Pierre-Alexandre Teulié
Abandonné.e.s
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pierre-Alexandre Teulié
ISBN : 979-10-377-8825-2
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La totalité des droits d’auteur liés à la vente de cet ouvrage sera reversée à la recherche sur les troubles bipolaires. Encore trop mal connus et appréhendés, ils exposent ceux qui en souffrent à ce que cette fiction puisse devenir une réalité.
Pierre-Alexandre Teulié
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* *
Il n’a pas pu s’empêcher de la frapper encore. Elle sait qu’il la frappe pour ne pas s’en prendre aux autres. Elle comprend. Ils se connaissent depuis si longtemps.
La battre pour dissoudre sa rage. La battre, comme une pute mauvaise à la gagne. La battre comme on frapperait à poings nus dans un mur. La battre pour dissoudre sa rage. La battre pour ne plus l’entendre geindre. La battre jusqu’à anesthésier toute douleur. La battre. La battre. La battre.
Recroquevillé sur le sol, nu dans le noir, ses poings se crispent. Malgré le froid, il sue et son visage creusé ruisselle. Il enfonce ses longs ongles manucurés comme ceux d’une femme dans le gras de sa cuisse. Du sang coule de ses griffures. Du bout des doigts, il le porte délicatement à ses lèvres pour goûter la saveur de sa douleur. Comme une faim, comme un besoin d’alcool, comme un manque de cigarettes, il sent dans son ventre le crabe de la violence grossir et l’appeler. Un besoin. Une évidence. Cogner. Cogner. Cogner encore.
Le cœur au bord des lèvres, il se lève. Il titube. La peau de ses phalanges éclate en même temps qu’elles s’écrasent contre le mur de briques rouges. Il vomit. Crise de manque. Il aurait dû sortir et s’en prendre à la première fille qu’il trouverait. Un second coup de poing dans la brique réveille enfin la douleur et l’apaise un peu. Il se rassied sur le sol et accueille les élancements de sa main de quelques larmes. Demain, il faudra trouver un moyen de décharger cette violence. Demain. Cogner à nouveau. Cogner encore.
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Chapitre 1
Le merle annonce toujours une bonne journée ; ici il ne chante jamais.
Un mois que Camille est morte. Trois semaines qu’elle repose, peut-être désormais en paix.
Lorsque les pompiers avaient sorti son corps de l’appartement qu’elle louait près de chez lui, Arnaud Lyautey avait ramené leurs enfants chez lui. Tous ensemble ils avaient parlé et essayé d’oublier la vision de Camille en travers de son lit. Ils avaient chanté des comptines. Arnaud n’avait pas trouvé la force de leur annoncer le décès de leur mère. Il avait entretenu un infime espoir ne parvenant pas à dire qu’elle était morte. Il n’avait pas tout à fait menti. Il leur avait dit que les choses étaient très graves, probablement irréversibles. Mais il n’avait pas trouvé la force d’affronter leur détresse. Cela lui était impossible. Ils avaient veillé tard et il les avait serrés de toutes ses forces lorsque ses parents étaient venus les chercher pour les emmener dormir chez eux.
À six heures, les policiers avaient sonné. Il les avait suivis tandis qu’une partie de l’équipe entamait la perquisition de son domicile.
Et depuis son incarcération, il n’arrive pas à dormir plus que les quelques heures qui lui avaient été accordées lors de sa dernière nuit en liberté.
Les lumières de la prison de la Santé s’éteignent à vingt-deux heures trente, il s’éveille systématiquement vers trois heures du matin. À cette heure, seule la lumière des veilleuses du couloir peut laisser penser que peut-être toute la prison n’est pas endormie. Jamais, jusque-là, il n’avait commencé une journée sans café. À la Santé, autant que ce café matinal, c’est l’absence d’un merle dans les parages qui lui manque le plus. Le merle annonce toujours une bonne journée ; ici il ne chante jamais. Ces heures éveillées de la nuit lui sont les plus pénibles de son emprisonnement. Nuit après nuit, il aimerait tirer le temps vers le réveil officiel de six heures trente. Nuit après nuit, il lui faut faire avec les sanglots et pleurs de voisins ne supportant plus d’être enfermés. Il y a les cris aussi. Les cris lointains et déchirants des prisonniers à l’isolement. Les cris des crises d’angoisses et des cauchemars. Les cris de la violence sexuelle nocturne aussi. Quand enfin, la prison s’éveille, commence alors la lente routine du sport, de la douche, de la promenade ou des repas.
Allongé dans le noir étouffant de sa cellule, ses pensées s’envolent vers ses enfants que gardent son père et sa mère depuis son incarcération. Ils ont abandonné leur pavillon de Joinville pour venir s’installer chez lui, à Montrouge, et maintenir coûte que coûte, le quotidien des petits. Tous les week-ends, les trois petits viennent passer l’après-midi à la prison, y faire leurs devoirs, jouer avec lui et faire le plein de câlins qui leur permet à tous de tenir une semaine de plus. Au soir de sa première visite, son fils Jean-Baptiste l’a bouleversé en plongeant son profond regard bleu dans ses yeux humides, essayant de comprendre la situation :
— J’comprends rien, Papa. Tu es le chef des policiers et ils te mettent en prison ?
— Oui mon bébé. Je suis ici parce que les policiers et le juge croient que j’ai tué maman.
— Mais pourquoi tu leur dis pas que c’est pas vrai ? Tu l’as pas tuée maman ! s’était étranglé l’enfant.
— Non mon Amour. Je ne l’ai pas tuée. Mais même lorsque je le dis à la juge, elle ne me croit pas.
— Ben pourquoi ? Ça ne ment pas les adultes ! Tu n’es pas un menteur quand même.
— Non J.B. ; je ne suis pas un menteur. Mais la juge pense que la maladie de maman a fait tellement de mal à notre famille qu’à un moment j’aurais voulu que ça s’arrête et que c’est pour ça que je l’aurais tuée.
Arnaud sent au silence de Jean-Baptiste que malgré ses cinq ans, il comprend qu’on puisse se poser la question. Il espère qu’il n’en arrivera pas à se la poser aussi. Pour ne plus penser à ses enfants, pour oublier le procès qui tôt ou tard décidera de son sort, Arnaud s’est réfugié dans le sport. À jeun, sans un café pour l’aider à sortir de son lit, dans le noir humide de sa cellule, il exécute chaque matin la même série de pompes, tractions, abdos et étirements. En trois semaines, il a l’impression d’avoir musclé son cœur et son ventre a fondu. Son nouveau régime alimentaire n’y est pas tout à fait étranger non plus.
Les semaines passant, il a appris à mieux connaître son avocat. Ce n’est pas encore un ami, mais il ne faudrait pas grand-chose pour que cela arrive. Peut-être s’agit-il du transfert classique qu’effectuent tous les patients sur leur psy. Il a l’impression que c’est plus que cela. Il l’a trouvé six mois auparavant à Orléans alors qu’ils habitaient encore à Tulle. L’état de Camille avait atteint de tels sommets, qu’il venait de décider de s’enfuir avec les enfants pour se mettre à l’abri de la folie de sa femme. Par l’intermédiaire d’amis, on lui avait recommandé ce type à qui il avait fixé la mission de lui obtenir le droit de garde exclusif de ses enfants pour les protéger de leur mère. Il cherchait alors le pitbull qui pourrait faire mentir les statistiques qui confient les enfants à leurs mères dans près de quatre-vingt-quinze pour cent des cas, quoi qu’elles aient fait. Il avait été surpris de tomber sur un type de son âge, ému aux larmes lorsqu’il avait eu fini de lui raconter la situation qu’ils vivaient et prêt à l’aider parce qu’il se sentait désormais tenu de les sauver.
Et il y était arrivé ! Ensemble, ils avaient obtenu une séparation en référé et Arnaud avait pu s’enfuir en train avec les trois enfants et une valise pour chacun en attendant d’organiser un déménagement plus serein. Sous la surveillance blasée d’une police sous pression d’un préfet craignant un scandale de province, ils avaient abandonné en deux heures leur maison de trois cents mètres carrés, le jardin au bord de la Corrèze qui traversait la ville, la voiture et le personnel de fonction. Pendant leur fuite, Camille était demeurée invisible, probablement tenue à l’écart par ses parents. Dix ans balayés sans un au revoir.
Parce que c’était une évidence lorsqu’Arnaud se retrouva accusé de son meurtre, Savelli était spontanément venu l’assister. La tornade médiatique l’avait prévenu et il avait sauté dans le premier train pour Paris.
Surgi de nulle part, un merle a commencé ses trilles dans le noir vers quatre heures du matin, sans qu’Arnaud puisse le localiser. Il a le souvenir d’arbres sur le trottoir qui fait face aux murs de la prison. Il croit aussi se souvenir qu’il y a un square ou le parc d’un hôpital au bout de la rue, mais il y a longtemps qu’il n’a plus fréquenté le quatorzième arrondissement. Il se demande si sa mémoire et son imagination ne lui jouent pas quelque tour. Peut-être tout simplement a-t-il fait son nid dans l’un des trois bâtiments désaffectés qui font de cette prison une sorte de pensionnat pour VIP en délicatesse avec la justice. Il y demeure encore quelques droits communs en préventive pour éviter qu’on ne jase trop sur les prisons de riches et les prisons de pauvres.
Ce matin, l’indolente routine doit être bousculée par la venue de son baveux. Comme tous les pensionnaires de la maison d’arrêt, Arnaud est dans l’attente d’un jugement qui ne viendra probablement que dans de longs mois. Son statut de sous-préfet lui vaut un traitement humain et une cellule particulière. Mais il n’a aucun effet sur la diligence avec laquelle le juge bouclera son instruction. Au vu de ses rapports avec le ministère de la Justice lorsqu’il était à l’Intérieur, il n’est pas sûr d’être pressé de voir comment il sera traité.
La venue de son avocat est un petit signe que les choses ne sont pas aussi immobiles que le temps de cette prison. Ils ont un dossier de défense à monter, des preuves à essayer de réunir pour essayer de démontrer son innocence et des témoignages à sélectionner pour éclairer le juge et les jurés sur Camille et lui. L’idée de réfléchir et de s’activer dans cet endroit paraît presque surréaliste, mais réjouit Arnaud.
Vers dix heures, un maton aimable et respectueux de son statut préfectoral l’amène enfin dans le bureau où il pourra travailler avec son avocat aussi longtemps que de besoin.
— Salut Maître ! sourit Arnaud, en serrant la main de Maître Savelli qu’il aimerait serrer dans ses bras.
— Salut Monsieur le sous-préfet, lui répond celui-ci en retour. Vous avez une mine de papier mâché et l’air de porter le poids du monde sur les épaules. Ça ne va pas ?
— Si. Si. Une merveille ! Je me repose plus de vingt heures par jour dans un sanatorium de neuf mètres carrés. Je ne vois quasiment jamais le jour. Pas de télé, pas de téléphone, pas de mails, pas d’internet. J’ai l’impression de ne plus exister pour personne et qu’on m’a mis au tombeau. Mais à part ça, tout roule.
— Ouais, j’imagine, lui répond l’avocat. Rassurez-vous au moins sur le fait que vous existez pour pas mal de monde encore. Les journalistes titrent encore et toujours sur le « Préfet assassin ». Beaucoup d’articles reviennent sur les précédents qui auraient dû alerter la police et notamment cette histoire de coup de couteau que vous auriez infligé à Camille plusieurs mois avant les faits. La tendance générale est à penser qu’elle vous a échappé une fois, mais vous ne lui avez laissé aucune chance la seconde. La bataille de la presse n’est pas gagnée… Je dirais même qu’il faut se résigner à ce qu’elle soit perdue. À part ça, votre famille m’appelle tous les jours pour savoir si j’ai du nouveau, les associations féministes répètent à longueur de colonnes que tous les trois jours une femme meurt sous les coups de son mari et qu’une sur cinq aurait déjà été battue, et cætera, et cætera. Honnêtement, vivement que tout cela retombe un peu pour que nous puissions espérer que la juge travaille enfin un peu sereinement.
— J’adore quand vous me remontez le moral, Maître. Mais vous avez raison ; je vais essayer de me réjouir de passer encore des mois en prison pour avoir le bonheur d’être peut-être jugé sans passion pour un meurtre que je n’ai pas commis et dont personne ne semble rechercher l’assassin.
— Trêve de conneries. On a du boulot tous les deux, répond Savelli en détournant la conversation. Nous voyons la juge dans une semaine. Cela vous fera une promenade et vous pourrez mesurer vous-même le degré d’hostilité éventuelle du magistrat à votre égard. Tâchons au moins de lui faire bonne impression en ayant préparé notre rendez-vous.
— OK Savelli. Par quoi commençons-nous ?
— Par le début si ça ne vous embête pas. On ne se connaît pas. On dit que je ne connais rien à votre histoire et que vous me la racontez depuis votre rencontre avec Camille. Vous êtes d’accord ?
— Quelle histoire voulez-vous que je vous raconte Maître ? La merveilleuse histoire d’amour ou le cauchemar qui a détruit toute une famille ?
— C’est la même non ? Essayez de me la raconter comme si nous étions chez la juge. Il faut l’éclairer, lui donner les éléments clés pour qu’elle comprenne. Et si nous pouvons réunir des faits pour étayer vos dires, ce serait idéal.
— OK Doc ; on essaye. Quand j’ai connu Camille, elle travaillait à Paris dans le même cabinet d’avocats que ma première épouse. Jeune diplômée, elle était une juriste spécialisée dans le droit social, espérant passer rapidement l’examen du barreau. Elle était totalement sous la pression de gros dossiers de plans sociaux qu’on lui confiait. On se retrouvait souvent autour d’une petite bande d’avocats le vendredi au Trocadéro, au café Kléber. Bien qu’elle soit l’une des moins gradées de cette bande, j’étais surpris de noter comment le monde semblait naturellement se mettre en orbite autour d’elle. Elle était le centre de tout. Incisive, drôle, joyeuse et pourtant tellement fragile ; elle semblait fasciner tout le monde.
— Vous y compris ?
— J’étais marié et plutôt heureux dans mon couple. Je trouvais effectivement cette Camille hors du commun, mais je n’aurais jamais pensé qu’un jour je ferais ma vie avec elle. C’était une amie de ma femme et je n’appartenais pas à ce monde de juristes. À l’époque, je faisais du marketing dans une multinationale spécialisée dans la couche-culotte et la lessive. J’aimais surtout ces rendez-vous au café pour les joutes auxquelles ils donnaient lieu et qui me rappelaient mes années étudiantes.
— Comment êtes-vous devenus amants ?
— Il y a dix ans, ma première femme en a eu marre de vivre avec un petit cadre qui l’entraînait sur les rails d’une vie bourgeoise. Un jour, elle est partie avec un pseudo-acteur que j’entretenais sans le savoir depuis plus d’un an et qui lui promettait de la faire jouer avec lui. Passé le choc, j’ai eu envie de continuer à voir cette bande du café Kléber pour qui je m’étais pris d’affection. À moins que je n’aie nourri l’espoir d’avoir quelques nouvelles de ce que mon ex devenait… C’est ainsi que je me suis mis à aller régulièrement dîner chez Camille et l’amie avec qui elle vivait. Camille, de son côté, essayait d’oublier qu’elle venait de quitter un agent d’assurances de dix ans de plus qu’elle, aussi gras qu’elle était mince, aussi chauve qu’elle était blonde. Il était fou d’elle. Elle le méprisait.
— Très vite, nous sommes tombés amoureux.
— Plutôt glissant comme début, non ?
— Oui et non. Il y avait entre nous une intensité amoureuse que je n’avais jusqu’alors pas connue. Nous nous admirions mutuellement. Elle avait une répartie qui rendait chaque conversation dangereuse et passionnante. Nos éclats de rire étaient terribles et notre vie aurait pu être un pur bonheur. Mais elle avait un problème sévère avec l’alcool. Elle réussissait à le cacher à l’extérieur, mais il la rattrapait aussitôt qu’elle rentrait à la maison.
— Comment cela se manifestait-il ?
— Je la retrouvais endormie par terre au milieu du salon le temps que je finisse de préparer le repas. Dès qu’elle était à court de munitions, elle s’inventait les courses les plus improbables à toute heure du jour et de la nuit pour aller se ravitailler. Il y avait la bouteille officielle sur le bar pour l’apéro qui aurait pu symboliser une fête permanente dans laquelle nous aurions tourbillonné tous deux. Mais il y avait aussi toutes celles cachées à la salle de bains, aux toilettes, dans les placards sous ses habits, dans ses sacs à main, ou dans toute autre cachette de la maison… la routine d’une femme alcoolique.
— Et vous êtes resté quand même alors que vous vous connaissiez à peine ?
— Vous ne l’avez presque jamais vue Maître, mais c’était une femme à part. Elle était un soleil qui réchauffe et caresse. Sous sa lumière, tout paraissait mis en relief, plus intense et plus délicat à la fois. Une fois, j’ai essayé de partir en me disant que cela ne rimait à rien. Et elle qui ne faisait jamais le premier pas après une dispute, a dû sentir que je partais pour de vrai. Alors elle m’a fait la plus belle des déclarations d’amour. Et je suis revenu à ses côtés vivre les instants merveilleux qu’elle me promettait et les moments d’autodestruction méthodique qu’elle ne pourrait jamais empêcher.
— Les choses ont dû s’arranger tout de même pour que vous fassiez trois enfants. Vous m’avez l’air suffisamment responsable pour ne pas faire des enfants dans les conditions que vous me décrivez ?
— Elles ont d’abord empiré. J’ai été muté à Amiens par ma boîte. C’était aussi un moyen de ne pas m’engager trop avant dans une histoire qui venait un peu vite derrière le départ de ma femme. Je voulais être sûr de ne pas être simplement en train d’essayer de me consoler. Très vite, Camille m’a rejoint. Parce qu’elle voulait être avec moi et parce qu’elle ne supportait plus la pression du boulot et de monter des plans sociaux pour foutre des gens à la rue. Mais je crois surtout que l’alcool la poursuivait jusqu’au bureau et que cela commençait à se voir. À Amiens, je m’étais installé à vingt kilomètres de la ville. Dans un village de deux cents habitants sans un seul commerce. J’y vivais dans une ferme que j’avais choisie pour le chien que j’avais gardé lorsque je m’étais séparé. Je n’avais pas prévu de vivre dans cette ferme en couple. Forcément, quand Camille m’a rejoint, désœuvrée, venant de plaquer le plus beau cabinet d’avocats de Paris et ayant toujours vécu en ville, le choc a été sévère. Elle n’a pas dessaoulé pendant des mois. Je pense qu’elle errait dans un sommeil éthylique aussi long que le temps que je passe maintenant quotidiennement dans ma cellule. Près de vingt heures par jour. Sa dose quotidienne était millimétrée. Exactement trois quarts de bouteille de vodka et vingt-cinq comprimés de Lexomil. Et moi j’essayais de bosser sans penser à ce que je retrouverais le soir en rentrant. C’est là-bas que je l’ai fait hospitaliser pour la première fois. Ensuite, elle est partie suivre sa première cure de désintoxication du côté de Rouen.
— Vous avez les dates, les lieux, les durées de ces hospitalisations ? l’interrompt l’avocat.
— Plus de traces écrites, mais on peut essayer de reconstituer tout cela.
— Essayons, s’il vous plaît.
Arnaud reprend son récit.
— De mémoire et d’après ce qu’elle m’a raconté, elle avait plusieurs fois tenté de se suicider avant de me rencontrer. Cela avait commencé alors qu’elle était étudiante et vivait avec sa sœur près du Panthéon. Je me souviens que sa sœur m’avait raconté avoir failli être happée par la folie ambiante. Pour ne pas défenestrer Camille, elle avait un jour brisé de rage une vitre donnant sur la rue. Elle avait fini par fuir l’appartement en la laissant à ses comas, mais organisé des tours de garde pour ne pas la laisser seule. Une fois, elle l’avait sauvée d’une mort aux médicaments certaine. Camille avait fait la connaissance de ses premières urgences psychiatriques, de ses premiers lavages d’estomac. Elle avait fui les hôpitaux à peine, y était-elle entrée ; ses parents n’avaient jamais rien voulu voir. Je sais qu’une ou deux de ces tentatives l’ont conduite à Saint-Antoine et Sainte-Anne. J’ai souvenir d’une intervention des pompiers au bureau au début où je la connaissais ; elle s’y était évanouie. Quand elle m’a rejoint près d’Amiens, elle a été hospitalisée à Corbie après un accident de la route sous l’emprise de médicaments. Trois vertèbres fêlées et une voiture neuve détruite. Et puis au printemps suivant, elle a été évacuée par les pompiers sur l’hôpital d’Amiens pour une pseudo-tentative de suicide qui n’était à mon sens qu’un coma éthylique de plus. C’est après qu’elle est partie trois semaines en désintoxication avant d’être suivie deux ans par un généraliste pour essayer de se sevrer. Il y avait des rechutes, mais dans l’ensemble elle remontait la pente. Elle s’est calmée avec sa première grossesse et n’a rechuté qu’une fois après la naissance de Jean-Baptiste.
— Comment cela s’est-il traduit ?
— Un soir, elle était tellement à l’ouest qu’elle avait oublié d’aller chercher le petit à la crèche. Je suis allé le chercher et nous sommes partis à l’hôtel. Je voulais vraiment partir avec mon fils.
— Et alors ?
— Alors, elle a encore su trouver les mots. Elle a su arrêter l’alcool du jour au lendemain. Et je suis revenu à la maison, plein d’espoir. Sans savoir que tout cela ne serait qu’un sursis. Sans savoir qu’il restait les médicaments qui étaient une dépendance bien pire que l’alcool. Voulant croire à tout prix que la rédemption était acquise. Décidé à vivre chaque jour comme un miracle renouvelé chaque matin. Et les années qui ont suivi ont été heureuses. Pas faciles tous les jours, mais globalement heureuses. Après Jean-Baptiste, nous avons eu deux filles ; Soledad et Juliette. Souvent, j’étais submergé de bonheur quand je la regardais avec nos enfants ou qu’ils me montraient ce qu’elle leur avait appris dans la journée. J’ai vraiment cru que nous avions vaincu le mal. C’était une mère incroyable.
Savelli se rend compte que son client est pâle. Le sourire d’Arnaud quand il a accueilli son avocat s’est évanoui. Assis en arrière, bras et jambes croisés, il impose entre eux une distance nouvelle. Une ride épaisse barre son front. Le silence s’installe. Long. Savelli propose à Arnaud d’interrompre la séance pour cette fois. Soudain terrorisé à l’idée de retrouver sa cellule, il demande à continuer.
— Excusez-moi Maître. Continuons ; on a pas mal de boulot tous les deux. Vous savez, si je n’ai jamais rien connu d’aussi monstrueux que ses excès, je n’ai jamais rien non plus connu de plus heureux que lorsqu’elle était bien. C’est un peu comme si le prix à payer pour ce bonheur avait été d’endurer la violence de ses tourments. Je trouve terriblement triste de ne vous raconter que la laideur de ce que j’ai vécu avec Camille.
— Je comprends, murmure l’avocat. Rassurez-vous. Je vous fais sans doute insister sur tout ce qui allait de travers, mais vous me répondez toujours en soulignant tout ce qu’il y avait de beau aussi. Je suis persuadé que votre femme et vous avez eu de la chance de vous connaître.
— Je le sais, Maître, répond cette fois Arnaud en laissant enfin déborder les larmes qu’il retient depuis trop longtemps. Je le sais et j’aimerais que tout le monde en ait conscience. C’est indispensable pour comprendre que je ne l’ai pas tuée.
— On va y arriver Arnaud. On va y arriver, tente de le rassurer l’avoué. Mais pour planter le décor, il est important de bien montrer au juge que le décès de Camille n’est pas lié à des problèmes de votre couple. Pouvoir montrer que ses problèmes étaient bien antérieurs à votre rencontre est important. Quelqu’un pourrait-il confirmer les TS si nous l’appelions à témoigner ?
— Je présume que sa sœur serait toute désignée. Les parents aussi sans doute. Mais je doute qu’ils soient spontanément coopératifs.
— Merci Arnaud. Ce sera capital d’essayer de reconstituer tout cela. J’essaierai de mettre quelqu’un sur l’affaire pour vérifier les dates, lieux et durées d’hospitalisation. Sinon, je demanderai à la juge de nommer un enquêteur social, mais ça risque d’être plus long.
— Ça va coûter lourd, non ?
— Ne vous inquiétez pas de cela pour le moment. J’ai eu le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur. Vous êtes toujours sous-préfet. Ils payent pour votre défense. Si vous êtes condamné, il n’est pas à exclure qu’ils se retournent contre vous, mais pour l’instant ils payent.
— Merci, Maître de vous occuper de tout. J’enrage de ne rien pouvoir faire d’ici.
— Ne vous inquiétez pas, Arnaud. C’est mon boulot. Vous êtes sur le banc de touche, mais on va convaincre l’entraîneur de vous faire jouer à nouveau. D’ici là, gardez la forme.
Sans prévenir, l’avocat se lève. Les pieds métalliques de sa chaise sur le ciment crissent en rompant l’harmonie des deux heures écoulées. Arnaud aimerait le retenir, mais se sent épuisé par cette matinée. Il lui demanda quand ils se reverront. Avec un sourire, Savelli promet sa visite pour le lendemain matin.
— Il va falloir que vous me supportiez souvent ces prochains jours Arnaud. Je me suis installé pour la semaine à l’hôtel Pullman, pas loin de la prison et je me consacre exclusivement à vous. J’ai besoin de l’après-midi pour lancer les recherches que nous avons évoquées. Et demain à la fraîche il va falloir que vous me supportiez à nouveau. D’ici là, profitez de votre solitude pour penser à tout ça. Remémorez-vous les interrogatoires de la police et essayez de voir ce qui leur semblait important pour démontrer votre culpabilité. On regardera aussi ce qu’ils n’ont pas fait ou demandé et qui vous semble pouvoir aider à prouver votre innocence. Bref vous avez du pain sur la planche, et moi aussi. À demain Arnaud.
— À demain Maître. Merci pour tout.
Chapitre 2
Il est bien court le temps des cerises, où l’on s’en va à deux cueillir en rêvant, débordant de rêves.
Arnaud se dirige vers sa cellule en traînant les pieds comme pour retarder l’instant où la porte se refermera sur lui. Il note la prévenance du maton qui l’accompagne. Sec, petit et pâle, il a les cheveux ras, aussi noirs que ses yeux. Malgré ce physique dur, il se dégage de sa personne une aura de gentillesse. Étrangement, son visage lui semble familier. Plus pour parler à quelqu’un avant que le silence ne se referme sur lui, que par réelle curiosité, Arnaud l’interroge alors qu’ils passent l’un des innombrables sas qui le ramène vers son quartier.
— Je ne suis pas un habitué des prisons, mais j’ai l’impression de vous avoir croisé dans une autre vie, demande Arnaud.
— Putain ! Je me demandais si vous alliez vous en souvenir, monsieur le sous-préfet, lui répond le gardien avec un accent corse qui semble de théâtre. Giorgi. Ange Giorgi !
Arnaud éclate de rire tant il est surpris.
— Quoi ? Le délégué syndical de la maison d’arrêt de Gap ?
— Tout juste, monsieur le sous-préfet. Je n’osais pas vous aborder depuis que je vous ai vu. Vous aviez l’air d’avoir tellement de peine que j’ai pas voulu vous rappeler le temps d’avant.
Cette conversation des jours heureux ramène le sourire dans les yeux d’Arnaud Lyautey. Traînant encore plus le pas pour retarder l’arrivée au sas suivant, il se met à évoquer quelques souvenirs de Gap.
— Comment avez-vous atterri ici, Giorgi ? Vous étiez le patron à Gap. Avec votre frère jumeau si je me souviens bien. Pas un directeur n’osait tenir tête à votre syndicat et j’étais, une fois sur deux, obligé de me mêler de vos conflits sociaux.
— C’est pour ça qu’on vous aimait bien, monsieur le sous-préfet. Vous n’aviez pas peur de nous engueuler, parce que vous saviez que de toute façon on ferait tourner la boutique, même si c’était dur. Je me souviens de cette fois où on avait eu une émeute. On avait tous peur, mais vous nous avez envoyé les CRS et vous êtes venu vous-même diriger la manœuvre ! Grâce à vous, on n’a eu aucun dégât et vous nous avez félicités au même titre que les policiers. C’est suffisamment rare des trucs pareils pour que je m’en souvienne.
— C’est gentil Giorgi. Mais ça ne me dit pas ce que vous foutez ici !
— Mutation disciplinaire. Ils ont eu ma peau après une évasion et se sont dit que Paris m’éloignerait suffisamment de Gap pour me calmer. J’aurais préféré Borgo.
— Je suis désolé pour vous.
— Moi aussi, monsieur le sous-préfet. Et je suis désolé aussi de vous y trouver. Permettez-moi de vous présenter mes plus sincères condoléances.
— Merci Ange. Merci. Mais vous ne me croyez pas coupable où quoi pour présenter vos condoléances à un présumé meurtrier ?
— Honnêtement, je m’en fous, monsieur le sous-préfet. Je sais que vous êtes un mec bien et c’est ça qui m’importe. Si vous sortez bientôt d’ici, j’en serai ravi pour vous. Si vous restez, vous pouvez compter sur moi pour vous rendre le séjour plus facile. N’hésitez pas à demander. En prison, y’a plus beaucoup de pudeur à avoir.
— Merci Ange. Et vous croyez que je pourrais vous demander d’aller jusqu’à laisser entrer de quoi écrire. Idéalement, j’aimerais avoir mon ordinateur portable et mon imprimante. Je tourne en rond jour et nuit et je sais qu’écrire me ferait du bien.
— Internet je peux pas. Mais si c’est juste votre ordinateur et que vous permettez qu’on le contrôle avant de vous le laisser, je ne vois pas de problème. Pas de disque externe, pas de clé USB.
De joie, les yeux d’Arnaud s’embuent. Il y a des gens fidèles. Et écrire lui permettra d’évacuer un peu de tension. Il a toujours aimé coucher sa pensée sur le papier. Avec un ordinateur, il peut la travailler à l’infini. La copier, la couper, la coller, l’étoffer, la mettre en italique ou en gras. Il pense mieux avec un ordinateur. Au moins, il pourra préparer ses entretiens avec la juge ou avec son avocat. Il n’oubliera plus la moitié des points qu’il voudrait aborder lors de leurs rencontres. Il pourra un peu reprendre la main et ne plus être cette machine qui répond sans fin à des questions d’inconnus qui ne peuvent pas comprendre sa vie avec Camille et les enfants. Tant qu’il subit, il laisse se dessiner l’image d’une famille et d’une vie qui ne sont pas les siennes. S’il reprend un peu l’ascendant sur ses interlocuteurs, ils seront bien obligés de se rendre compte qu’il est innocent. Dopé par cette pensée, il fête son retour dans la cellule en entamant une nouvelle série de pompes, tractions et abdos. Décidément, le chant nocturne du merle a été prémonitoire. C’est la meilleure des journées écoulées depuis son incarcération.
Vers dix-sept heures, il a envie d’appeler les enfants pour savoir comment s’est passée la journée d’école. Le ton joyeux de sa voix leur donne envie de parler et raconter. Jean-Baptiste apprend à lire. Soledad, en dernière année de maternelle a encore le débit confus des petits au téléphone et change de sujet de conversation à chaque phrase. Juliette ne parle pas encore, mais semble heureuse d’entendre la voix de son père. Elle gazouille quelques oui et non en réponse à ses questions. Il peut parler un peu à sa mère qui lui met du baume au cœur en lui racontant un peu plus la journée des enfants et le programme des jours à venir. Il ne faudrait pas grand-chose de plus pour donner un air printanier à cette journée ; être au-dehors avec sa famille, sans doute. Et pour la première fois depuis son entrée à la prison, Arnaud dort jusqu’au réveil réglementaire d’un sommeil léger.
Il se force à entamer sa gymnastique devenue nécessaire avant d’aller petit déjeuner. Il boit ensuite son café en nourrissant l’espoir que cette nouvelle journée sera aussi belle que la précédente. À dix heures, il retrouve Savelli dans le bureau-parloir qui leur est désormais réservé pour préparer le procès.
— Salut, Maître. J’ai une bonne nouvelle. Si vous aviez la gentillesse de passer chez moi un de ces quatre, les matons sont d’accord pour que je puisse récupérer mon ordi. Ça nous aiderait à travailler
— Salut, monsieur le Sous-Préfet. Je ne voudrais pas doucher votre enthousiasme, mais les avocats n’ont rien le droit d’introduire, même si les gardiens en sont d’accord. Honnêtement, je préférerais que ce soit votre famille qui vous l’apporte ce week-end. Mais je vous l’accorde, c’est une excellente nouvelle. À part ça, j’ai lancé un enquêteur sur les recherches que nous avions évoquées hier ; la tâche ne lui paraît pas insurmontable et on ira plus vite que si c’est la juge qui s’en occupe.
— Je comprends, répond Arnaud, déçu malgré tout de devoir se soumettre aux règles qui ont l’espace d’un instant semblé s’estomper la veille.
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