Clarisse - Pascal Hénin - E-Book

Clarisse E-Book

Pascal Henin

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Beschreibung

L’eau se fait de plus en plus rare, et une catastrophe semble inévitable. À la base nautique des Prés du Hem à Armentières, un événement rarissime bouleverse la tranquillité des habitants. Le lieutenant Clarisse Mehrant et son équipe se lancent dans une enquête complexe, mais le dossier reste classé pendant 15 ans. Lorsque des phénomènes météorologiques sans précédent se reproduisent, une question se pose : manifestations naturelles ou actes délibérés ? Troublée par des similitudes frappantes, Clarisse réouvre la vieille affaire. L’enquête prend des tournants inattendus, chaque découverte dévoilant de nouveaux mystères.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pascal Hénin puise son inspiration dans les récits historiques et les mystères de l’Égypte ancienne. Il utilise ces influences pour tisser des histoires riches et captivantes.

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Pascal Hénin

Clarisse

Roman

© Lys Bleu Éditions – Pascal Hénin

ISBN : 979-10-422-4046-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Cène, Le Lys Bleu Éditions, 2022.

Le roman est l’histoire du présent, tandis que l’histoire est le roman du passé.

Georges Duhamel

Chapitre 1

Il faisait encore nuit ce samedi 24 septembre 2022 à cette heure-ci. Se lever à quatre heures du matin, un samedi en plus, n’était plus dans les habitudes de Francis Lemarque. Cet homme l’avait pourtant fait pendant des années quand il faisait les trois-huit chez Fives-Cail-Babcock. Les ateliers de construction mécanique de cette usine ont vu le jour en mille huit cent soixante par deux spécialistes de construction de voies de chemin de fer et locomotives. Pierre Schaken et Basile Parent. L’Usine arbora fièrement la raison sociale Parent, Schaken, Caillet et Cie. Ils s’associèrent avec la maison Cail pour faciliter le démarrage de la société. Le fruit de cette union fut la construction de locomotives, de ponts, de viaducs et de charpentes métalliques. En mille huit cent soixante-dix, la société se dirige vers la production d’armements pendant la guerre, puis reprend à la fin du conflit ses premières activités. À la veille de la Première Guerre mondiale, trois mille ouvriers font tourner les machines dans un vacarme infernal. Mille neuf cent vingt-deux, l’entreprise évolue. Désormais, les capacités de production se divisent en trois domaines. Sucreries, chemin de fer et travaux publics. Fives-Cail-Babcock portera enfin ce nom en mille neuf cent soixante-treize, après plusieurs fusions, dont la dernière « Babcock-Atlantique ». Une de ses dernières réalisations très remarquable fut la fabrication de tunneliers avec une participation active pour la construction du tunnel sous la Manche. Nicolas Desmarest aurait eu cette première idée de relier l’Angleterre au continent européen en mille sept cent cinquante. Cette entreprise impactera fortement la situation économique et sociale du quartier Lille-Fives.

Entré à seize ans, Francis fut apprenti soudeur, puis soudeur durant toute sa carrière. Il n’a connu que cette entreprise. Avec sa grande expérience, on le nomma contremaître pour la fabrication des tunneliers. Après une longue carrière, il prend sa retraite à cinquante-sept ans. Quarante et une années de dur labeur et deux doigts amputés.

Une bonne douche finit par le réveiller complètement. Francis enfila les vêtements chauds qu’il avait préparés la veille pour supporter la fraîcheur du matin. Une belle journée avait été annoncée la veille par la météo. Soleil et vingt-trois degrés. Il se rendit compte que le pull était différent de celui qu’il avait préparé la veille. De plus, un cache-nez y avait été ajouté ainsi que son K-Way bleu. Estelline était encore passée par là. Une épouse parfaite. Francis descendit les escaliers en essayant de ne pas réveiller son épouse qui dormait encore profondément. Il lui montera une tasse de café juste avant de partir et lui fera le petit bisou matinal.

Rien que le prénom Estelline l’avait fait craquer. Il se baladait du haut de ses douze ans quand il croisa le regard vert émeraude de sa future épouse. Le coup de foudre existe vraiment. Francis en fut frappé instantanément. Ils passèrent le portail de l’entrée du collège en même temps. L’établissement scolaire Paul Bert qui se situe dans la ville d’Armentières fait figure de forteresse pour les collégiens de l’époque. En façade de rue se dresse un mur fait de briques rouges de presque trois mètres de haut et un unique portail métallique peint en noir qui ressemble plus à une grande gueule à avaler les collégiens tous les matins de la semaine. Le jour de la rentrée pour les sixièmes, en passant le portail, certains gamins regrettaient d’avoir dit à leurs parents qu’ils iraient seuls. Ils s’étaient crus trop grands trop vite. Mais bon, le portail n’avalait jamais personne. L’année dernière, Francis avait passé cette épreuve avec succès devant les copains. Tout au moins en apparence. Cette année, pour lui, c’était sûr que la jeune demoiselle qui lui fit sentir les premiers frissons inconnus était nouvelle au collège. Elle devait être du même âge que lui. On était dans les années soixante-dix. Pour ne pas être ringard, il fallait porter le pantalon patte d’éléphant, le tee-shirt imprimé, orange, violet ou rouge de préférence ou alors avec des motifs psychédéliques. Et surtout, les chaussures à plate-forme. Estelline portait tout cela. Elle avait quand même gardé les tresses de chaque côté de son joli visage. Certainement une condition irrévocable de ses parents qui ne comprenaient pas le vestimentaire de ces jeunes dévergondés. Les filles avaient le devoir de ressembler à Jane Birkin, Janis Joplin ou Joan Baez. Et Estelline ressemblait à… Estelline. Évidemment, pour Francis, elle était encore plus belle que les JJJ.

Estelline n’avoua jamais à Francis si ce jour-là elle avait fait tomber son foulard exprès. Ils ne se quittèrent plus, et le temps passa.

Francis entra dans la cuisine. La cafetière gargouillait encore. Il avait galéré pour reprogrammer cette machine de malheur la veille au soir et apparemment cela avait fonctionné. Cet arôme que Francis adorait tant emplissait la pièce. L’arabica diffusait si bien son parfum très aromatique qu’il en avait l’eau à la bouche. Il remplit son bol, y ajouta un peu de lait et deux sucres. Le toaster éjecta deux tartines grillées. Francis les récupéra et inséra deux autres tranches de pain dans l’appareil. Il s’assit, ouvrit le pot de pâte à tartiner, hésita, puis le referma. Il se rabattit sur le beurre allégé. Il fallait faire baisser le taux de cholestérol. Mais surtout parce qu’il avait remarqué les petites marques sur le côté de l’étiquette qu’Estelline traçait pour surveiller le manque de volonté du mari coupable.

Quand il eut terminé, il débarrassa son bol et ses couverts pour préparer le petit déjeuner de son épouse. Il vida le reste du café dans un thermos, emballa quelques sucres, sortit deux cuillères à café et deux mugs en plastique. Il fourra le tout dans un sac avec les petits pains au chocolat achetés la veille dans le supermarché du coin. Il n’allait quand même pas se priver de tout.

La cafetière glouglouta à nouveau. Il attendit pour en remplir deux tasses qu’il sucra. Il était quatre heures quarante-cinq quand Francis remonta les escaliers avec le plateau chargé. Il déposa les deux tasses sur la table de chevet de son épouse et s’assit sur le bord du lit. Il se pencha pour l’embrasser dans le cou.

— Chérie, tu dors ?

— Avec le boucan que tu fais, je ne dors plus, non !

— Je suis vraiment désolé.

Francis se baissa pour embrasser une nouvelle fois son épouse. Celle-ci se trémoussa.

— C’est ça, oui ! Je vais te croire. Allez, gros bêta, laisse-moi remonter mon dossier pour que je puisse boire mon café. Il sent bon.

Estelline appuya sur la télécommande du lit pour se relever jusqu’à se retrouver presque assise.

— Deux tasses ? J’ai l’honneur de Monsieur à mon chevet ? Il est quelle heure ?

— Quatre heures cinquante, je pars dans dix minutes.

Les deux époux sirotèrent leur café.

— Tu as vu que je t’ai rajouté des affaires et ton K-Way ?

— Bien sûr que j’ai vu. Il est prévu beau temps, tu sais. On ne va pas avoir froid.

— Tu embrasseras Nicolas de ma part. Tu n’as pas oublié son cadeau d’anniversaire ?

— Tu penses bien que je n’ai pas oublié. Depuis des semaines, comme par hasard juste avant son anniversaire, il me bassine avec le dernier moulinet de pêche aux leurres qu’il a vu à Décathlon. Cela va faire cher le poisson. À deux cents euros le moulinet.

— Ne râle pas, vieux grincheux, on n’en a qu’un. On peut le gâter, non ?

— Pour l’instant ! Dès que le petit sera né, je crois que les cadeaux vont changer de destinataire. Mélissa devrait accoucher dans moins d’un mois. Bon, allez ! J’y vais. Romain m’ouvre l’entrée du lac à cinq heures trente. Il faut être discret. C’est une faveur parce que l’on se connaît depuis longtemps. On sera les seuls à pêcher pendant quatre heures. Normalement, c’est huit heures pour les pêcheurs, mais exceptionnellement l’accès ne se fera qu’à dix heures. À cause de je ne sais plus quoi.

— Allez, sauve-toi et faites attention.

— Bien sûr ! Je t’appellerai quand on sera revenu au port. À tout à l’heure.

Francis descendit les escaliers, prit ses affaires, ses clés de voiture et sortit la Peugeot Partner du garage. Tout le matériel était rangé soigneusement à l’arrière du véhicule depuis la veille. Le coffre était plein. Francis démarra et freina aussitôt.

— Et merde, les appâts dans le frigo ! Couillon, va ! T’as du bol de t’en souvenir maintenant sinon on était marron.

Il récupéra la boîte de vers qu’il avait soigneusement emballée dans du papier journal et placée dans le bas, au fond du réfrigérateur, car Estelline avait horreur de cela. Il remonta dans sa voiture et put enfin se diriger vers le lac des Prés-du-Hem situé à Armentières.

Estelline et Francis résident à La Chapelle d’Armentières, une commune des Hauts-de-France, en Flandre gallicane. La Chapelle d’Armentières située proche de la Belgique est une petite ville urbaine dense, à forte vocation agricole. Les trois quarts de la superficie de la commune sont occupés par des terrains cultivés. Huit mille six cents âmes y résident. Ce caractère de mixité urbaine offre un réel plaisir de vivre pour ses habitants. Il y a aussi une zone industrielle prospère à la Houssoye, avec un accès direct à l’autoroute A25. De plus, cette voie rapide est gratuite. Les entreprises actives œuvrent dans le domaine de la construction mécanique, la vente par correspondance, le transport et la distribution alimentaire. Elle s’est enrichie depuis deux mille douze avec une brasserie qui essaie de rivaliser avec la championne du monde de la bière, la Belgique, dont deux cent cinquante brasseries se répartissent sur le territoire avec seulement onze millions six cent mille habitants. Le village comporte deux paroisses catholiques. Saint-Vaast et Notre-Dame-De-l’Espérance. Une particularité qui vient de la Première Guerre mondiale. La Chapelle-d’Armentières est occupée par six cimetières militaires du Commonwealth.

Chapitre 2

Francis traversa la ville d’Armentières, la grande sœur qui jouxte la Chapelle d’Armentières. Vingt-cinq mille habitants. Appelée encore parfois, La cité de la toile, ancien fleuron de l’industrie textile du XIe siècle. L’aube perça doucement la nuit pour éclairer les murs de briques rouges, si typiques de la région des Hauts-de-France. Il passa devant l’hôtel de ville et bifurqua sur la droite pour s’engouffrer dans la rue des fusillés. La voiture emprunta le pont au-dessus de la Lys, un affluent de l’Escaut et s’engouffra dans la rue Marc Sangnier où se situe l’entrée du parc des Prés-du-Hem. Francis vérifia l’heure, il était cinq heures vingt. Romain lui a bien spécifié de ne pas attendre devant l’entrée, sinon cela pourrait faire jaser les voisins.

— Bon, je vais m’arrêter un peu plus loin et je me présenterai pile à l’heure. En espérant que Nicolas soit pour une fois ponctuel lui aussi. En tout cas, je ne vois pas sa voiture. Ce sont bien les jeunes de maintenant. Ils ont toujours le temps. Estelline leur dit « Vous venez pour midi » et ils se pointent une demi-heure après, la gueule enfarinée et sans excuses encore. Enfin, il paraît que nous sommes trop vieux pour comprendre. Les djeuns connaissent mieux la vie que nous. Ils ont tellement le temps qu’ils font les gosses après trente ans aujourd’hui. Ah ! Des phares de voiture. Eh ben, non ! C’est pas lui. Bon, il est vingt-neuf, j’y vais.

Francis se présenta devant l’entrée, les phares éteints, tel un gangster et comme par enchantement le grand portail s’ouvrit. La Peugeot s’engouffra aussitôt et Romain referma derrière lui. Francis coupa le moteur de la voiture et sortit de celle-ci.

— Salut, Romain !

— Hello, Francis, tu vas bien ? Le fiston est dans l’auto ?

— Eh non ! Il vient avec sa voiture. Il ne m’a pas appelé, mais il devrait arriver dans un instant. Tu pourras l’engueuler. Je lui avais dit cinq heures trente piles pour que tu n’ouvres qu’une fois. Vraiment désolé.

— T’inquiète ! Les miens, c’est pareil. On est à leur disposition. Alors, pas encore Papy ?

— Eh non ! Encore environ quatre semaines. Estelline est en ébullition. On sait que c’est un garçon. Je vais en faire un péqueux eud première.

— Je n’en doute pas un instant. Mais il faudra patienter un bon moment quand même.

Les deux hommes qui avaient fait les quatre cents coups dans leur jeunesse se mirent à rire. Romain rétorqua en posant le doigt sur sa bouche.

— Chut, chut ! On va réveiller le quartier.

Les deux hommes se calmèrent quand le portable de Francis bipa.

— Cela doit être mon fils. Oui, c’est lui. Il est là dans trente secondes.

À peine le portail ouvert, une voiture, les phares allumés, pénétra à son tour dans l’enceinte.

— Merci la discrétion. Il va peut-être klaxonner aussi.

Nicolas coupa le moteur de sa Ford Kuga et la portière s’ouvrit.

— Bonjour, Romain ! Bonjour, papa ! Vraiment désolé, mais il y avait des bouchons sur la route, du coup je suis un peu en retard.

Nicolas arborait un grand faux sourire d’excuse.

— Des bouchons, à cinq heures trente du matin et un samedi encore alors que tu habites à vingt minutes d’ici. C’est tout ce que tu as imaginé comme excuse ?

— Ben oui ! J’avais rien trouvé d’autre. J’ai pensé que cela vous ferait rigoler. Eh, papa, c’est mon anniversaire aujourd’hui, j’ai droit à toutes les excuses.

— Et tu as pris ta bouteille Nicolas ? répliqua Romain. Cela s’arrose un anniversaire normalement. Bon anniversaire, mon gars. Cela te fait quel âge ?

— Trente et un, Romain.

— Et Mélissa, comment va-t-elle ?

— Enceinte jusqu’au bout des doigts. En principe, elle devrait accoucher entre le vingt-cinq et le vingt-sept. On a hâte. Papa, t’as dit le prénom que l’on va lui donner ?

Francis regarda son fils avec étonnement.

— Non, pas du tout.

— C’est normal, il ne le sait pas non plus. On le dévoilera le jour de la naissance. Elle est bonne, non ?

Francis reprit, bon, allez, on y va. Il fait à peu près jour maintenant. Romain, je te remercie encore de nous avoir fait entrer si tôt. On va pouvoir en profiter un maximum.

— Il n’y a pas de quoi, Francis. Et puis je suppose que quand vous aurez rangé le matériel en fin d’après-midi, Nicolas s’empressera de nous emmener à la buvette pour arroser ses trente et un ans. N’est-ce pas Nicolas ?

— Oui, bien sûr ! J’y avais pensé, figure-toi.

— Ton père et moi, on n’en doute pas un instant. Bon, je vous laisse. Je retourne à mon poste. Et bonne pêche.

Nicolas gara sa voiture sur le parking du personnel comme cela était prévu pour la discrétion et monta dans la voiture de son père. Francis prit le chemin des Prés-du-Hem pour rejoindre le petit port de plaisance du lac. Plus axé pour le tourisme fluvial, le petit port, idéalement placé, reçoit en escales des plaisanciers belges, britanniques, hollandais et allemands. Il peut accueillir une cinquantaine de bateaux et soixante anneaux d’escale pour la journée.

L’accès au lac est exceptionnellement réservé à un nombre limité de pêcheurs qui possèdent une petite embarcation, et ce, que quelques semaines dans l’année. Les dates déterminées en fonction du planning des travaux d’entretien du parc qui nécessitent sa fermeture temporaire. Les abonnés pêcheurs du parc sont prévenus à l’avance par messagerie et le quota des inscriptions est rempli en quelques minutes. Seuls ceux qui n’ont pas eu accès à la dernière édition seront prioritaires la fois suivante.

Francis arriva au petit port, bifurqua sur la droite et stationna au petit parking prévu pour les plaisanciers. Les deux hommes sortirent de la voiture et déchargèrent le matériel de pêche. Ils avaient dû se résoudre à l’emporter à chaque fois à cause du cambriolage que leur embarcation avait dû subir il y a deux ans. Tout l’équipement avait disparu et les assurances n’avaient que très peu dédommagé les sinistrés. Il fallut deux voyages pour embarquer le nécessaire de pêche sur le petit bateau qui les attendait à l’ancrage. Un Aliénor de quatre mètres soixante-dix. Il datait de mille neuf cent quatre-vingt-cinq et avait aux yeux de Francis encore fière allure. Il l’avait acheté d’occasion et passé sa première année de retraite à le remettre à neuf. Il était équipé d’un moteur Mercury de quarante chevaux. Il possédait aussi deux couchettes, un petit balcon avant et cinq personnes pouvaient monter à bord. Le plus intéressant était les deux porte-cannes qui trônaient de chaque côté du pont.

Francis et son fils embarquèrent le matériel à bord, vérifièrent qu’il ne manquait rien. Francis prenait toujours un soin particulier pour les préparatifs de départ. Il ne naviguerait que sur le lac, mais la sécurité était importante. Les vêtements de flottaison pendaient bien à leur emplacement (déjà deux fois ceux-ci avaient été barbotés). Les sifflets sans bille étaient bien accrochés aux gilets de sauvetage, les feux de navigation fonctionnaient et la lampe de poche s’allumait. Les fusées de détresse étaient rangées soigneusement dans une caisse étanche, la caisse à outils et les pièces de rechange rangées dans un placard et enfin l’extincteur accroché à son support. Les documents, les permis de pêche et les papiers personnels furent rangés dans une pochette étanche. Le tour était fait.

— Bon, on va pouvoir y aller, fiston. Tu peux brancher la glacière sur la prise douze volts qui se trouve dans la cabine. Et n’oublie pas de la sangler, pas comme d’habitude… Hein mon grand !

— Sûr, papa ! Vu l’engueulade que je me suis prise la dernière fois, cela ne risque plus d’arriver. Tu peux mettre le moteur en route, je détache la corde d’amarrage.

Le plein de carburant était fait et Francis pouvait mettre le contact. Le moteur démarra au quart de tour et émit un ronronnement bien régulier et feutré. Nicolas s’installa sur une des deux banquettes à l’extérieur et Francis commença à manœuvrer pour sortir de son emplacement.

Francis éprouvait toujours un énorme plaisir à piloter son bateau. Certes, il n’était pas grand, il n’allait pas loin non plus, mais c’était le sien. Il en avait tellement rêvé. Et là, il était aux commandes. Avec Estelline, ils s’étaient déjà organisé des balades de trois ou quatre jours pour naviguer sur le canal de la Deûle jusqu’à rejoindre l’Escaut.

L’Escaut est un fleuve européen de trois cent cinquante-cinq kilomètres de long. Estelline et Francis avaient prévu d’y faire une longue croisière en traversant d’abord la Belgique, puis les Pays-Bas pour rejoindre l’embouchure de la mer du Nord. Pour l’instant, la future naissance du petit avait remis le projet à plus tard.

— Alors, on n’est pas bien, fiston ?

— Génial, papa ! Tu navigues comme un chef. Tu veux un café ?

— Ce n’est pas de refus. Il fait encore frais et cela nous réchauffera. La thermos est rangée dans le sac et il y a des petits pains et croissants aussi. J’ai oublié d’en donner à Romain.

— Je nous emmène presque au bout du lac, on sera tranquille. Tu peux aussi préparer les cannes en attendant.

Vingt minutes plus tard, la petite embarcation déboucha à l’endroit choisi par Francis. La rive la plus proche se trouvait à environ cinq cents mètres. Francis coupa le moteur et Nicolas jeta l’ancre pour stabiliser l’embarcation. Il n’y avait pas de vent et le soleil, doucement, commençait à offrir sa chaleur.

— J’espère qu’il ne va pas faire trop chaud, sinon les poissons ne mordent pas. Alors, elles sont prêtes, ces lignes, espèce de marin d’eau douce ?

— Je te signale papa que l’on est sur un lac, donc nous sommes tous les deux des marins d’eau douce. Ah, ah ! Elle est bonne celle-là.

— Rigole, rigole ! Apprends d’abord à pêcher, et peut-être qu’un jour, et je dis bien peut-être, tu seras meilleur que ton père.

— Te battre, ce ne serait pas un problème si j’avais un moulinet convenable. Je bagarre avec le mien. C’est de pire en pire. N’oublie pas que j’ai cassé trois fois ma ligne la dernière fois.

Francis s’approcha de son fils pour inspecter le moulinet.

— En effet, tu as un sacré jeu sur la manivelle et là, cela va être difficile de le réparer encore.

— Tu vois, j’invente rien.

— Tiens, essaie avec celui-ci pour voir. Bon anniversaire, mon fils !

Francis présenta le paquet cadeau qu’il tenait dans la main derrière son dos.

— C’est quoi ce paquet, papa ? Euh, merci.

Le cadeau d’anniversaire de ta mère et de ton père, grand bêta. Allez, ouvre-le !

Nicolas s’empressa d’ouvrir le paquet.

— Oh, la vache ! Le moulinet Abu Garcia, spécial carnassier, mon rêve de péqueux qui se réalise ! Oh, merci papa. Comment as-tu su ? Tu t’es saigné avec maman.

Nicolas s’approcha de son père et lui sauta au cou pour l’embrasser.

— Eh ! Doucement, mon grand, tu vas nous faire chavirer. Tu me bassines depuis des semaines avec ton moulinet et tu me demandes comment j’ai su. Je t’ai mis dessus du fil tressé, conçu pour la pêche aux leurres. C’est le moment de l’essayer pour attraper les épinoches.

— Désolé pour toi, papa, mais tu peux me sortir la grande bourriche, je vais exploser mon record.

— Oui ben ! Si tu peux m’en laisser un ou deux, ce serait sympa.

Francis observait son fils monter son moulinet, heureux comme un gamin de douze ans. Il en était fier de son gamin. Nicolas avait été studieux à l’école, fait une crise d’ado raisonnable et terminé ses études avec un diplôme d’ingénieur de l’ESIEA en informatique. À trente ans, il gagnait déjà bien plus que lui en fin de carrière. L’arrivée de Mélissa au sein de la famille rendit les deux parents encore un peu plus heureux. Alors l’avènement d’un enfant !

Les deux hommes pêchaient maintenant depuis un peu plus d’une heure. Une première carpe qui mordit à l’hameçon au bout d’une minute fit le plaisir de Nicolas qui vantait déjà son nouveau matériel. Francis contre-attaqua avec deux autres carpes peu de temps après, mais depuis les flotteurs ne s’enfonçaient plus beaucoup.

— Il commence à faire chaud et pas une petite brise ni un nuage. Il est huit heures et on a encore deux heures pour être seuls. On n’est pas bien là, fiston ?

— Génial, mais ce sera ma dernière sortie pour l’instant papa. Avec le petit qui s’annonce bientôt, il vaut mieux que je reste près de Mélissa. Je m’en voudrais et elle aussi d’ailleurs, que je ne sois pas là quand il faudra aller à la maternité. Et puis, elle fatigue vite maintenant. Elle a une grossesse difficile. Je la soulage de plus en plus des tâches ménagères et je fais les courses. C’est plus prudent qu’elle garde ses forces pour l’accouchement.

— Cela me rappelle ta mère quand tu es né. Elle en a bavé pour sortir tes quatre kilos deux cents. La sage-femme était carrément montée dessus pour pousser sur son ventre.

— Tu me l’as déjà dit quatre cents fois, Papa. Tu as vu le résultat. Il est pas beau ton garçon ?

Francis prenant la moue en fixant son fils un œil à moitié fermé et prenant un rictus de dépit : Mouais, mais faut dire que le géniteur avait aussi les capacités physiques et intellectuelles pour engendrer un tel playboy.

— Allez, Nico ! Va chercher le reste du café. On va finir les viennoiseries.

— J’y cours !

Nicolas entra dans la cabine pour récupérer le thermos et le sachet de petits pains au chocolat.

En attendant, Francis se prélassa sur une des banquettes de l’embarcation. Les observations de son fils le faisaient encore sourire. Il était bien, heureux quoi. Une vie simple, mais tranquille. Il observait le ciel bleu et vit un héron passer à belle hauteur au-dessus de sa tête. Celui-ci commença à tournoyer comme pour chercher un endroit où se poser. Le vol était majestueux et plein d’élégance. Soudain, l’oiseau sembla pris dans un tourbillon de vent, et partit de travers. Il se redressa pour tenter de descendre et atterrir. Francis, intrigué l’observa de plus belle. Le héron fit une boucle complète en planant quand une deuxième bourrasque le déstabilisa fortement. Il lutta pour ne pas se faire emporter. Francis se redressa d’un seul coup. Il n’avait jamais vu cela. L’oiseau réussit à se rétablir, mais juste un moment, car un coup de vent plus puissant l’emporta à nouveau. L’oiseau monta à une allure folle et disparut d’un seul coup. Abasourdi, Francis interpella son fils qui ressortait avec le thermos.

— Dis donc, je viens de voir un héron se faire emporter par le vent.

— Le vent ? Quel vent ? répondit Nicolas.

— Tiens, regarde là-bas, je ne l’avais pas vu ou alors ça vient d’apparaître, je ne sais pas ce que c’est.

— Où tu dis, je ne vois pas ?

— Tiens, je pointe avec mon doigt.

Nicolas regarda dans la direction indiquée par son père.

— Ah oui, tu as raison, c’est bizarre. On dirait un petit tourbillon gris. C’est difficile à voir, cela a l’air tellement loin ! Le ciel est bleu partout et il y a juste ce truc étrange. En tout cas, on n’a pas du tout de vent. Eh, papa, ton flotteur vient de plonger d’un coup. Cela sent la grosse prise. Effectivement, la canne de Francis commençait à bien se plier et à vibrer. Il se précipita pour la décrocher du porte-canne.

— C’est bon, je l’ai ferré. Il tire bien le diable !

Le ciel s’assombrit d’un noir d’encre. Il y a deux secondes, il était d’un bleu azur sans nuages et là, il faisait presque noir, un ciel sans nuages, mais sombre. C’était vraiment étonnant. Ils constatèrent que le ciel ne s’était obscurci que sur le petit secteur où ils se trouvaient. Plus loin, celui-ci était pourtant dégagé. C’était vraiment très inhabituel. Comme si quelqu’un avait éteint la lumière au-dessus d’eux.

Surpris, les deux hommes se regardèrent quand un énorme coup de vent les prit par surprise. Le bateau tangua dangereusement et dériva sur le côté de quelques mètres. Puis il stoppa, retenu par l’ancre. L’embarcation prit fortement de la gîte et projeta Francis sur la rambarde. Nicolas eut le réflexe inouï d’attraper son père par le bras, avant que celui-ci ne passe par-dessus bord. Il le tira d’un coup sec, les deux hommes partirent à la renverse et s’affalèrent sur le pont. Ils n’essayèrent même pas de se relever. Bousculés, ils glissaient sur le pont dans tous les sens. Nicolas hurla :

— Accroche-toi comme tu peux, papa, je vais chercher les gilets de sauvetage. Essaie de rentrer dans la cabine. C’est quoi ce temps, c’est pas possible. Ah, la vache !

Le vent soufflait de plus belle. Francis s’approchait difficilement de la cabine, rampant et s’accrochant comme il le pouvait. Une bouée mal attachée s’envola, arrachée par le tourbillon. Il se tirait au mieux de ses forces et grappillait centimètre par centimètre pour enfin atteindre l’entrée de la cabine. La frêle embarcation tanguait dans tous les sens, retenue par l’ancre qui tenait le coup pour l’instant, mais menaçait de chavirer à tout moment. Nicolas avait enfin réussi à attraper les deux gilets de sauvetage et en avait enfilé un. Son père qui était juste à l’entrée de la cabine n’en pouvait plus. Ces forces l’abandonnaient. Il était prêt à lâcher prise.

— Je ne tiens plus, Nico.

Nicolas hurla, tiens bon, papa !

Voyant son père ne se tenant plus qu’avec un seul bras, Nicolas, avec une vélocité qu’il ne soupçonnait pas, plongea sur son père au moment où celui-ci lâcha prise. Ils réussirent à se bloquer contre la rambarde et Francis put enfiler son gilet de sauvetage aidé de son fils.

— Tiens-toi bien, papa ! Je retourne à la cabine accrocher une corde pour t’aider à te tirer. N’essaie pas sans moi. Merde ! Tu saignes au front. Tu as une belle estafilade. Tiens, prends mon mouchoir et appuie sur la plaie si tu y arrives, je reviens. Nicolas lâcha son père pour retourner dans la cabine. Il s’accrocha à la rambarde en grappillant difficilement les trois mètres qui le séparaient de l’entrée. Nicolas se retourna pour s’assurer que son père tenait le coup quand en une fraction de seconde, le vent stoppa net. L’embarcation commença à se stabiliser et les deux hommes purent souffler, assis sur le pont, hébétés de ce qui venait de se passer et complètement épuisés. Le ciel est toujours sombre, mais le calme est enfin revenu. Plus un grain de vent. La surface de l’eau n’ondule même plus. Nicolas releva la tête et observa son père. Il avait l’air d’avoir bien morflé. Il eut l’impression que son père venait de prendre dix ans d’un seul coup. Francis, les traits tirés, les yeux cernés, souriait à son fils. La face gauche était rougie par le sang, mais il semblait que le front ne saignait plus. Celui-ci releva la tête et sourit à son fils une nouvelle fois.

— Bon sang ! On l’a échappé belle, Nico, pas vrai ? Tu n’es pas blessé ?

— Je ne crois pas, papa. À part l’impression d’être passé dans une lessiveuse. Mais c’est quoi ce temps ? Je n’ai jamais vu un phénomène pareil. En tout cas, l’Aliénor a l’air d’avoir tenu le coup, lui.

— Oui, vraiment un temps bizarre. Tu as vu qu’il ne fait sombre que sur notre secteur ? Un peu plus loin, le ciel était bleu. Je suis sûr que Romain ne s’est aperçu de rien. Tu vas voir qu’avec le réchauffement climatique, on va avoir des tornades et des cyclones comme les amerloques.

— Oui, c’est certain ! Qu’est-ce que l’on fait maintenant ? Ah oui ! Déjà, je vais chercher la boîte à pharmacie pour te soigner ta vilaine plaie. Tu verrais ta tête. Fais voir. Je crois que tu vas être bon pour des points de suture. La pêche est finie pour aujourd’hui.

Nicolas se releva et entra dans la cabine pour récupérer la boîte à pharmacie, puis il commença à nettoyer la blessure de son père.

— Vas-y mollo, mon gars. J’ai une tête comme une enclume. Tiens, on dirait que le ciel commence à se dégager. Regarde, il y a une petite ouverture au milieu. Cela va s’éclaircir.

— Oui, en effet. Tant mieux. On a eu une sacrée frousse. Ah, j’ai senti une petite brise.

Et le bateau commença à nouveau à tanguer doucement.

— Oh regarde, l’ouverture du ciel, c’est bizarre. On dirait que…

Francis n’eut pas le temps de finir sa phrase. L’ouverture s’agrandit d’un seul coup pour laisser passer une lumière aveuglante. Puis le vent se mit à tourbillonner, mais moins fort que la première fois. Les deux hommes, complètement abasourdis, observaient ce nouveau phénomène avec peine, tellement le faisceau lumineux était puissant.

— Mais c’est quoi ce bazar maintenant, cria Francis.

— Je n’ai jamais vu un phénomène météo pareil, reprit Nicolas.

Soudain, il se mit à pleuvoir, et de plus en plus fort. Pourtant, l’éclaircie était toujours aussi intense. Les deux hommes se ruèrent dans la cabine pour s’abriter. Nicolas hurla :

— Regarde, regarde ! Il pleut à torrents. Regarde, papa ! Les poissons sautent au-dessus de l’eau et ils tourbillonnent. C’est quoi ce délire ?

La pluie avait redoublé d’intensité quand le bateau recommença à tanguer fortement. Un bruit assourdissant les surprit. L’amarre avait lâché, emportant une partie du bastingage. Le vent prit encore de l’ampleur. Francis et Nicolas s’accrochèrent une nouvelle fois du mieux qu’ils le pouvaient. La pluie était d’une intensité extrême. Puis le bateau subit de nouvelles secousses et tourbillonna sur lui-même.

— Papa ! Papa ! Les poissons. Ils…

Nicolas n’eut pas le temps de finir sa phrase, car la tornade était si puissante que l’Aliénor se souleva d’un coup pour retomber et se claquer violemment sur la surface de l’eau. Le choc fut si violent que Nicolas se cogna la tête et perdit connaissance. Francis réussit à se relever pour atteindre son fils quand il se rendit compte que le bateau recommença à tourner sur lui-même de plus en plus vite. Il regarda avec stupeur ce qui se passait à l’extérieur. Il hallucina et il hurla, Les poissons, la pluie…

Chapitre 3

Dix-sept heures quarante. Le téléphone de la capitainerie sonna. L’adjoint de Romain décrocha.

— Allô ! Capitainerie des Prés du Hem, j’écoute.

— Bonjour, madame Lemarque à l’appareil, c’est Romain ?

— Non, c’est Cédric, son adjoint. Vous voulez lui parler ?

— Oui, j’aimerais bien, si c’est possible.

— Ne quittez pas. Je vais le chercher.

Estelline patienta nerveusement pendant deux minutes, quand elle entendit quelqu’un qui attrapait le combiné.

— Allô, Estelline ? C’est Romain à l’appareil, tu vas bien ?

— Bonjour, Romain. En fait, je suis inquiète. Francis m’avait promis de téléphoner vers seize heures pour me prévenir quand ils rentreraient, mais il ne m’a pas appelé.

— C’est vrai qu’il est déjà tard, mais tu sais comment ils sont tes deux zouaves quand ils sont à la pêche. Il n’y a plus rien qui existe.

— Oui, je sais. Mais j’ai essayé de les appeler plusieurs fois et ils ne répondent pas. J’ai même essayé sur celui de mon fils. J’ai téléphoné aussi à Mélissa, la femme de Nicolas, et elle n’a pas eu de nouvelles non plus. Je suis assez inquiète. Je leur ai pourtant laissé un message.

— Ne quitte pas, je vais voir sur le parking si les deux voitures sont encore là.

Estelline entendit Romain poser le combiné et patienta à nouveau. Quelques instants après :

— Les deux voitures sont sur les parkings Estelline. Bon, écoute ! Je vais prendre le zodiac pour aller à leur rencontre et je leur sonne les cloches de ta part. On fait comme ça ?

— Oui, je te remercie, Romain. Et qu’ils me rappellent de suite.

— D’accord, rassure-toi ! Je vais les retrouver. Je raccroche. À tout à l’heure.

— Il se passe quoi, Romain ? demanda Cédric.

— C’est la femme de mon pote Francis qui s’inquiète que son mari et son fils ne sont pas rentrés de la pêche avec leur bateau. Cela m’inquiète aussi maintenant. Il est déjà tard et d’habitude, ils viennent prendre un verre au bar avant de partir. Bon, Cédric ! Tu vas garder la capitainerie si cela ne te dérange pas. Je prends le zodiac pour les retrouver. Je sais à peu près où ils sont. OK ?

— Tu ne veux pas plutôt que j’y aille ? Il y a longtemps que tu as fini ta journée.

— Non, non ! Je te remercie, mais cela va aller. J’y vais. Tu gardes la radio branchée. Je te contacte dès que j’ai du nouveau.

Romain s’habilla en conséquence et sortit de la capitainerie en pressant le pas. Il se dirige vers le petit port où se trouve le Zodiac Milpro ERB400 équipé d’un moteur de 30 ch. L’ERB400 (Emergency Response Boat) est très maniable et spécialement doté d’équipements de sauvetage. Romain monta à bord, décrocha la corde d’amarrage, démarra le moteur et il manœuvra pour sortir du petit port. Il poussa le maximum de puissance que le moteur pouvait lui donner et se dirigea vers le secteur supposé de ses amis. Il lui fallut vingt bonnes minutes pour arriver au bout du lac à l’endroit où l’Aliénor devait se trouver. Il croisa trois embarcations qui rentraient au port, mais aucune ne correspondait au bateau de Francis. Il reçut les salutations des passagers. S’approchant de la zone concernée, il aperçut un bateau qui se dirigeait vers lui.

— Ah, le voilà ! Ils m’auront fait peur les deux loulous.

Mais en s’approchant, ce n’était pas Francis et son fils. Romain ralentit et aborda le bateau pour se coller à lui.

— Salut, Pierre. Bonsoir, Lucie.

— Bonjour, Romain. Qu’est-ce que tu fais là ? Y a un problème ?

— Peut-être. Je recherche un Aliénor qui doit être dans le secteur. Tu ne l’aurais pas vu ? Tu es là depuis longtemps ?

— On est là depuis deux heures environ. On n’a rien vu. Après, on n’a pas été jusqu’au bout du lac. Ce n’est pas celui de Francis dont tu parles ?

— Oui, c’est lui, tu le connais ? Tu l’as vu aujourd’hui ?

— Sans plus. On a déjà pêché plusieurs fois dans le même secteur. On discute un peu des fois. Je ne l’ai pas vu. Désolé Romain.

— Bon, merci. Je vais au bout du lac. Rentrez bien.

Sur ce, Romain redémarra en trombe. Dix minutes plus tard, le bout du lac était devant lui et pas d’Aliénor à l’horizon.

— Bon sang ! Où est-il passé ? À moins qu’il ait accosté sur la berge. Il a peut-être eu une avarie.

Romain décida de longer celle-ci et d’inspecter les quelques endroits feuillus qui pourraient cacher un bateau. Il tenta aussi d’appeler plusieurs fois Francis sur son portable. Il appela aussi Cédric au cas où ceux-ci seraient rentrés entre-temps. L’Aliénor n’était pas au port et les deux voitures étaient toujours sur les parkings. Romain, ayant passé au peigne fin tous les endroits possibles, commençait sérieusement à s’inquiéter et évidemment imagina le pire.

— Merde, merde, merde ! Ils ont coulé. C’est sûr, ils ont coulé. Romain prit le micro de sa radio et appela Cédric.

— Oui, Romain. Tu les as trouvés ?

— Non, j’ai cherché partout. Il y a un gros problème là. Il va falloir lancer des recherches plus sérieuses. Appelle la gendarmerie de Quesnoy-sur-Deûle. Le numéro est en première page dans le classeur. Tu leur expliques que j’ai cherché une embarcation avec deux personnes à bord et que je pense sérieusement que le bateau a coulé. Je rentre le plus vite possible.

Il prit sa respiration et composa le numéro d’Estelline. À la première sonnerie, le téléphone décrocha.

— Estelline ? C’est Romain.

— Oui, Romain. Tu les as retrouvés ?

— Désolé de te le dire, mais j’ai cherché à l’endroit où ils devraient être et je ne retrouve pas leur embarcation. Je suis inquiet aussi. Mon assistant a prévenu la gendarmerie de Quesnoy-sur-Deûle et ils ne devraient pas tarder.

— Non, non ! Ne me dis pas cela Romain. Non ! Ils sont forcément quelque part. Cherche encore s’il te plaît. J’arrive tout de suite. S’il te plaît, Romain ! J’arrive tout de suite.

— Écoute Estelline. Je suis presque arrivé au port. Avec les gendarmes, on pourra élargir les recherches sur toute l’étendue du lac, et rapidement encore. Il y a des zones cachées sur certaines berges. Ils sont peut-être tombés en panne et ont réussi à accoster quelque part. La nuit commence à tomber et la gendarmerie a de puissants projecteurs sur leurs zodiacs. On va les retrouver forcément. Reste chez toi, je t’en prie. Je te tiens au courant dès que j’ai des nouvelles.

Estelline, en train de craquer nerveusement, se mit à pleurer.

— Estelline ! On va les retrouver, je te dis. Le temps était beau. Il n’y a pas de raison. Allez, je coupe, j’arrive au port. Je te rappelle.

Après avoir amarré le zodiac Milpro, Romain courut jusqu’à la capitainerie pour retrouver Cédric quand il entendit les sirènes des véhicules de gendarmerie. Il aperçut son collègue en train d’ouvrir le portail qui donne l’accès à la capitainerie et son parking. Quatre véhicules de gendarmerie, trois remorquant des zodiacs et un véhicule ambulancier s’engouffrèrent et se dirigèrent directement à la cale pour la mise à l’eau des bateaux. Les hommes sortirent rapidement des véhicules, certains déjà vêtus de leur combinaison de plongée. Romain et Cédric rejoignirent le capitaine de gendarmerie qui se dirigeait vers eux. L’homme dégageait une certaine prestance dans son uniforme, ses trois barrettes et ses moustaches en guidon de vélo.

— Bonsoir, capitaine Beaulieu. C’est vous qui avez appelé la gendarmerie ?

— Bonsoir. Oui, mon capitaine. Je suis Romain Pardy, responsable de la capitainerie, et voici Cédric Stéqué, mon adjoint. Il me manque un bateau avec deux hommes à son bord. Un père et son fils. Des habitués. Je les ai cherchés avec mon Zodiac pendant une bonne heure. Je ne les retrouve pas. Je suis très inquiet. Le père est un ami et il n’est pas du genre à faire n’importe quoi. C’est pourquoi je vous ai appelé.

À ce moment-là, un homme s’approcha de Romain et du capitaine. Un vieil homme qui arborait une longue chevelure blanche coiffée d’un vieux béret marin d’une propreté plus que douteuse. Une barbe blanche assez fournie et une moustache couleur nicotine. Il était vêtu d’un costume de marin des années cinquante de la même apparence que le béret. On pouvait dire qu’il avait l’air très original. Il s’adressa à Romain en ignorant complètement le capitaine Beaulieu.

— Dis donc, Romain, c’est quoi c’te foire ?

— Salut, Fernand. Rien qui te concerne. Tu devrais avoir déjà ramassé ton matériel et être rentré chez toi depuis longtemps. Le port est fermé depuis un moment déjà. Tu me fais le coup à chaque fois. Et n’oublie pas ton vélo comme hier.

— Vous avez entendu comment y m’parle mon adjudant ?

— Capitaine Beaulieu, mon ami. Suivez les conseils de monsieur Pardy. Et dépêchez-vous avant que je vous fasse souffler dans un éthylotest.

— Un quoi ?

— Vous m’avez bien compris.

— J’ai pas bu plus que d’habitude mon Capitaine. Et j’veux m’plaindre à Romain que l’niveau d’l’eau et ben, il a baissé. Et bien encore ! On pourrait attraper les poissons à la main. Moi, j’vous l’dis. Y a quelqu’un qui a du barboter le bouchon de vidange. Ah ! Ah ! Ah ! Elle est bonne, hein !

— Bon allez, Fernand, j’ai à faire. Je verrai cela demain. Tu vas encore te faire engueuler par ta femme.

— Bon Dieu d’bon Dieu, j’y cours ! Qu’est-ce que j’vais prendre. À vos ordres mon adjudant.

Fernand se dirigeait vers la sortie quand Romain l’interpella.

— Ton vélo Fernand !

— Drôle de personnage, monsieur Pardy.

— Oh, il n’est pas méchant. On peut dire qu’il fait partie des meubles. Je me demande s’il n’était pas déjà-là avant l’ouverture des Prés-du-Hem en 1981.

— Et il a voulu dire quoi en parlant du niveau de l’eau ?

— Je ne sais pas. C’est la première fois qu’il me parle du niveau de l’eau. Il fabule beaucoup, vous savez.

— Bon, vous avez un bureau ?

— Oui, suivez-moi.

Dans la petite salle de réunion de la capitainerie, le capitaine étala une carte précise du lac des Prés-du-Hem. Rompus à leur métier, trois autres gendarmes gradés, certainement chacun responsable de chaque embarcation étaient déjà occupés à se partager le lac en trois secteurs de recherche. L’organisation du plan de bataille fut réglée en cinq minutes et le capitaine leur donna aussitôt l’ordre d’embarquer avec un rapport radio à faire tous les quarts d’heure.

Les trois hommes, après avoir salué réglementairement leur capitaine, sortirent en courant.

— Il fait déjà bien sombre, mon capitaine, cela va aller pour les recherches ?

Le capitaine répliqua aussi sec.

— Vous doutez des capacités de la BN (brigade nautique) et de la BF (brigade fluviale) de la gendarmerie, mon cher ? Par contre, je ne vous promets pas que l’on cherchera toute la nuit. On verra bien selon l’avancement de la mission de mes gars. Ils vont chacun ratisser leur zone au peigne fin. Les Zodiac Hurricane semi-rigides sont équipés de gros projecteurs, sondes, balise GPS, radar et système d’intercommunication. Si l’embarcation a coulé, ils le détecteront.

— Je n’en doutais pas un instant, mon capitaine. J’essaie seulement de me rassurer. J’ai eu l’épouse de mon ami au téléphone. Elle s’inquiétait du retard de son mari et de son fils. Je lui ai dit de rester chez elle et que je l’appellerai dès que j’aurai des nouvelles.

— Vous avez bien fait. Allons au port, vous verrez leur équipement et j’aime voir mes hommes quand ils partent pour une intervention.

En regardant les embarcations accélérer, Romain et le Capitaine observèrent les projecteurs s’éloigner de la berge à toute vitesse puis se séparer. Nul doute qu’ils seraient très efficaces. Le Capitaine lança :

— Vous êtes rassurés ? Retournons dans votre bureau.

— Bien, mon Capitaine.

Romain allait suivre celui-ci quand quelque chose l’intrigua.

— Attendez, mon Capitaine. Venez voir.

Le Capitaine se retourna et s’approcha de Romain.

— Qu’y a-t-il ?

— Je crois que Fernand n’a rien inventé. Regardez les amarres des embarcations. Elles sont très tendues. Ce n’est pas normal. Je crois que le niveau de l’eau a vraiment baissé.

— Et c’est la première fois ?

— À ma connaissance, oui. Et cela fait plus de quinze ans que je travaille ici.

— Vous ne versez jamais le trop-plein dans les canaux environnants ?

— Nous n’avons pas ce genre de problème dans le secteur.

— Il faudra en trouver l’explication. À votre avis, le niveau a baissé de combien ?

— Je dirais entre vingt et trente centimètres. Cela fait beaucoup, vu la superficie du lac.

— Pour l’instant, focalisons nos forces sur la recherche des disparus.

Au bureau, Cédric proposa de faire du café.

— Volontiers ! Et fort s’il vous plaît, répondit le capitaine Beaulieu, presque comme un ordre.

À ce moment-là, deux personnes entrèrent dans la capitainerie. Estelline et sa belle-fille Mélissa.

Romain et le capitaine Beaulieu levèrent la tête surpris de l’entrée des deux femmes. Le capitaine lança :

— Bonsoir, mesdames. Qui vous a permis d’entrer ? Nous sommes en mission de recherches. Veuillez sortir de cette pièce immédiatement.

— Euh, mon capitaine ! Je vous présente madame Lemarque et sa belle-fille, épouses respectives des deux personnes disparues.

Estelline, les yeux rougis par les pleurs et l’inquiétude, s’exprima avec difficulté.

— Vous ne les avez pas retrouvés alors ?

— Je suis le capitaine de gendarmerie Pierre Olivier Beaulieu, chargé de retrouver vos époux. Veuillez pardonner ma rudesse, mais j’ignorais qui vous étiez. Excusez-moi, mais vous ne devriez pas être ici. De plus votre belle fille, bonsoir madame, d’après ce que je vois, vous attendez un enfant. Une fin de grossesse. Je peux vous dire que je m’y connais. J’en ai eu six. Toutes des filles. Et j’ai plus de mal à les faire obéir que mes propres gendarmes.

Le capitaine avança une chaise vers Mélissa et la pria de s’asseoir.

— Vous allez devoir patienter. Les recherches viennent de commencer. Je peux vous assurer que nous ferons tous les efforts nécessaires pour les retrouver. Mes patrouilles sont déjà sur le terrain, si je puis dire. Ils quadrillent le secteur avec les technologies les plus sophistiquées. Restez dans cette pièce si vous voulez. Le capitaine du port et moi-même retournons au poste de commandement de la capitainerie pour les contacts radio. Je vais vous poster un gendarme si vous avez besoin de quelque chose. Je sais, ce n’est pas facile, mais j’ai autre chose à faire que de m’occuper de vous deux. Tout au moins pour l’instant. C’est compris ? Merci beaucoup.

Le capitaine Beaulieu, ayant fait les questions et les réponses, interloqua les deux femmes par sa froideur. C’est sûr qu’elles n’étaient plus du tout rassurées. Estelline s’essuya les yeux avec le mouchoir qu’elle tenait dans sa main et bredouilla :

— Merci, capitaine. Trouvez les vivants. Trouvez-les. S’il vous plaît.

Mélissa qui n’était guère mieux, se tenait le ventre et intervint à son tour.

— Je vous en prie, mon capitaine. C’est notre premier enfant. Il va avoir besoin de son père.

Puis elle se mit à pleurer aussi. Le capitaine Beaulieu les salua militairement en claquant les talons et sortit de la pièce. Romain qui n’avait pu placer un seul mot pria Estelline de s’asseoir en lui avançant une chaise. Il s’accroupit entre les deux femmes et leur serra la main.

— Estelline et Mélissa, ce sont des costauds vos gars. Je vous promets qu’on va les retrouver. J’en suis certain. Et vivants bien sûr. Le capitaine et son équipe, ce ne sont pas des rigolos. Je connais leur réputation. On a une équipe du tonnerre et vous pouvez me croire. Je vais monter un peu le chauffage. Il fait froid dans cette pièce. Je vais vous préparer du thé aussi. Cela vous fera du bien. Allez, courage. Le capitaine m’attend et il faut que j’appelle Laura, elle doit s’inquiéter aussi. Les toilettes sont au fond du couloir à gauche si vous avez besoin. Et en face, il y a une petite salle d’eau pour vous rafraîchir. Je vous laisse la télécommande de la télé. Allez, courage et on y croit.

Sur ce, Romain se releva et rejoignit le Capitaine Beaulieu.

— Me voilà, mon capitaine. J’ai essayé de rassurer mes deux amies. J’ai aussi renvoyé, monsieur Stéqué, mon adjoint. Il a un enfant en bas âge. Il a fini son service et il sera mieux chez lui. Alors toujours pas d’appel de vos équipes ?

— Non, mais cela ne devrait pas tarder. Comment cela marche votre bidule ? C’est de la camelote par rapport à notre matériel.

Frustré par les propos de Beaulieu, Romain rétorqua :

— Mon bidule comme vous dites, a peut-être vingt ans, mais il n’est jamais tombé en panne et en cas de coupure d’électricité, une batterie prend le relais. C’est du solide.

— Mouais, c’est vous qui le dites. Bon, vous êtes sûr qu’il fonctionne votre bijou ? Le quart d’heure est passé et mes hommes sont toujours ponctuels.

À peine Beaulieu finit sa phrase que la radio se mit à crachoter :

Hurricane 2, Hurricane 2 au rapport, vous m’entendez mon capitaine ?

— Ah, tout de même, j’ai failli attendre.

Romain qui se tenait derrière le capitaine, souffla de dépit en pensant que les gendarmes sous le commandement de celui-ci ne devaient pas rigoler tous les jours. Un fichu caractère. Il écouta le message avec fébrilité. Peut-être une bonne nouvelle ?

Nous avons commencé à balayer sur notre tiers-zone, RAS, je répète, RAS. Rapport suivant dans quinze minutes. Fin du message.

— OK, bien reçu sergent, continuez.

Il s’ensuivit le rapport à l’identique des deux autres embarcations. Romain grimaça de déception, mais ne perdit pas espoir. Après tout, les recherches commençaient seulement. Puis soudain, la radio crachota à nouveau.

Hurricane 1, Hurricane 1 au rapport. Vous entendez mon capitaine ?

— Je vous entends, vous avez quelque chose de nouveau ?

Sylvain a un écho radar. Apparemment une embarcation, mais pas sûr. Je viens de marquer la zone. Deux grenouilles se préparent à plonger, mon capitaine.

— Bien joué, les gars. J’attends confirmation et identification de l’écho. Faites gaffe quand même. Terminé.

Romain pâlit aussitôt. Cela ne sentait pas bon. La nouvelle était bonne, mais si l’Aliénor a coulé, qu’en est-il de Francis et Nicolas ? Sa tête bourdonnait. Il imaginait déjà les deux hommes coincés et noyés dans leur bateau. La voix du capitaine Beaulieu, toujours aussi fier de sa personne, le sortit de sa torpeur.