À la quête d’un rêve perdu - Edenson Glaude - E-Book

À la quête d’un rêve perdu E-Book

Edenson Glaude

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Beschreibung

Rêvant de devenir guitariste, Mann Dérosin se heurte à d'interminables difficultés : maltraitance, abandon paternel et une histoire d'amour tumultueuse. Errant dans les rues de Cayenne, il croise de jeunes musiciens qui ravivent son rêve et le poussent à prendre de grands risques. Cette quête devient pour lui un mélange de douleurs et de rares lueurs de bonheur. Parviendra-t-il à réaliser son rêve malgré les obstacles ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Développeur web, Edenson Glaude se lance courageusement dans la littérature peu après son arrivée en Guyane. À la quête d’un rêve perdu est un cri passionné, un miroir de témoignages, d’observations et d’expériences qui dévoilent sa vision poignante de la vie des immigrants.

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Edenson Glaude

À la quête d’un rêve perdu

Roman

© Lys Bleu Éditions – Edenson Glaude

ISBN : 979-10-422-4064-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

Un rêve interdit

« Entends-tu ? Jésus t’appelle ; viens, ô pécheur, il t’attend. À cette voix si fidèle, tu résistas trop souvent… » Kwety se livrait avec ferveur à une adoration envoûtante, au petit matin d’un dimanche paisible. Elle chantait avec une intensité qui ne pouvait être perçue que chez les premiers chrétiens ; elle n’entendait plus Mann qui, à ses côtés, chantait de fausses notes, absorbée par le guitariste qui était plongé dans une extase palpable, caressait les cordes de sa guitare avec une tendresse infinie. La mélodie oscillait entre gaieté et mélancolie. Mann semblait avoir oublié qu’il était en train de chanter ; il ne prêtait plus attention à sa propre voix. Il observait attentivement chaque note, chaque accord que le guitariste jouait. Après avoir chanté deux fois le refrain, ils allaient aborder le deuxième couplet. Cependant, à ce moment précis, le dirigeant de la louange décida de diminuer le volume sonore, alors que Mann continuait d’émettre ses fausses notes que Kwety allait bientôt ouïr. Les mains levées vers le ciel, les yeux fermés, elle adorait avec une telle profondeur qu’elle semblait déconnectée de la réalité. Soudain, elle entendit une autre chanson, dans une tonalité différente, chantée d’une voix forcée et légèrement étouffée. Son premier réflexe fut d’ouvrir les yeux et de scruter son environnement. C’est alors qu’elle réalisa que le chant provenait de tout près, à proximité immédiate.

— Mann ! s’exclama-t-elle d’une voix aiguë. Mais qu’est-ce que tu chantes enfin ? Tu t’entends au moins ?

Il la regarda, mais détourna très vite le regard pour continuer à fixer le guitariste. Il sembla qu’il n’eut pas réellement entendu ce qu’elle lui dit. Kwety le tapa donc sur son épaule droite pour qu’il pût enfin prêter attention à ce qu’elle lui disait. Mais, ce n’était que de l’inanité. L’adoration prit fin alors qu’ils étaient encore dans cette embrouille.

À la fin du culte, Mann accompagna Kwety chez sa tante Granie, où elle vit depuis son arrivée en Guyane. Ils étaient à l’entrée de la cité Jean François, dans la petite ruelle derrière le lycée Félix Éboué. Elle raillait sa manière de chanter à l’église, trouvant dans ses fausses notes une source inépuisable d’ironie ; elle poussait des éclats de rire, fit de douces plaisanteries entre adolescents. Ce qui faisait rire son ami. Il était pleinement conscient de ses compétences musicales, sachant que sa voix n’était nullement aussi désagréable et inaudible qu’elle le prétendait. Sa déconcentration était simplement due à son irrésistible désir d’apprendre à jouer de la guitare. À chaque fois qu’il voyait quelqu’un jouer, il avait toujours cette envie de jouer lui aussi, de prendre la guitare et de faire des choses extraordinaires. Il espérait pouvoir jouer ces mélodies qu’il fredonnait sans cesse, et qu’il trouvait toujours agréables à entendre ; en tout cas, c’est ce que ses proches avaient l’habitude de lui dire. Pourtant, Bazou, son père qui dans sa jeunesse était un violoniste raté et un musicien sans lendemain dont le jeu n’avait certainement aucune once de passion, lui a toujours dit que la musique n’apportait rien dans la vie d’une personne. Déjà âgé de quinze ans, Mann n’avait encore pris aucun cours de guitare en dépit de son grand amour pour la musique. Le pire, c’est qu’il n’avait jamais touché les cordes parce qu’il lui était formellement interdit même de parler de cette ambition d’apprendre à jouer en présence de son père. Pourtant, toutes ces barrières mentales que dressait Bazou dans l’esprit de Mann ne sont jamais parvenues à annihiler sa monomanie pour la musique. Au contraire, il en écoutait davantage espérant qu’un jour il serait libre de choisir par lui-même ce qu’il aurait envie de faire de sa vie.

Comparé à Mann, Kwety avait l’air plus mature. Mais la différence d’âge entre eux n’était en réalité que d’une année. Cependant, elle était plus habile à appréhender un moment opportun, à faire des choix plus raisonnables, et à trouver une solution à une énigme plus facilement et plus rapidement… De surcroît, elle était quelque peu impassible face à certaines situations, mais surtout, une jeune adolescente placide et pleine de sagesse. Elle n’avait que seize ans, et nonobstant cela, elle n’était jamais parvenue à exprimer ouvertement ses émotions avec les gens. À la différence de Mann qui, depuis l’âge fugace, était un adolescent très douillet. Il pouvait toucher considérablement le cœur de tout le monde rien qu’en les regardant avec ses yeux gris, un peu éclaboussés quelques fois. Son regard avait quasiment sans cesse un air nonchalant même lorsqu’il souriait. La plupart des voisins du quartier disaient que cela était dû à la dureté de son père et au départ de Gino, son grand frère, qui voulait partir clandestinement pour aller aux États-Unis en passant de pays en pays, en voiture. Mais hélas, il a été tué en cours de route. Alors qu’il était en Équateur, l’un des voyageurs lui a tiré dessus lors d’une bagarre. Tous les voisins ramenaient le comportement glaude de Mann à ces tragédies. Par ailleurs, il était aussi un adolescent très hilarant qui aimait rire avec ses amis. En outre, il avait également cette commodité à créer des liens, et à maintenir une stabilité dans ses relations. C’était sans doute ce qui lui a permis de rester ami avec Kwety depuis plus de trois ans.

Lorsqu’il rentra chez lui, Mann trouva Bazou en train de l’attendre devant le portail, l’air furieux. Quoiqu’il ne se rappela pas avoir fait quoi que ce soit méritant une quelconque punition. De ce fait, Mann salua son père, comme à l’ordinaire, sans tenir compte de ce qu’il eut eu à lui faire ou à lui dire. Ce dernier le suivit à l’intérieur, s’adossa sur le dormant de la porte du salon, les mains dans la mâchoire, et lui posa une ahurissante question à laquelle Mann ne voulait sûrement guère apporter une réponse :

— Mann, tu n’as que quinze ans, et j’ai constaté que tu aimes un peu trop fréquenter cette jeune fille de ton église. Dis-moi, qu’est-ce qu’il y a entre cette fille et toi ?

— Papa ! Tu n’es pas un peu parano quand même ? répliqua Mann d’un ton plutôt élevé.

Bazou demeura bouche bée, et il ne dit plus rien. Il reconnut ce côté despotique chez son fils, et pensa tout de suite à sa mère de qui, depuis quelques années, il avait divorcé pour s’engager dans une relation basée sur des intérêts financiers et pour pouvoir se légaliser sur le territoire français. Du moins, c’était ce qu’on lui avait toujours dit. C’est d’ailleurs une idéologie très répandue dans la communauté haïtienne vivant en Guyane. Très peu de gens contestèrent ces actes parfois odieux. Et pourtant, ils y adhèrent avec une étonnante commodité : l’homme quitte sa maison dans l’objectif de trouver une vie meilleure pour sa famille, et dans ce processus d’amélioration, il trouve le moyen de mettre fin à la cause ; « mais quelle absurdité ! » se disait toujours Mann. Bazou devint un homme aride, dépourvu de sensibilité. Et tout cela avait un très fort impact négatif sur l’état psychologique de son fils.

Après avoir fermement répliqué à son père qu’il exagérait à propos de son amitié avec Kwety, il rentra dans sa chambre, enleva ses chaussures et sortit prendre l’air en face du lycée. De là, il vit passer Yohan et sa petite amie Fedline sur une trottinette électrique en direction de la route de Baduel tels deux tourtereaux. Il les salua, mais se trouva triste au fond de lui en pensant à ces jeunes qui furent en couple depuis bien des années. Ainsi il ne se lassa de penser à tout un tas de jeunes qui vivaient dans son entourage, réalisaient leurs rêves, accomplissaient des choses extraordinaires, alors que lui avait l’impression de marquer des pas sur place. Si c’est ça que les autres appellent solitude, il était impossible pour Mann de mettre un nom sur ce qu’il ressentait sur le moment. Mann semblait perdu dans ses pensées. Indécis, il ne savait pas où aller pour se sentir mieux. Oublier les persiflages de son père, prendre son envol, jouer librement de la musique partout et n’importe quand, ce sont là toutes les propositions auxquelles il pensait. Par la suite, Il prit son téléphone et brancha ses AirPods pour écouter une vieille musique dont il n’a pu se passer depuis un bon bout de temps ; c’était une musique plutôt ancienne, du blues antédiluvien, que chantait un très célèbre artiste afro-américain des années soixante-dix. Il l’aimait, ou plutôt, il l’adorait ! Il fredonnait à voix basse, l’esprit dans les airs en essayant d’improviser un solo de guitare avec sa bouche, et en faisant des rictus avec son visage. Par moment, il oubliait qu’il était dans la rue. N’importe qui qui passait par là aurait pensé que Mann frôlait la folie. Il demeura assis devant le lycée jusqu’à quinze heures, continua d’écouter ses musiques dans la même ambiance, avec la même passion. Chaque nouveau morceau qu’il écoutait avait pour lui une sensation différente qui lui faisait ressentir une vibration puissante de l’intérieur… À quelques mètres de lui, Granie, la tante de Kwety, l’observait depuis un moment sans qu’il ne s’en aperçût. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne rie et qu’elle remarqua :

— Ça va, Mann ? Tu as l’air fourvoyé.

— Tout va bien, tante Granie, répondit-il avec beaucoup de gentillesse en enlevant ses écouteurs.

— Pourquoi es-tu dehors à cette heure-ci, et tout seul ? lui demanda-t-elle.

Il répondit qu’il voulut simplement prendre l’air, et qu’après il allait rentrer chez lui. Elle partit. Mann resta un long moment devant le lycée, avant de rentrer chez lui vers vingt heures.

Un mois plus tard, Mann errait çà et là. Adolescent sans responsabilité, son quotidien se résumait à sortir se balader avec des amis du quartier, jouer au foot, aller à l’église tous les dimanches… Puisque c’étaient les vacances d’été, il n’avait conséquemment pas grande chose à faire. En se baladant au quotidien, il fait la connaissance de Kélian, qui était pianiste dans un groupe de jeunes qui jouait dans tous les recoins de Guyane. De Cayenne à Kourou, passant par Matoury et Macouria. Mann commençait petit à petit à sortir furtivement avec Kélian, assister à ses répétitions, discuter avec les autres musiciens du groupe, envisager d’apprendre avec eux sans pour autant aller dans une école de musique. Il n’a parlé de ces desseins qu’avec Kwety en qui il avait une confiance aveugle. Il ne voulait en aucun cas que cela se sache, parce que si son père en était informé, le connaissant, il serait impétueusement irrité sûrement, et Dieu seul savait ce qu’il ferait.

Chapitre II

À la recherche de sa voie

L’acronyme du groupe était NMCNW, qui signifiait : A New Musical Color for a New World. Johnson, d’origine nigérienne, était à l’origine de ce nom. Il avait proposé de donner un nom anglophone à ce projet, une idée qui avait reçu l’approbation de tous les membres. Depuis plus de deux ans, ils répétaient dans des salles louées au tarif d’environ vingt-deux euros de l’heure. Cependant, lorsque Mann les avait rencontrés, ils venaient tout juste d’inaugurer leur propre studio, où ils répétaient chaque jeudi, à partir de dix-neuf heures. Cette nouvelle organisation avait beaucoup facilité les choses pour Mann. En effet, il avait coutume de se rendre à un culte de prière dans son assemblée tous les jeudis soir. Mann profita donc de ces occasions pour participer aux répétitions, tout en laissant son père croire qu’il assistait à des services religieux. Les membres de NMCNW étaient des jeunes extrêmement talentueux. Ils n’étaient pas nombreux. Composé de quatre chanteurs dont la principale était une jeune fille de dix-neuf ans, membre de la chorale de l’église catholique de Cayenne, qui les avait rejoints deux mois après la création du groupe, à la suite d’une prestation en plein air aux Amandiers. À cette époque, leurs performances apportaient une chaleur vibrante et entraînante à chaque spectacle. Ils laissaient toujours derrière eux une irréprochable réputation ; une sensation de vouloir les écouter jouer sans répit leurs magnifiques compositions et leurs parfaites interprétations. La cinquième fois que Mann allait participer à leurs répétitions, il accompagnait Kwety jusqu’à l’église du Nazaréen de la Rocade, où il était également membre.

— Mann, je crois qu’un jour ou l’autre ton père découvrira ce que tu fais, déclara Kwety lorsqu’ils arrivèrent en face du portail de l’église.

— Je sais, mais il ne pourra pas m’empêcher de sortir avec eux, répliqua-t-il sereinement.

Kwety poussa un soupir, puis pénétra dans l’église. Mann de son côté emprunta le chemin du studio, niché dans la cité Eau Lisette, dans un édifice situé juste à l’arrière de l’église.

Le guitariste accordait sa guitare. Les pianistes branchaient leurs pianos sur la table de mixage. Gaëlle, la chanteuse principale, testait son micro. Et le responsable technique arrangeait les appareils et donnait des indications aux autres. Hervé, le batteur ainsi que deux des chantres étaient en retard. Mann entra dans le studio, après avoir serré la main de tout le monde, il s’assied près de la porte sur une banquette où l’un des chantres, qui était en retard, avait l’habitude de s’asseoir. Il semblait parfaitement à son aise ; la compagnie de ces jeunes lui procurait une sorte de paix, une douce quiétude qu’il chérissait profondément. Ensemble, ils savouraient chaque instant de bonheur partagé. Même durant les répétitions, ils s’investissaient pleinement, ce qui constituait leur force et un atout incontournable pour de jeunes musiciens évoluant dans un milieu où la rigueur et la sévérité musicales avaient largement diminué par rapport à la génération précédente. Quant aux autres, il suffisait d’avoir un appareil informatique et un logiciel de traitement de voix ou de correction des fausses notes musicales pour faire de n’importe qui des musiciens écoutés, voire aimés par des personnes qui se font appeler des mélomanes. Quelques minutes après, l’arrivée des retardataires, tout le monde était prêt. Les instruments bien préparés, les micros bien réglés, il ne manquait plus qu’à se concerter sur les chants qu’ils devaient répéter.

— Je crois qu’il vaudrait mieux qu’on répète nos compositions avant, proposa Gaëlle. Ainsi on aura le temps de monter une structure complète, et pour les interprétations, elles sont, selon moi, plus facilement abordables.

Les musiciens échangèrent un regard interrogatif. Puis Johnson hocha la tête pour approuver l’idée de Gaëlle, ce qui mit tout le monde d’accord. Ils commencèrent avec une chansonnette d’amour que Stevens, le guitariste, avait écrite après une rencontre amoureuse qu’il avait faite lors d’une prestation à Polina1. Quoiqu’il n’avait jamais confessé que sa chanson avait été inspirée de cette expérience vécue dans le passé, puisque la fille en question l’avait quitté juste après avoir partagé une nuit ensemble, il n’a pas fallu longtemps aux autres membres du groupe pour s’en rendre compte. Sans perdre de temps, ils décidèrent alors de peaufiner une introduction.

— J’ai une proposition, dit l’un des deux pianistes.

— Vas-y, on te suit, répondit le bassiste.

— Je l’ai travaillée sur Ré majeur. Mais l’audio que tu as envoyé sur le groupe était sur Do, Stevens.

— Ce n’est pas grave, répliqua Gaëlle. Vous n’avez qu’à transposer après.

Paul, le pianiste, se lança ; il donna l’introduction qui était aussi émouvante que la chanson elle-même. Jusqu’à présent, Mann observait avec une attention particulière, et ceci dit, il ne comprenait pas grand-chose à chaque fois que l’équipe se mettait à dialoguer dans leur jargon musical. Pour autant, cela ne l’empêcha pas de trouver leur conversation très intéressante. Après avoir travaillé soigneusement l’introduction du chant, ils ont joué toute la chanson sans y mettre encore les parties qui pourraient avoir l’air complexes, mais qui donneraient du sens à la mélodie. Sortir de la monotonie, et mettre des breaks pour embellir la cadence. Tout au long de la répétition, Mann fredonnait à peu de frais avec eux d’une voix basse qui n’était pas nettement audible. Il était depuis un moment, pour ne pas dire depuis toujours, imperceptible par les musiciens qui jouaient avec dévotion et prenaient beaucoup de plaisir ; impossible de remarquer la présence de cet adolescent follement passionné de la musique, et qui avait une envie fougueuse de pouvoir jouer avec eux, mais qui songeait aux conséquences à chaque fois qu’il avait envie d’en parler avec Johnson.

À la fin de la répétition, il se résigna à converser avec lui à propos de son envie d’intégrer le groupe, essayant d’ignorer sur le coup, les potentielles admonestations de son père qui, jusqu’à l’heure, n’était même pas au courant de l’existence de ces jeunes. Il alla discuter avec lui dans un coin, éloigné des autres qui étaient en train d’arranger leurs instruments pour rentrer chez eux. Il voulait savoir quels étaient les critères d’intégration.

— Tu veux nous rejoindre, Mann ? lui demanda Johnson après qu’il lui a posé la question.

Il avait l’envie, mais il ne voyait pas la possibilité au regard de l’avis de son père à propos de sa passion pour la musique, quoiqu’il ait voulu faire fi de tout ce que son père aurait pensé de cette décision dans le cas où il en serait informé. Il s’abstint tout de même d’aller jusqu’au bout de son dessein, et déclara conséquemment qu’il voulût simplement s’en informer pour une amie. De ce fait, Johnson lui expliqua les différents critères d’intégration du groupe qui paraissaient, de toute évidence, plausibles et possibles pour lui de faire partir si seulement son père n’était pas en travers de son chemin, parce qu’il n’était pas question d’être majeur, ou de ne pas appartenir à une religion. Mais seulement d’aimer ce qui se faisait et de se donner pleinement, avoir un talent qu’il fallait perfectionner jour après jour… À la suite de leur échange, il rentra chez lui. Tout lui paraissait facile, mais tout n’était pas possible.

Le culte de prière s’était achevé depuis maintenant plus de trente minutes. Il ressentait une appréhension croissante à l’égard de la réaction redoutable de son père, qui, à la constatation de l’absence de son fils parmi les fidèles de l’église rentrant chez eux, se laisserait emporter par une terrible colère que seul Dieu pourrait apaiser. Cependant, ce soir-là, il arriva à la maison à vingt-deux heures exacte, et avait remarqué que le portail et la porte du balcon étaient grands ouverts alors qu’il était à une distance de cinquante mètres à peu près de la maison. Il pensa donc s’agissait d’un augure favorable, pensant que Bazou était à l’intérieur, sûrement en train de dormir depuis quelque temps. Il entra tranquillement dans sa chambre, ferma la porte derrière lui, se coucha sans même vérifier si son père était bien là. Cinq minutes plus tard, il entendit le vacarme du scooter de Bazou depuis le portail qui le réveilla instantanément d’un léger sommeil. Et tout de suite, il se leva, et s’installa dans le salon, alluma la télévision, essayant de dissimuler sa frayeur causée par l’arrivée de son père à cause de son absence dans le culte. Ce soir-là, il eut la chance d’être précédé par Bazou, qui se rendit auprès de sa concubine tout juste revenue de la métropole et qui devait partir dans une semaine pour des obligations professionnelles.

Cette femme avait un enfant avec un ancien préfet. Bazou l’avait rencontrée alors qu’elle était en pleine rupture avec ce dernier, et il a trouvé l’occasion parfaite et opportune pour se mettre en couple avec elle puisqu’elle serait, selon lui, une femme libre, sans engagement, et par-dessus tout présentait une énorme opportunité. Après avoir mis la motocyclette à l’intérieur de la cour de la maison, il entra tout en murmurant une vieille chanson d’un ancien groupe haïtien qui n’était connu que sur le territoire national. Mann avait l’air suspect. Bazou s’assit sur le canapé à côté de lui, et il le regarda sans même daigner ouvrir la bouche pour le saluer.

— Tu rentres tard aujourd’hui, papa, disait-il en essayant de trouver un moyen de se mettre à l’aise avec son père.

— Tu surveilles mes sorties et mes rentrées à la maison maintenant ? lui demanda-t-il en guise de réponse d’un ton plutôt aride. Il se tut, et fixa l’écran de la télévision sans pour autant apprécier ce qu’il s’y passait. Trente minutes après, ils s’endormirent sur le canapé. Alors qu’ils se tournaient pour trouver un confort dans leur sommeil, ils se donnèrent tous les deux d’un coup de poing qui les réveilla subséquemment. Ils prirent donc conscience qu’ils étaient encore sur le canapé, et ils rejoignirent leur lit tout de suite. Cette relation père-fils entre Bazou et Mann était très particulière. S’il y avait un jour où tout allait bien entre eux, il fallait espérer à la minute que cela allait merder ; et cela ne durait jamais lorsque leur relation semblait plus ou moins agréable. Mann passait des jours à réfléchir à la possibilité d’intégrer le groupe, et cela le tourmentait d’avoir envie de faire une chose qu’il ne pouvait pas. Ce désir le contrôlait, mais il ne pouvait pas se permettre de faire de telles choses, car lui seul en subirait les conséquences. En tout cas, il était encore jeune, la vie lui semblait pourtant longue et les opportunités ne manqueront pas de se présenter sur son chemin ; c’était un espoir, ou peut-être autre chose plus fort que cela. Enfin, il devait sans doute se soumettre aux desseins du destin, laissant celui-ci dicter sa voie, même s’il ne le conduisait pas nécessairement là où il espérait aller, pour atteindre ce qu’il avait toujours désiré, pour réaliser son rêve le plus ardent ; quoi qu’il advienne, cela demeurait son unique voie possible.

Deux semaines plus tard, il était accablé par une incessante rumination sur cette ardente aspiration qu’il ne parvenait pas à satisfaire. Il fit donc appel à son amie pour lui en parler, lui informant de cette prétendue décision qu’il souhaitait prendre, mais qui allait changer probablement toute sa vie, et détruire tout ce qu’il restait de bon dans sa relation merdique avec son père. Il savait sciemment que, d’une façon ou d’une autre, Bazou ne tolérait jamais qu’il entreprenne des relations avec des gens qu’il ne connaissait pas, et pire, si c’était pour faire partie du monde de la musique.

— Je souhaite intégrer le groupe des jeunes dont je te parlais, Kwety, dit-il fermement étant devant la porte de sa chambre alors qu’elle se regardait dans le miroir.

— Pourquoi cherches-tu des problèmes avec ton père, Mann ? Tu ne peux pas attendre que tu sois majeur pour prendre ces genres de décisions ? Tu sais bien que ton père va se mettre en colère lorsqu’il apprendra que tu fais partie d’un groupe de musique dans les coins ! Pour ma part, je te conseille vivement de bien réfléchir à la conséquence que cela aura avant de prendre cette décision.

— Mais j’y ai réfléchi, répondit-il. Tu connais la phrase : « Profitez bien de votre jeunesse et… j’ai oublié le reste ! » ? Je veux seulement profiter de mon jeune âge pour apprendre quelque chose qui me servira à l’avenir, ce que mon père ne comprend pas malheureusement.

— Attends, je suis perdue là, tu veux t’intégrer ou tu veux apprendre à jouer ?

— Une fois que je serai intégré, j’aurai plus de chance d’apprendre à jouer avec eux.

— Mais quand tu seras intégré, quel sera ton rôle ? Tu ne sais pas encore jouer, et tu n’es pas chanteur… réfléchis bien ; tu dois trouver un moyen d’apprendre à jouer d’abord si tu veux faire partie du groupe, d’accord ?

Il la fixa pendant quelques instants, puis lui concéda qu’elle avait probablement raison, ajoutant qu’il allait suivre son conseil. Vers seize heures dans la journée, il déambulait dans les environs de la cité Nova Pâque, après avoir escorté son amie chez un proche à Cabassou pour qu’elle se fasse coiffer avec des tresses. De là, il aperçut Stevens en train de converser avec une ravissante demoiselle résidant dans les environs. Puis, tout à coup, il eut envie de lui parler, lui faire part de ce qu’il avait dit à son amie dans la matinée, cependant ce dernier était apparemment très occupé à échanger avec cette gracieuse jeune fille avec qui il avait l’air très proche. Il fit un geste de la main pour signifier à son ami qu’il voulait lui parler ensuite. Stevens acquiesça d’un hochement de tête. Étant donné que ce dernier n’habitait pas dans le quartier, c’était pour Mann une occasion cruciale de discuter avec lui, sachant qu’ils ne se rencontreraient pas fréquemment. Mann alla se réfugier au-dessous des bâtiments où, d’ordinaire, des gens passaient pour traverser de l’autre côté. Il y demeura debout, tenant son téléphone à la main, jouant à un jeu de puzzle en attendant que Stevens vienne. Trente minutes s’écoulèrent déjà, et il était encore là. Quarante-cinq minutes, encore là. Une heure de temps, encore là. Une heure et demie, il était là, par contre, il était las d’attendre. Il a vu Kwety d’une distance de cinquante kilomètres à peu près qui, lui semblait-il, avait déjà fini de se coiffer. Elle rentrait chez elle. Enfin il eut l’impression que Stevens ne viendrait plus, et décida ultérieurement de rentrer avec son amie. Cependant, dès son arrivée, Stevens avait aussitôt interrompu sa conversation avec la jeune fille.

Alors que Mann était en train d’expliquer à Kwety le nombre de temps qu’il avait passé debout, attendant une personne qui l’avait apparemment oublié, mais sûrement, se dit-il, Stevens le rejoignit.

— Je suis vraiment navré, mon ami, dit-il en arrivant. La discussion a pris plus de temps que prévu.

Mann semblait déboussolé, mais il ne pouvait tout de même pas éviter de lui parler, car en réalité, c’était lui qui en avait besoin.

— Et dis-moi, penses-tu pouvoir m’apprendre à jouer à la guitare ? lui demanda-t-il après que Kwety est partie les laisser discuter.

À ce moment-là, Stevens habitait à Cogneau ; une contrée plus ou moins éloignée de la ville où Man habitait. Il n’avait pas un moyen de locomotion qui lui permettrait de faire le parcours régulièrement. Et malheureusement pour Mann, lui non plus, il n’en avait pas, et même s’il en avait, il ne saurait pas comment expliquer à son père qu’il se rendrait hebdomadairement jusqu’à Cogneau, et surtout pour une telle motivation. De surcroît, Stevens avait d’autres activités qui comblaient son temps. Et par conséquent, donner les cours de guitare à Mann lui paraissait clairement impossible.

— J’aurais bien voulu faire ça pour toi, Mann. Je vois que tu aimes bien la musique, et tu as de l’ambition, mais c’est compliqué pour moi. Je ne peux pas, malheureusement.

Après avoir entendu cela, son allure arborait une profonde désolation. Cependant, il ne se laissa pas décourager. Convaincu qu’une autre opportunité se présenterait, car c’était son rêve, il était déterminé à faire de la musique une part essentielle de sa vie, en particulier la guitare. Il se promettait intérieurement de devenir musicien professionnel coûte que coûte. Il nourrissait ce rêve avec une passion ardente et bravait les obstacles, cherchant tous les moyens possibles pour y parvenir, quelles que soient les difficultés rencontrées.

Ils finirent de converser, puis Stevens le déposa devant le portail de sa demeure. Mann essayait de se créer une réalité dans laquelle il voulait prendre la décision de faire ce qu’il voulait en dépit des réactions de son père qui pouvaient être plutôt violentes. Il consacra tout le mois d’août à la recherche d’un musicien susceptible de lui donner des cours de guitare ; quelques fois, il en trouvait qui lui exigeait une compensation financière, cependant, n’ayant pas eu la possibilité de répondre à cette demande, et en ayant été seul dans une quête où il n’avait le soutien de personne, il ne pouvait que refuser ces offres. Et d’autres fois, il trouvait des musiciens qui jouaient et qui auraient aimé pouvoir lui donner des cours, mais qui n’enseignaient pas à cause du manque de temps, parce qu’ils avaient aussi d’autres activités en dehors de la musique. Des jours s’écoulèrent alors qu’il menait ses investigations en privé, essayant de tout faire pour que son père ne découvre qu’il cherchait à apprendre à réaliser ce rêve qu’il chérissait tant.

À la rentrée scolaire, il disposait d’une carte de bus facilitant ses déplacements. Bien qu’il n’ait pas trouvé de professeur de guitare, il adopta une nouvelle stratégie : il prit l’habitude de se rendre chez Josiane, dont le mari était trompettiste à l’église de l’Armée du Salut de Balata. Ce dernier possédait une collection d’instruments qu’il entreposait dans une pièce où il répétait quotidiennement. Josiane, également membre de la même église que lui, révéla la passion musicale de son mari après l’avoir invité à jouer avec un groupe à son église lors d’une convention annuelle réalisée en mois de juin. Alors qu’il détenait cette information depuis des mois, il en profita maintenant pour en façonner un stratagème.

Chaque mardi, après des cours qui avaient la particularité de se terminer plus tôt que d’ordinaire, Mann utilisait sa carte de bus pour se rendre chez Josiane. Là, il s’initiait à la guitare de manière autodidacte. Il se consacrait à consulter des vidéos sur YouTube, à rechercher d’exercices destinés aux débutants qu’il tentait de reproduire : son amour pour cet instrument lui facilitait la tâche au point de ne percevoir aucune difficulté dans ces exercices qu’il jugeait au contraire trop faciles. Il se mit conséquemment à réaliser des exercices plus ou moins ardus, ce qui n’était pas de son niveau d’habileté.

Au mois de décembre, le groupe se préparait à participer à divers événements musicaux. Mann, comme d’habitude, avait prévu d’y assister, cependant il ignorait encore comment pouvait-il dissimuler tout cela à son père. Enfin, il se résolut à aborder ouvertement Johnson concernant sa situation familiale et son ambition, juste après une répétition.

— C’est un véritable supplice que je traverse, Johnson, déclara-t-il. Mon père m’interdit catégoriquement de jouer un instrument de musique.

— Mince alors ! Pourquoi s’oppose-t-il à ce que tu fasses de la musique ? lui demanda Johnson.

— Il ne cesse de dire que la musique est une perte de temps, et que je ne devais me concentrer que sur mes études…

— Bon, il n’a peut-être pas tort après tout, répliqua son interlocuteur. C’est ton père, tu sais qu’il sait des choses que tu ne sais pas, il a vécu des expériences que tu n’as pas vécues. Donc il est sans doute en position de dire tout cela.

Ils poursuivirent leur dialogue, puis il exposa à Johnson tous les moyens qu’il avait discrètement mis en œuvre pour s’auto-former à la guitare. Il était impressionné par son courage et son audace. C’était sûr qu’il arriverait peu à peu, en dépit des différentes difficultés qu’il allait rencontrer, à réaliser son rêve, pensait son ami. Il lui contait également l’envie qu’il avait d’intégrer le groupe, mais comme l’avait articulé Kwety, il n’était pas vraiment qualifié pour l’intégrer, car il n’avait encore aucun talent qu’il pouvait mettre à leur disposition. Il se contentait alors d’être leur supporteur et leur admirateur. De toute façon, il était jeune, donc il avait tout son temps devant lui pour intégrer leur groupe, et bien d’autres s’il en voulait.

Le lendemain vers midi et demi, il était en pause au lycée et n’avait rien à manger et il n’avait pas d’argent non plus. Il décida donc d’entrer chez lui afin de cuisiner de quoi grignoter. Lorsqu’il arriva en face du proxy situé près du dépôt de nouveaux scooters, à proximité de la cité Temir, il marchait seul sur la route animée par des passants absorbés par leurs propres pensées, ignorant complètement ce qui se passait autour d’eux. Il remarqua trois jeunes hommes qui le suivaient du regard de manière singulière ; l’un d’entre eux avait un aspect étrange, avec une casquette grisâtre tachée de boue, qu’il portait à l’envers sur sa tête. Il portait un vieux tricot pourpre et un bermuda bleu marin, et semblait traîner ses chaussures ouvertes comme s’il ne les voulait plus. Mann se sentait intimidé, craignant qu’il s’agisse des agresseurs qui le poursuivaient. Il accéléra le pas alors que les jeunes hommes se rapprochaient de lui. Quelques minutes plus tard, ils le rattrapèrent.

— Hey, sara bay ké to2 ? dit le jeune baroque en créole guyanais d’un ton agaçant.

Mann garda le silence et continua de marcher rapidement, submergé par la peur, mais déterminé à ne pas laisser transparaître son angoisse. Il s’abstint de se retourner et ne remarqua pas que les jeunes hommes le suivaient toujours.

Après quelques minutes, il reçut un coup sec derrière la nuque, dont la douleur le prit par surprise sur le moment. Soudain, il tourna sa face et vit les trois jeunes derrière lui alignés comme des soldats à l’armée prêts à se battre avec lui. Ils semblèrent énervés, les visages crispés ; ils échappèrent un sourire forcé qui ne fit que le terrifier. Le pauvre, il ne pouvait pas se défendre, et ce ne serait pas du tout dans son avantage, sachant qu’ils étaient trois, et qu’il était tout seul. De surcroît, il ne fallait pas oublier que dans les rues de Guyane, quand on se fait agresser, que ce soit violent verbalement ou physiquement, il n’y a personne sur qui on peut compter sinon sur ses forces et sur sa capacité à courir lorsque la bagarre dépasse la contenance de la victime. Les passants peuvent être en train d’assister aux faits, et ne font rien. Donc dans une telle situation, il ne pouvait rien, de toute évidence, sinon se plier face aux requêtes des agresseurs. Ils prirent son téléphone portable qui était dans la poche droite de son pantalon, et un autre d’entre eux tira son sac de son dos avec force. Il fut obligé de les laisser partir avec tout ce qu’il y avait à l’intérieur du sac, que ce soit ses matériels scolaires ou autres objets qu’il avait l’habitude de garder à l’intérieur de son sac. Les agresseurs prirent précipitamment la fuite, emportant tout ce qu’il possédait. Il fut terrorisé par cette histoire. Il arriva chez lui, traumatisé de ce qu’il venait de vivre. Il avait peur. Il tremblait. Il décida de ne pas retourner à l’école, craignant de revivre une telle expérience ou de se sentir complètement dépassé lors des cours de l’après-midi, à cause de cet événement malheureux. Il était complètement accablé par les effets psychologiques de cette agression : le traumatisme, le choc que cela provoquait. Il n’eut pas le temps de réaliser toutes ses pertes : son téléphone, un outil crucial pour son auto-apprentissage de la guitare, sa carte de bus dans son sac, ainsi que ses livres précieux achetés par son père à prix élevé. Il s’allongeait sur le ventre sur son lit l’esprit rempli de toutes sortes d’idées. Après une demi-heure, il essayait de fermer les yeux afin de s’endormir, de tout oublier, de plonger dans un univers de résignation où ces problèmes ne seraient qu’un fantasme, mais impossible d’y parvenir. Bazou rentra au coucher du soleil, vers dix-huit heures et demie. À ce moment-là, il avait enfin pu trouver un peu de sommeil, et son père le trouva seul à la maison, les portes fermées à clé comme s’il s’était emprisonné à l’intérieur. Et il avait encore son t-shirt blanc du lycée lorsqu’il s’était levé pour ouvrir pour son père qui frappait à la porte depuis deux minutes.

— Mann ! cria Bazou d’une voix aiguë. Ou vle fin rabi vye triko yo mwen achte byen chè a ? Konbyen tan sa tap pranw pou’w retirel sou ou avan’w tal dòmi ? Depi kilè ou konn wè moun dòmi ak rad lekòl sou yo ? Ou panse mwen gen lajan pou’m al chte lòt ankò ? 3Si c’est ce que tu crois, tu te mets le doigt dans l’œil !

Lorsqu’un individu s’exprime dans sa langue maternelle avec colère, c’est un signe manifeste de son exaspération profonde. La voix de son père inspirait à Mann une terreur plus intense que celle de l’agression qu’il avait subie. Devait-il répondre à ces questions ? Assurément, non. Les parents haïtiens avaient coutume d’imposer des ordres aux enfants tout en les interrogeant, les incitant à obéir sans hésitation. Il se rendit doucement vers un vieux panier vert dans sa chambre, où il rangeait ses vêtements, en prit un nouveau, puis se doucha avant d’expliquer à son père ce qu’il avait vécu durant la journée.

— Pourquoi n’étais-tu pas resté à l’école ? lui demanda-t-il après qu’il lui a expliqué ce qu’il s’était passé.

— J’espère que tu n’es pas en train de dire que c’est de ma faute si on m’a agressé, papa ! objecta Mann.