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Un crime perturbe une retraite religieuse...
Une retraite fermée, prêchée par un jésuite. Silence et componction. Tout le monde a l’air préoccupé du seul salut de son âme, mais en réalité, chaque retraitant est aux prises avec son histoire personnelle et parfois celle des autres. Le Bon Esprit occupe le devant de la scène, mais dans la coulisse, on devine le Mauvais qui travaille en réseau. L'atmosphère devient lourde. Soudain, c’est le drame ! Un crime ébranle la quiétude de ce château tenu par une communauté de religieuses et que fréquente l’élite des cercles animés par la Compagnie de Jésus. La police enquête entre deux instructions, confesse et ne pèche pas par excès de subtilité. Elle découvre in fine que la plus sainte des retraites peut servir de couverture à des “exercices” très éloignés de ceux de saint Ignace, et cependant atteindre son but…
Grâce à ce polar breton haletant, plongez au coeur d'un château tenu par une communauté de religieuses, et découvez que même la plus sainte des retraites peut être le théâtre du Mauvais Esprit !
EXTRAIT
Léonidas, troublé, sentit quelque chose remuer dans l’arrière-boutique de sa conscience. Cette lecture et ce bègue à l’air bonasse lui ouvraient des perspectives auxquelles il n’aurait jamais pensé avoir accès.
— S’il revient, conclut-il, on verra. Après tout, c’est à considérer. Mais quant au veau gras, hein… en tout cas, pour le moment, je n’ai qu’à attendre sans trop me monter le bourrichon.
— Non, répliqua doucement Jean-Marie.
— Comment non ? Que dois-je faire encore ?
— Vous con… con… confesser pour apprendre à par… par… pardonner !
À PROPOS DE L'AUTEUR
Yves Horeau, né à Nantes en 1935, est membre de l’Académie de Bretagne et des Pays de Loire. Il a publié des ouvrages d’histoire locale, des nouvelles et des contes de Noël plusieurs fois primés. L’inconvenance insolite, on n’ose pas dire le comique, d’un crime commis au cours d’une pieuse retraite prêchée par un jésuite a nourri l’inspiration de ce premier roman policier.
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— Blutch ! Appelez-moi… Euh… Padre… C’est ça… Padre !
— Padre ?… Ha ?… Bon. Eh bien, Padre, il y a quelque chose qui cloche…
— Ha oui ?
— Vous avez déjà vu un padre sans tonsure, vous ?…
“El Padre”. “Les Tuniques Bleues”.Dessin : Willy Lambil. Scénario : Raoul Cauvin
—
Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense
Notre crédulité fait toute leur science.
Voltaire. “Œdipe” IV.1.
—
Qu’il est beau de voir par les yeux de la foi, Darius et Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode agir, sans le savoir, pour la gloire de l’Evangile.
Pascal. “Pensées”.
Si vous cherchez “un temps pour courir et un temps pour s’arrêter, un temps pour parler et un temps pour écouter, un temps pour changer d’air et un temps pour rencontrer Dieu”, une “fraternité” de prêtres et de religieuses vous attendent à Teille pour y faire une halte spirituelle.
Situé à quatre kilomètres et demie de Champlain, à trois quarts d’heure de Bayonne, à une heure et demie de Mont-de-Marsan, l’Espace Spirituel de Teille est installé dans un site exceptionnel en bordure du Pays Basque, face à la falaise de Montsallier.
QU’Y TROUVEREZ-VOUS ?
- Une communauté qui assure une permanence d’accueil et de prière.
- Un lieu de calme et de silence dans un cadre reposant.
- Une possibilité de ressourcement, de rencontre et de dialogue.
PAR QUELS MOYENS ?
- Par des retraites de huit jours prêchées selon les Exercices de saint Ignace avec accompagnement individuel.
CALENDRIER DU MOIS DE JUIN.
- Du vendredi 15 juin à 17 heures au samedi 23 à 17 heures :Présence au monde et renonciation, par le Père Aymeri-Sixte Jourdan de Valdenvers, s.j.
- Du samedi 23 juin à 17 heures au dimanche
1er juillet à 17 heures :
La contemplation pour l’action, par le Père
Ange de Lehéas, s.j.
Pour s’inscrire, remplir le formulaire ci-joint et le retourner avant le 15 mai à l’attention du Révérend Père Rigmarole à l’adresse suivante :
Résidence des RRPP de Teille - 40822 Champlain.
* * *
Le samedi 23 juin, après le déjeuner, alors que la première retraite de huit jours tirait à sa fin, le Révérend Père Rigmarole s.j., plus présent au monde que jamais, avait héroïquement renoncé à une sieste réparatrice pour se livrer à une tâche ingrate à laquelle bien peu de fils de saint Ignace, surtout lorsqu’ils s’occupent de collectivités, peuvent se vanter d’avoir échappé : il réparait une chasse d’eau. La panne était des plus classiques. Le flotteur de liège en fin de course n’avait plus assez de force ascensionnelle pour triompher des articulations entartrées et la chasse d’eau risquait de couler lamentablement des nuits entières, comme pour faire honneur à sa marque prestigieuse de “Best Niagara” !
Pour la remettre en état, un seul remède : renforcer la poussée d’Archimède en enfilant quelques bouchons supplémentaires sur la tige du flotteur. Le Père commençait à dévisser la boule de liège lorsque retentirent à son oreille les deux “bip-bip” familiers de son récepteur de poche.
— Ça y est ! bougonna-t-il. À chaque fois c’est pareil ! Il suffit que je mette un pied dans ces lieux pour qu’on m’appelle !
Il sauta de la cuvette sur laquelle il était juché et se précipita dans le couloir jusqu’au téléphone mural, à l’opposé des toilettes, naturellement.
— Oui ?
— C’est Paris. Le Vice-Provincial. Vous prenez dans votre bureau ?
— Oui. Faites-le patienter !
Sacré Vice-Provincial ! Toujours à des heures impossibles ! À Sainte-Croix, on le surnommait déjà Josué parce que, incapable d’arrêter son cours à l’heure, il empiétait régulièrement sur la récréation.
Il dévala rapidement l’escalier, rattrapant des retraitants, bouscula un photographe amateur dans la cour, gravit un autre escalier, celui du bâtiment principal, entra en coup de vent dans son bureau, claqua la porte et s’affala dans son fauteuil en cueillant au vol le combiné téléphonique.
— Allo ?
— C’est toi, Albert ? Comment va l’Espace Spirituel de Teille ?
— Bonjour, Père Mauravier. On fait aller. Avec des chasses d’eau qui fuient.
— Ça c’est bien passé avec le Père Jourdan ?
— Ouais… Pas trop mal. Un peu soporifique, j’ai l’impression. Il a tendance à réciter son dernier bouquin.
— Bon. C’est de l’Américain dont j’ai à te parler. Tu es tout seul, oui ?
— Oui.
— Le Père de Lehéas. Tu ne le connais pas ?
— Non. Jamais vu.
— Il est bien, très bien même. La quarantaine, dans le vent, mais un peu excité. L’Amérique du Sud, tu comprends. Un peu Che Guevara. La théologie de la Libération, Castro, Régis Debray et tutti quanti… Il voudrait convertir tout le monde à ses idées. Je voudrais que tu le préviennes discrètement avant la retraite, qu’il mette des bémols. Tu vois ça ?
— Oh, très bien ! Je vais lui dire qu’ici ce n’est pas le genre.
— Vas-y doucement quand même, Albert ! C’est un type très très bien. Tiens-le à l’œil, c’est tout. Tu me feras un petit compte-rendu écrit, d’accord ? Amicus est Plato, sed magis amica veritas…
— Hum ! Croyez-vous, Père, qu’un compte-rendu soit bien utile ? Je n’assiste pas aux instructions…
— Oui, Albert. Je préfère. Tu feras un petit compte-rendu discret. Conversations. Homélies. Style des prières dirigées… Ce n’est pas pour moi, c’est pour quelqu’un d’autre…
Albert sourit. Josué faisait son miel des secrets diplomatiques et des manœuvres florentines de la Compagnie. Il l’imagina, enfermé dans son cabinet derrière ses portes capitonnées, devant le dossier du suspect et caressant d’un doigt grassouillet quelque dépêche vaticane armoriée en forme de demande d’enquête ultra-confidentielle…
— Bon. C’est entendu. Vous l’aurez mardi en huit.
— Merci. Allez, Albert, salut ! Je descends à Toulouse la semaine prochaine. Peut-être passerai-je vous voir, mais envoie-moi tout de même ton compte-rendu par la poste sous pli “personnel et confidentiel”. Amitiés à la Communauté.
— Au revoir, Père. Nous serons ravis de vous avoir à Teille. Je vous prépare un petit Château Mire-fleur 1969. Magis amica veritas, d’accord, sed in vino veritas n’est-ce pas ? On compte sur vous, hé ?
Il raccrocha et jeta un coup d’œil à la pendule. Che Guevara arrivait à Champlain dans trente-cinq minutes par l’autorail de 13 heures 51.
* * *
Reconnaissable à son costume sombre, à la petite croix du revers de son veston et sans doute aussi à cette aura ecclésiastique indéfinissable dont il se croyait exempt mais qu’il détectait infailliblement chez les autres, le Père Rigmarole se posta à la sortie de la gare, près du portillon d’où l’on apercevait le quai en enfilade. Il avait l’habitude. Même les baby-jèses de l’espèce excentrique qui débarquent chevelus-barbus dans des chemisettes à fleurs, il vous les identifiait au premier coup d’œil avant même que l’autorail soit arrêté.
-
Des deux voitures ne descendit que la maigre clientèle de la sous-préfecture, une demi-douzaine d’hommes, une quinzaine de femmes, mais aucun jésuite, apparemment. Il fulmina. Naturellement, Che Guevara avait raté son train ! Les progressistes sont toujours en retard parce qu’ils se croient en avance, c’est connu !
Il pesta en son for intérieur tout en revêtant hâtivement son meilleur visage d’accueil car il venait d’apercevoir la calamiteuse Léonie Gauminon qui clopinait entre deux valises énormes. Figure de proue légendaire des retraitantes semi-professionnelles de Teille, la robuste quinquagénaire arborait son sourire d’avant baiser de paix. Elle était vêtue du corsage blanc et de la jupe bleue informes des défilés de Jeanne d’Arc d’avant-guerre. Bien veiller à l’appeler fraternellement par son prénom.
— Tiens ! Par exemple ! Léonie ! Quelle bonne surprise !
— Le Père Rigmarole ! Quel bonheur !
Elle posa ses valises pour battre des mains comme une petite fille.
— Justement, je disais au Seigneur : “Me ferez-vous attendre le car de 16 heures 40 pour me rendre à Teille ?” Eh bien, non, voyez ! Il m’a envoyé un bon ange…
Un grand gaillard roux, genre conducteur de travaux, surgit au même instant par-dessus l’épaule de Léonie.
— Pardon, n’êtes-vous pas le Père Rigmarole du centre spirituel de Teille ?
— Lui-même.
— Ange de Lehéas.
— Ah !
Cette fois, son flair avait été pris en défaut ! Certes, le Che avait les cheveux sur les épaules, une chemisette rouge au col ouvert, un blue-jean, un sac à dos, mais malgré cela, rien d’un jésuite. Sauf l’attaché-case et les lunettes noires peut-être. Justement, il les retirait, libérant un regard vert ironique mais un peu redoutable, comme l’eau froide d’un lac andin.
— Très heureux. Permettez-moi de vous présenter le Père de Lehéas… Léonie Gauminon, une de nos habituées et votre retraitante à partir de demain, n’est-ce pas Léonie ?
— Madame…
Léonie, rouge de confusion, minauda que si elle avait su à qui elle avait affaire, déjà, dans l’autorail, certainement qu’elle se serait fait un devoir…
— Allez, donnez-moi vos valises, Léonie ! Direction la 4L bleue, là-bas !
Le Père de Lehéas était doté d’un sac à dos d’un modèle inusité avec deux blasons cousus sur les poches, au-dessus de l’inscription “A. de Lehéas”. Le Père Rigmarole reconnut le condor et le lama du Chili.
— Alors, hombre, content d’être en France ?
— Certainement.
— Vous vous réhabituez au français, mon cher Père ?
— Ne m’appelez pas Père, de grâce ! Appelez-moi Miguel et nous pourrions aussi nous tutoyer, si vous me le permettez, car je suis plus jeune que vous. Je crois que c’est l’habitude ici. Oui, le français ? Je ne l’ai pas perdu du tout puisque je l’enseigne.
— Où cela ?
— Longtemps à Santiago du Chili et maintenant à Colonia, une grande ville de l’Uruguay.
— Un peu agités ces pays-là, non ?
— Pour la politique, c’est vrai. Mais la vie quotidienne est plus calme que ne le donnent à croire les journaux français.
Léonie Gauminon exhala un long soupir depuis le siège arrière de la 4L.
— J’ai lu dans Les Etudes que l’annonce de la Bonne Nouvelle était liée en Amérique Latine à un partage plus fraternel des haciendas, vous savez, toutes ces terres des grands propriétaires fonciers. Qu’en pense-t-on autour de vous, mon Père ?
Une lueur d’agacement traversa le regard clair du présumé théologien de la Libération.
— Oh, Madame, moi, j’enseigne dans un collège… Je ne me mêle pas de politique.
Le Père Rigmarole réprima un sourire.
« Tiens, tiens, gloussa-t-il en lui-même, le service de renseignements de la Compagnie reste fidèle à sa réputation… »
-
À Teille, ils montèrent ensemble avec les bagages dans le bureau directorial.
— Tu n’as pas déjeuné, Miguel ?
— Non, mais je ne déjeune jamais. C’est l’habitude là-bas. J’ai pris un sandwich. Cela suffit.
Spartiates, ces jésuites du Nouveau Monde.
— Mais ici, tu ne vas tout de même pas continuer ce régime amaigrissant tout en fournissant le travail surhumain que nous allons t’imposer !
— Si. Une pomme ou un yaourt à midi. C’est tout ce qu’il me faut.
— Un café, alors ?
— Ça oui, volontiers.
Le Père Rigmarole ouvrit un placard derrière lui et sortit sa cafetière électrique personnelle.
— Au fait, Miguel, c’est ton vrai prénom ?
— Non. Je m’appelle Ange, mais là-bas, on m’appelle Miguel.
— Pourquoi ?
— Mon surnom est devenu mon prénom. Par plaisanterie mes collègues français à Santiago m’appelaient Mickey l’Ange. Les élèves ont suivi, naturellement, d’où Miguel Angel, puis tout simplement Miguel.
Il sortit quelques papiers de son attaché-case.
— Qu’est-ce que je te donne ? Mon celebret ? Mon passeport ?
Le Père Rigmarole éclata de rire.
— Donne toujours ! Tiens, je vois que tu as apporté des cartes de la région. J’en ai ici, si tu veux.
— Oui. J’aime bien me promener à pied dans la campagne. Pour les bouquins, je n’ai pas grand-chose, les Exercices bien sûr, le Récit du Pèlerin… En revanche, je n’ai rien apporté de Freud ni de Lacan. J’ai pensé que je trouverais tout ce qu’il faut ici. Avez-vous le dernier Foucault ?
— Le Père de Foucauld ?
Miguel crut à une fine plaisanterie ecclésiastique.
— Oui, c’est ça ! Le dictionnaire touareg-français !
— ?
— Mais non, il s’agit évidemment de Michel Foucault, l’illustre, le célèbre philosophe professeur au Collège de France. Les Mots et les choses, L’Archéologie du savoir…
— Peut-être l’avons-nous à la bibliothèque… dit le Père Albert, certain du contraire. Il n’avait jamais entendu parler de cette vedette et professait d’ailleurs qu’en général peu de stars de la philosophie valent un coup de cidre.
— Si tu ne l’as pas à Teille, dépêche-toi de l’acheter, c’est tout l’espace épistémologique de la Mort et du Désir.
— Mouais, marmonna mollement le directeur qui n’était plus d’âge à fréquenter les espaces épistémologiques, surtout lorsqu’ils sont hantés par la Mort et le Désir dont on lui avait appris jadis à se méfier. Ce Foucault devait être un disciple des “maîtres du soupçon”, Freud, Nietzsche, Marx, qui faisaient rage dans la Compagnie. Ils avaient complètement éclipsé les Pères de l’Eglise depuis 1968 mais les éclipses ne sont jamais que des phénomènes périodiques de très courte durée, comme la mode, qui ne doivent pas obérer les finances des centres spirituels.
— J’ai préparé aussi quelques fiches dactylographiées qu’on pourra distribuer… Il va falloir que tu m’expliques comment ça se passe ici, Albert, c’est bien Albert, n’est-ce pas ?
-
Leur entretien prit très vite un tour délibérément technique car Miguel appartenait manifestement à la catégorie des directeurs de retraite pressés et consciencieux qui n’improvisent jamais que des causeries longuement travaillées. Sans trop se préoccuper des questionnaires d’inscription remplis un mois auparavant par les candidats à la retraite, les deux jésuites bâtirent sommairement le schéma des huit jours censés condenser l’essentiel des quatre “semaines” des Exercices de saint Ignace. Travail de routine. Le thème annoncé, “La contemplation pour l’action”, qui servait tous les deux ans, était assez vague pour pouvoir s’appliquer aux dadas de n’importe quel animateur de retraite et suffisamment ignatien pour attirer la clientèle de la Compagnie. À 15 heures, le Père Rigmarole jugea qu’il était temps de conclure.
— Tout ça me paraît très bien, Miguel. Mais compte deux instructions par jour. La moyenne d’âge du groupe est assez élevée et les adultes d’âge mûr sont perdus si on ne les réunit pas de temps en temps…
— J’ai plutôt l’expérience des exercices individuellement guidés, mais si tu crois que c’est mieux…
— L’un n’empêche pas l’autre, remarque… Dismoi, je pense à une chose, as-tu l’intention d’illustrer tes propos par des exemples concrets tirés de la situation en Amérique Latine ?
C’était la question-piège. Dans l’ombre du Vice-Provincial, Albert défiait Che Guevara. Celui-ci réfléchit silencieusement en buvant son café à petites gorgées.
— Ma foi non. Pourquoi ? Je préfère me cantonner au plan spirituel, à moins que tu ne me…
— Non, non. Je te disais cela seulement dans le but d’attirer ton attention sur le genre de retraitants que nous recevons ici. Des gens posés et sans histoires. Imagine un ancien de Ginette, bon pépère, président de caisse rurale, avec la bobonne à l’ACGF et le fils-à-papa à l’ICAM. Tout ça lit Le Pélerin et La France Catholique… C’est le gros de la clientèle… Je suis sûr qu’ils ne comprendraient rien aux problèmes de l’Amérique Latine et tu risquerais de les choquer inutilement…
Il s’arrêta. Miguel l’écoutait, impassible, un peu tendu.
« Ça y est ! pensa-t-il, j’ai été trop loin. Il va se mettre en colère ! »
Miguel reposa sa tasse avec douceur sur le bureau.
— Comme tu voudras. J’avais pensé dire un mot de la dévotion mariale traditionnelle dans les pays de culture hispanique mais ce n’est sûrement pas indispensable.
Le Père Rigmarole poussa un soupir de soulagement.
— Mais si ! Mais si ! Très bonne idée ! Tu peux parfaitement traiter ce genre de sujet. Au contraire ! Veux-tu un autre café ?
— Ma foi… il est très bon.
— Ce n’est pas un café de bonne-sœur, qu’est-ce que tu crois ! Je le fais moi-même. Puisque tu ne déjeunes pas, tu pourras, si tu veux, venir le prendre ici chaque jour vers 13 heures 15.
— Merci Albert, j’accepte avec plaisir.
Quand il eut bu sa seconde tasse, le Père Rigmarole l’accompagna jusqu’à sa chambre, au premier étage.
— Tu es un peu isolé ici, tranquille, et tu as une belle vue sur l’étang…
Miguel se déclara enchanté.
-
De retour dans son bureau, Albert prit le temps d’ouvrir un carnet vierge.
« Samedi 23 juin, écrivit-il. Je crois beaucoup à la première impression. La voici : je connais Miguel depuis deux heures. Il est bien de sa génération. Aucun signe extérieur de son état. D’une familiarité un peu affectée, presque calculée. Aucun “exotisme”. Rien non plus d’un prosélyte politique. Sait dominer ses sentiments et si vraiment ses opinions sont celles qu’on lui prête, ce dont je doute fort, il fait preuve d’une réserve exemplaire. Avant tout, c’est un spirituel. Adepte de la psychanalyse du Désir plus que de la théologie de la Libération, apparemment. Sobre. Certainement habitué à vivre de peu. Excellente connaissance de la pédagogie ignatienne. Scrupuleux. Modeste, voire contracté. Un peu hésitant sur les questions dogmatiques. Paraît surtout savoir où il veut aller et prêt à prendre tous les moyens qui conviennent pour parvenir à ses fins. »
* * *
Teille. Espace Spirituel. 300 mètres.
La 2 CV s’engagea dans la longue allée d’épicéas qui aboutissait à une statue du Sacré-Cœur aux bras étendus.
— Regarde, dit Patrick. Un agent de la circulation… Non ! On dirait plutôt qu’il présente un écheveau de laine. Ma mère me faisait prendre exactement la même pose quand elle roulait des pelotes…
— Tu dis des bêtises, Patrick, coupa Laure, froidement. Voilà le parking.
La voiture contourna le monument et, à l’invitation du bras gauche du Sacré-Cœur, se rangea sagement en épi, sous un cèdre, à la suite des autres.
Invisible de l’avenue, le château de Teille se dressait maintenant majestueusement de l’autre côté d’une pelouse fraîchement tondue au milieu de la cour. XVIIe probablement, songea Patrick. Beaux volumes. Deux étages. Perron monumental. Toits mansardés. Lanterne. Certainement une charpente superbe en bois de châtaignier pour éloigner les araignées, comme se plaisent à le répéter les guides des monuments historiques. À droite, à travers une haie de lilas fanés, on devinait la toiture et le clocheton d’une chapelle. En revanche, à gauche, les logements neufs des retraitants, béton et menuiseries métalliques closes, n’amélioraient pas le coup d’œil malgré leurs parterres de géraniums.
-
Dans tout l’Espace Spirituel, il régnait une animation exceptionnelle car c’était l’heure cruciale de la renverse du courant. Ceux qui partaient déambulaient avec exubérance, ravis de retrouver la parole après huit jours de silence. Des couples portaient des valises, des sacs, des livres, des draps pliés. D’autres secouaient des couvertures par les fenêtres en chantonnant. Des voitures reculaient vers le perron, coffres ouverts, guidées avec bienveillance par mille mains secourables, dans la joie et la bonne humeur. L’atmosphère était saturée de bonne volonté.
-
Timide, un peu guindée au milieu de toute cette allégresse, la retraite montante frayait son chemin du perron au vestibule. Il régnait dans celui-ci un brouhaha de salle d’attente d’aérogare. On s’empressait auprès des nouveaux arrivants :
— Vous verrez, c’est magnifique ! L’étang au coucher du soleil… La sieste dans les hamacs… Le bruit des cigales… Huit jours ? Pensez-vous, du samedi au dimanche, ce n’est rien du tout ! Vous allez voir comme ça passe vite…
On faisait la queue à la porte du bureau d’accueil. D’aucuns, assis sur les marches de l’escalier remplissaient des formulaires, d’autres se pressaient le long des panneaux d’affichage pour localiser leurs chambres, s’informer de l’horaire, reconnaître la salle à manger… À la place d’honneur, Patrick remarqua le grand portrait à l’huile d’une femme à l’air autoritaire vêtue de l’uniforme des infirmières de la Croix-Rouge. Elle portait la Légion d’Honneur. À l’arrière-plan, des poilus de 14-18 montaient à l’assaut sur fond d’incendie et de barbelés. Le regard impérieux de l’ambulancière le suivit quand il prit place derrière Laure dans la file d’attente. Devant eux, une jeune religieuse en civil. Peut-on reconnaître une religieuse de dos ? Parfaitement. C’est la convergence des indices qui l’autorise. Quand on se coiffe avec une raie au milieu, qu’on porte une épaisse jupe marron très longue, un corsage très opaque, quand on a vingt-cinq ans sans rouge à lèvres, sans vernis à ongles et surtout quand on est chaussé de gros souliers montants bien cirés à cinq heures de l’après-midi, c’est qu’on a renoncé aux séductions de ce monde de perdition.
-
Après quelques minutes de queue-leu-leu silencieuse, la religieuse crut devoir faire volte-face lentement pour produire un petit sourire réservé.
— Messieurs-Dames… commença-t-elle en inclinant la tête.
— Bonsoir, ma sœur.
Une petite croix dorée brillait sur son corsage.
— Il fait plutôt plus chaud qu’hier, et avec tout ce monde… observa Laure.
— Sûr ! répondit la sœur.
Elle avait à la main une valise bon marché, métallique, comme celle des conscrits, qui paraissait très lourde.
— Vous devriez poser votre valise, conseilla Patrick. Pourquoi se fatiguer inutilement ? Nous allons avoir besoin de toutes nos forces…
— C’est vrai, reconnut la religieuse sans bouger pour autant, sauf pour consulter son bracelet-montre comme si ses temps de repos étaient minutés.
— C’est la première fois que vous venez à Teille ? reprit Laure, toujours attentive à ne pas paraître distante.
— Oui. J’ai déjà fait beaucoup de retraites, mais jamais ici.
— Avez-vous fait les Grands Exercices ?
— Les Exercices ?
— Oui. Les Grands. Les quatre semaines.
— Je… non… pas les grands… bredouilla la sœur en rougissant. Les petits me suffisent pour débuter.
Elle regarda sa montre à nouveau.
— Cette valise est trop lourde, vous avez raison. Pour ne pas gêner, je vais la mettre dans un coin.
En fait de coin, elle alla la déposer le long de l’escalier sous un portemanteau en plein dans le passage et vint reprendre sa place devant Laure.
— Et vous, Madame, vous les avez faits, ces Exercices ?
— Non… À propos, je ne suis pas mariée…
— Oh ! Excusez-moi !
Elle rougit violemment en jetant un regard de repentir sur l’annulaire gauche de Laure.
— J’avais cru… (coup d’œil erroné du côté de Patrick).
— Je suis Laure Alisier. Appelez-moi Laure. Et voici Patrick Chardet, un ami.
— Moi-même, je suis sœur Bernadette. Sœur des campagnes. Vous connaissez ?
— Bien sûr ! mentit Laure qui n’en avait jamais entendu parler et qui d’ailleurs ignorait tout de l’évangélisation des laborieuses populations rurales.
— Hé là ! coupa Patrick brusquement. Votre valise, ma sœur ! Elle s’est envolée ! Quelqu’un a dû se tromper…
Déjà il bondissait.
— Oh ! dit la sœur avec une résignation peu commune, ce n’est pas possible ! Laissez donc. On ne peut pas la confondre avec une autre. C’est quelqu’un qui l’aura poussée plus loin. Peut-être gênait-elle… Ne vous dérangez pas.
C’était son tour d’entrer dans le bureau d’accueil. Elle y pénétra sans même jeter un regard en arrière. Patrick réapparut après quelques secondes.
— Elle avait deviné ! Quelqu’un l’a portée de l’autre côté de la salle avec les autres. Incroyables, ces bonnes sœurs-là ! On leur fauche leurs affaires sous leur nez et ça ne leur fait ni chaud ni froid.
— C’est ce que saint Ignace appelle l’“état d’indifférence”. Ça ne me surprend pas du tout, répondit Laure sur un ton plutôt éloigné de l’indifférence en question.
— Tu crois ? À mon avis, ce détachement s’explique autrement. Elle n’a rien à elle, n’oublie pas ! Alors, si on lui vole une vieille chemise de nuit trop grande pour elle, des pantoufles élimées que portait la sœur octogénaire il y a huit jours, juste avant sa mort…
— Tais-toi Patrick ! gronda Laure courroucée. Si tu commences ta retraite dans ces dispositions, je me fâche. Pourquoi es-tu venu ici ?
La porte s’ouvrit à nouveau. La sœur et Laure se croisèrent dans l’embrasure avec une petite révérence complice.
— J’ai retrouvé votre valise, trompeta Patrick triomphant. Elle est là-bas avec les autres.
— Merci bien, Monsieur, répondit Sœur Bernadette avec placidité. J’en étais certaine.
Elle traversa le vestibule sans hâte, déchiffrant les papiers qu’elle tenait à la main.
-
« Pourquoi suis-je venu ici, au fait ? reprit Patrick pour lui-même en contemplant rêveusement la porte close. Ça, c’est une question ! Et la réponse n’a rien de mystique, ma chère Laure… Il aurait mieux valu me demander pour QUI ? »
* * *
Marie-Lise Van Hooven montait au premier étage avec sa valise quand un grand escogriffe essoufflé la lui prit des mains.
— Permettez, Madame…
— Merci, vous êtes bien aimable !
La formule était excessive, à y regarder de plus près. L’homme était poli, bien élevé, mais son visage dur n’avait rien d’“aimable”. Il déposa la valise devant sa porte et salua du buste, raide comme un Prussien.
Marie-Lise était d’avance assurée d’avoir l’une des meilleures chambres du château. N’avait-elle pas donné un fils à la Compagnie de Jésus ? Au surplus, tout le monde savait qu’elle était la nièce de Madame de Coquerel, la donatrice du domaine, et qu’à ce titre, elle avait passé une partie de sa jeunesse à Teille. Il y avait aussi bien sûr le privilège de l’âge, mais personne n’aurait eu le mauvais goût de l’invoquer, le Père Rigmarole moins que personne qui réservait toujours le rez-de-chaussée aux personnes âgées et l’avait logée cette fois au premier étage dans l’ancienne chambre de Mamoune…
-
La pièce avait été coupée en deux, malheureusement. Elle reconnut le beau parquet de son enfance, (ouf ! elle échappait à ces horribles moquettes qui sentent le produit d’entretien !) et par-dessus tout la vue de l’étang, un peu brouillée, comme une aquarelle, avec, à l’arrière-plan, les cyprès et les tuiles roses du village de Montsalier. Pour le reste, la chambre était méconnaissable. Papier à fleurs jésuitique. Lavabo anonyme. Radiateur extra-plat et naturellement une icône. C’est la nouvelle mode à la Compagnie de mettre des icônes partout… La “Roublevite galopante”…
Marie-Lise posa sa valise sur le lit, l’ouvrit et commença à trier ses affaires. Elle avait acquis au fil des ans la connaissance parfaite des accessoires indispensables à la liberté de l’âme du retraitant, tels que paire de bottes (en cas de pluie), sécateur (pour les bouquets de genêts), ampoule de 75 watts (le modèle s.j. standard, 40 watts, sans doute choisi à dessein, interdit toute lecture nocturne prolongée). Prédisposée aux insomnies, elle n’avait oublié ni son tube de somnifères, ni les boules de cire qu’elle se fourrait dans les oreilles pour ne pas entendre les inévitables borborygmes de la tuyauterie. Bien sûr, une Bible, les Exercices, des livres pieux, des revues, mais aussi des gants de jardin et un voile de tulle avec des punaises pour improviser une moustiquaire miniature en cas de besoin. (Elle détestait les insecticides). Laine rose. Aiguilles à tricoter. Modèle de barboteuse. Bicarbonate de soude. Chapelet. Manuscrit en cours…
Lorsque tout fut rangé, elle fit une rapide toilette, changea de robe et coiffa soigneusement la belle chevelure blanche dont elle était si fière. Il n’y manqua plus qu’un léger nuage de laque vite vaporisé. La cloche du dîner tinta : elle était prête.
Tous ceux qui font métier de prêcher des retraites sont unanimes : le premier jour, personne n’est jamais en retard à la salle à manger. Marie-Lise se mêla au groupe compact qui prenait d’assaut le casier où nichaient les porte-serviettes comme des pigeons dans un colombier numéroté. La retraite entière était là, agglutinée, papotante, coincée entre le casier et la première table, car s’il est une recommandation de l’Evangile qui est d’application aussi littérale qu’universelle, c’est bien celle de ne pas encombrer les premiers rangs. Dernier venu, le Père Rigmarole fit son entrée, tout sucre tout miel.
— Vous pouvez prendre place. On se met où on veut. Je vous demanderais seulement de compléter les tables.
Celles-ci étaient au nombre de trois, une table de six couverts, une de cinq, une de quatre.
Il y eut une espèce de quadrille hésitant, chacun se gardant d’éviter personne tout en choisissant si possible. Marie-Lise s’accorda le droit d’attendre un peu. Privilège du vétéran. Comme toujours, elle jeta son dévolu sur la table à six couverts qui lui parut la plus jeune, à côté de Laure.
Il y eut un moment de silence peuplé d’inclinaisons de tête et de sourires niais. Debout, le Père Rigmarole récita le Benedicite.
— Pour le premier soir, ajouta-t-il tout guilleret, nous n’observerons pas la règle du silence. Profitezen pour faire déjà connaissance. Bon appétit à tous et à tout à l’heure, à 20 h 30 dans la salle François-Xavier pour la réunion d’accueil !
Déjà, des bonnes volontés surgissaient de l’office portant les soupières fumantes de la soupe aux choux inaugurale.
— Avez-vous fait bon voyage ? demanda Marie-Lise à sa voisine. Il a fait plus chaud qu’hier, ne trouvez-vous pas ?
— C’est vrai. Plus orageux.
— Ils ont dit dans le poste qu’il y avait eu un orage à Pau, insinua une grosse dame dont le nez crochu et le rouge à lèvres en forme de cœur évoquaient irrésistiblement une perruche mangeant une fraise.
— Pas à Pau, à Biarritz, corrigea son mari, un petit homme happé jusqu’aux pectoraux par son pantalon.
Le grand sifflet porteur des valises de vieilles dames faisait aussi partie des volontaires du potage. Il reprit sa place à leur table et salua tout le monde à la Giscard :
— Bonsoir Mesdames, bonsoir Mademoiselle, bonsoir Monsieur.
Marie-Lise lui adressa un signe de reconnaissance amical.
— On m’avait dit comme ça qu’il pleut toujours le soir au Pays Basque, rapport à la barrière des Pyrénées, continua la perruche.
— Nous ne sommes pas au Pays Basque, intervint le porteur de valises avec autorité, et je sais de quoi je parle, j’ai vécu trois ans à Champlain pendant la guerre. Nous sommes à la limite du Béarn. Le Pays Basque commence là-bas, dans ce thalweg, derrière les couverts de la colline.
— Ah oui ! Et il va jusqu’aux Pyrénées…
— Et même au-delà ! N’oubliez pas les Basques espagnols !
Parole imprudente ! L’homme pantalonné jusqu’au menton alluma la mèche.
— Ah, ceux-là ! Quand je pense que la France les laisse traverser la frontière pour venir chez nous semer la pagaille…
Malgré les efforts de Marie-Lise qui savait d’expérience qu’un tel sujet préparait mal à la sérénité, un débat s’instaura sur le terrorisme basque, le régionalisme, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de fil en aiguille, l’Algérie, les Arabes qui ne connaissent que la force, les Pieds-Noirs responsables de leur malheur… Le grand monsieur sec était à coup sûr un ancien militaire, anti-terroriste, comme de juste, mais aussi anti-Pieds-Noirs. Il raconta l’anecdote classique du gros colon refusant un verre d’eau à l’appelé du contingent de garde dans sa plantation. Marie-Lise décida de couper court.
— Savez-vous pourquoi les fruits cuits constituent les quatre cinquièmes des desserts des jésuites ? demanda-t-elle à Laure.
— Euh ! Non, pas du tout.
— Et vous, Madame ?
Madame avait sûrement des problèmes. Elle était vêtue de noir, avait des cheveux noirs, des vestiges de sourcils épilés noirs, des yeux noirs, un regard noir dardé sur le pourfendeur de gros colons, des idées noires peut-être car elle n’avait pas encore prononcé un mot.
— Comment ? sursauta-t-elle.
Marie-Lise était décidée à occuper le terrain.
— Je parlais des poires cuites. Les jésuites en consomment beaucoup, comme toutes les communautés religieuses qui, depuis des siècles, ont pris l’habitude de conserver les récoltes abondantes de leurs nombreux vergers. Il y a des poiriers merveilleux à Teille, je les connais bien puisque j’ai vécu ici toute petite…
Ce fut un beau succès. Comment ? Par exemple ! À qui appartenait la maison ? La dame du vestibule ? Mais alors le blason ? De Coquerel, dites donc ! Une donation… Un beau cadeau en tout cas… Le vœu de pauvreté a bon dos, quelquefois, ah, ah, ah !… Oui, mais qui donne au pauvre prête à Dieu !
* * *
La salle François-Xavier, au rez-de-chaussée, était l’une des anciennes pièces de réception du château. Très haute de plafond, lambrissée, elle donnait directement sur la terrasse au sud par trois grandes portes-fenêtres. Patrick, entré l’un des premiers, fut invité à participer au déménagement rituel des tables et des chaises. On n’a jamais vu un groupe de l’Eglise Romaine, quel qu’il soit, se satisfaire de la disposition initiale de la salle où il est appelé à se constituer. Si les tables sont en carré, on les met en rond, et réciproquement. Le résultat n’a aucune importance. Pour prendre conscience de lui-même, un peuple, une nation, et a fortiori un groupement spirituel, a besoin de s’inventer un ennemi commun à tous ses membres, alors, puisqu’il faut en passer par là, autant s’en prendre à l’ordre établi des chaises et des tables…
On recula donc les unes et on avança les autres en demi-cercle face à l’estrade. Patrick s’assit à côté de la voisine de Laure, cette dame aux cheveux blancs si distinguée qui ressemblait à Marie Leszczynska par Nattier. Celle-ci se tourna vers lui à l’improviste.
— Curieuse disposition, n’est-ce pas ?
Patrick crut qu’il s’agissait des chaises.
— Oui, j’aurais préféré faire face au parc…
— Excusez-moi, je parlais de la gravure au-dessus de l’estrade.
Il leva les yeux sur une Cène sulpicienne classique avec des personnages barbus flottant dans leurs robes vaporeuses.
— Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi les artistes placent toujours les apôtres serrés comme des sardines d’un seul côté de la table… Comme s’ils voulaient leur faire regarder la télévision.
Patrick rit de bon cœur.
— C’est pour qu’ils soient tous sur la photo, si j’ose dire. En art sacré, on ne doit jamais représenter quelqu’un de dos. Celui dont on ne voit pas le visage pourrait être le diable.
— Quelle idée ! Un véritable artiste devrait être capable de nous faire deviner qui est celui qui tourne la tête !
— Oh ! Je ne sais pas si c’est possible…
Il songea à part lui que la plupart des femmes sont plus belles de dos que de face. À contempler une nuque fragile, des épaules fines, on imagine, on rêve, on devine, et quand la jeune personne se retourne, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est une catastrophe !
— C’est égal, pousuivit son intarissable voisine, ces jésuites ont un goût détestable. Regardez-moi ce Sacré-Cœur ! A-t-on jamais vu un cœur comme cela, suspendu dans les airs, moitié anatomique, moitié symbolique ? Il fallait choisir. Une aorte, des oreillettes, des ventricules, ou alors un simple cœur de jeu de cartes, et sans couronne d’épines, s’il vous plaît ! Une couronne d’épines autour d’un cœur ! Je vous demande un peu…
Le demi-cercle était maintenant constitué et le Père Rigmarole frappa dans ses mains.
— Il ne manque plus personne, je crois que nous allons pouvoir commencer.
« Si, il manque quelqu’un, rectifia Patrick pour lui-même en parcourant des yeux l’assistance : le prédicateur… À moins que Rigmarole soit à la fois l’intendant en chef et le prédicateur… Je n’y comprends plus rien… »
— Nous sommes heureux de vous accueillir à Teille, continua le Père. Pourquoi Teille ? Parce que la teille, du latin tilia, est le vieux nom de l’écorce du chanvre. Le château a été construit vers 1680 dans cette région d’industrie chanvrière par un neveu du maréchal de Villars. Le domaine s’est transmis dans la même famille jusqu’en 1948, date à laquelle Madame de Coquerel en a fait don à la Compagnie. (Quelques regards complices convergèrent un instant vers Marie Leszczynska). En 1975, la Compagnie a désiré le convertir en centre de retraite. Nous avons construit le bâtiment annexe qui nous permet en juillet, août, septembre et pendant certaines périodes de l’année, d’héberger jusqu’à cinquante personnes. Pourtant, j’insiste là-dessus, notre vocation principale est de recevoir des groupes plus restreints, de l’ordre de douze personnes, qui désirent pendant cinq, huit ou quinze jours suivre une retraite individuellement guidée selon la méthode des Exercices de saint Ignace. C’est le cas pour vous. Vous êtes douze. Mais j’en ai assez dit. Il est temps de nous présenter succinctement les uns aux autres. Je crois que c’est très utile, même si la règle du silence nous empêche en principe de communiquer par la suite. Chacun dira donc ce qu’il veut, son nom, son âge, d’où il vient, quel est son métier, quelles sont ses activités apostoliques… À votre bon cœur… Cela vous va ?
Il y eut l’espèce de bouillonnement indistinct qui caractérise les assentiments unanimes des corps constitués en voie d’agrégation.
— Bien… Alors, qui veut commencer ?
Question de pure forme. Un silence un peu gêné s’instaura, mais le Père Rigmarole connaissait sa partition.
— Bon. Je me jette à l’eau le premier. Rigmarole Albert. On m’appelle généralement le Père Albert. Quarante-six ans. Berrichon de cœur et de consentement. Jésuite depuis dix-neuf ans. Directeur de Teille depuis… cinq ans déjà ?
Il se tourna vers sa voisine qui opina du chef.
— Voilà. C’est tout ce que j’ai à vous dire. J’en ai terminé.
Sa voisine prit la parole avec vigueur. Elle avait des yeux de chat, une robe grise très stricte et une croix de cuivre sur la poitrine.
— Sœur Marguerite. Trente-deux ans. À Teille depuis sept ans. Originaire du diocèse de Rouen. J’anime la Communauté que nous formons ici avec quatre autres sœurs Fidèles Agnelles de Jésus. Quelques-uns connaissent déjà celles de la cuisine… Je prépare les lectures et les chants pour les offices de chaque jour dont vous avez vu les horaires affichés… De temps en temps, je donne les “points”… Vous verrez cela le moment venu… Voilà… Je pourrais vous aider pour la liturgie, si vous voulez.
— Sœur Marguerite donne aussi des cours d’expression corporelle, ajouta le Père Albert avec un sourire d’impresario nécessiteux.
La sœur approuva de la tête.
— Oui. “Prier avec son corps”. Pour ceux qui le désirent… de 7 heures 30 à 8 heures 30.
Il y eut à nouveau un silence.
Mais où est le prédicateur ? se demanda Patrick pour la seconde fois. C’est celui-là peut-être ?
Celui-là était le grand homme sec, au profil d’huissier impitoyable.
— Desvignes Charles, cinquante-six ans, marié un enfant, natif des Vosges. Fonctionnaire.
Fonctionnaire ? pensa Patrick, nous aurait-on refilé un aumônier de gardes mobiles ?
— Laure Alisier, vingt et un ans, étudiante en pharmacie. Née à Paris. Membre de la communauté Vie Chrétienne.
— Sœur Bernadette, des petites Sœurs des Campagnes. Je suis Basquaise et j’ai vingt-trois ans. Je vis en communauté dans la région de Saint-Jean-de-Luz.
C’était la religieuse à la valise égarée.
Vint le tour de Marie Leszczynska.
— Marie-Lise Van Hooven, veuve, neuf enfants dont un jésuite, vingt et un petits-enfants à ce jour. J’habite Paris et appartiens moi aussi à Vie Chrétienne. Ainsi qu’à Amnesty International.
Coup d’œil impérieux de Laure.
— Patrick Chardet-Descloses. Vingt-trois ans. Etudiant en Histoire de l’Art. Parisien.
Re-coup d’œil impérieux de la même.
— … Oui… J’ai commencé un peu Vie Chrétienne… Comme ça…
Le siège suivant était vide. La parole passait à la Dame en noir.
— Madeleine Perez. Née à Oran. Rapatriée. Quarante ans, sans enfant. Mon mari a été assassiné à Alger en 1961. Je vis à Perpignan où je m’occupe du reclassement des anciens harkis, vous connaissez ? Ces indigènes qui ont servi dans l’armée française ?
Le Père Rigmarole opina vigoureusement.
— Bien sûr. Merci, Madame. Père Miguel, c’est à toi.
« Quoi ? sursauta Patrick, c’est un jésuite, celui-là ? » Ebahi, il détailla la longue silhouette, les grandes oreilles arrondies, les cheveux roux, la chemisette, le blue-jean…
Le Père de Lehéas fit planer sur l’assistance un regard circulaire pétrifiant très ignatien. Il prenait possession.
— Ange dit Miguel de Lehéas, articula-t-il posément. Quarante ans. Né à Orléans. Je suis professeur de français dans un collège de jésuites en Uruguay. Je m’occupe de jeunes. C’est tout.
Brièveté percutante. Excellente prise en main, approuva le Père Albert, in petto.
— Le Père Miguel est un spécialiste des retraites individuellement guidées, commenta-t-il à haute voix. Il lit saint Ignace dans le texte original et entre les lignes, vous allez voir !
Tout le monde rit.
C’était au tour de l’un des deux ménages du groupe, le plus lourd, de l’avis de Patrick. Les deux époux se regardèrent et ouvrirent la bouche en même temps :
— Monsieur… Madame…
Eclat de rire général. Le mari s’enfonça dans un mutisme résigné et recommença à suçoter sa courte pipe éteinte. Sa femme, la perruche stéatopyge, prit la parole :
— Monsieur Léonidas Baliveau et Madame née Sarah Bloch-Latour, 12 rue Gallieni à Saint-Pourçain-sur-Sioule. Nous avons un fils unique. Monsieur Baliveau est dans le commerce de détails et moi… eh bien… je lui aide. Faudra nous excuser, Messieurs-Dames, car on n’a pas l’habitude de faire des retraites, vu que c’est la première !
— Il n’est jamais trop tard pour bien faire, lança le Père Albert. Monsieur, vous êtes Monsieur… ?
— Xavier Schranestz. Oui, c’est aussi difficile à prononcer qu’à écrire. Trente ans. Agent des méthodes dans une usine d’automobiles à Poissy. Je ne vois rien d’autre. Si… Célibataire !
Hilarité sur tous les bancs. Rien n’est plus facile à divertir qu’un groupe gravement attentif.
— Il n’y a pas de sot métier, enchaîna le Père Albert qui avait une formule toute prête pour chaque circonstance. Léonie ?
— Léonie Gauminon. Veuve civile. Cinquante-huit ans. Poitiers. J’appartiens à Vie Chrétienne depuis sa fondation et auparavant aux anciennes congrégations mariales. J’ai fait les Grands Exercices deux fois mais j’ai encore beaucoup à apprendre pour cheminer sur la voie du Seigneur. Je ne manque jamais ma retraite annuelle, c’est, comment dirais-je, nécessaire à mon équilibre, le Père Rigmarole le sait bien, -petit rire entendu-. Pour les activités apostoliques, je ne sais par lesquelles commencer…
— Je vais vous aider, intervint précipitamment le Père Albert. Léonie se dévoue à toutes sortes d’œuvres sociales. La liste en est longue. Elle démontre chaque jour que la contemplation se vit dans l’action. Merci Léonie. Monsieur, Madame, voulez-vous terminer ce tour de table ?
Ce fut Madame qui parla avec un bel accent du Midi. Une petite boulotte avec de grosses lunettes. La religion est décidément une affaire de femmes, se dit Patrick à part lui, les hommes suivent de plus ou moins loin…
— Jean-Marie et Louisette Bonheur. Soixante-deux et soixante ans. Nous avons élevé deux enfants. Mon mari est à la retraite (rires, évidemment !). Il travaillait au Ministère de l’Agriculture, à la Protection des Végétaux. Moi, j’étais sans métier…
— Vous voulez dire que vous aviez cent métiers, c-e-n-t, comme toutes les femmes au foyer !
(Des consignes très strictes au sujet du louable labeur domestique des femmes à la maison circulaient depuis peu dans la Compagnie).
— Si vous voulez… Nous appartenons à Vie Chrétienne et nous logeons dans la caravane que vous avez aperçue peut-être…
Le mari, une grande perche osseuse avec des cheveux rares et un visage buriné leva la main. Il voulait ajouter quelque chose.
— Nous de… de.. demeurons à à à Mar… Mar… Marseille.
— Protection des végétaux ? releva le Père Rigmarole. Cela me fait penser à quelque chose… Pourrais-je vous en reparler ?
Le grand roseau pensant acquiesça d’un sourire.
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Suivit un intermède pratique consacré aux détails matériels, désignation des lieux, horaires, ouvrages à consulter, corvées ménagères à se partager, livres de chant, chasses d’eau à tirer bien dans l’axe… Quand tout fut réglé et qu’il eut une fois encore rappelé l’assemblée à la règle d’or du silence, le Père Albert se tourna vers son collègue :
— Miguel, je pense que c’est à toi de conclure.