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Au sein de la paisible bourgade de Saint-Barthélemy-sur-Soc, une découverte macabre secoue la communauté : un meurtre dans les anciennes coursives du stade. Commissaire de la ville voisine, Alexandre Pourquier se voit rapidement plongé dans une enquête complexe. Il met au jour des secrets familiaux enfouis et un symbole énigmatique qui hante les lieux en explorant l’histoire sombre du village. À mesure que le nombre de victimes augmente, le mystère s’épaissit…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Bastien Cordier utilise la littérature pour tisser des intrigues complexes et captivantes. Par cette démarche, il explore les recoins les plus sombres de l’esprit humain, révélant des secrets enfouis.
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Bastien Cordier
Todesrune
Roman
© Lys Bleu Éditions – Bastien Cordier
ISBN : 979-10-422-4292-3
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Le mois de mai avait déjà vu passer deux semaines et les températures printanières commençaient tout juste à pointer le bout de leur nez. Les journées étaient douces, mais les soirées demeuraient fraîches. Comme chaque soir, Joseph Caspi sortait son golden retriever qui lui tenait compagnie depuis bientôt six années depuis le décès d’Yvonne, sa femme. Il l’avait rencontrée lors du bal de son village, cinquante ans auparavant, à une époque où l’on dépassait rarement le panneau qui délimitait le territoire de la commune. Ils avaient habité une maison, dans laquelle Joseph vivait toujours, dans la partie basse du village, celle qui bordait la rivière qui coulait paisiblement vers le sud jusqu’à se jeter dans le Rhône. Yvonne et Joseph avaient eu deux enfants qui étaient partis vivre à l’autre bout de la France. Le vieil homme, qui était au crépuscule de sa septième décennie, recevait tous les jours des appels de Max. Sa fille, Valérie, l’appelait moins régulièrement, mais passait par les réseaux sociaux en lui envoyant un petit mot chaque jour qui ne manquait pas de faire sourire Joseph. Yvonne était partie dans son sommeil, d’une crise cardiaque. Joseph n’avait rien entendu et ne s’était aperçu du décès de sa femme qu’au petit matin, en allant traditionnellement préparer le café qu’ils buvaient ensemble sur leur petite terrasse qui donnait sur leur jardin. Le vieil homme avait pour habitude de lire le journal alors qu’Yvonne brodait. Le vieux couple gardait le silence, profitant mutuellement de leur présence sans dire un mot. Joseph avait voulu une cérémonie intimiste pour sa femme, même si les vieilles familles du village s’étaient retrouvées pour rendre un dernier hommage à Yvonne que tout le monde avait bien connue.
Joseph passa sur le parvis désert de l’église de Saint-Barthélemy. Un courant d’air fit voler un tas de feuilles mortes pour les aligner contre un muret comme un groupe de fusillés devant son peloton d’exécution. Les lumières du village l’éclairaient comme une œuvre d’art au milieu d’un musée.
— Goldy ! siffla Joseph pour faire revenir son chien à ses pieds.
Le golden retriever revint à ses pieds. Le prénom de son chien lui était venu naturellement lorsqu’il était allé à la SPA alors qu’il venait tout juste de naître et qu’il s’était renseigné sur la race de son futur meilleur ami. Le chien vint en se dandinant et en agitant la queue d’un air enjoué, avant de décrire de larges cercles autour de son maître. Joseph Caspi tourna la tête en direction de l’église. Les réverbères de la rue venaient se refléter sur les lettres dorées inscrites en latin sur la grande double porte de bois : Domus Domini. La Maison de Dieu. Des images défilèrent devant les yeux de Joseph. Les petits groupes de personnes, puis l’arrivée du corbillard et l’ouverture des portes de l’église, l’entrée du cercueil suivi de près par une longue file parmi lesquels certains pleuraient déjà. Le vieil homme ferma les yeux. Le reste de la cérémonie, il l’avait oubliée, sans doute par choix. Il avait appris que le cerveau avait une mémoire sélective, le sien avait fait le choix de mettre un voile sur le souvenir le plus douloureux de son existence. Joseph dépassa le muret où les feuilles étaient tombées et traversa la route déserte. Il eut un œil pour le café qu’il vit de son œil d’antan. Il revit l’écriteau blanc affichant Chez Blanche, se remémorant sa rencontre avec Yvonne, plus d’un demi-siècle plus tôt, au cours du bal du village. Vêtue d’une robe blanche à pois rouges, la jeune femme avait directement envoûté Joseph de son regard doux et brun. Les jeunes amants avaient dansé jusqu’au petit matin et ne s’étaient plus lâchés depuis. L’église derrière lui avait été le témoin du plus beau moment de sa vie et du pire, observant leur routine quotidienne des années durant.
Joseph Caspi se détourna avec un sourire nostalgique d’un local qui était devenu l’une de ces boutiques de restauration rapide qui fleurissaient comme des champignons un peu partout dans les alentours. Les soirs d’été, les jeunes y faisaient la queue pour y prendre à manger avant d’aller s’installer au bord de la rivière. Le vieil homme progressa vers le pont, point de passage obligatoire pour aller plus à l’est dans le pays. Sans être joli, il arborait à présent une allure plus gracieuse, et surtout plus sûre. Lorsqu’il était jeune, le pont se situait plusieurs mètres à côté et était en bois, remplaçant celui de pierres détruit par les Allemands dans leur fuite durant la guerre. Il était accessible, mais personne ne s’y risquait en voiture, celui-ci menaçant de s’écrouler à tout moment. Au bout de plus d’une vingtaine d’années, la mairie avait décidé de le faire refaire. Joseph abhorrait la couleur vert pâle de l’édifice qui, officiellement, devait inclure le pont dans son environnement naturel. Le vieil homme senti un vent plus frais remonter des berges de la rivière. Devant lui, la route montait légèrement, se déroulant lentement dans l’infini de la pénombre. Joseph attaqua la montée du pont d’un pas décidé, le vent le faisant frissonner. Un peu plus loin sur sa droite, il voyait les quatre grands projecteurs du terrain de foot fièrement dressés dans la nuit, l’endroit où les deux amis termineraient la balade avant de repartir tranquillement du côté de la maison. Ils dépassèrent le bosquet qui bordait la fin du pont et s’engagèrent dans un chemin de gravillons. À l’endroit où se trouvaient les vestiaires autrefois, ils s’arrêtèrent un moment. Joseph actionna le robinet et un mince filet d’eau coula. Goldy s’approcha rapidement, la langue pendue et, à grandes lampées, aspira le liquide qui avait formé une petite flaque dans le creux de la dalle de béton.
La lune éclairait le stade en friche qui n’était plus entretenu depuis longtemps. Les mains courantes et les buts étaient rouillés et Joseph n’était pas sûr que les lampes halogènes marchaient encore. Caspi soupira. Il ne se ferait jamais au fait que le complexe sportif avait été abandonné au profit d’une entente avec les villages alentours. Il faisait partie des membres fondateurs du club qui avait été l’une des places fortes du football régional plus de quarante années auparavant. Joseph descendit d’un pas leste la petite pente qui emmenait le long des mains courantes, son chien décrivant à nouveau de larges cercles au milieu des hautes herbes. Il ressentit à nouveau l’atmosphère des jours de match, les jours chauds d’été, l’excitation des spectateurs qui tapaient contre les tôles dans les gradins dont la masse sombre s’imposait à la vue de Joseph. À certains endroits, le bois d’origine avait pourri, à d’autres, il avait carrément été arraché. Quelques tags, parfois injurieux et déjà anciens, décoraient les blocs de béton. Au loin, Goldy se dirigeait en courant vers le côté des tribunes. Juste derrière, le local qui avait abrité la buvette était à présent totalement fermé, scellé par des panneaux de bois. Joseph laissa faire son chien qui trouvait un endroit où se défouler dans l’immense espace. Ici, le vent avait faibli, n’étant plus qu’une simple brise rafraîchissante. Joseph Caspi s’assit sur l’une des lattes en bois en soupirant. Il regrettait le temps d’avant, non pas parce qu’Yvonne lui manquait, quoiqu’elle lui manquait beaucoup, mais parce qu’il avait l’impression que le village qui avait abrité ses parents pendant la guerre et qui l’avait vu grandir avait perdu son âme. Avec le temps, il l’avait bien vu. Saint-Barthélémy-sur-Soc était devenu un village-dortoir de 1400 habitants qui, pour la plupart, avait vu ici l’occasion idéale d’acquérir une maison pour peu avant d’aller travailler dans la ville voisine de Lébin à une vingtaine de minutes de route. Les cafés se comptaient sur les doigts d’une main et Joseph y trouvait les habitués avec qui il conversait régulièrement, ceux qui avaient connu le « Saint-B » d’avant.
Ne voyant pas Goldy revenir, Joseph se mit debout et appela son chien qui ne revint pas. Le vieil homme entendit un léger bruit provenir du côté de la buvette. Il grogna. Goldy devait être en train de fureter un peu partout autour du local. Il contourna les gradins et, à sa grande surprise, découvrit la porte de fer grande ouverte. Dedans, le bruit avait cessé. Même le vent s’était tu. Joseph s’avança et appela une nouvelle fois son chien, un peu plus fort cette fois-ci, pour le même résultat. Devant la porte, Caspi s’arrêta. Les ténèbres régnaient dans les lieux. En marmonnant, il s’engagea dans le local, bien décidé à comprendre ce que son chien fabriquait.
Joseph ne vit rien venir. Un puissant coup l’atteignit derrière le crâne, le faisant tomber à plat ventre sur le sol poussiéreux. Quelque part, il entendit son chien pleurer. Le vieil homme fit un effort pour se mettre sur le dos. Le plafond crevé du local offrait une vue parfaite sur le ciel dégagé. Des étoiles dansaient dans la nuit. Joseph reçut un nouveau coup et sentit ses côtes se briser. Le souffle coupé, le vieil homme ne parvint pas à crier. Sa vue se troubla, puis une ombre apparut dans son champ de vision sur sa droite. Un nouveau coup le toucha à la poitrine.
Joseph sourit. Les étoiles dessinaient le visage de sa femme. Il comprit alors et accueillit la nouvelle avec soulagement. Domus Domini. La Maison de Dieu lui ouvrait enfin ses portes. Il était temps de rejoindre Yvonne. Un sifflement retentit dans les murs, puis un voile noir s’abattit devant ses yeux.
Le bout de la cigarette d’Alexandre Pourquier terminait de se consumer dans un léger grésillement alors que le commissaire aspirait une dernière bouffée. D’un geste d’expert, il éteignit le mégot en le frottant contre le crépi noirci par la cendre des multiples clopes que Pourquier avait fumées et écrasa ce qu’il restait du filtre dans un cendrier plein à craquer. Alexandre se promit de le vider à la prochaine occasion, tout en sachant qu’il trouverait n’importe quelle excuse pour repousser l’échéance. Il toussa dans son coude avant de se laver les mains avec une solution hydroalcoolique posée sur le rebord de la fenêtre. Le commissaire était atteint d’un syndrome paradoxal. Fumer le détendait, mais il détestait par-dessus tout l’odeur du tabac froid. Là aussi, il se dit qu’il était temps d’arrêter. La quarantaine dépassée, il était temps de faire attention à son physique, même s’il veillait à s’entretenir pour conserver toutes les qualités nécessaires au bon exercice de son travail de policier. Il tira légèrement la fenêtre puis glissa une pastille mentholée sous sa langue pour éliminer l’odeur qu’il abhorrait tant. Autour de lui, des dizaines d’affiches étaient placardées au mur, promouvant l’engagement dans la gendarmerie nationale de différentes manières. Le flic les trouvait ridicules et dépassées, en particulier lorsqu’il portait son attention sur le bandeau jaune ridicule qui mentionnait le site internet de la gendarmerie nationale et qui rappelait le cordeau de sécurité pour délimiter une scène de crime. Récemment, le commissariat en avait reçu d’autres, un peu plus actuelles. Le Ministère avait mis un peu plus de moyens dans la communication, et il était temps. Il prit le temps de s’observer dans le reflet d’une fenêtre et apprécia son allure svelte, non pas qu’il soit une personne égocentrique, mais il aimait renvoyer une image propre de lui. Ses cheveux courts coupés en brosse, grisonnants sur les tempes et sa barbe taillée à ras mettaient en exergue une bouche aux lèvres fines et deux pupilles à la couleur de l’automne. En somme, un bel homme selon les critères de beauté actuels. Le commissaire le savait, mais il était aussi conscient que ça ne durerait pas et qu’un jour ou l’autre, le temps ferait son œuvre.
Le vent balayait doucement les arbres et buissons qui bordaient la Soc dans un capharnaüm végétal. Derrière le bruissement de la brise entre les branches, Alexandre Pourquier entendait les flots limpides s’écouler lentement vers le sud. Ici, la rivière n’était qu’un ruisseau qui gonflait et prenait toute son importance un peu plus en aval. Le cours d’eau continuerait sur plusieurs centaines de mètres avant de prendre un virage sur la gauche puis de contourner un moulin abandonné depuis longtemps avant de redescendre à quelques kilomètres en direction de ce que les locaux appelaient « le Fer à Cheval ». C’était un vieux corps de ferme dont le bras droit était constitué de vieilles étables et écuries. Aujourd’hui, le tout avait été rénové par un riche propriétaire terrien anglais qui ne séjournait dans la région que six mois dans l’année. Le reste du temps, la propriété était fermée et sécurisée par la police qui y effectuait une ronde deux fois par semaine. Pourquier avait eu l’occasion d’y faire un tour et devait admettre que l’Anglais avait fort bien rafraîchi la demeure gardant le charme de l’ancien tout en veillant à y ajouter une touche de modernité. Les rumeurs à propos du Britannique allaient bon train dans la campagne lébenicienne. Les anciens s’amusaient à dire qu’il était le descendant d’une riche famille anglo-saxonne qui avait gardé des terres offertes par l’immense Duché de Bourgogne, alors que les plus jeunes pensaient que l’Anglais avait fait fortune dans la cryptomonnaie. Chacun vivait avec son époque. Quelle qu’ait été la réponse, Alexandre s’en fichait. Il se contentait de faire ce pour quoi il était payé en tout grand pragmatique qu’il était. D’ailleurs, il ne l’avait jamais vu, comme la plupart des habitants de la région.
L’open-space dans lequel il travaillait le plus souvent était désert. C’était l’un de ces débuts de week-ends à rallonge de mai et bon nombre de ses collègues avaient pris leur lundi pour faire le pont. Les dernières semaines étant calmes, Pourquier avait décidé d’octroyer ce jour à plusieurs de ses hommes. Le commissaire laissa la fenêtre ouverte pour faire circuler l’air et se dirigea vers son bureau qui était dans un coin de la salle, à l’image de celui d’un professeur faisant face à ses élèves. Derrière lui, une grande carte de la région informait sur les opérations en cours, à grand renfort de punaises et de post-it sur lesquels étaient inscrits des mots à peine lisibles. Bien que connaissant chaque route, chaque village et petit cours d’eau du coin, Alexandre aimait la lire régulièrement, s’imaginant vagabonder sur les routes de campagne entre prés et ruisseaux. Il était à l’aise ici, à l’écart des grandes villes qui fourmillaient de vie et dans lesquelles tout allait trop vite. À sa gauche, la porte vitrée de la salle s’ouvrit à la volée :
— Commissaire, un appel pour vous, lui annonça un policier aussi fin que grand.
Alexandre Pourquier fronça les sourcils. Les samedis matin étaient calmes par habitude.
— Passez-le-moi, ordonna-t-il.
Peu de temps après, le contact était établi.
— Brigadier Caillat se présenta rapidement son interlocuteur.
Pourquier resitua rapidement son homme en pivotant sur sa chaise et en cherchant l’endroit où il avait envoyé son équipe patrouiller. Il repéra la punaise rouge par laquelle il l’avait symbolisée. Saint-Barthélemy-sur-Soc, à une grosse dizaine de minutes de route à bonne allure. Le commissaire posa la question pour confirmer sa position.
— Où êtes-vous ?
— Saint-Barthélemy-sur-Soc, commissaire.
— Quel endroit ?
— Vers l’ancien stade de football.
Pourquier localisa mentalement le site. Après le pont, direction Bréchère.
— Je vous écoute.
En quelques mots, Caillat lui résuma la situation. Pourquier comprit en un instant. Il revêtit sa veste et emprunta les clefs d’un des véhicules de service garé sur le parking. D’un geste, il alluma le deux-tons et accéléra en appuyant le plus fort possible sur la pédale de droite.
Le week-end promettait d’être chargé.
Le cordon de gendarmerie habituel avait accueilli Alexandre Pourquier. Des promeneurs s’étaient déjà rassemblés en petits groupes et conversaient entre eux à voix basse. Dans la campagne, les nouvelles allaient vite et les rumeurs allaient bon train. Le flic savait par expérience qu’il allait falloir manier avec subtilité la population locale. Quand certains n’hésitaient pas à parler, d’autres étaient plus réfractaires. Dans ce cas, démêler le vrai du faux allait constituer une véritable épreuve. Passablement agacé, le commissaire se dirigea vers deux plantons qui discutaient les mains dans le dos et leur ordonna d’un ton autoritaire :
— Dégagez-les-moi d’ici. On n’a pas besoin d’avoir de public en guise de comité d’accueil.
Les flics se mirent au garde-à-vous et obéirent immédiatement.
Pourquier passa à côté du premier local puis en dessous de la tribune qui tombait doucement en ruine, seule témoin de ce qui avait pu se passer en plus des grands poteaux gris et sinistres qui le toisaient de leurs verres fatigués et abîmés. Derrière lui, il entendait la rumeur de la rivière qui semblait grossir, comme si elle avait deviné le drame qui s’était joué à quelques mètres de son lit. Des policiers s’affairaient autour du local dont les fenêtres étaient recouvertes d’épais panneaux tandis que d’autres étaient sur la route qui surplombait l’édifice pour réguler le peu de trafic qu’il y avait. Alexandre se fit une place et entra dans la pièce illuminée par les lampes qui projetaient leur lumière aveuglante dans le moindre recoin, éclairant chaque aspérité.
L’atmosphère y était lourde et chaude comme dans un sauna. Le toit crevé ne suffisait pas à aérer l’endroit qui sentait le renfermé. Des planches brisées et autres déchets jonchaient le sol alors que les murs étaient couverts de tags plus ou moins anciens que le commissaire n’aurait su déchiffrer. Pourquier détourna vivement le regard du chien allongé dans un coin de la pièce autour duquel s’affairaient deux policiers en blouse blanche. Depuis ses plus jeunes années, il avait été habitué à vivre en compagnie d’animaux. Il avait connu un premier chien, baptisé Norbert. Il avait d’emblée trouvé ce prénom horrible et en avait voulu à ses parents pendant de longues semaines, avant de finir par s’habituer, puis de l’appeler par un autre sobriquet plus doux à son sens. Ses parents avaient fini par adopter plusieurs chats que la famille avait gardés des années durant. Alexandre se souvenait encore de l’un d’entre eux qui prenaient un malin plaisir à leur ramener ses trophées de chasse chaque matin sur la terrasse. Puis, lorsqu’il s’était émancipé, il n’avait pas désiré prendre d’animaux dans les premières années de sa vie de célibataire, avant finalement de tomber sous le charme d’un magnifique persan au long pelage doux et gris. Le commissaire pensa qu’il n’était pas près de retourner auprès de lui et que son chat devrait s’occuper seul pendant un moment.
Alexandre Pourquier reporta son attention sur la victime. Les spots lumineux l’éclairaient comme un phare en pleine nuit, plongeant le reste de l’ancienne buvette dans une pénombre relative. Le vieil homme était couché sur le dos, les bras en croix. Le sourire fixé sur les lèvres du mort perturba le commissaire, comme si le retraité était heureux de partir. Ses yeux sans vie demeuraient ouverts, et Pourquier crut y déceler une flamme qui s’éteignit aussi rapidement qu’elle était apparue. À sa droite, un flic en blouse blanche s’arrêta auprès de lui, un bloc-notes à la main.
— D’après les papiers d’identité qu’il portait sur lui, notre homme s’appelait Joseph Caspi et avait 78 ans. Pas de famille connue pour le moment, mais nous sommes en train de procéder à quelques vérifications auprès de la mairie.
— Les causes du décès ? demanda Pourquier d’une voix blanche.
— Coups portés par un objet contondant au niveau du crâne. Je pencherais plutôt pour une masse ou quelque chose dans ce genre vu les dégâts provoqués par les impacts. Nous en avons un au niveau de l’arrière de la tête qui a dû le projeter à terre, puis un coup au niveau des côtes qui en a cassé plusieurs, un troisième l’a touché à la poitrine, endommageant sa cage thoracique, puis le dernier, au sommet du crâne. Si je peux m’exprimer ainsi, le pauvre homme a eu de la chance dans son malheur. En l’achevant avec ce dernier coup, son assassin lui a évité une mort lente et douloureuse. Le coup à la poitrine avait de toute façon occasionné beaucoup trop de dégâts pour qu’une personne de son âge puisse s’en sortir.
— Et le chien ?
Pourquier vit le policier déglutir. Paradoxalement, le décès de l’animal semblait plus le toucher que celui du vieil homme, lui qui avait l’habitude de côtoyer la violence du crime de près.
— Il semblerait qu’il soit resté avec son maître jusqu’à la fin. Nous sommes en train de faire des analyses toxicologiques, mais on pense fortement à un empoisonnement.
— De quelle nature ? Comment le poison a-t-il été administré ?
— Nous en saurons plus après les analyses. Tout est déjà parti pour le labo et nous avons appelé un vétérinaire pour constater le décès et emporter le corps.
Le commissaire reporta son attention sur le cadavre. Le même sourire était toujours figé sur les lèvres du vieil homme et contrastait avec la violence de la scène. Le bruissement des charlottes et des protections aux pieds enfilées par les flics agressaient les oreilles d’Alexandre comme un avion lancé à pleine puissance sur le tarmac, s’apprêtant à décoller pour rejoindre les cieux vers d’autres destinations. Une large tache sombre s’étendait sous la tête de Caspi. Par endroits, quelques esquilles d’os et de cervelle étaient mélangées, rendant la vision du cadavre abominable. Pourquier pouvait voir un renfoncement au niveau de la poitrine du vieil homme et du sang maculait le t-shirt du mort sur son flanc gauche.
— Mais qui a bien pu s’en prendre avec une telle sauvagerie à un homme de son âge… dit le commissaire à voix haute, sans attendre particulièrement de réponse.
— Ça, c’est votre affaire, lui répondit le médecin légiste. Je vous transmettrai toutes les données que nous avons dès que possible.
— Merci, monsieur… Sirois, dit-il en jetant un coup d’œil au badge du docteur.
Sirois se détourna et se dirigea vers le chien avant de s’entretenir avec ses collègues. Pourquier fit plusieurs pas de côté pour contempler la scène sous tous les angles et analyser son environnement. L’entrée n’était possible que par un seul endroit, sauf si l’assassin était d’une nature athlétique. Dans ce cas, l’entrée par le toit était parfaitement possible en s’appuyant sur les rebords des anciennes fenêtres maintenant condamnées. Le commissaire relégua l’hypothèse du toit au second rang, se rendant compte que la plateforme ne devait pas être assez solide pour supporter le poids d’un homme dans la force de l’âge. Il se promit tout de même de faire les vérifications nécessaires. Il espéra que la police scientifique avait pris les précautions nécessaires avant de piétiner la scène de crime et les environs du cabanon. Il songea au modus operandi de l’agresseur : si le tueur avait attaqué Joseph ici et à ce moment, cela voulait dire qu’il connaissait sur le bout des doigts l’emploi du temps du vieil homme et qu’il l’avait attendu dans l’ombre du local jusqu’à ce qu’il apparaisse. La froideur et la cruauté du meurtre lui arrachèrent un frisson. Alexandre Pourquier savait qu’il avait en face de lui un homme méthodique et déterminé. Peut-être avait-il observé Caspi durant des jours, bien qu’il ne doutât pas que le retraité eut une routine bien ancrée. Le commissaire ressortit de la pièce dans laquelle il commençait à étouffer. L’odeur âcre du sang et de la poussière lui saisissait la gorge et il avait besoin de prendre un grand bol d’air pour faire le point sur les derniers événements. En voyant les blouses blanches s’activer, il se demandait toujours comment elles pouvaient évoluer ainsi, avec autant de rapidité dans un milieu aussi atroce. L’un d’entre eux lui avait répondu un jour avec fatalisme qu’il s’y était fait et qu’il s’efforçait d’avoir suffisamment de détachement pour ne pas se laisser envahir par les émotions et les odeurs. Encore plus lorsqu’il s’agissait d’enfants. Le pauvre chien revint en courant dans sa mémoire. Comme une vision, Pourquier le vit se balader la veille au soir, gambadant dans les hautes herbes de l’ancien terrain de foot, puis, à cette image se succéda celle du corps inerte de l’animal, sur le flanc dans l’ancienne buvette.
Derrière lui, le commissaire entendit un crissement de roues sur les graviers. Une vieille Honda Jazz rouge projeta des gerbes de poussière en direction du pont. Une femme en descendit et se dirigea d’un pas décidé vers les deux plantons qui avaient été chargés d’éloigner les promeneurs un peu plus tôt. Une voix aiguë s’éleva au-dessus du ton ferme des deux flics qui s’efforçaient de conserver leur calme, mais Alexandre ne parvint pas à saisir ce qu’elle disait. Les sourcils froncés, il s’approcha. La femme devait avoir une quarantaine d’années, mais son allure ronde lui en donnait une dizaine de plus. Elle n’était pas très grande et semblait directement sortie du lit. Des chaussures de sport aux pieds, un legging dépassé, menaçant de craquer et un vieux t-shirt délavé constituaient sa tenue. Derrière elle, sa Honda toussotait et crachait une fumée noirâtre. La voiture devait être en aussi bonne santé que la dame qu’il avait devant elle. Ses yeux marron couraient entre les deux flics et Pourquier qui faisait ce qu’il pouvait pour masquer son dégoût.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il se passe ? demanda-t-elle de sa voix de crécelle.
— Madame… ? se contenta de répondre le commissaire.
La femme parut se tasser un peu plus dans ses habits et prit une mine gênée.
— Éloïse Chaussée, répondit-elle en tendant la main. Je suis la maire du village.
Alexandre hésita un moment puis serra les doigts boudinés de la femme qu’il avait devant lui. Une poigne molle et une main moite. Tout ce qu’il détestait. D’un geste discret, il s’essuya dans le revers de son jean. Il s’efforça de paraître aussi agréable qu’il le pouvait.
— Madame Chaussée, il ne serait pas prudent d’en parler ici.
— Allons dans mon bureau, à la mairie. Personne ne doit encore être là à cette heure et nous y serons tranquilles.
Pourquier acquiesça d’un mouvement de tête. Il donna plusieurs instructions dans son talkie-walkie avant de se diriger vers sa voiture. Ses deux adjoints arriveraient dans les minutes qui suivent pour s’occuper de la scène de crime. Éloïse Chaussée l’attendait déjà dans sa Jazz, la mine inquiète. Le commissaire soupira. L’idée même d’un entretien avec la maire lui donnait la nausée.
Pourquier avait suivi Chaussée, fermant les fenêtres pour ne pas sentir les odeurs toxiques des fumées qui sortaient du pot d’échappement de la Honda. Ils avaient retraversé le pont à toute vitesse avant de remonter plus doucement vers le centre du village. Les gens commençaient à sortir pour se balader en ce week-end estival. Le commissaire voyait des couples de personnes âgées se diriger vers la boulangerie pour y chercher leur pain et le journal local, tandis que d’autres fourrageaient déjà dans leur jardin. La température était encore douce, mais le thermomètre allait grimper un peu plus dans la journée. Pourquier s’essuya le front d’un revers de manche. Il se promit de troquer son uniforme à la première occasion pour revêtir quelque chose de plus léger. Alexandre détestait la chaleur et ne portait pas l’été dans son cœur. Sa saison préférée était le printemps. Pas de grosses chaleurs et un temps idéal pour vivre. La sortie de la saison estivale lui était également agréable puisque le soleil se faisait plus doux, ne terrassant plus les organismes en les accablant de ses rayons brûlants. La chemise du commissaire commençait à lui coller à la peau. Il remua pour se sentir plus à l’aise. À gauche, les eaux vives du Soc s’en allaient vers l’horizon avec vigueur. De temps à autre, la lumière du soleil venait se refléter dans une vaguelette, aveuglant momentanément Alexandre, avant de disparaître presque aussitôt.
Il laissa la rivière derrière lui puis continua de remonter le village. Il s’arrêta au stop, puis, après un rapide temps d’arrêt, s’engagea à droite sur la principale artère qui traversait Saint-Barthélemy-sur-Soc avant de tourner directement à gauche. Le commissaire déboucha sur une esplanade. À sa droite, l’église déployait sa grande masse de pierres blanches vers les cieux, dominée en son bout par deux tours. En étudiant l’histoire et la géographie locale, Pourquier savait que l’église de Saint-Barthélemy avait une spécificité peu commune en France, celle d’avoir deux clochers. Elle parut immense, presque intimidante à Alexandre. Il se gara au pied d’un panneau qui lui indiquait qu’il se trouvait Place de la Commune. En dessous, un petit laïus lui indiquait l’origine du nom de la place, mais le commissaire s’en détourna, observant du coin de l’œil que la maire du village venait de se garer à l’ombre d’un imposant peuplier. À l’exception des deux gros arbres qui bordaient l’entrée de la mairie, la place était totalement à découvert, laissée aux assauts incessants des intempéries et du soleil. D’ailleurs, à l’image d’un désert, personne ne semblait vouloir s’y risquer, préférant l’ombre fraîche des maisons sur la rue principale. Il sortit avec soulagement de son véhicule et s’avança vers le portail. Le fronton du bâtiment affichait l’inscription « MAIRIE » en lettres capitales, dominée par deux drapeaux tricolores et un drapeau européen.
— Le bâtiment de droite est utilisé par l’école maternelle du village, lui indiqua Éloïse Chaussée. Mais vous devez déjà le savoir.
En effet, le commissaire le savait déjà.
— À gauche, les locaux sont utilisés par diverses associations lors de leurs assemblées, et par les services périscolaires. Les cantonniers ont aussi une place pour ranger leur matériel d’entretien du village, ainsi qu’un garage.
Le commissaire entra dans la cour pavée à la suite de Chaussée. Les blocs de pierre avaient été disposés en damier dans une succession de gris et de blanc immaculé. Des massifs de buis et de rhododendrons donnaient une touche de couleur à l’endroit, végétalisant un peu plus une cour faite de béton, de crépis et de pierres. La maire se dirigea vers la porte devant elle et l’ouvrit d’un tour de clef, écartant le rideau occultant au passage. Le commissaire accueillit la fraîcheur du lieu avec un grand soulagement.
— Il fait souvent très bon ici lorsque les étés sont chauds. L’édifice est ancien, la pierre conserve la fraîcheur. L’inconvénient, c’est que les hivers sont glaciaux, et chauffer une bâtisse comme celle-ci coûte de l’argent. Je vous épargne la visite, montons directement à l’étage.
Le bâtiment avait l’odeur du vieil immeuble. Elle n’était pas si désagréable au commissaire qui avait l’habitude des vieilles habitations de campagne où se mêlaient les effluves de poussières, de bois et de renfermé pour y avoir passé de longs moments dans son enfance. Les marches de l’escalier grincèrent sous leur poids cumulé alors que la maire s’appuyait sur la rambarde en fer forgée pour faciliter sa montée. Pourquier en fit de même, le froid du matériau le rafraîchissant quelque peu. Ils débouchèrent dans un couloir sombre dont chaque porte était tirée. Éloïse Chaussée se dirigea vers celle qui leur faisait face et, après avoir sorti un trousseau de clefs et déverrouillé la serrure, ouvrit la porte à la volée. Le bureau était assez spacieux et un peu à l’ancienne. Le parquet craquait sous leurs pieds et une vague odeur d’anciens livres vint immédiatement chatouiller les narines d’Alexandre. Il en trouva l’origine en regardant sur sa droite où une étagère remplie de vieux ouvrages et de documents trônait. Le commissaire repéra ce qui ressemblait au cadastre, des cartes routières repliées qui n’avaient pas dû servir depuis des années et de grands albums sur l’histoire et la géographie du pays du Soc et de Saint-Barthélemy. À gauche, une table ronde mangeait la moitié de la place et deux plantes vertes venaient habiller la pièce, la rendant moins austère. Le bureau en chêne verni tournait le dos aux fenêtres et était face à la porte. Au-dessus, entre les deux baies vitrées qui donnaient sur la cour, l’esplanade puis l’église en dernier plan, le portrait d’Emmanuel Macron dominait la pièce. Un joli petit bureau à l’ancienne, se dit Alexandre Pourquier qui n’aurait pas craché sur celui-ci au commissariat.
— Je suis désolée pour l’odeur de poussière, dit Chaussée, c’est que je n’ai pas touché à la bibliothèque depuis un moment…
— Ne vous en faites pas, lui répondit Alexandre que cela n’étonnait guère, cela ne me dérange absolument pas, bien au contraire, je suis plutôt friand de ces ambiances.
La maire lui répondit par un léger rictus qui trahissait sa nervosité.
— Je vous offre quelque chose à boire ?
— Un verre d’eau ne serait pas de refus, admit le commissaire.
Chaussée sortit de son bureau aussi vivement que ses petites jambes pouvaient le lui permettre. Pourquier entendit l’eau couler puis une porte se fermer. Il détacha un bouton de sa chemise et déposa sa veste sur le rebord de son fauteuil qui faisait face à celui de la maire. Il l’entendit entrer derrière lui puis la vit lui tendre le verre qu’il vida d’un trait. L’eau fraîche lui fit du bien et les pulsations de son cœur se calmèrent doucement, retrouvant leur rythme normal. Éloïse Chaussée s’avachit sur le fauteuil qui souffla sous son poids et déclara :
— Allons-y, expliquez-moi la situation.
Elle joignit ses deux mains sur son bureau parfaitement verni à la manière d’un comptable qui informe son client d’une conjoncture critique à venir.
— Vous n’êtes pas sans ignorer que je ne peux vous révéler tous les détails de l’affaire pour le moment, débuta Alexandre sur un ton prudent.
— Oui bien sûr et je le comprends, dit la maire en éludant la remarque d’un revers de main. Dites-m’en plus sur ce qu’il s’est passé.
_Monsieur Joseph Caspi a été assassiné cette nuit aux abords de l’ancien terrain de football de Saint-Barthélemy-sur-Soc.
Chaussée ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Elle resta interdite pendant quelques secondes et le silence s’installa entre eux. Pourquier se retint d’éclater de rire devant l’air niais de la maire et préféra enchaîner.
— En tant que maire du village, vous devez disposer d’informations que je n’ai pas. Pourrais-je également avoir accès à l’état civil ?
— Comment a-t-il été tué ? demanda son interlocutrice, toujours sonnée par ce qu’elle venait d’entendre.
— Je suis désolé, je ne suis pas en mesure de vous révéler cela.
La maire se redressa pour retrouver de la contenance et alluma l’écran de son ordinateur tandis qu’une ombre fugace passait sur son visage. En quelques touches, elle se connecta à son accès puis ouvrit un logiciel que le commissaire ne parvint pas à identifier. Elle pianota rapidement sur le clavier puis tourna l’écran vers le commissaire qui vit des inscriptions s’afficher.
— Nous avons ici l’état civil de tous les habitants de Saint-Barthélemy-sur-Soc. Joseph Caspi apparaît ici.
Elle cliqua sur le nom de la victime et une nouvelle page s’ouvrit.
— Date et lieu de naissance, conjoint, famille… Tout y est. En revanche, toutes les données d’avant-guerre ne sont pas encore informatisées. Il vous faudra descendre aux archives pour les consulter, en espérant que rien ne se soit envolé depuis.
— Pouvez-vous me sortir une copie de tout cela ?
— Bien sûr, répondit-elle.
L’imprimante située dans un coin se mit en marche et cracha une petite pile de feuillets que la maire compacta en les claquant sur son bureau avant de les tendre au commissaire. Celui-ci les glissa dans une pochette qu’elle mit à sa disposition et réengagea la conversation.
— Connaissiez-vous Joseph Caspi ? lui demanda-t-il.
— Comme presque tout le monde dans le village, répondit-elle. C’était un habitué du bistrot au coin de l’esplanade. Il y venait pour lire le journal, discuter avec ses vieux amis et jouer avec eux. Encore plus depuis le décès de sa femme, Yvonne, il y a six ans.
— De quoi est-elle décédée ?
— Je ne sais plus exactement, mais on m’a parlé d’une crise cardiaque. Je n’étais pas encore maire à l’époque, mais j’étais présente à l’enterrement. Je peux vous dire qu’il y avait un paquet de monde. Yvonne Caspi était vraiment appréciée ici. Vous pourrez demander au prêtre de l’église, Philip Fortin. Il est un peu dur de la feuille, mais il connaît presque tout le monde, il pourra vous renseigner.
Pourquier avait déjà pensé à rencontrer le prêtre lors de l’enterrement de Caspi dans les prochains jours, mais nota le nom de l’ecclésiastique. Peut-être qu’il aurait l’occasion de le rencontrer plus tôt.
— Savez-vous si quelqu’un aurait pu lui en vouloir ou lui connaissez-vous une quelconque inimitié ?
— Absolument pas, rétorqua catégoriquement Éloïse Chaussée. C’était quelqu’un de respectable et de respecté. Tout le monde s’arrêtait pour lui faire un signe et caresser Goldy, son meilleur ami à quatre pattes.
Les yeux de la maire s’embuèrent un instant.
— Avez-vous connaissance de l’identité de ses amis ? enchaîna le commissaire qui enregistrait mentalement l’ensemble des informations.
— Je ne les connais pas personnellement, mais je sais que vous pourrez les rencontrer Chez Blanche pour la plupart d’entre eux, ou dans le restaurant un peu plus bas dans la rue.
Des coups sourds résonnèrent contre la porte, puis, sans attendre de réponse, un individu pénétra précipitamment dans la pièce.
— Éloïse ? Que s’est-il passé ? tonna-t-il d’une voix caverneuse.
Le bonhomme était petit et trapu. Son front semblait ne plus avoir de fin et continuait de s’étendre sur son crâne dénué de cheveux. Une tache de naissance brune noircissait sa tempe droite, comme si du sang avait coagulé à cet endroit. Alexandre ne le remarqua qu’au bout de quelques instants, mais l’homme qui se tenait devant lui était parfaitement imberbe, comme s’il ressortait d’une longue chimiothérapie. Cette absence de pilosité renforçait l’intensité de ses deux yeux enfoncés dans leur orbite et d’un bleu glacial. En remarquant Alexandre, sa mine se ferma.
— Désolé, je n’avais pas remarqué que tu étais en rendez-vous.
— Commissaire… commença-t-elle, se rendant compte qu’elle n’avait même pas demandé son nom au policier devant elle.
— Pourquier, répondit Alexandre d’un ton neutre.
— Commissaire Pourquier, je vous présente Bruce Hébert, mon premier adjoint.
Les deux hommes se saluèrent d’un signe de tête.
— Nous avions terminé, le rassura Pourquier. J’allais m’en aller. Je vous remercie pour toutes ces informations, Madame Chaussée. Je vous tiendrai informée de nos avancées.
Dans sa poche, son portable se mit à vibrer.
— Je me tiens à votre disposition, indiqua la maire.
Il prit congé et laissa les deux élus derrière lui. Il consulta son portable en redescendant les marches et vit qu’il avait un appel manqué de Suzie Loiselle, son adjointe. Il appuya sur la touche pour la rappeler. Loiselle décrocha dès la première sonnerie.
— Où en sommes-nous ? demanda-t-il.
— Ils sont en train de faire les dernières constatations. Ils emmènent le corps dans une dizaine de minutes à peu près.
— Laisse du monde pour éviter les curieux et rejoins-moi au commissariat pour faire un point. Prends Caillat avec toi. Il est volontaire et nous sera d’une grande aide. À tout de suite.
Il raccrocha avant d’avoir passé la grille de la mairie. Le soleil de plomb lui cuisait les épaules, collant sa chemise à son dos. Un coup d’œil en arrière lui apprit que la maire et son adjoint étaient plantés derrière la fenêtre le regardant partir chacun d’un air dur et inquiet. Le commissaire observa un attroupement de l’autre côté de l’esplanade. Quelques regards fusèrent dans sa direction. Nul doute que la rumeur allait se répandre comme une traînée de poudre. Il faudrait agir vite. Première étape, troquer sa tenue contre une autre plus légère. La seconde, débuter l’enquête sans plus attendre.