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Un anthropologue français, missionné sur un site archéologique en Sibérie, s’égare dans une forêt inextricable et échoue dans une contrée inconnue. À travers une succession de tribulations aberrantes, d’histoires cocasses et d’uchronies burlesques, il découvre les singularités de ce territoire inclassable ainsi que son univers dystopique dans lequel évolue une population hétéroclite et déjantée.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Adepte de l’humour absurde et burlesque, ainsi que de la parodie et du mot d’esprit,
Alain Avak écrit "Bienvenue au Nulparistan", roman décalé et atypique, afin de partager son imagination extravagante avec les personnes ouvertes d’esprit et capables de déroger aux règles de bienséance le temps d’une lecture. Oreilles chastes… s’abstenir !
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Alain Avak
Bienvenue au Nulparistan
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alain Avak
ISBN : 979-10-422-4342-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Dans la matinée du 16 décembre 2020, je reçus un appel téléphonique inopiné de la part de Benoît, un ami journaliste dont je n’avais plus de nouvelles depuis fort longtemps. De passage dans ma ville de résidence, il souhaitait me rencontrer pour me montrer des documents exceptionnels qu’il avait conservés à l’abri de tout regard durant de longues années. La singularité de sa démarche attisa ma curiosité et je lui proposai de nous retrouver chez moi dans la soirée.
Benoît se présenta à mon domicile, muni d’une mallette. Nous nous installâmes dans le salon et notre conversation débuta par la remémoration de quelques vieux souvenirs. Puis il sortit des feuilles dactylographiées de son porte-documents et m’invita à les lire. Après les avoir parcourues, je lui fis part de mon scepticisme quant aux informations qu’elles véhiculaient. Afin de m’assurer de leur authenticité, il me relata la rencontre fortuite qui lui permit de les récolter.
Chroniqueur au sein d’un quotidien du département de la Haute-Loire, Benoît était chargé d’approvisionner la rubrique des faits divers.
Un après-midi du mois de novembre 2003, il se rendit dans un célèbre musée de la ville du Puy-en-Velay pour rédiger un article sur une exposition temporaire d’art abstrait. En progressant à travers la galerie des beaux-arts, il croisa un sexagénaire qui contemplait une toile blanche parsemée de traînées marron et jaunes. Pensant avoir affaire à un connaisseur, il l’aborda en lui posant une question technique. Ce dernier lui avoua n’avoir aucune notion de peinture, mais lui certifia cependant que cette œuvre, signée par un artiste tunisien qui puisait son inspiration dans les clubs de vacances de Djerba, ne relevait pas du domaine de l’abstraction, car elle reproduisait fidèlement les conséquences de la diarrhée du voyageur.
Les deux hommes entamèrent une discussion devant ce tableau qui représentait la face cachée du caleçon d’un touriste français en proie à des symptômes gastro-intestinaux. Benoît apprit que son interlocuteur, calé en histoire, en géographie et de surcroît en gastro-entérologie, était diplômé d’un doctorat d’anthropologie et avait occupé un poste à responsabilités au sein du musée d’ethnographie de Genève.
Lorsque Benoît lui parla de l’ébauche de son essai sur les bouleversements géopolitiques causés par l’effondrement de l’Union soviétique, l’anthropologue retraité l’invita spontanément à prendre un verre à son domicile.
— Nous n’allons pas rester ad vitam æternam devant cette toile merdique ! Allons boire un coup chez moi. Hormis un bon whisky, je possède des informations qui pourraient vous être fort utiles.
Benoît se retrouva dans un appartement cossu situé au second étage d’un immeuble bourgeois de la rue des Farges. Après avoir trinqué, l’anthropologue le mena dans une pièce où se dressait une armoire au-dessus de laquelle étaient superposées des boîtes de rangement. Il attrapa la première à portée de main et en retira un paquet de feuilles manuscrites.
— Si leur contenu vous suscite de l’intérêt, vous pourrez revenir pour consulter le reste et prendre des notes. Sachez que vous seriez le premier à avoir accès à mes mémoires.
Benoît s’installa et se mit à les compulser. Dès les premières lignes, des révélations déconcertantes le plongèrent dans une lecture captivante. Soudain, les coups de l’horloge comtoise lui rappelant qu’il était temps de prendre congé le laissèrent sur sa faim. Il remercia son hôte de son aimable accueil et lui fit part de sa hâte de découvrir la suite.
Parallèlement à son activité, Benoît alla régulièrement chez l’anthropologue pour lire et transcrire ses récits. Au mois de mai 2004, à l’issue de la dernière séance de travail, ce dernier lui fit promettre de ne pas divulguer ses sources.
— Publiez ce que vous voulez, mais jurez-moi de ne jamais citer mon nom !
— N’ayez crainte. Je vous surnommerai « monsieur X ».
— Surtout pas ! Ce pauvre X a assez d’emmerdes avec les nombreuses plaintes déposées contre lui. Sans compter les femmes qui accouchent anonymement et disent ensuite qu’elles l’ont fait sous X, alors qu’il n’était pas sur elles ! Mentionnez simplement mon prénom. Personne ne fera le rapprochement avec moi, car notre planète compte des millions de William.
Le chroniqueur des chiens écrasés et l’analyseur des sociétés humaines se quittèrent sur ces paroles.
Quelques jours plus tard, Benoît apprit qu’un incendie s’était déclaré dans l’appartement de William. Il accourut pour prendre de ses nouvelles, mais ce dernier demeurait introuvable. Il croisa le propriétaire des lieux qui l’informa que le feu, rapidement maîtrisé, n’avait endommagé qu’une seule pièce. Où était donc passé ce personnage mystérieux dont le témoignage avait remis bon nombre de ses certitudes en question ?
Avant de me quitter, Benoît me révéla le but de sa visite et me confia sa copie. Après quelques jours de réflexion, je l’appelai pour lui annoncer que je m’étais décidé à adapter les mémoires insolites de William sous forme de roman. Ravi de ma décision, il m’avoua n’avoir jamais eu le courage de franchir le pas de peur d’être stigmatisé par une catégorie de lecteurs dépourvus d’ouverture d’esprit. Il me fit jurer à son tour de ne pas dévoiler son identité.
Gardez le mystère, il vous gardera.
Le roi Salomon
Au mois de juin 1991, lors de fouilles menées sur un site préhistorique au fin fond des inhospitalières contrées sibériennes, des archéologues suisses, en collaboration avec leurs homologues russes, exhumèrent un squelette humain dont l’annulaire gauche portait une alliance en or. Cette découverte étrange suscita de nombreuses interrogations. En effet, ce symbole de l’union par le mariage n’apparut qu’au IIIe siècle avant notre ère en Égypte, tandis que ces ossements, estimés à plus de dix mille ans, étaient ceux d’un individu originaire du peuple ienisseïen des Poumpokoles.
Deux mois plus tard, alors que les scientifiques s’activaient à élucider ce mystère, l’échec du putsch de Moscou entraîna l’arrêt des recherches et la zone archéologique fut placée sous contrôle militaire.
Le Poumpokole bagué, paix à son âme, dormait dans les oubliettes de la préhistoire depuis plus de quatre ans, lorsque l’Institut d’archéologie de l’académie des sciences de Russie invita subitement les Suisses à reprendre les investigations en Sibérie. Au mois de janvier 1996, le département d’anthropologie du musée d’ethnographie de Genève dépêcha sur place une équipe de six chercheurs avec William à sa tête. Ils étaient logés à proximité du site, dans des conteneurs aménagés mis à leur disposition par les Russes. Leur tâche quotidienne, dont la pénibilité était décuplée par le pergélisol impénétrable sans le concours d’un marteau-piqueur, ne s’effectuait que durant les courtes périodes de clarté.
À la tombée de la nuit, c’est-à-dire aux alentours de quatorze heures en hiver sur le 57e parallèle nord, William avait pour habitude de se rendre au village voisin de Bryanka où se trouvait un établissement qui faisait office de pub, bar-tabac, restaurant et épicerie, et distribuait parallèlement des accessoires de pêche ainsi que des articles érotiques. Cette escapade était une « soupape de décompression » sans laquelle il broierait du noir dans sa chambre durant les longues heures d’oisiveté dues aux conditions climatiques extrêmes. Ses collègues n’osaient pas affronter le froid polaire et le traitaient de fou suicidaire en le voyant prendre la route. Ils préféraient rester allongés sous une couette bien chaude comme des larves dans leurs cocons.
Dans ce commerce multiservice, appartenant à un dénommé Ivan Deski, William se remontait le moral en buvant des rasades, comme dirait « Shéhé », de vodka et en dégustant une spécialité du chef bourré d’origine bouriate : une viande de belette de la toundra macérée dans du jus de racine de Ligulaire de Sibérie et relevée par une poudre de moelle déshydratée, extraite d’une corne d’Elasmotherium Sibiricum découverte au fin fond d’un désert blanc du territoire transbaïkalien, dont il était le seul au monde à en posséder quelques hectogrammes.
William s’interrogeait au sujet de cet établissement moderne contrastant avec le reste de l’environnement qui n’avait pas évolué depuis l’époque du prince Alexandre Nevski. Un ami d’Ivan Deski lui révéla l’origine de ce paradoxe.
Deux ans auparavant, par un jour de froid polaire, Ivan Deski fit le pari de se baigner dans l’immense fleuve Ienisseï et d’en ressortir avec un poisson. Accompagné de plusieurs parieurs qui avaient misé sans hésiter sur sa défaite, Ivan se rendit au bord de l’Ienisseï, se dévêtit et se badigeonna le corps de graisse de phoque. Il trempa ses pieds et s’interrogea : j’ienisseï ou j’ienisseï pas ? Puis il prit son courage à deux mains, plongea la tête la première dans les eaux glacées et remonta aussitôt à la surface en se tenant le front : il venait d’assommer un grand esturgeon qui flottait le ventre en l’air à ses côtés. De retour à Bryanka, il le présenta fièrement à tous ceux qui avaient douté de sa réussite et récolta ses gains. Ensuite, il le transporta dans sa cuisine pour le découper en filets. À peine éventra-t-il l’esturgeon qu’un énorme paquet sombre s’étala sur le plan de travail : il venait de mettre la main sur plus de trente kilogrammes de caviar de qualité exceptionnelle. Il cacha son butin à l’abri des convoitises et contacta un trafiquant tadjik qui commerçait avec le Japon et fournissait des marchandises de luxe à une famille yakusa que personne n’accusa. L’affaire fut conclue et Ivan se retrouva en possession de cinq milliards de roubles, ce qui représentait une fortune dans ce patelin perdu. Grâce à cette manne, Ivan transforma sa masure en un superbe pub, qu’il nomma le « Bryanka Lounge Club », et ouvrit un commerce attenant qui s’adressait aussi bien aux pêcheurs à la ligne qu’aux amateurs de sexe. Sur les présentoirs, les articles destinés à être enfilés côtoyaient ceux qui servaient à s’enfiler.
William fut témoin de scènes originales reflétant l’image de la clientèle du Bryanka Lounge Club qui n’était pas issue de la haute bourgeoisie ni de la dynastie royale des Romanov.
Un habitué acheta un paquet de cigarettes et s’apprêta à en allumer une dans la boutique.
— Va fumer dehors ! lui ordonna Ivan Deski.
— J’ai envie de fumer ici ! Tu m’as vendu ces cigarettes, tu ne peux donc pas m’en empêcher.
— Tu vois le distributeur de préservatifs au fond de la pièce ?
— Oui. Et alors ?
— Heureusement que tu n’en achètes jamais. Vu ton raisonnement, tu voudrais me sodomiser sur place !
Doté d’un sens aigu des affaires, Ivan Deski était capable de vendre des skis nordiques à un amputé des membres inférieurs.
— Avez-vous un string à ma taille ? lui demanda une femme de forte corpulence.
— Un quoi ? s’étonna Ivan qui ne connaissait pas la signification de ce pseudo-anglicisme.
— Un string ! C’est un sous-vêtement avec une ficelle qui s’enfonce et se perd entre les fesses.
N’étant pas en mesure de lui procurer ce cache-sexe, Ivan lui refourgua un article de substitution. La cliente s’en alla satisfaite avec un long gourdin en bois d’orme de Sibérie taillé pour s’enfoncer sans se perdre entre ses fesses éléphantesques.
Un peu de variété vaut mieux que beaucoup de monotonie.
Jean-Paul Richter,
écrivain allemand du XVIIIe siècle
Le 29 février 1996, William quitta le Bryanka Lounge Club à dix-huit heures cinquante pour regagner son campement à bord de son véhicule de fonction, un tout-terrain russe modèle 469 de la marque UAZ. Il faisait nuit noire et la température avoisinait les moins trente-cinq degrés. Arrivé à mi-chemin, il fut pris dans un blizzard d’une intensité inhabituelle. Sans visibilité, il se dirigea à l’aveuglette et se retrouva à l’entrée d’un bois. Ne reconnaissant pas les lieux, alors que le trajet lui était familier, il voulut rebrousser chemin, mais d’énormes congères rendaient toute manœuvre de demi-tour irréalisable. N’ayant pas d’autre choix, il s’enfonça dans cette forêt dense, si dense qu’on ne pouvait y danser tout en rond.
William avançait péniblement sur la neige, sans aucun repère, lorsqu’une luminescence visible au loin lui donna une lueur d’espoir. Mais à peine avait-il parcouru quelques mètres dans sa direction qu’elle se métamorphosa en un immense tourbillon éblouissant. Ne pouvant l’éviter, il s’y engouffra et se retrouva subitement en plein jour dans un environnement indéfinissable. Désorienté, il immobilisa son véhicule et jeta un coup d’œil à sa montre. Elle indiquait dix-huit heures cinquante-trois : seulement trois minutes s’étaient écoulées depuis son départ de Bryanka, alors qu’il avait l’impression d’errer depuis une éternité. Il tourna la tête pour réaliser une marche arrière et vit avec stupeur deux individus armés sortir d’une guérite. Ils abaissèrent une barrière métallique implantée au milieu d’une clôture grillagée s’étendant à perte de vue et vinrent à sa rencontre.
— D’où sortez-vous ? lui demanda le plus jeune dans une langue qui s’apparentait à du slave moyenâgeux.
Grâce à ses notions de russe, William parvint à lui expliquer qu’il s’était perdu après avoir quitté Bryanka. Les deux hommes se concertèrent et lui avouèrent ne pas connaître ce lieu.
William voulut revenir sur ses pas, mais le plus âgé l’en empêcha.
— Il est interdit d’entrer et de sortir par la même porte. Vous êtes entré par celle de l’est, vous devez sortir par celle de l’ouest.
— Je n’ai rien compris à votre histoire de portes ! Laissez-moi manœuvrer. Ce n’est pourtant pas compliqué !
— Oh, que si ! Vous n’auriez jamais dû franchir la frontière du Nulparistan.
— Du Nulpa… quoi ? Mais de quelle frontière parlez-vous ? Nous sommes en plein cœur de la Russie ! Relevez cette barrière et laissez-moi partir !
— Vous ne pouvez pas quitter ce territoire comme bon vous semble. De plus, retourner sur vos pas serait un suicide. Il vous reste une formalité à régler avant de continuer vers l’ouest.
— Quoi encore ?
— Vous devez compléter et signer le contrat de confidentialité qui vous engage à ne pas divulguer l’existence du Nulparistan. Il en va de votre intérêt de respecter scrupuleusement les consignes.
Agacé, William saisit l’imprimé et le remplit à la volée.
— Voilà, si ça peut vous faire plaisir ! Mais soyez rassuré, je n’ai nullement l’intention de promouvoir ce lieu. Mon désir est de le quitter au plus tôt et de l’effacer de mon esprit.
Bon gré mal gré, William se plia aux règles et emprunta une route déserte composée de trois voies. Après avoir parcouru cinq cents mètres sur celle de droite, il aperçut un homme qui lui faisait de grands signes, debout sur celle de gauche. Il s’arrêta à sa hauteur et baissa la vitre.
— D’où venez-vous et où allez-vous ainsi ? lui demanda l’individu en s’exprimant lui aussi dans ce jargon archaïque. Vous devez être un étranger pour ignorer qu’il ne faut pas rouler à droite !
— Je suis français. Je viens de Bryanka et je ne sais pas où je vais.
— Bryanka ? Je n’en ai jamais entendu parler. Mais ça ne m’empêche pas de vous souhaiter la bienvenue au Nulparistan ! s’exclama-t-il en français.
Agréablement surpris de l’entendre s’exprimer dans la langue de Molière, William engagea la conversation dans l’espoir d’obtenir de l’aide pour s’extirper de ce cauchemar. Ce personnage sympathique et jovial se nommait Guy de Touristic et descendait d’une lignée de la noblesse tourangelle, la famille de Tours, dont le sang ne fit qu’un tour lors de la prise de la Bastille. En 1791, ses ancêtres quittèrent précipitamment la France après l’arrestation de Louis XVI et trouvèrent refuge au Nulparistan. Ils « nulparistanisèrent » leur patronyme, qui devint « de Touristic », afin de se fondre parmi les Nulparistanais de souche dont les noms se terminent souvent par « ic ».
Guy de Touristic, qui avait passé quelques jours auprès de ses parents dans son village natal proche de la porte de l’est, attendait l’arrivée de l’autocar qui reliait deux fois par semaine la capitale du Nulparistan où il résidait et exerçait le métier de guide. Connaissant le pays comme sa poche, il déconseilla à William de le traverser sans accompagnateur et lui proposa ses services. En abordant le montant de sa prestation, il lui annonça un nombre suivi d’une unité monétaire inconnue au bataillon. Désirant connaître son taux de change par rapport à la devise russe, William lui présenta un billet de dix roubles.
— Dix roubles ! s’extasia Guy. Je reste à votre disposition pendant une semaine.
William fut sidéré de le voir se satisfaire d’une aussi maigre rémunération : même le citoyen le plus démuni du pays le plus miséreux au monde n’accepterait pas de travailler pour un salaire hebdomadaire de dix roubles.
— Montez ! Mais je vous avertis que je n’ai pas l’intention de rester une semaine. Vous garderez les dix roubles auxquels j’ajouterai un bon pourboire si vous trouvez la route pour Bryanka.
— Je connais tous les chemins qui sillonnent le pays et je suis désolé de vous dire qu’aucun ne va en direction de votre Bryanka. Toujours est-il que nous devons nous diriger vers le sud.
— Pourquoi vers le sud, et non vers l’ouest comme me l’ont imposé les deux zouaves armés ? demanda William interloqué.
— Ces idiots de gardes-frontières ont omis de vous préciser qu’à partir de l’est on doit d’abord descendre vers le sud, en direction de la capitale, puis remonter vers l’ouest.
— N’existe-t-il pas une voie qui traverse le pays d’est en ouest ?
— Bien sûr ! répondit Guy.
— Mais alors, pourquoi ne pas l’emprunter ?
— Vous risqueriez une contravention. Seules les voitures officielles peuvent y circuler.
— Si ce n’est que ça, je tente le coup !
— Pour vous, ce ne sera qu’une amende. Mais en tant que citoyen nulparistanais présent dans votre véhicule, je peux finir en prison pour incitation au non-respect de la loi. Ceux qui rejoignent l’ouest depuis l’est doivent passer par le sud, tandis que ceux qui se rendent à l’est depuis l’ouest doivent passer par le nord.
— Très bien ! Qu’il en soit ainsi. Je ne veux surtout pas vous causer de problèmes. Et comment fait-on alors pour aller du nord au sud ou inversement ?
— Tout simplement par la route qui relie le nord au sud. Ne perdons pas de temps. Nous aurons tout le loisir de discuter durant le trajet. Démarrez et restez bien sur la voie centrale.
William et son guide providentiel se dirigèrent vers le sud.
On ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait pas où on va.
Christophe Colomb
Encerclé par des forêts sombres et des marécages profonds, le Nulparistan est coupé du monde. Seules quatre pistes soumises à des phénomènes météorologiques imprévisibles débouchent sur la Russie en serpentant à travers cette barrière naturelle. Personne n’ose s’y aventurer, hormis une poignée d’individus dotés d’un sens aigu de l’orientation et aguerris à une conduite extrême.
Parmi les étrangers qui se retrouvèrent par mégarde au Nulparistan, quelques-uns parvinrent à regagner leur patrie en bravant les dangers. Ces « touristes malgré eux » furent traités de déséquilibrés et leurs récits alimentèrent l’imagination des auteurs de science-fiction.
En 1990, après avoir lu une histoire à dormir debout, un fonctionnaire du département de la Défense des États-Unis, convaincu de l’existence sous les moaï géants d’une galerie conduisant au Nulparistan, débarqua sur l’île de Pâques pour la dénicher. Au terme de recherches infructueuses dues à son arrivée avant le dimanche des Rameaux, ce technocrate illuminé, que ses collègues surnommèrent le « phosphorescent », se tourna vers le gouvernement irakien pour obtenir l’autorisation d’entreprendre des fouilles dans la cité antique de Babylone. Il était persuadé qu’un trou de ver, probablement solitaire, reliait les légendaires jardins suspendus au Nulparistan. Mais le déclenchement de la première guerre du Golfe réduisit à néant les espoirs du phosphorescent.
Guy de Touristic ne put répondre clairement à la question de William concernant la superficie du Nulparistan, car les résultats obtenus par les deux géomètres officiels étaient diamétralement opposés. Le premier arpenteur annonçait une surface de neuf mille kilomètres carrés en multipliant la largeur par la longueur. Tandis que le second parvenait à neuf cent mille kilomètres carrés en multipliant la distance entre le nord du pays et le sud de la péninsule du Kamtchatka par la valeur de la parallaxe obtenue à la suite de l’observation monoculaire de son pouce tendu en direction de la ville de Verkhoïansk située à plus de quatre mille kilomètres à vol de corbeau de la déviation de la ligne du Transsibérien au nord de Khabarovsk.
Guy signala à William que le Nulparistan ne figurait sur aucune carte et tenta de l’initier à une méthode de localisation aléatoire.
— On commence par étaler un planisphère sur une table. Puis, à partir de 19° de longitude ouest, on trace une courbe qui croise la demi-ellipse reliant les pôles à 57° est. Depuis le point de croisement, on tire une ligne droite en direction du nord-est jusqu’à 85° de longitude. Cette étape franchie, on s’accorde non pas un piano, mais une pause de cinq minutes. On continue en posant la main gauche sur le dernier repère. On saisit un couteau pointu de la main droite, on vise la longitude 90° est et on le plante en fermant les yeux. Le point d’impact correspond à l’emplacement du Nulparistan. Mais si vous ne pouvez plus retirer votre main gauche, ça signifie que vous vous êtes « planté ».
Il préconisa d’arrêter au bout de trois tentatives infructueuses pour ne pas s’estropier inutilement. Quand bien même un individu déterminé parviendrait à localiser le Nulparistan moyennant une perte de mobilité de la main gauche, il ne pourrait s’y rendre de son propre chef… même étoilé. N’ayant rien saisi à ce cours de « nulparistanographie », William chercha à comprendre la raison de sa présence au Nulparistan. Il commença par effectuer un calcul de probabilité en considérant les phénomènes étranges qui perturbèrent le trajet entre Bryanka et son campement. Mais il jeta l’éponge compte tenu du résultat : il avait plus de chance de croiser l’empereur Charlemagne chevauchant un rhinocéros albinos que de se retrouver au Nulparistan.
D’après Guy de Touristic, le Nulparistan serait le premier pays au monde à avoir instauré un régime républicain. Depuis le XIIIe siècle, le pouvoir est exercé par un Grand Conseil Populaire où siègent des conseillers dirigés par un président élu au suffrage censitaire par la minorité de la population soumise au paiement du cens, un mode de scrutin que la majorité privée du droit de vote considère comme un « non-cens ». Cependant, cette démocratie apparente dissimule la mainmise d’une caste dominante de sept individus surnommés « les Invariables ». Disposant du droit de veto et se succédant de père en fils, ces redoutables éminences grises s’accordent tous les avantages et, non satisfaites de voir le pays isolé à cause de son environnement « nul à chier », s’évertuent à le maintenir en autarcie à des fins personnelles. Tout le monde sait pertinemment que le Grand Conseil Populaire est leur vassal.
Néanmoins, au cours de l’année 1913, Hugo Yave, un président du Grand Conseil Populaire friand de banane et de goyave, parvint à établir un lien avec la Nouvelle-Guinée, sous protectorat britannique, afin d’en importer. Pour ne pas dévoiler aux Anglais l’emplacement du Nulparistan, il leur indiqua une adresse de livraison dans une ville sibérienne proche. La première cargaison de bananes arriva au port iranien de Bandar Abbas au mois de juin 1914, puis effectua un voyage de plus de sept mille kilomètres à dos de chameau pour finir au printemps 1915 dans un entrepôt désaffecté situé en périphérie de Krasnoïarsk. Les Nulparistanais réceptionnèrent les caisses et découvrirent avec stupeur qu’elles étaient vides aux trois quarts. Furieux, le président Hugo Yave reprocha aux Néo-Guinéens de ne pas avoir respecté leurs engagements et ne procéda pas au règlement. Ces derniers rejetèrent la faute sur les Nulparistanais et exigèrent le paiement. À la suite du refus catégorique d’Hugo Yave, les relations entre les deux pays se dégradèrent. Par la suite, une enquête menée à Port Moresby par deux inspecteurs de police zélés, dont un Papou qui chercha des poux, permit de démasquer les coupables qui n’étaient autres que des bonobos fichés en tant que sympathisants « néonasiques ». Entre deux enfilades, ces primates s’enfilaient des masques à l’effigie de leurs cousins au tarin en forme de bite molle et s’appropriaient les fruits au nez et à la barbe des dockers, fussent-ils imberbes. Malgré les plates excuses des Néo-Guinéens, ce regrettable incident mit fin à la coopération « bananesque ».
Ne pouvant se faire à l’idée que le président d’une république bananière puisse être privé de banane pour son dessert, Hugo Yave convainquit les Invariables de l’autoriser à contacter les Russes, car il avait entendu dire qu’ils adoraient la banane et en importaient des tonnes. Il se démena comme un beau diable et réussit à programmer une entrevue avec le tsar Nicolas II à Tomsk pour le mois d’avril 1917, dans l’espoir d’en faire son grossiste. Mais, malheureusement pour lui, le monarque glissa sur la peau de banane placée par ses opposants et, n’ayant plus la banane, abdiqua au mois de mars.
Depuis la découverte en 1518 d’un crâne fossilisé que l’on attribua à un Poumpokole, les Nulparistanais étaient persuadés que leurs origines remontaient à la période du paléolithique supérieur. Mais au début du XIXe siècle, leur certitude fut balayée d’un coup d’araire qui déterra une plaque de granit arborant le portrait d’un homme doté d’une barbe babylonienne et d’énormes dents. Baptisé Adam d’acier en raison de sa puissante dentition, il donna naissance à la légende du premier habitant venu de Babylone à travers le trou de ver : de nos jours, les Nulparistanais confondent souvent Adam d’acier avec l’inspecteur Robert Dacier ou Fifi Brindacier. Gravés sur cet artefact, des signes cunéiformes mentionnaient la présence d’une dénommée Ève Angelic, apparue peu après pour l’aider à peupler ce territoire vierge. D’après ces écrits, Adam d’acier et Ève Angelic nageaient dans le bonheur jusqu’au jour où cette dernière fut abordée par un gros lézard vert pendant qu’elle se baignait dans le lac méromictique d’Ace qui avait la particularité d’être salé en surface et sucré en profondeur. Considérant ce plan d’eau comme leur petite mer intérieure, les Nulparistanais le baptisèrent « la mer d’Ace ». Durant des siècles, ils s’immergèrent en famille dans leur mer d’Ace réputée pour ses vertus médicinales. Mais en 1935, le Grand Conseil Populaire détourna la rivière qui l’alimentait afin d’irriguer les plantations de fenouil, ce qui entraîna son assèchement au grand désespoir du peuple qui ne pouvait plus patauger dans la mer d’Ace. Dans les années 1960, les Soviétiques s’inspirèrent du système d’arrosage nulparistanais et dévièrent le cours des fleuves qui se jetaient dans la mer d’Aral, provoquant ainsi une belle merdasse écologique.
Ce saurien sournois incita Ève Angelic à essayer sa longue queue, bien plus efficace que celle d’Adam d’acier. Mais Ève n’avait pas prévu qu’un morceau de l’appendice allait se casser et rester coincé dans son sexe. Voulant accomplir son devoir conjugal, Adam sentit un objet gênant. Il réussit à l’extraire à l’aide de son majeur et comprit que sa compagne avait commis un acte qui allait mettre fin à leur vie paradisiaque. Dommage qu’Ève ne fût pas chinoise : elle aurait mangé ce reptile avant qu’il n’ait pu remuer son semblant de bite écaillée.
La nation nulparistanaise se résume à deux cent vingt mille âmes entassées dans une ville et dix mille disséminés dans des villages. Les Nulparistanais de souche représentent 78 % de la population. Issus d’une immigration involontaire, les 22 % restants sont des Russes dresseurs de puces, des Germains et leurs cousins, des Assyriens et des Syriens qui ne sont pas des as, des Iraniens ayant fui le Shah et menant une vie de chien, des Danois et leurs Dobermann, des Lapons éleveurs de lapins et des Français aux propos nuancés, pour ne pas tous les citer.
Guy de Touristic informa William de la décroissance vertigineuse du taux de natalité. Il était de 3,5 enfants par femme en 1950 et plafonnait à seulement 0,4 en 1996, ce qui équivalait à mettre au monde un homme-tronc ou un cul-de-jatte dans le meilleur des cas. Lorsqu’apparurent les premiers signes de régression, les autorités nulparistanaises imposèrent la déclaration des vêlages au même titre que les accouchements. Grâce à la prise en compte de milliers de mises bas, le chiffre surévalué des naissances permit à l’indicateur de grimper à 11, ce qui correspondait à l’expulsion d’une équipe de football par femme. Cette mesure insensée fut dénoncée par le monde agricole et annulée.
L’espérance de vie des Nulparistanais est difficile à évaluer, d’autant plus qu’ils passent leur vie à espérer et meurent en espérant. En se basant sur l’âge moyen de départ en vacances éternelles, Guy l’estimait à soixante-huit ans pour les hommes et soixante-seize pour les femmes, excepté pour celles et ceux qui abusaient de l’alcool et voyaient ainsi leur vision prospective réduite de moitié. Mais les plus assujettis à rejoindre un monde meilleur étaient sans équivoque les hypocondriaques qui souscrivaient un « contrat d’entretien » auprès du corps médical. Suivant la méthode de calcul de la durée de vie appliquée aux données statistiques des risques que couraient ces malades imaginaires lors d’une intervention chirurgicale, leur chance de survie s’avérait nulle depuis leur anesthésie jusqu’à leur éventuel réveil.
William apprit que l’inintelligible baragouin russe n’était autre que la langue officielle du Nulparistan, un amalgame de novgorodien et de ruthène dénommé le russkovstanais, dont la grammaire ne comporte pas moins de quatorze déclinaisons. En plus du nominatif, du vocatif, de l’accusatif, du datif, du génitif et de l’ablatif qu’emploient les chirurgiens au cours d’une ablation, on utilise le « vominatif » pour exprimer le dégoût, « l’alcoolatif » pour décrire les beuveries, le « merdatif » pour signaler les problèmes intestinaux et le « génitalitif » pour pimenter les relations sexuelles : sans oublier le « niquatouventif » dédié aux obsédés sexuels ou le « boulesantif » destiné à parfaire les insultes proférées lors de prises de bec entre coiffeurs et tondeurs de chiens ambulants. Les chefs cuisiniers se servent quant à eux du « bourratif » et du « gustatif » lors de leurs discussions à bâtons rompus autour de techniques culinaires pointues telles que l’art de saler un œuf dur posé au centre d’une assiette garnie sans faire tomber le moindre grain sur l’assortiment de charcuterie.
Des déviations phonétiques de l’amphigourique russkovstanais donnèrent vie à plus de trois cents dialectes. Guy de Touristic relata le cas d’un ermite qui ne s’exprimait que dans son propre jargon. Étant seul à le comprendre, il se plaçait devant un miroir lorsqu’il désirait converser. À son décès, son patois disparut à jamais… mais ne manqua cependant à personne.
William et Guy arrivèrent à Bourguenbèze, l’unique ville et capitale du Nulparistan : à ne pas confondre avec Bourg-en-Bresse, la préfecture du département de l’Ain ou l’autre.
— Nous sommes sur la Rezspüblikia Plaszia ou place de la République, annonça Guy.
Autour de cet espace public se dressaient des bâtiments, dont un qui se démarquait par son architecture avant-gardiste.
— Cet immeuble moderne abrite les bureaux du Grand Conseil Populaire. Sa construction remonte à une dizaine d’années, précisa Guy.
William remarqua une incohérence. Gravée sur son fronton, la date d’achèvement des travaux indiquait 1944.
— Pourquoi me dites-vous que cet édifice a seulement dix ans ?
— J’ai omis de vous préciser que nous sommes en l’an 1954.
— Pour quelle raison n’êtes-vous pas en 1996 ? Vénéreriez-vous un prophète qui serait né quarante-deux ans après le Christ ?
Voyant William tomber des nues, Guy de Touristic lui expliqua la cause de ce décalage.
Les Nulparistanais n’étant ni pressés ni stressés, les projets votés par le gouvernement mettaient énormément de temps à se réaliser. En 1869, le président Larry Stourne décida de pallier cette lenteur. Afin de ne pas froisser la population en lui imposant un rythme de travail soutenu, il aborda le problème à l’envers et instaura un système calendaire adapté à l’état d’esprit général, en prenant les Romains pour exemple : ces derniers avaient remplacé leur calendrier de dix mois par celui de douze en l’an 450 avant l’ère chrétienne. Larry Stourne était persuadé qu’ils l’avaient fait dans le seul but de disposer d’une période plus longue pour mener à bien leurs grands travaux. Voulant les surpasser, il proposa un calendrier de quinze mois qu’il baptisa « larryien ». Tous, y compris les Invariables, le validèrent et mirent Larry Stourne sur un piédestal au même titre que Jules César pour le julien ou le pape Grégoire XIII pour le grégorien. Au 1er janvier 1870, le Nulparistan démarra une nouvelle année composée de cinq trimestres. Avec un retard de trois mois pris chaque année depuis 1870, William en déduisit que le Nulparistan se trouvait effectivement en l’an 1954. Cependant, il n’en tint pas compte dans ses mémoires qu’il data d’après le calendrier grégorien.
Guy enchaîna par la description des dix-sept Conseils qui forment le Grand Conseil Populaire.
Comparable à un ministère de l’Éducation, le Conseil de la Lutte contre les cancres et les analphabètes administre le système éducatif.
Le Conseil de la Mise au piquet est le détenteur du pouvoir judiciaire. Son conseiller, que l’on surnomme le garde des Sots, applique une justice à plusieurs vitesses, dont la marche arrière destinée aux misérables qui n’ont pas les moyens de se défendre.
Le Conseil de l’Observatoire, une sorte de DGSI au rabais, a pour mission de protéger les intérêts nulparistanais sur le territoire national et de surveiller les faits et gestes de la population.
Le Conseil de la Surveillance particulière, un ersatz de DGSE, contribue à la souveraineté du pays et anticipe les menaces dirigées contre les intérêts nulparistanais grâce à ses services secrets.
Le Conseil de l’Intra-muros, un semblant de ministère de l’Intérieur, est chargé de la sécurité et de l’administration du territoire.
Le Conseil de l’Extra-muros, un ministère fantomatique des Affaires étrangères, est censé entretenir des relations internationales inexistantes.
Le Conseil de l’Argent public, un « Bercy » à la sauce nulparistanaise, gère la banque d’État, collecte le cens et imprime la monnaie.
Le Conseil de la Castagne assure la défense du territoire national.
Chargé des Affaires culturelles, le Conseil des Tambours et trompettes programme les festivités et les représentations artistiques.
Le Conseil des Efforts inutiles, un succédané de ministère des Sports, organise la pratique des disciplines sportives en vogue au Nulparistan.
Le Conseil de la Boustifaille, un ministère spécifique au Nulparistan, a la responsabilité de la répartition des victuailles sur l’ensemble du territoire.
Le Conseil du Diagnostic et des potions garantit la santé et dirige l’hôpital public de Bourguenbèze.
Le Conseil des Bêtes et bestiaux est chargé de l’agriculture et du cheptel.
Le Conseil de la Transmission des paroles et ragots, équivalent à un ministère des Télécommunications, déploie le réseau téléphonique.
Le Conseil de l’État des lieux construit et entretient les logements publics, tel un bailleur social.
Les travaux de voirie sont à la charge du Conseil de la Besogne.
Le Conseil des Va-et-vient est le gestionnaire du réseau routier et des véhicules du gouvernement.
William aperçut un immense mât bancal servant de support à une antenne râteau en piteux état. D’une hauteur de plus de trente mètres, il était implanté au-dessus d’un local qui abritait un poste de télévision allumé.
— Que fait ce téléviseur en pleine rue ? demanda-t-il étonné.
— Il est à la disposition du peuple, lui répondit Guy. Un autre est installé dans la « chapelle cathodique » dans le quartier est. Tous deux sont reliés à cette antenne déglinguée.
Bâtie par deux frères dominicains bordelais, et quelque peu bordéliques, qui tentèrent en vain d’évangéliser le pays au XVe siècle, la chapelle catholique, rebaptisée « cathodique », ne servait plus que de salle de télévision publique. Après un voyage périlleux dont ils gardèrent des séquelles, ces ecclésiastiques regagnèrent leur monastère situé dans le Sud-Ouest de la France. À la suite de leur description invraisemblable du Nulparistan médiéval, on les surnomma les frères « dominiqués ». Le père supérieur considéra que le démon était à l’origine de leurs fabulations et leur donna le choix entre se faire cuisiner par les inquisiteurs, se faire « inquisitionner » par les « cuisineurs », se faire défoncer par les moines en chaleur ou bien prier jour et nuit sans relâche jusqu’à expulser la Bête. Ayant opté pour la dernière proposition, ces malheureux ne cessaient de faire des signes de croix à l’aide de leurs deux mains. Devenus de véritables stakhanovistes de ce geste sacré, ils l’exécutaient si rapidement que cela se terminait souvent par un bras d’honneur involontaire qui leur valait un châtiment exemplaire. Conséquemment à ce geste blasphématoire, ils étaient conduits dans un presbytère transformé en salle de tortures et livrés aux tristement célèbres sœurs « presse-bites ». Ces redoutables nones presbytes excellaient dans l’art de la queue en folie qui consistait à stigmatiser les pécheurs astigmates en effectuant une succession de torsions sur leur bite pour lui donner une forme voulue comme avec un ballon de sculpture. Certains suppliciés ressortaient avec un chibron en forme d’avion, de chien ou de pistolet, tandis que d’autres se retrouvaient avec une licorne, un lapin ou une girafe entre les jambes.
— Pourquoi les gens viennent-ils regarder la télévision dans la rue ? Ne possèdent-ils pas de poste ? demanda William.
— Investir dans un téléviseur serait du gaspillage. Cette antenne diffusait des chaînes russes, mais elle ne capte plus que la chaîne d’État depuis qu’un ours l’a percutée, il y a fort longtemps.
— Un ours à cette hauteur ?
— J’aborderai ce point une autre fois, car c’est long à expliquer. Depuis cet incident, nous devons nous contenter du canal officiel qui ne transmet que des débats politiques sur un fond d’image fixe de la façade de l’immeuble gouvernemental.
— Ne programme-t-on pas des émissions de divertissement ?
— Jamais ! Seul le Grand Conseil Populaire a le privilège de posséder un système de réception par satellite lui permettant de visionner des chaînes russes et américaines.
— Une seule personne s’est arrêtée. Ce lieu est toujours aussi vide ?
— Souvent. Mais lorsqu’une personnalité comme Aléméthon Falzar Khan est invitée à s’exprimer, le taux d’audience augmente considérablement.
— Qui est ce personnage ?
— C’est un vieil érudit très influent qui détient le titre de Grand Inspirateur du Grand Conseil Populaire. Il est proche du peuple et farouchement opposé aux Invariables. Au vu de sa notoriété, ces derniers n’osent pas lui nuire de peur de provoquer un soulèvement populaire.
Guy précisa que ce fameux Aléméthon Falzar Khan était d’ascendance persane et que son lointain ancêtre se nommait Bèsthon ou Lèvthon Falzar Khan.
William remarqua d’innombrables câbles tendus d’immeuble en immeuble. Guy lui annonça que ce n’était autre que le réseau de distribution de l’électricité produite par une « centrale pédalière » dans laquelle des centaines d’ouvriers, dotés de triceps suraux d’une densité proche de celle du tungstène et de quadriceps de la taille de ceux d’un gorille engorgé de stéroïdes anabolisants, se relaient jour et nuit pour pédaler afin de fournir les quatre-vingts mégawatts quotidiens, dont dix sont absorbés par la clôture électrifiée qui encercle le pays. Suffisamment haute pour être infranchissable par un perchiste dopé, elle fut réalisée avec les grillages de poules récupérés lors de la confiscation des poulaillers décrétée à la fin de l’année 1928 par le président John Deuf qui venait de succéder à Hugo Yave. Cette saisie arbitraire fut une parodie de l’accaparement des terres imposée par Staline pour créer les kolkhozes. Soupçonné d’avoir profité de ce remue-ménage pour soustraire des cartons d’œufs, John Deuf risquait la destitution et la prison. Mais faute de preuves matérielles, le président Deuf fut blanchi. En sortant du tribunal, son avocat s’adressa au public qui attendait l’annonce du verdict.
— Deuf est blanc comme neige !
Dans la foulée, Guy décrivit le coup de maître réalisé en 1971 par les agents des services secrets du Conseil de la Surveillance particulière. Ils s’infiltrèrent dans un parking désaffecté de Tomsk et dérobèrent des barrières automatiques. Une fois rapatriées au Nulparistan, elles se substituèrent aux vieux battants qui équipaient les quatre postes-frontières depuis 1928. Pour alimenter leurs mécanismes, des lignes furent tirées depuis la centrale pédalière avec des fils électriques destinés préalablement au câblage d’un site nucléaire nord-coréen. Présentant des défauts majeurs de fabrication, ces articles furent cédés au Nulparistan par la Corée du Nord après la signature d’un accord de coopération. En échange, le président nulparistanais de l’époque, un certain Tristan Douille, très « con pétant » en matière d’énergie nucléaire, autorisa les Nord-Coréens à effectuer des tirs de missiles au-dessus du Nulparistan. Heureusement que les Kim, certes totalitaires, mais pas totalement cons, n’eurent jamais recours à cette alternative.
— Grâce à la clôture et aux barrières, nous pouvons contrôler efficacement les quatre points de passage frontaliers que l’on nomme communément « les portes ».
— C’est de la pure démence ! s’exclama William. Comment ce président Tristan Douille, qui porte d’ailleurs bien son nom, a-t-il pu faire prendre un tel risque à votre nation en échange de quelques câbles pourris ?
— Je n’en sais rien. Les rouages de la diplomatie dépassent de loin mes compétences.
La diplomatie, c’est faire et dire les plus vilaines choses de la manière la plus élégante.
Isaac Goldberg, journaliste américain
Quatre routes transpercées de nids de poule, où certains cherchent en vain des œufs frais, relient Bourguenbèze aux points frontaliers. En 1984, Léo Durlevan, le président en exercice, instaura de nouvelles règles de circulation.
— Les routes sont composées de trois voies. On roule sur celle du milieu et on se déporte sur la gauche ou la droite pour s’éviter ou se dépasser, précisa Guy.
— Je comprends pourquoi vous insistiez tant pour que je reste au centre. Cependant, nous n’étions pas à l’abri d’un choc frontal.