai vérifié ! Eh oui, il est séché depuis longtemps. On ne pourra même pas récupérer la viande.

— OK… ben colonne pertes et profits. Demain on tape la carcasse au composteur et basta.

Et on va planter trois arbres pour compenser tes trajets d’aujourd’hui.

Comme ça on n’y pense plus, et dossier clos.

Angus fulminait toujours intérieurement, mais il le savait, sa femme avait raison. Lorsqu’elle vint se blottir contre lui, il sentit la colère se dissiper doucement. OK c’était à 80 % un fiasco. Mais ça aurait pu être un fiasco à 100 % et même encore pire. En tant que chauffeur poids lourd, il avait appris à mettre les risques de côté dans un coin de sa tête et Aria aussi savait que chaque fois qu’il quittait leur foyer il pouvait potentiellement ne pas revenir. La chance lui avait déjà sauvé les fesses plusieurs fois.

Une nouvelle séance de bisouillage et le voilà calmé pour de bon.

— Bon ! Tu prends des assiettes ? Le souper nous attend.

Disant ça elle s’écarta avec son air de chat qui va chopper un canari et fit son balancement de popotin magique et ajouta…

— N’empêche… c’est moi qui avais raison.

Sa phrase étant assortie d’un air surjoué de victoire, plus taquin que réel.

— Hum… Oui c’est toi qui avais raison.

Sa phrase terminée, il fit semblant d’avoir un truc dégoûtant sur la langue et fit mine de vouloir s’en débarrasser.

Et hop nouvelle séance de bisouillages et de câlins.

Chapitre 2

— Dis mon cœur, je n’ai pas réussi à faire disparaître les taches sur tes vêtements. Je ne comprends pas. J’ai pourtant laissé tremper 5 ou 6 heures avant de mettre en machine. Quand c’est sorti, il restait encore des traces.

— C’était de l’eau chaude ou froide ?

— Ben, j’ai lavé à 40 degrés.

— Non, je veux dire quand tu as fait tremper ?

— Chaude.

— Ben voilà… Ne cherche pas plus loin. L’eau chaude a fixé les taches dans les fibres. Bah, ce n’est pas grave, à l’avenir je mettrai des vêtements foncés pour faire ça. Comme ça les taches ne se verront pas si elles résistent au lavage.

— OK et moi je ferai tremper dans l’eau froide.

— Yep, ça devrait le faire.

C’était un soir normal après une journée normale et bien crevante.

Angus et Aria étaient sur leurs téléphones respectifs. Ils scrollaient avec une sorte de frénésie.

Ils auraient bien regardé la télé. Un bon prétexte pour se blottir l’un contre l’autre dans le canapé du salon.

Mais c’était un soir à trois gamins. Loulou et ses 2 grands frères, Mathieu et Julien, fruits d’un précédent mariage qui avait poussé Aria au bord du suicide. Depuis elle s’était reconstruite plus forte que jamais, ses garçons grandissaient avec sous les yeux au moins trois soirs par semaine l’image d’un couple qui s’aime sincèrement et dans un total respect l’un pour l’autre.

La fratrie ne prêtait plus du tout attention aux séances de câlins et de poutoufiage des tourtereaux.

Mais toute leur attention était attirée par l’écran de télé et sa clé magique, la télécommande qui permet de choisir la vidéo YouTube qui passerait à l’écran.

Le spectacle était affligeant. C’était une succession de vidéos d’une absurdité dépassant l’entendement.

Pratiquement toutes étaient du matraquage publicitaire, pour des marques de jouets ou de nourriture évidemment désastreuses pour la santé.

— Non, Loulou c’est mon tour de choisir la vidéo, tu as choisi déjà toute l’après-midi.

Allons bon c’était reparti. Il allait encore falloir faire la police.

Ils auraient bien confisqué la télécommande et mis le journal télévisé. Mais ils savaient déjà comment ça finirait. D’abord crise de larmes et hurlements de désespoir, après que ceux-ci auraient été ignorés, tentatives acharnées de se faire débloquer tout autre écran dans la maison, GSM, tablette, ordinateur tout y passerait et si Angus et Aria campaient sur un non, disputent entre frères, bagarres et autres conneries du genre viendraient vite finir de les saouler.

Alors lâchement les deux parents capitulent, ils ont tout essayé pour les garder loin de ces contenus abrutissants, allant même jusqu’à leur offrir une console de jeux pour qu’ils puissent jouer tous ensemble au lieu de regarder des vidéos de youtubeurs qui jouaient en commentant des jeux. Enfin, en commentant c’était un bien grand mot pour décrire ce qu’ils faisaient. C’était des gros mots, des « WHAT ? » Ils n’arrêtaient pas de parler, pour finalement ne rien dire du tout.

Mais même la console avait battu en retraite et gisait maintenant abandonnée derrière l’écran de télé.

Là c’était une vidéo de pur placement de produits intitulée « 24 heures dans la voiture ». Une mère avait poussé ses deux garçons devant la caméra et depuis des années les filmait en train de relever des défis qui n’en étaient pas vraiment, mais qui permettaient de placer plein de publicités. Là le but était, soi-disant, que les gamins passent 24 h dans la voiture. Alors, évidemment, la vidéo ne durait pas 24 h non-stop donc on se doutait bien que les deux garçons n’allaient pas rester docilement à s’emmerder dans la voiture aussi confortablement aménagée qu’elle ait pu être. Mais maman leur apportait de quoi s’occuper… console de jeux, jouets, la BD à leurs noms, que bien entendu ils n’avaient jamais lue, mais qu’ils trouvaient géniale tous les deux, des confiseries en tout genre dont les garçons se revendiquaient grands amateurs et clairement identifiables à leurs emballages.

Cette vidéo prenait les enfants spectateurs, pour des idiots. Et le pire dans tout ça c’est que s’ils n’étaient pas idiots au départ, les enfants le devenaient. Hypnotisés, ils étaient physiquement attirés par l’écran. Toutes les 5 minutes, il fallait gueuler pour les faire reculer.

Mais ils y revenaient toujours tels des papillons de nuit devant une lampe.

Toutes les tentatives de les conscientiser à la stupidité de la chose étaient restées totalement vaines.

Dans une maison où l’on essaye de maintenir le plus possible les libertés individuelles, ce genre de situation n’était pas des plus simples à aborder. Leur interdire… ils savaient que les enfants braveraient probablement les limites imposées pour prendre leurs doses de crétineries dès lors que les parents auraient le dos tourné. Mais en plus, ils se sentiraient en marge à l’école ou en dehors de la maison, lorsque les copains parleraient de vidéos qu’ils n’auraient pas vues.

De plus en laissant tourner ce genre de vidéo sur leur télé, Aria et Angus se tenaient proches de leurs ennemis.

— Tiens, tu as vu passer le post sur les « carbon reduction awards » ?

— Non c’est quoi ? Encore du Green washing ?

— Ça, je ne sais pas, c’est une ONG scandinave qui se propose de récompenser l’entreprise ou l’état qui en aura fait le plus pour réduire le CO2 dans l’atmosphère.

— Mouais… d’après moi ceux qui veulent sincèrement agir pour le climat, ils s’en foutent pas mal de ce genre de récompense. En tout cas c’est sûr, c’est pas nous qui l’aurons.

Ça faisait bien longtemps que Angus et Aria étaient persuadés qu’un désastre était inévitable.

L’humanité consommait trop. Même au-delà de la consommation directe d’énergie, il fallait toujours produire plus et donc détruire toujours plus d’écosystèmes pour se procurer toujours plus de matières premières.

Plus d’énergie pour fabriquer les objets, plus de moyens de transporter tout ça.

Les gens ne savaient même plus que dans leur jardin ils pourraient faire pousser la plus grande partie des légumes nécessaires à leur alimentation, plutôt que de travailler plus, pour payer le jardinier qui, avec sa grosse camionnette, sa grosse remorque et son tracteur tondeuse allait venir 2 fois par mois pour tondre le gazon sur lequel personne ne marchait jamais, pas même le jardinier.

Au lieu d’avoir dans leurs assiettes des fruits et légumes cultivés derrière leurs maisons, ils prenaient leurs voitures, pour aller au supermarché acheter des fruits et légumes ayant été conditionnés à grand renfort d’emballages en plastique, en métal ou en verre. Ou mieux encore, acheter des produits frais, ayant traversé la moitié du globe pour arriver dans l’étal des marchands qui allaient parfois jusqu’à se revendiquer Bio.

Lorsqu’ils analysaient froidement la situation, toutes causes confondues, ça ne faisait aucun doute que ça allait être un carnage. Ils avaient même installé leur foyer à bord d’une péniche réformée, autonome en énergie et en eau. Ils peuvent à tout moment larguer les amarres et s’écarter d’un éventuel danger pour leur famille. Ça leur avait donné un travail digne d’esclaves de s’installer comme ça, mais ça valait vraiment le coup.

Ils avaient même un système aquaponique qui leur permettait de faire pousser des légumes et d’élever des poissons à destination de leurs assiettes.

Ils n’ont rien fait pour frimer, mais ils ont fait énormément pour protéger la famille. Évidemment on ne peut pas se protéger de tout. L’humain quand il se bat pour sa survie n’a plus du tout les mêmes valeurs morales.

Et ça n’est un secret pour personne, ce sont les classes pauvres et moyennes qui allaient payer le prix fort.

Et si on ajoute les réfugiés climatiques, la situation pouvait devenir critique en très peu de temps.

Et vu la lenteur et le manque d’engagement du politique, il ne faisait aucun doute que le crash était proche.

Super occupés entre leurs enfants, la famille, le travail, les travaux de leurs péniches, Angus et Aria avaient quand même voulu faire quelque chose pour l’environnement. C’était clairement insuffisant, mais en plus de tous les gestes de sobriété énergétique et de consommation réfléchie, ils avaient monté une association sans but lucratif ayant comme but premier de créer des sanctuaires pour les écrevisses indigènes. Astacus astacus, l’écrevisse à pattes rouges, qui était sur le déclin depuis des décennies. Des personnes ont introduit des espèces d’écrevisses venant d’Amérique. Et avec elles est arrivée une sorte de peste qui décimait les écrevisses à pattes rouges.

Évidemment, tout le monde se foutait complètement du devenir de ses bestioles et ils se débrouillaient donc avec leurs faibles moyens. Mais quand même ils avaient des résultats. La seule façon de les protéger étant de leur trouver des points d’eau en dehors des voies d’eau ouvertes, ils avaient créé des bassins là où il n’y en avait pas et y avaient installé leurs protégées. Ils avaient également convaincu des gens qui avaient des plans d’eau d’accueillir quelques couples et de les laisser vivre et se reproduire en paix.

Dans l’ensemble cela semblait un combat perdu d’avance, car l’environnement sera toujours sacrifié sur l’autel de la consommation et de la croissance économique.

Pour chaque geste annoncé comme allant dans la bonne direction écologique, si on se donnait la peine de gratter sous le vernis, on comprenait assez vite que c’était une industrie à but lucratif et que bien souvent les processus étaient aussi dévastateurs que le mal qu’ils étaient supposés combattre.

Et les rares projets vraiment vertueux ne suffisaient pas à compenser la croissance indispensable à soutenir les économies mondiales. Non seulement on n’arrivait pas à polluer moins, mais on n’arrivait même pas à faire en sorte de stabiliser le niveau de pollution. L’humanité consommait de plus en plus et l’accroissement des besoins était dopé au pétrole.

En plus, la manipulation des masses populaires était devenue une science très pointue.

Allant jusqu’à permettre l’élection au poste de président des États-Unis d’un canard à moitié cinglé.

Mais pire encore, les sciences du comportement permettent de pousser les gens à consommer de plus en plus. Agences de publicité, consultants marketing, youtubeurs… Ils sont tous tout à fait au courant du mal que leur enrichissement personnel fait à la planète.

Comment assister à tout ça, constater sa propre faiblesse par rapport au système consumériste et garder foi en l’avenir ?

Alors ils s’étaient décidés à agir, sans haine et hors des pressions capitalistes, tant pis si c’était vain, au moins ils pouvaient se regarder dans le miroir et se dire : ouais, on a vraiment essayé.

— Ils vont nous le donner à nous, dit-il en rendant son téléphone à Aria.

— Là je dois dire que ça me laisserait sur le cul ! En attendant qu’on nous décerne l’Oscar des plus grands écolos de la planète, viens faire le mâle en m’aidant à couper le potiron.

— Waaaaaa, femelle donner couteau, moi coupe-coupe, hou hou.

Se déplaçant à la manière d’un gorille, il vint se saisir d’Aria et la mit sur son épaule façon sac à patates, fit mine de l’emmener vers la chambre à coucher.

— Heyyyyy King Kong, moi je veux bien, mais après faut pas te plaindre si on mange à minuit !

King Kong stoppa net.

— Ouais bon d’accord, on met à cuire le souper, puis je t’enlève pour te passer à la casserole. Joignant le geste à la parole, il la posa au sol avec la plus extrême des délicatesses, toute simulation de brutalité oubliée.

— Mouais… À la casserole, hein ! C’est élégant, je suis une princesse, moi, espèce de babouin mal léché.

— Hou hou.

Tout sourire, ils se prirent dans les bras pour une séance de poutoufiage amusé.

S’éloignant l’un de l’autre, Angus dit beaucoup plus fort pour être sûr de ne pas devoir répéter.

— Bon les gars trouvez un truc moins bête à faire, c’est l’heure du journal.

— Noooonnn.

— Pff, mais attends la fin de cette vidéo.

Angus s’approchant des râleurs, fît sa tête de bulldog et avança sa main paume vers le haut. Il aimait encore bien de temps en temps, faire le père tyrannique.

— Tu peux me dire merci je vais te sauver dix points de QI. Tu ne peux plus vraiment te permettre de les perdre.

— Gnagnagna, c’est pas juste.

Exit les deux gamins qui venaient justement de recevoir leur souper dans une boîte en carton avec un grand M doré dessus. Angus appuya sur le bouton juste au moment où ils commençaient à montrer un enthousiasme exagéré à la découverte du menu magique.

— Ouais ouais, c’est ça, la ferme.

Ils avaient déjà raté les titres.

Ça n’était pas grave, au final ça ne l’intéressait pas plus que ça, mais il était trop content de clouer le bec à YouTube.

… On retrouve notre envoyé spécial. Boum bam bim… Au centre d’entraînement des… noooon, j’étais assis là… Oui en effet je me trouve actuellement à Tubize… Ben quoi y a pas ton nom dessus ! Hasard, le capitaine n’a pas souhaité réagir quant à l’interdiction par la FIFA du brassard ONE LOVE que souhaitaient porter plusieurs capitaines d’équipes.

Angus résigné posa la télécommande dans son champ visuel, pour qu’un petit malin ne vienne pas la subtiliser en douce et se mit enfin à sa tâche de mâle, le « coupe coupe » de potiron.

Même pas encore planté son couteau dans sa victime que Loulou se pointait déjà, une tablette entre les mains.

Il ne demandait même pas qu’on lui déverrouille, il dansait d’un pied sur l’autre comme s’il avait envie de faire pipi. Mais l’urgence était plus grave, il était privé de contenu abrutissant, déjà en manque, il lui fallait une dose. Du coin de l’œil Angus vit la mine d’Aria changer, elle allait mordre. Les deux autres préparaient déjà leurs approches vers d’autres écrans. Un vieux téléphone et un ordinateur portable allaient fournir leurs doses de stupidités.

— Non non, vous pouvez oublier ça tout de suite, fini les conneries pour aujourd’hui. Dans une heure on mange, entre temps vous n’avez qu’à prendre un livre, une bande dessinée, compter vos orteils, je m’en fous, mais plus d’écrans.

Angus appliqué a ne pas perdre un doigt dans sa démonstration de force opinait cependant du chef, il se tordit le cou, la bouche cul de poule, pour réclamer à son amoureuse un baiser, lequel ferait office de calmant pour eux – deux.

… Volodymyr Zelenski est intervenu par vidéoconférence… Noooon, ne mets pas ça là ça tiendra pas… Pour réclamer… mais si ça tiendra bien… humanitaire d’urgence pour aider son peuple… Hoooo, mais laisse ça tranquille, c’est ma cabane… les recherches se poursuivent dans le bois de Boulogne afin de trouver des indices sur la disparition du youtubeur Michka, dont on reste sans nouvelles depuis cinq jours. Les proches de l’influenceur avaient donné l’alerte jeudi soir, ne le voyant pas revenir d’un tournage mystérieux.

Le HUMMER L2 de Mishka avait rapidement été retrouvé dans le bois de Boulogne grâce à sa localisation GPS, mais sur place aucun signe du disparu, malgré l’intervention de chiens pisteurs et de plusieurs centaines de gendarmes pour quadriller tout le bois. Selon une source proche de l’enquête, la piste de l’enlèvement est privilégiée…

Angus et Aria échangèrent un regard avant de se tourner d’un même geste vers les enfants qui avaient d’un coup cessé leurs chamailleries pour se focaliser sur le journal télévisé.

— Ah ouais d’accord, donc on voit une institution internationale supposée défendre l’intégration de tous se laisser corrompre par l’argent du pétrole et museler les libertés individuelles, vous ne levez même pas le nez. Un despote provoque un exode massif, tue des gens par milliers et détruit les vies de millions d’autres, provocant un choc économique qui va probablement impacter le monde pour les dix prochaines années minimum, et vous n’y prêtez même pas l’oreille l’espace d’un instant. Mais un mec qui fait des vidéos stupides et bidons disparaît et là tout d’un coup vous revoilà tous les trois attirés par la télé comme des guêpes par du sucre. Est-ce qu’au moins vous avez envisagé l’hypothèse qu’il ait organisé sa disparition pour faire parler de lui ? C’est quand même un peu son fonds de commerce de faire parler de lui.

Évidemment, aucune réponse.

Après les avoir regardés tous les trois reprendre leurs activités visant à mettre un maximum de bordel dans le salon, Angus reporta son attention sur sa découpe, non sans un regard pour Aria dont l’expression du visage était bien trop mitigée que pour être clairement identifiable, un bisou s’imposait.

Voilà bien encore une journée de merde bien stressante, le service transport avait encore choisi le groupage de livraison à tout prix.

Angus avait commencé sa journée avec trois livraisons dantesques sur Bruxelles. La première à Saint Gilles, une bonne moitié de son semi-remorque en planches, chevrons et gîtes de sapin pour un chantier de construction d’appartements. La livraison avait pris cinq à six fois plus de temps que si elle avait eu lieu sur une zone calme et dégagée.

Là ça ressemblait plus à de la corrida. Il fallait évoluer avec une machine de déchargement dans un trafic déjà perturbé par la simple présence du camion, sortir les marchandises, les reculer, y positionner des élingues et faire partir le paquet de bois vers le haut avec la grue à tour.

Ça engendrait un mécontentement compréhensible de la part des automobilistes.

Angus et les ouvriers du chantier cherchaient à réduire au maximum l’impact de la manœuvre et laissaient la route libre le temps qu’il fallait entre chaque manœuvre, pour que le trafic se fluidifie. Mais malgré cela, Angus assistait à des spectacles aussi affligeants que drôles à l’extrême.

Comme ce livreur qui avait forcé le passage avec sa camionnette alors qu’à l’évidence il n’aurait pas su passer à ce moment-là. Il avait griffé toute sa camionnette sur les attaches métalliques de la bâche du camion de Angus, plié son rétro côté passager et avait continué son chemin pour être sûr de ne pas devoir remplir de constat d’accident. Il aurait des comptes à rendre au soir en rentrant la camionnette c’était certain.

Mais le plus drôle, c’était les râleurs anonymes qui klaxonnaient comme des fous furieux quand ils étaient dans la file et qui, en passant devant Angus et son allure de guerrier barbare, se trouvaient tout d’un coup fascinés par leurs volants. Il les regardait passer en prenant sa mine patibulaire, mais intérieurement il se marrait comme un bossu.

Trois heures plus tard, il quittait le chantier, avec des émotions et sensations partagées. Il était très fier d’avoir réussi l’exploit de réaliser cette livraison sans dégâts, et sans s’être fait renverser par une voiture, mais d’un autre côté il savait fort bien que les mecs du service transport n’avaient pas la moindre idée de l’enfer dans lequel ils l’avaient envoyé et il en sortait nerveusement crevé. Et le pire c’est qu’il n’en avait pas fini avec Bruxelles. Pourtant il avait dit à son embauche qu’il ne voulait pas livrer là-bas. On l’avait bien roulé dans la farine. Il y allait minimum deux fois par mois. Il y avait grandi et il n’y avait là aucune surprise pour lui. Il savait très bien que les villes, encore plus Bruxelles, n’étaient pas conçues pour les camions et encore moins pour les semi-remorques.

Là il lui fallait traverser trois communes pour sa deuxième livraison. L’adresse sur Anderlecht lui disait quelque chose, mais ça remontait à loin et le souvenir était plutôt flou.

Il lui avait fallu près d’une heure pour faire les huit kilomètres entre les deux adresses. Il se disait qu’à pied il n’aurait même pas dû forcer beaucoup le pas pour y arriver dans le même délai.

Plus les politiques créaient des plans de circulation, pire étaient les choses.

C’était évident qu’ils voulaient bannir les voitures hors des villes. Le problème c’était de ne pas mettre en place des lois qui auraient déplu à la masse populaire et surtout ne pas perdre le bénéfice des diverses taxes perçues pour les véhicules individuels. Du coup, c’était toujours la même chose, ils utilisaient l’outil taxatif pour décourager la plus grosse partie des citoyens d’utiliser des véhicules polluants. Ils étaient taxés de plus en plus lourdement. Là où Angus trouvait que ce genre de mesure était inique, c’était que sous prétexte que certains avaient de l’argent ils pouvaient polluer l’air et plus largement la planète de tous, y compris de ceux qui n’avaient même pas les moyens de se chauffer.

Non vraiment, Bruxelles avait beau être sa ville natale, y être le mettait décidément de mauvaise humeur.

Sa deuxième livraison se passa un peu mieux. C’était une entreprise avec une zone déchargement dédiée. Enfin… dédiée était un bien grand mot. Les voitures du personnel avaient bien envahi la zone et Angus avait dû agir avec beaucoup de prudence pour ne pas en accrocher l’une ou l’autre.

En déposant la marchandise à l’intérieur, il avait constaté que la société fabriquait des tiny houses, sorte de mini maisons posées sur des remorques tractables avec des voitures familiales. Le but était de pouvoir s’installer sur des terrains non constructibles, de préférence plus proche de la nature. Le concept était sympa sur papier. Mais il avait déjà été détourné à des fins touristiques qui lui faisaient perdre tout intérêt écologique.

De plus, fabriquer ce genre d’équipement en ville n’avait pas de sens. C’était créer une circulation de fret en ville alors que ce qui allait y être fabriqué ne servirait pas en ville. Un jour, il faudra que les politiques prennent conscience que du business organisé comme ça n’est un avantage pour personne, que ça prend la place des entreprises à vocation de business local et qui, dès lors, doivent, elles aussi, provoquer un accroissement du trafic pour amener leurs propres marchandises vers, et dans la ville.

Angus restait professionnel et souriant, mais il se disait qu’il ne pouvait pas être le seul à avoir cette lucidité. Probablement le fondateur de ce business avait dû en avoir conscience et avait balayé les inconvénients en mettant des avantages financiers dans la balance.

Décidément la ville était un concentré de connerie humaine.

Il était cependant à cent lieues d’imaginer ce que lui réservait sa prochaine livraison à Uccle.

Dans l’esprit de tout Bruxellois, ça voulait dire argent.

Bon dans la pratique ça n’était pas aussi évident, il y avait bien sûr quelques zones, surtout autour des grands axes routiers, où les logements étaient modestes. Modestes dans le confort et la tranquillité, car les loyers ou les prix d’achat étaient quand même exagérés.

Niveau étalage de pognon, Angus allait avoir sa dose. Les rues commençaient à se dégager, on n’avait déjà plus cette sensation étouffante provoquée par les immeubles des zones urbaines. Non, ici les maisons commençaient à s’éloigner de la route, la pollution n’avait pas fait fondre le givre aux alentours, les haies, les arbres, les pelouses montraient toujours ce beau manteau blanc, œuvre conjointe du froid et du brouillard de la matinée.

De sa longue expérience, il savait que c’était quitte ou double ce genre de livraison. Clos des Tamaris, ça sonnait fort exigu, mais à Uccle, certaines rues totalement résidentielles étaient plus larges que bon nombre de boulevards de Bruxelles et surtout infiniment moins fréquentées.

Autre signe que les préoccupations du commun des mortels n’avaient pas cours dans ce quartier c’était pour trouver un numéro de maison. Plusieurs options, la première la plus répandue… pas de numéro, c’est aux livreurs de se débrouiller pour savoir le numéro, exercice qui prenait souvent des airs de divination. Autre possibilité pas mal répandue aussi, mettre le numéro en petit à côté de la porte d’entrée, laquelle était en retrait de la route de 20 à 30 mètres et le portail veillant évidemment à ce qu’on ne puisse s’approcher pour lire le précieux nombre. Et enfin, autre école, les numéros façon œuvre d’art. Plus c’était voyant mieux c’était. Parfois tellement travaillés qu’ils en étaient illisibles. Mais bon, sans être mesquin s’il n’y avait pas cette dernière catégorie, les livraisons dans Uccle seraient impossibles.

Angus n’en croyait pas sa chance. Non seulement c’était une rue boulevard, mais en plus, le numéro faisait bien deux mètres sur deux mètres, abondamment illuminé même en plein milieu de l’après-midi.

Vingt-sept.

— Ha ben voilà ! Cool, ça ne devrait pas être trop compliqué.

Un coup d’œil sur sa feuille de planning, pour voir où avait été chargée la marchandise dans son camion lui apprit qu’elle se trouvait à l’avant droit.

— Ben ouais je suis con il ne reste plus de marchandises que dans ce coin-là.

Purée ! C’est un paiement grand comptant de cinquante-sept mille euros !

Il avait déjà livré des semi-entières de bois pour un seul client, mais les factures n’avaient jamais atteint des montants pareils. Au vu de la zone, c’était finalement plutôt raccord.

Le menuisier qui avait passé la commande n’avait pas répondu quand il avait essayé de le joindre en partant d’Anderlecht. L’employeur d’Angus voulait un service impeccable. Les chauffeurs devaient appeler les clients pour annoncer qu’ils allaient arriver, et ce, en quittant le client précédent.

Lorsque le client ne répondait pas, ils devaient laisser un message et se rendre à l’adresse.

Les menuisiers étant souvent occupés dans le bruit, c’était assez commun de ne pas avoir de réponse.

Là, l’ennui c’était que Angus devait avoir une preuve que la facture avait bien été payée avant de décharger, et en plus, bien souvent, les menuisiers n’aimaient pas que leurs clients voient à quel prix ils avaient eu les marchandises.

— Bon ben, on va sonner et on verra.

C’est là que ça a commencé à partir en vrille. Arrivé devant la sonnette, ou plus exactement le visiophone, une plaque cuivrée indiquait que pour les livraisons il fallait s’adresser à l’entrée de service.

— Ben ouais… Évidemment.

Il y avait un petit plan sur la plaque, expliquant très clairement où il fallait se rendre.

Angus prit le parti de laisser son camion là où il était et se rendit à pied vers ladite entrée de service.

Il marchait tout en prenant des photos du quartier pour envoyer à Aria. Ils aimaient bien s’envoyer plein de messages et de photos au cours de leurs journées. Ainsi, ils avaient un peu moins l’impression d’être séparés.

« Was, fais attention dans les quartiers populaires comme ça, on pourrait te tuer pour te piquer ton GSM », répondit Aria accompagné d’une série d’émoticônes qui se marraient et nauséeux allant jusqu’à vomir.

Bon sérieusement, il fallait affronter la bourgeoisie.

Voilà la sonnette que les petites gens pouvaient utiliser pour prévenir les domestiques qu’il fallait gérer un importun.

— Let’s go.

Une fois appuyé sur la sonnette, on entendait composé un numéro dans le haut-parleur. Une tonalité, une deuxième, suivies d’une troisième et encore une. Ainsi de suite jusqu’à ce que les tonalités s’arrêtent.

— Pfff hé ho c’est pas comme s’il faisait froid hein !

Le voilà qui appuie de nouveau sur la sonnette.

Une tonalité, et encore et encore jusqu’à couper.

— Putain, toujours pareil !

Angus abandonna l’entrée de service pour retrouver la chaleur de son camion et voir ce qu’il y avait lieu de faire avec sa hiérarchie.

Mais avant ça, peut-être tenter de rappeler le menuisier. Après tout, c’est lui notre client, c’est à lui de gérer le sien.

« Vous êtes bien sûr le répondeur de… »

Angus raccrocha. C’est maintenant qu’il avait besoin de réponses, pas dans deux heures.

Là il savait qu’il allait passer un long moment sur place. Il allait appeler le service transport pour avoir des instructions. Et en général ça prenait looongtemps.

Après trois ou quatre minutes de tentatives, il y eut enfin le déclic significatif d’un appel qui obtient une réponse.

— Salut c’est Angus, c’est qui au téléphone ?

— C’est Michel, salut Angus, je t’écoute.

— Je suis à Uccle pour livrer la menuiserie Kiri. Alors j’ai essayé d’appeler le client deux fois sans réponse. Je suis à l’adresse de livraison, on dirait la maison du roi. Il y a une entrée de service, mais ça ne répond pas. En plus c’est un grand comptant. Je me vois mal aller m’adresser au maître de maison pour lui réclamer une preuve de paiement pour une facture qu’il n’a probablement pas vue dans l’état.

— Oui en effet la facture doit rester à la discrétion du menuisier Kiri. Ah ouais cinquante-sept mille, faut pas livrer sans une preuve sérieuse.

— Ben oui, on est d’accord. Du coup je fais quoi ?

— Reste en ligne. Je te reprends…

Hé voilà, Michel allait téléphoner partout pour pouvoir faire la livraison. C’était un requin aux dents longues, prêt à beaucoup pour gravir les marches vers le sommet, mais il fallait reconnaître que dans des cas comme ça il était d’une efficacité redoutable.

Il était capable de rester sur trois lignes téléphoniques en même temps et ne lâchait pas l’affaire avant d’avoir eu une réponse favorable.

— J’ai vérifié avec la compta. Ils n’ont pas trace du paiement. J’ai essayé d’appeler la menuiserie et le vendeur aussi, mais sans réponse. Tu veux pas essayer de sonner à l’entrée principale ?

— Heu ouais, mais quoi je présente la facture au client du client ?

— Ouais… Non, on ne peut pas prendre ce risque. Laisse tomber, continue ta tournée, on va reprogrammer celle-là.

— OK vendu. À plus.

Et merde…

Voilà qu’il allait devoir trimballer de la marchandise qui coûte les yeux de la tête et même la bouger pour dégager celle qui se trouvait en dessous. Le temps d’encoder l’adresse, Huyzingen c’est pas très loin, on reste dans le quartier bourge, mais plutôt flamand cette fois. Il y en a pour 20 minutes. Le client prévenu et en route.

À peine 10 minutes après son départ, la radio s’arrête et se met à sonner comme son téléphone. Un coup d’œil sur le tableau de bord… « appel entrant, menuiserie Kiri ».

— OLE ! c’est maintenant qu’il se réveille lui… Oui, allô !

— Oui bonjour, c’est la menuiserie Kiri. Dites, je suis désolé, je viens seulement d’entendre votre message et de voir vos appels. Vous serez bientôt sur place ?

— J’y étais, mais je n’y suis plus. J’ai sonné sans obtenir de réponse et de plus j’ai impérativement besoin de la preuve de paiement avant de décharger la marchandise.

— Si je fais le paiement en express maintenant et que je vous envoie la preuve, c’est bon pour vous ?

— Écoutez, moi je suis en route pour mon prochain client et plus ma journée va avancer plus je vais m’éloigner d’Uccle.

Donc, quoi qu’on fasse, c’est tout de suite. Je peux encore faire demi-tour, enfin quand j’aurai trouvé un endroit safe pour le faire. Mais surtout, il faut que quelqu’un soit sur place pour m’ouvrir la porte et me dire où livrer. Et autant vous dire directement que ma machine de déchargement ne passera pas par le portail de livraison. Elle est aussi large que le camion, comptez deux mètres cinquante.

— Oui, non ça ce n’est pas grave, il faut déposer la commande pas trop loin de la piscine. Par exemple dans l’herbe juste à côté de la route qui monte vers la maison. Vous verrez bien la piscine extérieure, ne vous inquiétez pas et donc vous déposez là tout près, mais sans rouler dans l’herbe. Il ne faut aucun dégât au gazon. Aucun dégât tout court. Donc je fais le paiement, je vous envoie la preuve et je contacte le client pour qu’il vous organise un accès. Merci beaucoup en tout cas.

— OK c’est clair. Je vous rappelle en cas de soucis, autrement, je vous souhaite une bonne journée. Au revoir.

Angus savait très bien que c’était inutile d’essayer d’échapper à ce genre de client. Michel l’appellerait et, par les suppliques, la flatterie, la pression ou n’importe quelle autre méthode, il lui ferait faire demi-tour pour aller livrer. Et ce, bien que ce soit lui-même qui lui avait dit de partir à peine un quart d’heure plus tôt.

Faire demi-tour avec un véhicule pareil, ça n’était pas du gâteau. Surtout sur un axe comme celui où il se trouvait maintenant, une nationale contrainte par la densité des constructions autour. L’idéal serait un rond-point. Il trouverait évidemment un moyen, le problème c’est que, d’ici là, il continuait de rouler dans la mauvaise direction.

Il avait parcouru encore cinq kilomètres dans le mauvais sens avant de trouver un supermarché dont le parking, plutôt désert à cette heure de la journée, lui avait offert l’opportunité de faire sa manœuvre en dehors du trafic de la chaussée.

Un gros vingt minutes plus tard, le revoilà devant le vingt-sept clos des Tamaris. Un élément avait changé et était plutôt de bon augure, le portail principal était grand ouvert. Il pouvait voir la maison, enfin maison… Il fallait le dire vite. On aurait été plus proche en disant le château, mis à part le côté historique qui manquait de toute évidence. Pour résumer, on aurait dit une réplique de la Maison Blanche. Angus n’avait jamais voyagé aussi loin, dès lors il n’avait jamais vu The White House qu’en photos ou en films, mais ça semblait assez proche, même au niveau de la pelouse devant.

Un coup d’œil sur son téléphone pour vérifier… OK, il avait bien reçu la preuve de paiement. La livraison serait bouclée en un petit quart d’heure, maintenant que les obstacles étaient levés.

Ouvrir la bâche, retirer les sangles d’arrimage, décharger la machine de livraison… Ça Angus pouvait le faire les yeux fermés.

Après, il avait l’habitude d’aller voir à pied l’endroit où il devait déposer la marchandise, mais là, il avait perdu assez de temps. Quitte ou double ! Il irait directement avec le Manitou et aviserait une fois sur place.

La marchandise n’était pas très impressionnante au final. Juste un gros paquet de quatre ou cinq mètres de long sur moins d’un mètre de hauteur et un gros mètre de profondeur. En revanche, au poids, la machine peinait un peu et Angus la sentait à la limite de basculer vers l’avant au moment de lever la charge. Il avait pris l’habitude de gérer ce genre de situation et savait qu’il lui faudrait rouler doucement pour ne pas foutre à terre pour cinquante-sept mille euros de matos.

Le portail était large, mais il fallait quand même faire un minimum attention pour ne pas accrocher quelque chose, par exemple le très clinquant numéro vingt-sept.

Une fois le portail passé, ça se dégageait. L’architecte avait certainement voulu que la vue sur la maison ne soit pas entravée par des plantations trop hautes. Et c’était efficace, l’effet était évident, on se sentait immédiatement inférieur, enfin lorsque ce genre de considération était une priorité, et Angus, lui, prit plutôt le parti inverse. Ça n’était pas de la jalousie, non, c’était de la désapprobation pour ce genre de vie. Et son humeur n’allait pas s’améliorer… Comme il cherchait la piscine, il crut d’abord l’avoir trouvée dans une sorte de véranda géante, puis se souvint que le menuisier avait dit piscine extérieure.

— Bordel de merde !

Il avait lâché cette exclamation en ayant laissé son regard explorer le côté de la maison qui se trouvait à sa droite, un peu caché par la mécanique de sa machine.

Il dut arrêter son engin et en descendre pour être certain d’avoir bien vu.

Un sentier en dalles de pierres bleues quittait la véranda avec, tous les quatre ou cinq mètres, une sorte de lampadaire design avec de toute évidence une fonction de chauffage en plus de la fonction lumineuse de base. Tout était allumé et le chemin menait à la fameuse piscine extérieure… Et quelle piscine ! Une sorte de lagon greffé sur un couloir de nage. Des milliers de communes du royaume auraient rêvé de pouvoir en financer une pour leurs habitants.

Là aussi, les fameux lampadaires chauffants ceinturaient tout le périmètre de la plage. Angus avait déjà envie de vomir en voyant ça. Il faisait glacial, autour des moins trois degrés et il avait sous les yeux une piscine fumante façon marmite prête à bouillir.

Même si ça avait été pour y organiser une fête pour deux cents personnes, il trouvait cette dépense d’énergie indécente.

Aria et lui n’avaient même pas allumé le chauffage à la maison de peur de se faire massacrer par la hausse des prix de l’énergie, mais aussi par effet collatéral, pour le fait de réduire leur empreinte carbone.

Et là, sous ses yeux, il avait tout ce que le monde moderne avait d’odieux. Il n’y avait pas de fête, enfin peut-être que si, mais pas pour deux cents personnes.

Il y avait un mec dans un transat, ou plutôt un lit de plage. En entendant le bruit du manitou, il s’était levé. De loin Angus n’était pas sûr, mais il eut l’impression de voir le type chanceler. Angus se mit à espérer que le gars reste bien là-haut et ne vienne surtout pas l’emmerder pendant ses manœuvres.

Raté… De toute évidence, le type était en chemin pour le rejoindre. Il faudrait essayer de ne pas se laisser retarder encore plus.

Bon debout à côté de sa machine, voyant le mec et surtout l’homme ayant bien vu que Angus l’avait repéré, c’était compliqué de sauter dans la machine de vite déposer la commande, prendre la photo et se tirer.

— Ho putain ! lâcha Angus dans sa barbe, en voyant le mec de plus près.

C’était un type à l’allure supérieure, soigné, une petite quarantaine d’années, très bon chic bon genre dans sa physionomie. Cependant, pour s’en rendre compte, il fallait faire abstraction du fait qu’il se tenait là en sortie de bain grande ouverte et qu’il ne portait aucun autre vêtement. De plus, il affichait une érection à enfoncer des clous. Pas que l’engin ai été fort impressionnant, mais il était bien visible, sorte de mini banane qui restait collée à son bas ventre, prise dans une touffe de poils noirs très rustique. Le gars devait sûrement attendre de ses conquêtes un minou tout doux ou au minimum parfaitement taillé, mais lui arborait une forêt qui lui cachait bien la moitié du sexe. Il s’approchait en chancelant une bouteille de ce qui semblait être du whisky dans une main pendant le long de sa jambe.

Il était fin bourré, ça sautait aux yeux.

— J’ai appelé cette petite merde de Rony, je lui ai commandé trois bonnes putes, bien salopes.

Après avoir lâché ça, il se tut, comme s’il attendait une réponse.

Angus comprit qu’il allait falloir marcher sur des œufs. Un mec bourré c’était comme une bombe prête à exploser.

Et si ce type était, comme il le pensait, de ceux qui ont l’alcool méchant, un regard de travers ou un mot mal pris et il démarrerait pour en venir aux mains.

— Ha non désolé, c’est pas Rony qui m’envoie. Je livre pas des putes, mais du bois.

Le gars semblait prendre du temps pour comprendre ce qu’on venait de lui dire… Pendant cette réflexion, durant une ou deux secondes, il avait un air mauvais sur le visage, comme s’il avait été insulté. Puis il reprit le visage blasé, fatigué, de celui qui a beaucoup trop bu.

— Ce connard m’avait juré que c’était bon ! J’ai donné un demi-jour au personnel, j’ai pris deux pilules bleues et je sais pas combien de rails de coke. Je voulais leur défoncer le cul à ces grosses salopes. Fais chier ! Je vais bander pendant des heures comme un con.