2,49 €
En 1856, une jeune Hongroise de 23 ans, Lilla Bulyovsky, arrive chez Dumas recommandée par son ami Saphir. Artiste dramatique, elle a envie de découvrir Paris avec Dumas pour guide. Celui-ci lui donne des lettres de recommandation, dîne avec elle deux à trois fois par semaine, l'emmène au théâtre et la présente à ses amis. A la fin de son séjour, sensible à son charme, même si les choses ont été clarifiées dès le début par Lilla, Dumas décide de l'accompagner un bout de chemin. Ils passent ainsi par Bruxelles et Spa où elle se sent tellement nerveuse et souffrante que Dumas se sert de son pouvoir de magnétisme pour la soulager. Puis ils descendent le Rhin de Coblence à Mayence, voyage pendant lequel ils sympathisent avec une Viennoise. Dumas leur raconte alors l'aventure d'amour qu'il a vécue à Palerme en 1836 avec Maria D. Enfin, ils arrivent à Mannheim où Dumas se sert de sa notoriété pour introduire Lilla auprès de Mme Schroeder, grande artiste allemande qui l'accueillera comme élève, marquant ainsi la fin du voyage. Dumas rentre alors en France. Ils ne se reverront jamais...
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Seitenzahl: 158
Veröffentlichungsjahr: 2019
Le récit Une aventure d’amour est publié pour la première fois en feuilleton dans le Monte-Cristo d’octobre 1859 à janvier 1860. Une première édition française en volume a paru en 1862. Le volume était complété par Herminie.
Romancé, ce récit rappelle pourtant une liaison de l’auteur avec une célèbre cantatrice, Caroline Ungher, née en Hongrie en 1803, qui chanta sur toutes les scènes d’Europe.
Un matin de l’automne de 1856, mon domestique, malgré l’ordre exprès que je lui avais donné de ne pas me déranger, ouvrit ma porte, et, en réponse à la grimace fort significative qu’il distingua sur mon visage, me dit :
– Monsieur, elle est fort jolie.
– Qui cela, imbécile ?
– La personne pour laquelle je me permets de déranger monsieur.
– Et que m’importe qu’elle soit jolie ? Tu sais bien que, quand je travaille, je n’y suis pour personne.
– Et puis elle vient, continua-t-il, de la part d’un ami de monsieur.
– Le nom de cet ami ?
– Qui habite Vienne.
– Le nom de cet ami ?
– Oh ! monsieur, un drôle de nom, un nom comme rubis ou diamant.
– Saphir ?
– Oui, monsieur, Saphir, c’est cela.
– C’est autre chose, alors ; fais monter dans l’atelier, et descends-moi une robe de chambre.
Mon domestique sortit.
J’entendis un pas léger qui passait devant la porte de mon cabinet ; puis M. Théodore descendit, ma robe de chambre sur le bras.
Quand je donne à un domestique ce signe de considération de l’appeler monsieur, c’est qu’il est remarquable par son idiotisme ou sa friponnerie.
J’ai eu près de moi trois des plus beaux spécimens de ce genre que l’on puisse rencontrer : M. Théodore, M. Joseph et M. Victor.
M. Théodore n’était qu’idiot, mais il l’était bien.
Je constate ceci en passant, afin que le maître chez lequel il est en ce moment, si toutefois il a un maître, ne le confonde pas avec les deux autres.
Au reste, l’idiotisme a un grand avantage sur la friponnerie : on voit toujours assez tôt que l’on a un domestique idiot ; on s’aperçoit toujours trop tard que l’on a un domestique fripon.
Théodore avait ses protégés ; ma table est toujours d’une assez large circonférence pour que deux ou trois amis viennent s’y asseoir sans y être attendus. Ils ne trouvent pas toujours bon dîner, mais ils trouvent toujours bon visage.
Eh bien, les jours où le dîner était bon selon le goût de M. Théodore, M. Théodore prévenait ceux de mes amis ou de mes connaissances qu’il préférait aux autres.
Seulement, selon le degré de susceptibilité des gens, il disait aux uns :
– M. Dumas disait ce matin : « Il y a longtemps que je n’ai vu ce cher Un tel ; il devrait bien venir me demander à dîner aujourd’hui. »
Et l’ami, certain de prévenir un désir, venait me demander à dîner.
Aux autres, moins susceptibles, Théodore se contentait de dire, en les poussant du coude :
– Il y a un bon dîner aujourd’hui ; venez donc.
Et, sur cette invitation, l’ami, qui ne fût probablement pas venu sans cela, venait dîner.
Je cite un détail de la grande personnalité de M. Théodore ; s’il me fallait compléter le portrait, j’y emploierais tout un chapitre.
Revenons donc à la visite annoncée par M. Théodore.
Revêtu de ma robe de chambre, je me hasardai à monter jusqu’à l’atelier. En effet, j’y trouvai une charmante jeune femme, grande de taille, éclatante de blancheur, avec des yeux bleus, des cheveux châtains, des dents magnifiques ; elle avait une robe de taffetas gris-perle montant jusqu’au cou, un châle de façon et d’étoffe arabes, et un de ces charmants chapeaux, malheureusement un peu réprouvés par le goût à Paris, et qui vont si bien même aux femmes laides ou qui ne sont plus jeunes, que l’Allemagne les a surnommés un dernier essai.
L’inconnue me tendit une lettre sur l’adresse de laquelle je reconnus l’indéchiffrable griffonnage du pauvre Saphir.
Je mis la lettre dans ma poche.
– Eh bien, me dit la visiteuse avec un accent étranger fortement prononcé, vous ne lisez pas ?
– Inutile, madame, lui répondis-je ; j’ai reconnu l’écriture, et votre bouche est assez gracieuse pour que je désire savoir d’elle-même ce qui me procure l’honneur de votre visite.
– Mais je désire vous voir, voilà tout.
– Bon ! vous n’avez pas fait le voyage de Vienne exprès pour cela ?
– Qui vous le dit ?
– Ma modestie.
– Pardon, mais vous ne passez pas pour modeste, cependant.
– J’ai mes jours de vanité, c’est vrai.
– Lesquels ?
– Ceux où les autres me jugent et où, moi, je me compare.
– À ceux qui vous jugent ?
– Vous avez de l’esprit, madame... Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.
– Si je n’avais été que jolie, vous ne m’eussiez donc pas fait cette invitation ?
– Non, je vous en eusse fait une autre.
– Dieu ! que les Français sont fats !
– Ce n’est pas tout à fait leur faute.
– Eh bien, moi, en quittant Vienne pour venir en France, j’ai fait un vœu.
– Lequel ?
– Celui de m’asseoir, tout simplement.
Je me levai et je saluai.
– Me ferez-vous la grâce de me dire à qui j’ai l’honneur de parler ?
– Je suis artiste dramatique, Hongroise de nation ; je me nomme madame Lilla Bulyowsky ; j’ai un mari que j’aime et un enfant que j’adore. Si vous aviez lu la lettre de notre ami commun Saphir, il vous disait tout cela.
– Croyez-vous que vous n’avez pas gagné à me le dire vous-même ?
– Je n’en sais rien ; la conversation, avec vous, prend de si singulières tournures !
– Libre à vous de la remettre sur la route qu’il vous conviendra.
– Bon ! vous êtes sans cesse à lui donner des coups de coude, pour la pousser à droite ou à gauche.
– À gauche, surtout.
– C’est justement le côté où je ne veux pas aller.
– Alors, marchons droit et devant nous.
– J’ai bien peur que ce ne soit pas possible.
– Vous allez voir que si... Redites ce que vous venez de me dire ; vous êtes ?...
– Artiste dramatique.
– Que jouez-vous ?
– Tout : le drame, la comédie, la tragédie. J’ai, par exemple, joué à peu près toutes vos pièces, depuis Catherine Howard jusqu’à Mademoiselle de Belle-Isle.
– Et sur quel théâtre ?
– Sur celui de Pesth.
– En Hongrie, alors ?
– Je vous ai dit que j’étais Hongroise.
Je poussai un soupir.
– Vous soupirez ? me demanda Mme Bulyowsky.
– Oui ; un des plus charmants souvenirs de ma vie se rattache à une de vos compatriotes.
– Bon ! voilà que vous poussez encore la conversation à gauche.
– La conversation, pas vous. Imaginez donc... Mais non, continuez.
– Pas du tout. Vous alliez raconter une histoire ; racontez-la.
– Pour quoi faire ?
– Pour m’amuser, donc ! Tout le monde peut vous lire, et il n’est pas donné à tout le monde de vous entendre.
– Vous voulez me prendre par l’amour-propre.
– Moi, je ne veux pas vous prendre du tout.
– Alors, ne nous occupons pas de moi. Vous êtes artiste dramatique, vous êtes Hongroise de nation, vous vous nommez Mme Lilla Bulyowsky, vous avez un mari que vous aimez, une enfant que vous adorez, et vous venez à Paris pour me voir.
– D’abord.
– Très bien ; et après moi ?
– Voir tout ce qu’on voit à Paris.
– Et qui vous fera voir tout ce que l’on voit à Paris ?
– Vous, si vous voulez.
– Vous savez qu’on ne nous aura pas vus trois fois ensemble que l’on dira une chose...
– Laquelle ?
– Que vous êtes ma maîtresse.
– Qu’est-ce que cela fait ?
– À la bonne heure !
– Sans doute, à la bonne heure ; ceux qui me connaissent sauront bien le contraire, et, quant à ceux qui ne me connaissent pas, que m’importe ce qu’ils peuvent dire ?
– Vous êtes philosophe.
– Non, je suis logique. J’ai vingt-cinq ans ; on m’a dit si souvent que j’étais jolie, que j’ai pensé qu’autant valait le croire pendant que c’était vrai que quand cela ne le serait plus. Vous n’imaginez pas que j’ai quitté Pesth pour venir à Paris toute seule, sans même une femme de chambre, avec la conviction qu’on ne tâcherait pas de mordre sur moi. Eh bien, cela ne m’a point arrêtée ; qu’on morde ! mon art avant tout !
– Alors, votre voyage à Paris est une affaire d’art ?
– Pas autre chose ; j’ai voulu voir vos grands poètes pour savoir s’ils ressemblaient aux nôtres, et vos grands artistes dramatiques pour savoir si j’avais quelque chose à leur prendre ; j’ai demandé à Saphir une lettre pour vous, il me l’a donnée, et me voilà. Avez-vous quelques heures à me consacrer ?
– Toutes les heures que vous voudrez.
– Eh bien, j’ai un mois à rester à Paris, six mille francs à y dépenser tant pour mes achats que pour mon plaisir, et mille francs pour m’en retourner à Pesth. Supposez que Saphir vous ait adressé un étudiant de Leipzig ou de Heidelberg au lieu d’une artiste dramatique du théâtre de Pesth, et arrangez-vous en conséquence.
– Alors, vous dînerez avec moi ?
– Chaque fois que vous serez libre.
– Ces jours-là, nous irons au spectacle.
– Très bien.
– Tenez-vous à ce qu’il y ait une troisième personne avec nous ?
– Aucunement.
– Et vous vous moquerez de ce que l’on pourra dire ?
– Si vous aviez lu la lettre de Saphir, vous eussiez vu un paragraphe tout entier consacré à ce chapitre.
– Je lirai la lettre de Saphir.
– Quand cela ?
– Quand vous serez partie.
– Alors, donnez-moi deux ou trois lettres d’introduction, et je pars : une pour Lamartine, une pour Alphonse Karr, une pour votre fils. À propos, j’ai joué sa Dame aux Camélias, à votre fils.
– Je n’ai pas besoin de vous donner de lettre pour lui ; nous dînerons demain ensemble, si vous voulez.
– Je veux bien. On m’a dit que madame Doche était charmante dans la Dame aux Camélias.
– Madame Doche dînera avec nous et se chargera de vous conduire quelque part.
– Où cela ?
– Où elle voudra. Il faut donner quelque chose au hasard, dans ce monde.
– Vous me raconterez un jour votre histoire avec ma compatriote.
– Si cela vous fait bien plaisir...
– Oui.
– Quand ?
– Quand je vous le demanderai.
– À merveille !
– Maintenant, mes lettres ; vous comprenez, voilà six ans que j’économise pour venir à Paris ; je n’y reviendrai probablement jamais ; je n’ai pas de temps à perdre.
Je descendis à mon bureau, et j’écrivis les deux ou trois lettres que m’avait demandées madame Bulyowsky ; je remontai et les lui donnai.
J’allais lui baiser la main quand elle m’embrassa franchement sur les deux joues.
– Ne vous ai-je pas annoncé que vous aviez affaire à un étudiant de Leipzig ou de Heidelberg ?
– Oui.
– Eh bien donc, à l’allemande : ou la poignée de main ou l’accolade.
– Va pour l’accolade ; il y a un proverbe, en France, qui dit que, d’une mauvaise paye, il faut tirer ce que l’on peut. Ainsi donc à demain, à dîner.
– À demain, à dîner. Où ?
– Ici.
– À quelle heure ?
– À six heures.
– Très bien ; si je suis en retard de quelques minutes, il ne faut pas m’en vouloir.
– De même que, si vous êtes en avance de quelques minutes, il ne faut pas vous en savoir gré ?
– Non, j’ai du plaisir à être avec vous, et, si je suis en avance, je serai en avance pour ma propre satisfaction. À demain.
Et elle descendit légèrement l’escalier, se retournant au palier pour me jeter un dernier signe d’amitié.
À la porte de mon cabinet de travail, je trouvai M. Théodore, les yeux écarquillés et la bouche souriante.
– Eh bien, monsieur voit que je ne suis pas encore si bête qu’il le dit ?
– Non, repris-je ; mais vous êtes encore plus sot que je ne le croyais.
Et je rentrai dans mon cabinet, le laissant tout ébahi.
Pendant un mois, je dînai deux ou trois fois par semaine avec madame Bulyowsky, et, deux ou trois fois par semaine, je la conduisis au spectacle.
Je dois dire que nos étoiles l’éblouirent peu, à part Rachel. Madame Ristori n’était point à Paris.
Un matin, elle arriva chez moi.
– Je pars demain, dit-elle.
– Pourquoi partez-vous demain ?
– Parce qu’il me reste juste assez d’argent pour retourner à Pesth.
– En voulez-vous ?
– Non ; j’ai vu à Paris tout ce que je voulais y voir.
– Combien vous reste-t-il ?
– Mille francs.
– C’est plus qu’il ne vous faut, de moitié.
– Non ; car je ne vais pas directement à Vienne.
– Voyons votre itinéraire ?
– Voici : je vais à Bruxelles, à Spa, à Cologne ; je remonte le Rhin jusqu’à Mayence, et, de là, à Mannheim.
– Que diable allez-vous faire à Mannheim ? Werther s’est brûlé la cervelle et Charlotte est trépassée.
– Je vais voir madame Schrœder.
– La tragédienne ?
– Oui ; la connaissez-vous ?
– Je l’ai vue jouer une fois à Francfort ; mais j’ai beaucoup connu ses deux fils et sa fille.
– Ses deux fils ?
– Oui.
– Je n’en connais qu’un, Devrient.
– Le comédien ; moi, je connais l’autre, le prêtre, qui demeure à Cologne, derrière l’église Saint-Gédéon ; si vous voulez, je vous donnerai une lettre pour lui.
– Merci, c’est à sa mère que j’ai affaire.
– Que lui voulez-vous ?
– Je suis Hongroise, je vous l’ai dit ; je joue la comédie, le drame et la tragédie en hongrois. Eh bien, je suis lasse de ne parler qu’à six ou sept millions de spectateurs ; je voudrais jouer la comédie en allemand, pour parler à trente ou quarante millions d’hommes. Pour cela, je veux voir madame Schrœder, répéter en allemand une scène devant elle, et, si elle me donne l’espoir qu’avec un an de travail je puis perdre ce que j’ai d’accent, je vends quelques diamants, j’habite les villes qu’elle habitera, je la suis comme dame de compagnie, comme femme de chambre, si elle veut, et, au bout d’un an, je me lance sur les théâtres de l’Allemagne... Eh bien, qu’y a-t-il ?
– Il y a que je vous admire.
– Non, vous ne m’admirez pas ; vous trouvez cela tout simple ; je suis horriblement ambitieuse, j’ai eu de grands succès, j’en veux de plus grands encore.
– Avec cette volonté-là, vous les aurez.
– Maintenant, nous dînons ensemble, n’est-ce pas ? Nous allons au spectacle une dernière fois ; vous me donnez des lettres pour Bruxelles, où je m’arrête un jour ou deux et d’où j’expédie tout mon bagage à Vienne ; nous nous disons adieu, et je pars.
– Pourquoi nous disons-nous adieu ?
– Mais, je vous le répète, parce que je pars.
– Il m’est venu une idée.
– Laquelle ?
– J’ai affaire à Bruxelles. Or, au lieu de vous donner des lettres, je pars avec vous ; seule, vous vous ennuieriez à mourir, soyez franche.
Elle se mit à rire.
– J’étais sûre que vous alliez me proposer cela, me dit-elle.
– Et vous étiez d’avance décidée à l’accepter ?
– Ma foi oui. En vérité, je vous aime beaucoup.
– Merci.
– Et qui sait si nous nous reverrons jamais ! Ainsi, c’est convenu, nous partons demain.
– Demain ; par quel train ?
– Par celui de huit heures du matin. Je me sauve.
– Déjà !
– J’ai énormément à faire ; vous comprenez, un dernier jour... À propos...
– Quoi ?
– Nous ne partons pas ensemble, nous nous rencontrons là-bas par hasard...
– Pourquoi cela ?
– Parce que je pars avec des gens de ma connaissance.
– Des Viennois ?
– Oui.
– Votre conscience ne vous suffit donc plus ?
– Ce sont des imbéciles.
– Faisons mieux que cela.
– Le mieux est l’ennemi du bien.
– Au lieu de partir demain matin, partez demain au soir.
– Ils ne partiront que demain au soir : ils sont décidés à partir avec moi.
– Et jusqu’où vont-ils comme cela ?
– Jusqu’à Bruxelles seulement.
– Attendez ; voici ce que nous faisons : nous partons demain au soir.
– Vous insistez ?
– J’insiste ; vous ferez bien cela pour moi, que diable ! vous n’êtes pas en avance.
– Vous me le reprochez ?
– Non, je le constate.
– Eh bien, dites, nous verrons après.
– Nous partons donc par le train du soir ; nous ne nous rencontrons même pas ; vous montez dans un wagon quelconque avec vos Viennois ; je vous vois monter et vous désigne à l’un des employés ; moi, je monte dans un wagon tout seul ; à la deuxième ou troisième station, vous vous plaignez d’étouffer ; l’employé du chemin de fer vous propose de venir dans un wagon moins habité ; vous acceptez, vous venez dans le mien, où vous prenez tout l’air qu’il vous faut... et où vous dormez tranquille toute la nuit.
– Et où je dors tranquille ?
– Parole d’honneur.
– En effet, cela peut s’arranger ainsi.
– Donc, cela s’arrange ?
– Parfaitement.
– Alors, à ce soir ?
– Non, à demain.
– Nous dînons demain ensemble ?
– Impossible ; partant le soir, je suis obligée de dîner avec mes Viennois.
– Ainsi, nous ne nous verrons qu’au chemin de fer ?
– Je tâcherai de venir vous serrer la main dans la journée.
– Venez.
Je commençais à m’habituer à découvrir un charmant camarade sous ce taffetas et sous cette soie où j’avais cru trouver une jolie femme.
Nous nous donnâmes une poignée de main, et Lilla partit.
Le lendemain, je reçus ce petit mot :
« Impossible d’aller vous voir, je bataille avec mes tailleuses et mes marchandes de modes. J’emballe de quoi monter un magasin à Pesth. Je ne sais pas comment j’aurais fait si j’avais dû partir ce matin.
« À ce soir. Bonne nuit.
« Lilla. »
Le mot bonne nuit, fortement souligné, me paraissait passablement ironique.
– Bonne nuit ! répétai-je ; cependant, on ne sait pas ce qui peut arriver.
Le soir, j’étais au chemin de fer, une demi-heure d’avance. Je ne sais si jamais je trouverai une occasion de remercier les chemins de fer en masse de toutes les attentions dont je suis l’objet de la part des employés, dès qu’on me voit apparaître dans un de ces couloirs sur la porte desquels sont écrits en grosses lettres ces mots sacramentels :
le public n’entre pas ici
J’allai trouver le chef de gare ; je lui expliquai la situation.
Il se mit à rire.
– Eh bien, non, lui dis-je.
– Vraiment ?
– Parole d’honneur !
– Oh ! oui ; mais pendant la route..
– Je n’y crois pas.
– N’importe. Bonne chance !
– Prenez garde : on ne souhaite pas bonne chance à un chasseur.
Je montai dans mon wagon, où le chef de gare m’enferma hermétiquement, en suspendant à la poignée de ma portière une pancarte sur laquelle étaient écrits en grosses lettres ces mots :
caisse louée
Lorsque j’entendis le bruit que faisaient les voyageurs en accourant prendre leurs places, je passai la tête par la portière, j’appelai le chef de train et lui montrai madame Bulyowsky montant dans un wagon avec ses trois Viennois et ses quatre Viennoises, lui expliquant ce que j’attendais de sa complaisance.
– Laquelle est-ce ? me demanda-t-il.
– La plus jolie.
– Alors, celle qui a un chapeau à la mousquetaire ?
– Justement.
– Vous n’êtes pas maladroit, vous !
– C’est votre opinion ?
– Dame !
– Eh bien, ce n’est pas la mienne.
Le chef de train me regarda d’un air narquois et s’éloigna en secouant la tête.
– Secouez la tête tant que vous voudrez, c’est comme cela, lui dis-je, tout dépité de ne pouvoir faire croire à mon innocence.
Le train partit. À la station de Pontoise, il faisait nuit close.
Ma portière s’ouvrit, et j’entendis la voix du chef de gare qui disait :
– Montez, madame, c’est ici.
J’étendis la main et j’aidai ma belle compagne de voyage à enjamber les deux degrés.
– Ah ! vous voilà enfin ! m’écriai-je.