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Une mesure de protection juridique est instaurée pour aider les personnes dont les capacités sont réduites. Elle est mise en place par le juge des tutelles et est gérée par des mandataires judiciaires ou des tuteurs familiaux. Cet essai examine ces mesures sous deux angles : le gestionnaire, avec un focus sur les conditions légales et l’exercice de la tutelle, et le bénéficiaire, en considérant les impacts des maladies et handicaps sur la capacité à accomplir les tâches quotidiennes. Il propose également des solutions pratiques pour soutenir les bénéficiaires dans leur vie quotidienne.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Raymond Ponson a été professeur de français pendant trente-sept ans. Il se souvient des fables de La Fontaine qu’il enseignait à ses élèves, mais davantage des animaux de la ferme familiale où il a passé son enfance et dont il a tiré les trois ouvrages des Chroniques paysannes. Amateur de montagnes, il est également auteur de nouvelle et de poésie.
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Seitenzahl: 186
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Raymond Ponson
Bestiaire
Bêtes curieuses
Hommes singuliers
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Raymond Ponson
ISBN : 979-10-422-4270-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Chroniques paysannes de la Drôme
Nouvelle
Sans croix ni cairn, Éditions Sela Prod.
Poésie
Carpes et métacarpes.
Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé.
Dominique A.
Les corbeaux sont de drôles d’oiseaux. Pas seulement à cause de leur couleur. Mal aimés surtout à cause des calomnies répandues à leur sujet. Cria cuervos y te sacaran los ojos : « Élève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux. » Le proverbe espagnol ne fait pas dans la dentelle : des oiseaux cruels qui ont une prédilection pour les yeux de leurs victimes, ceux des pendus du gibet par exemple. Ce n’est pas un hasard : rien de plus précieux que les yeux reflets de notre âme. Des oiseaux diaboliques donc, au cri funèbre et à la présence redoutée. Des oiseaux du malheur comme sur le tableau que Van Gogh peint quelques jours avant sa mort, même s’il y a tout lieu de croire que ces oiseaux étaient dans sa tête plutôt que dans les champs de blé car c’est surtout à la mauvaise saison que les corbeaux imposent leur présence criarde au-dessus des champs nus et désolés comme s’ils avaient fait un pacte avec l’hiver.
Pourtant le corbeau n’a pas toujours été un oiseau de mauvais augure, loin de là. C’est quand même à lui que Noé confie en premier la mission d’aller voir si un bout de terre émerge quelque part après quarante jours de Déluge. Et s’il ne voit rien, ce n’est pas de sa faute, c’est qu’il n’y a rien, pas un arbre pour se poser, juste quelques cadavres flottant à la surface de l’eau et dont il se repaît faute de mieux. Peut-être s’est-il un peu trop attardé, son vol ralenti par un repas trop lourd. Toujours est-il qu’il devient dès ce jour l’oiseau de mauvais augure, celui qui n’apporte pas la bonne nouvelle. Alors que la colombe envoyée peu après revient, elle, avec un brin d’olivier dans le bec. Combat inégal entre la blanche colombe et le noir corbeau…
Et pourtant… Ce que tout le monde ou presque ignore, c’est que le corbeau n’a pas toujours été noir. Bien sûr, il faut remonter un peu le temps pour en trouver la preuve. Remonter jusqu’à Apollon le dieu grec dont l’oiseau favori était le corbeau. Oui, le corbeau d’Apollon. Mais un corbeau blanc comme neige. Être le favori d’un dieu n’a pas que des avantages. Apollon l’avait chargé de surveiller Coronis, la mortelle dont il était épris mais qu’il soupçonnait d’infidélité. Ses doutes furent confirmés par le corbeau. Furieux, Apollon transperça Coronis d’une flèche et punit le corbeau en décidant que le noir serait désormais sa couleur. Le malheureux n’y était pour rien, mais il faut parfois savoir fermer son bec. De là date le noir funeste et exécrable dont il se voit affubler. Et voilà le corbeau assigné au rôle de réprouvé à cause de cette couleur difficile à porter, pas seulement dans le monde des oiseaux. Mais l’habit ne fait pas l’oiseau. Voyez la pie. Son jabot blanc ne l’empêche pas d’être une sale bête, querelleuse et bavarde.
C’est peut-être à cause de ses relations difficiles avec les humains et le reste de la création que le corbeau a développé une intelligence bien supérieure à ses confrères. Avec les autres corvidés, il passe avec brio tous les tests auxquels les chercheurs l’ont soumis. Il sait compter jusqu’à douze, ce qui le place au sommet de l’échelle des QI version ornitho. Le corbeau est donc loin d’être un demeuré, ou un sot, il a beaucoup de jugeote, les flatteries glissent sur ses plumes sans l’émouvoir. Alors la fable du corbeau et du renard ? Pure calomnie, une pierre de plus lancée à l’oiseau noir. Vous voulez vraiment savoir la vérité, pourquoi il ouvre le bec et lâche le fromage ? Mille excuses à La Fontaine, mais sa fable ne dit pas la vérité. En tout cas, pas toute la vérité, elle nous prive du vrai dénouement : si le corbeau laisse choir le fromage, c’est parce que celui-ci est empoisonné. Et il triomphe ainsi du renard, tout rusé qu’il soit. C’est du moins ce qu’affirme le père Menfouté.
Le père Menfouté a une longue expérience des corbeaux. Il se souvient du temps où on les appelait « les grailles ». Et il a gardé le souvenir de ce qu’il appelle l’année du grand froid. Ce n’est pas qu’il soit très vieux, mais il se souvient de loin. Bref, c’était sûrement bien avant le réchauffement mais allez savoir quelle année. Cet hiver-là, le vin gelait dans les tonneaux, les pommes de terre dans le cellier. À la lisière des champs désolés, là où des peupliers nus se dressaient, de grandes ailes sombres tournoyaient, se posaient, repartaient, c’étaient les corbeaux dont les croâ, croâ lugubres étaient comme une lamentation désespérée dans un hiver éternel. Tous les oiseaux ou presque avaient quitté le pays, seuls les corbeaux continuaient à voler dans le ciel en croassant comme des perdus. Et de temps en temps, on pouvait en voir un tomber comme une pierre, pris par le gel. Au matin, les corbeaux qui avaient succombé au froid faisaient autant de taches noires sur le blanc de la neige. On pouvait aller les ramasser comme, en d’autres saisons plus clémentes, on ramasse les champignons ou les fruits.
— Mais pourquoi les ramasser ? Rôti ou bouilli, c’est immangeable, un corbeau.
— Taratata ! Quand on avait une famille à nourrir, c’était toujours bon à prendre. Quand il n’y avait plus rien d’autre, on ne rechignait pas à les faire cuire malgré leur réputation. On disait qu’ils pouvaient vivre jusqu’à cent ans et qu’ils devaient être durs comme du bois. Certains prétendaient même qu’ils ne mouraient jamais (sauf par grand froid, bien sûr). C’est faux ! protestait le père Menfouté, ils ne vivent pas plus vieux que nous (mais lui n’avait plus d’âge). Et une fois écorchés comme les lapins, ils font un ragoût tout à fait convenable. Surtout quand on a faim, il insistait. Au final, c’était donc grâce aux grailles qu’on pouvait grailler. Ce verbe d’argot vient sans doute de là. Un rapprochement, pas si inattendu que ça quand on connaît l’appétit de ces animaux. Il y aurait donc un lien entre le corbeau et l’acte de bâfrer. En pension ou à la caserne, on n’utilisait pas d’autre terme : c’est midi, on va grailler, sans savoir qu’on se conduisait comme des corbeaux qui se jettent sur la bouffetance !
Voilà une histoire qui se passe loin des collines et des plaines, au pied des falaises du Vercors, dans un village qui se targue de posséder deux châteaux et l’a fait inscrire dans son toponyme : Châteaudouble, comme d’autres prétendent posséder deux églises, voire trois châteaux. Mais il n’y a pas que de la vantardise, il y a toujours un peu de vrai dans le nom des villages ou des gens, même si c’est très peu puisque, dans le cas présent, du premier château ne restent que quelques pans de murs curieusement penchés en haut de rochers escarpés. Son nom même est l’aveu de sa déchéance : le Château rompu. Quelle malédiction l’a frappé pour le réduire ainsi à si peu ? Comme si les murs avaient été soulevés par quelque force souterraine qui les avaient laissés là sans finir le travail, pour témoigner, mais de quoi ?
C’est pourtant dans ce château que vivaient le seigneur Gontard et sa fille Bathilde (sans doute une déformation de Mathilde due à la prononciation locale. Pour appeler leurs chèvres, les bergères ne disaient pas Méni ! Méni ! comme chez nous, mais Béli ! Béli! ce qui n’empêchait pas les chèvres de comprendre. Vous pouvez encore aujourd’hui entendre quelque vieille personne du coin vous répondre berci bien ! ou berci, berci ! si vous l’avez par exemple aidée à porter son sac ou à traverser la rue. Mais qu’importent ces particularismes locaux. On ne parlait pas tout à fait le même patois à Larnage et à Chantemerle par exemple, ça n’empêchait pas de se comprendre).
Sire Gontard et sa femme Blanche avaient deux fils en plus de leur fille Bathilde. Une poignée de domestiques et quelques gardes constituaient le reste de la maisonnée. Leur domaine se composait de quelques champs et d’une grande forêt qui aujourd’hui encore va du surplomb rocheux où se trouve le château jusqu’aux falaises blanches des monts du Matin qui forment une barrière naturelle du côté où se lève le soleil. Barrière infranchissable et effrayante car creusée de grottes profondes et d’une arche nommée le pont des Sarrasins. On n’a peut-être jamais vu de Sarrasins par ici, mais on les a imaginés creusant cette arche gigantesque sous laquelle coule un minuscule ruisseau. Et creusant des grottes alentour pour y établir leurs repaires.
Bathilde était en âge de se marier et avec sa servante Rosine travaillait à la confection de son trousseau. À l’époque, les filles avaient entre autres tâches celle de tisser linge et vêtements, qu’elles soient filles de seigneur ou pas. Cela n’était peut-être pas le cas des filles des grands seigneurs, mais celui dont je vous parle n’était ni grand ni riche. Deux seigneurs pour un si petit pays, c’était un de trop. Il y avait bien une solution, c’était d’unir les deux familles par un mariage, un mariage arrangé, comme on le faisait à l’époque. Un projet auquel sire Gontard avait déjà réfléchi car il se trouvait que l’autre seigneur de Châteaudouble avait un fils.
Pour se délasser des travaux de couture, Bathilde se rendait souvent à la fontaine qui jaillissait dans la forêt. Elle accompagnait Rosine et ne manquait pas de rapporter un seau d’eau pour sa toilette car l’été l’eau était rare sur cette arête rocheuse et les citernes se trouvaient souvent à sec. La fontaine n’avait pas encore de nom, ce qui ne posait aucun problème car il n’y en avait pas d’autres dans les environs.
Or voilà qu’un jour où elles revenaient avec deux boisseaux d’eau claire en maudissant le ciel qui refusait de pleuvoir, elles font une rencontre imprévue. Un jeune homme aux yeux ardents comme deux charbons et aux cheveux noirs comme aile de corbeau s’avance vers elles sur l’étroit chemin. C’était un solide gaillard et quand il leur proposa son aide pour porter leur charge jusqu’au château, les deux jeunes filles ne se firent pas prier. Elles l’avaient reconnu, ce n’était autre que Bérard, le fils du forgeron. Peut-être y avait-il encore des Sarrasins dans la région et Bérard (Gérard ?) était peut-être le descendant de l’un d’eux. Le forgeron est le maître du feu, celui qui forge les épées et les socs de charrue et les Sarrasins étaient réputés maîtres dans cet art.
Les voilà partis, en route pour le château, marchant à l’ombre des châtaigniers qui bordent le chemin et échangeant peut-être des propos plaisants comme l’ont toujours fait les jeunes gens entre eux.
Bérard s’arrête prudemment avant le pont-levis, salue aimablement ses deux compagnes sans manquer de faire les yeux doux à la jeune châtelaine. Erreur fatale, c’est à la servante qu’il devait faire les yeux doux, pas à Bathilde. Il ne se doute pas que son sort vient d’être scellé. Le seigneur Gontard, du haut du donjon, n’a rien perdu de la scène. Un peu plus tard, il demandera négligemment à sa fille si elle a pensé à donner un ou deux sols pour remercier le fils du forgeron. C’était une façon de lui rappeler qu’il n’était que le fils d’un manant et qu’entre eux il ne pouvait y avoir que des rapports de domination, des rapports de maîtresse à valet par exemple.
Bathilde ne manqua pas de retourner à la fontaine les jours suivants, priant Dieu pour que la pluie ne se mette pas à tomber. Et chaque fois, au même endroit, Bérard les attendait, s’offrant à porter leurs seaux. Le trajet semblait maintenant trop court à Bathilde et, arrivés en vue du château, dissimulés sous les grands arbres, ils échangeaient regards et serrements de mains, quelques baisers peut-être aussi, avant de se quitter. Jamais Bathilde n’avait autant pris de bains, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention de sa mère qui, bien sûr, en parla à son père. La fontaine, une fois en passant comme promenade de santé, ça va pour une fille de seigneur qui veut faire sa toilette, disons une fois par semaine. Mais tous les jours à la corvée d’eau, comme une servante, sous prétexte d’hygiène, non !
En réalité, il connaissait la vérité depuis qu’il avait interrogé discrètement Rosine, et il interdit à sa fille de retourner à la fontaine. C’était le projet d’union avec le second seigneur qui était menacé. D’ailleurs le temps changeait, il ne tarderait pas à pleuvoir, c’était une question de jours.
Que peut faire une jeune fille à qui on interdit de voir son amoureux ? Elle s’enferme dans sa chambre et pleure à longueur de journée. Un comportement bien propre à convaincre les parents que la situation était plus grave qu’ils ne l’avaient cru. Et que font-ils ? Ils essaient de lui changer les idées :
— Dès que ton trousseau sera fini (il ne restait que quelques brassières à coudre, quelques draps à broder), on fixera la date du mariage et on annoncera tes noces. Ce seront de grandes noces. Et plus tard tu seras la châtelaine du Château Double !
On se doute que Bathilde ne manifesta aucun empressement pour coudre les brassières et broder les draps. Comme Pénélope, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour faire traîner les choses.
Aussi, elle fut bien surprise quand son père lui annonça que le mariage était fixé au 6 novembre, jour de la sainte Bertille, une fête locale. Et en attendant, elle pouvait retourner une dernière fois à la fontaine si cela pouvait lui faire plaisir. Comme si l’obstacle que représentait Bérard avait disparu et que plus rien ne menaçait le grand projet d’alliance entre les deux familles.
Elle partit donc le lendemain matin pour la fontaine, le cœur plein d’espoir. Mais là où Bérard avait l’habitude de les attendre, il n’y avait personne. Laissant Rosine partir devant, elle restait là, immobile et triste. Elle sursauta en entendant croasser un corbeau au-dessus de sa tête et, levant les yeux, elle aperçut l’oiseau perché sur une branche qui la regardait avec insistance de ses petits yeux noirs comme deux charbons ardents. Elle frissonna et continua son chemin. Voilà que le corbeau la suivait, volant au-dessus de sa tête en poussant de petits cris comme s’il voulait lui parler. Il continua son manège jusqu’à la fontaine. Pendant qu’elle puisait l’eau, le corbeau perché sur une branche basse la regardait fixement. Et sur le chemin du retour, il ne la quitta pas davantage, volant de plus en plus près et parfois la frôlant de son aile. Le contact sur sa joue avait la douceur d’un baiser et quand ils arrivèrent sous l’arbre où ils avaient échangé des mots doux, sa décision était prise. En franchissant le pont-levis, elle ne cessait de se retourner pour voir l’oiseau perché au sommet du dernier arbre, l’arbre sous lequel ils se cachaient avant de se séparer.
La suite est facile à deviner, Bathilde ne finit jamais son trousseau et n’épousa pas le fils du second seigneur de Château Double, au grand désespoir de son père. Elle retournait chaque jour à la fontaine, même quand il avait plu, si bien que ses parents la déclarèrent folle et voulurent l’enfermer dans un couvent. Mais Bathilde s’enfuit au plus profond de la forêt, suivant le corbeau jusqu’à une cabane de bûcheron où elle put se réfugier. Elle se nourrissait de châtaignes qu’on trouvait en quantité sous les grands arbres et qu’elle faisait griller sur un feu de bois. Et tous les matins elle se rendait à la fontaine puiser de l’eau, toujours accompagnée d’un corbeau qui, au retour, restait perché sur une branche, veillant sur elle nuit et jour.
Pour tous les habitants du village, elle devint la sorcière au corbeau et c’est depuis cette époque que la fontaine s’appelle la Fontaine du Corbeau. Vous pouvez encore la voir aujourd’hui en vous rendant au pont des Sarrasins. Elle est envahie par les ronces d’où émergent quelques vieux murs sur lesquels se perchera peut-être un très vieux corbeau qui vous fixera de ses yeux de charbon et lancera peut-être son cri avec l’accent local : broâ ! broâ !
Au retour, vous pourrez passer par le Château rompu en vous demandant quelle malédiction a bien pu le frapper pour que ses murs si épais aient été disloqués et renversés comme château de cartes.
Passe encore pour le veau d’or, promesse d’opulence et de richesse. Mais une chèvre ! Qui aurait l’idée d’adorer une chèvre, d’en faire une idole, une promesse de bonheur ? Cet animal capricieux à la chair coriace, au lait amer n’est un trésor que pour celui qui n’a rien d’autre. Ce qui n’était pas le cas, à cette époque lointaine, des riches habitants de la Cabrador. Alors pourquoi s’étaient-ils entichés d’une chèvre ?
Dans la Bible, l’image du bon berger revient souvent, avec celle du vert pâturage. Mais pour y conduire brebis et agneaux. Jamais de chèvres, comme si elles n’en étaient pas dignes. Et s’il est souvent question de l’Agneau de Dieu, le chevreau de Dieu n’existe pas plus que sa mère ou son père. Alors la chèvre serait-elle du mauvais côté de la barrière, du côté du diable ? Si le doute est permis pour la chèvre, l’affaire est entendue pour le bouc. Lui est carrément suspect ! Les cornes, les pieds fourchus, les yeux rectangulaires, tout cela sent le soufre. Et son odeur n’est pas vraiment celle de l’encens. Dans la crèche de Noël, on trouve l’âne et le bœuf mais pas le moindre capriné. Alors pas étonnant si les habitants de la Cabrador avec leur chèvre n’étaient pas en odeur de sainteté.
La Cabrador était le nom d’une grande demeure sur la route de Charet, au lieu-dit les Sables, peut-être le siège de la mystérieuse seigneurie de Chaurisan dont parlent des textes anciens. Ce qui est certain c’est que son propriétaire était suffisamment riche pour posséder sinon un château, du moins une maison forte et… une chèvre d’or. Imaginez une statue représentant une chèvre en or et, on peut le supposer, de la taille d’une vraie chèvre. Comment posséder un tel trésor sans avoir fait un pacte avec Mammon, celui-là même qu’avaient adoré les Hébreux à travers le veau d’or ? Certains disaient qu’elle n’était pas toute d’or, seulement les cornes et les sabots. D’autres affirmaient qu’elle n’avait rien d’une statue, c’était une vraie chèvre en chair et en os que l’on revêtait à l’occasion d’une robe tissée de fils d’or. Toujours est-il qu’elle faisait la fierté de Jhoannès, le maître de la maison.
Jhoannès avait une fille en âge de se marier. Bien marier sa fille était le souci principal des pères de famille de l’époque, mais ce n’était pas le cas de Jhoannès. Même si elle ne manquait pas de prétendants, ses parents préféraient sacrifier à Mammon, le dieu de l’argent, plutôt que de lui constituer une dot. Alyce désespérait de pouvoir un jour épouser Imbert, son fiancé de cœur, d’autant plus que ce dernier fréquentait l’église, ce qui n’était pas du goût de Jhoannès.
À vol d’oiseau, l’église de Chantemerle se trouvait à quelques sauts de chèvre de la Cabrador, au-delà d’une colline à laquelle les chrétiens venaient de donner le nom de Saint-Sauveur pour remplacer l’ancien nom païen. Le veux prieur était un brave homme qui essayait de soulager les misères du temps et d’aider ses ouailles dans la peine, ce qui était le cas d’Alycie. Il ne pouvait pas marier les deux amoureux sans le consentement des parents de la jeune fille.
— Ton père est un mauvais homme, lui disait le prêtre, il adore de faux dieux et fera ton malheur. Seul un miracle pourrait le changer. Je vais prier la Vierge pour cela.
Mais le vieil homme savait qu’il faut parfois savoir joindre le geste à la parole et l’action à la prière…
Il y avait à cette époque un ermite qui vivait dans une grotte au flanc de L’Hermitage. C’était un saint homme à ce qu’on disait, ce qui est bien plus qu’un brave homme. On peut penser qu’un brave homme devra passer par le purgatoire avant d’aller au ciel, alors qu’un saint homme ira directement au paradis. Et en attendant, il était, disait-on, capable de faire des miracles et ses prophéties étaient respectées.
À l’époque, le christianisme n’avait pas encore triomphé partout et dans les campagnes survivaient d’anciens cultes païens, comme celui de Maïa par exemple, la protectrice des récoltes dont le nom est à l’origine du mois de mai. Le culte de la Chèvre d’or viendrait lui des Sarrasins qui avaient occupé le sud du pays. Il va sans dire que prêtres, moines et ermites s’employaient à éradiquer ces anciennes croyances aussi vivaces que les racines du chiendent.