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"Constantin le Grand, aux racines de l’Europe" présente trois époques passionnantes : Rome, Constantinople, et Paris. À Rome, en l’an 312, Constantin 1er voit une croix lumineuse pendant la bataille du pont de Milvius contre Maxence. À Constantinople, en 1453, Frère Nil est chargé de remettre un manuscrit apocryphe à l’Église d’Orient d’Athos. Enfin, à Paris, en 2012, un journal écrit de Nil suscite la controverse, et Lisa Tourneur, une épigraphiste et philologue, est recrutée par l’agent de renseignements Ralph Delage pour enquêter.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Myriam Collet est écrivaine de trois sagas, de trois romans d’aventures archéologiques et co-auteure de polars. Elle trouve son inspiration dans sa passion pour l’histoire et les périples, avec un voyage à Rome comme point de départ pour" Constantin le Grand, aux racines de l’Europe".
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Seitenzahl: 578
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Myriam Collet
Constantin le Grand,
aux racines de l’Europe
Roman
© Lys Bleu Éditions – Myriam Collet
ISBN : 979-10-422-2192-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Constantinople, mardi 29 mai 1453
La silhouette trapue de la basilique Sainte-Sophie, symbole du pouvoir impérial byzantin, suscitait l’admiration du frère Nil. Le jeune moine, âgé d’à peine vingt-trois ans, portait une bure de laine noire, dont les pans ondulaient dans la brise chaude qui soufflait de la côte. Entre l’Europe et l’Asie passait le détroit du Bosphore, qui reliait la mer de Marmara à la mer Noire, le long duquel s’étalait Constantinople. Nil gardait un air juvénile malgré sa barbe naissante et ses cheveux blonds tonsurés.
Mais soudain, ses yeux gris pénétrants s’emplirent de terreur, de douleur et de désespoir à la vue de la bataille qui faisait rage au pied des remparts.
La cité était en feu. Constantinople était perdue. Il ne restait plus que la prière. Frère Nil se tourna vers l’église, le visage malgré tout envahi par une joie incrédule, ému devant la splendeur du bâtiment. La grandeur et la beauté de la basilique dépassaient la magnificence, jadis, du Temple de Salomon à Jérusalem.
En pénétrant dans la nef centrale, Nil resta frappé par la merveilleuse coupole qui semblait suspendue. En cette matinée de printemps, la lumière du soleil rayonnait par les quarante fenêtres disposées sur le tambour du plafond. Le fond de la calotte était recouvert d’une fresque illustrant le Christ, et Nil se demandait, en cette fin de période byzantine, quel serait le sort réservé aux mosaïques ornant les murs de la basilique.
Les Ottomans étaient aux portes de Constantinople.
La ville, affamée par plusieurs mois de siège, allait succomber d’un moment à l’autre. À cette pensée, il plongea sa main dans la poche de sa coule, ses doigts frôlèrent le papier soigneusement roulé. Il soupira en fermant les yeux, sollicitant la grâce divine dans la démarche qu’il s’apprêtait à accomplir. Le précieux parchemin, et surtout le secret qu’il renfermait, devait échapper à l’infidèle.
Avant de devenir moine, Nil fut scribe et copiste. Il avait alors prononcé ses vœux monastiques. Puis, il avait entrepris un voyage en Terre sainte, et ainsi s’était familiarisé avec la doctrine mystique de l’hésychasme1 et avec la littérature patristique2.
Demain, il quitterait Constantinople pour se rendre au mont Athos.
Mais en aurait-il le temps ?
Au loin résonnaient les canons de l’artillerie ottomane, qui bombardait sans relâche les remparts de la ville.
Constantinople vivait sa dernière heure chrétienne.
Sa chute clôturerait le dernier chapitre du Moyen-Âge, et ouvrirait le monde à une culture nouvelle. Une étape dans le lent processus conduisant à la Renaissance. Une vraie rupture que Nil avait pressentie, dès le mois d’avril, date à laquelle avait débuté le siège imposé par Mehmed II, alors que la situation de Byzance s’était déjà considérablement dégradée, lors des siècles précédents. L’Empire byzantin se réduisait maintenant aux alentours de Constantinople, et au Péloponnèse, et il n’était plus en état de résister à la puissance montante de l’Empire ottoman. Ce dernier avait déjà assiégé Constantinople à deux reprises, sans résultat, mais contrôlait l’Anatolie et une grande partie des Balkans. Malgré de multiples appels à l’aide des Byzantins, en direction de l’Occident, seules quelques rares troupes italiennes combattaient aux côtés des cinq mille défenseurs byzantins, conduits par l’empereur Constantin XI. Mais ces sept mille à dix mille hommes furent largement surpassés en nombre par les quatre-vingt mille à cent mille soldats ottomans, soutenus par une flotte de plus de cent vingt navires.
Des cris s’élevèrent de la cité.
Des remparts soufflait un vent de panique.
Brusquement, les portes de la basilique s’ouvrirent dans un martèlement de souliers désordonné. Des hommes, des femmes et des enfants en pleurs se bousculaient pour pénétrer dans la nef. Dans le même temps, une bourrasque de vent s’engouffra en gémissant, dans la basilique, couvrant à peine le brouhaha mêlé de cris, et des crissements des bancs qu’on poussait sous la pression de la foule.
Une phrase revenait sans cesse dans les lamentations des chrétiens, maintenant rassemblés dans la basilique.
L’Empereur est mort ! Les Ottomans arrivent ! Nous sommes perdus !
Au même instant, un prêtre sortit de la sacristie, et fit un geste de la main à Nil, afin que ce dernier le suive. Le jeune moine eut pour le prêtre un regard interrogatif, hésita quelques secondes, puis il balaya des yeux une dernière fois la nef. Il dut se rendre à l’évidence, il était impuissant face à ce désespoir déferlant.
Mais avait-il le droit de capituler, et de laisser ces gens, alors qu’ils avaient besoin de lui ? Certainement non.
Toutefois, était-il en mesure de les aider ?
Il se sentait inutile. Vaincu.
Finalement, il parut soulagé par cette apparition autant inattendue qu’inespérée, et se décida à rejoindre le prêtre. Mais quel ne fut pas son étonnement de voir ce dernier disparaître aussitôt, derrière une colonne.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Il pensait obtenir de l’aide du religieux, mais au contraire celui-ci cherchait à fuir, et l’entraînait avec lui. Il n’allait donc rien faire pour sauver ces chrétiens, venus pourtant chercher la protection de l’Église. Intrigué, Nil contourna la colonne. Il découvrit une petite porte dissimulée, dans le mur de la basilique. Le prêtre lui attrapa la manche, et l’attira dans le passage secret.
Une fois à l’intérieur, la porte se referma derrière lui et la nuit les avala. Un feu troua l’obscurité. Le temps que ses pupilles s’habituent à la pénombre, et il put distinguer le prêtre qui tenait une torche. Une cordelette de chanvre courait le long du mur. Commença alors une descente dans l’antre de la basilique. L’étroitesse du couloir et l’obscurité croissante augmentaient l’angoisse du jeune moine. Une barre lui nouait l’estomac, il ne savait pas très bien analyser les sentiments qui le submergeaient. Une profonde tristesse à l’idée d’abandonner tous ces gens à leur sort tragique. Une sourde inquiétude qui avait fort à voir avec la peur.
Le bout de ce tunnel le menait vers l’inconnu.
La sensation de glisser hors du temps.
Une forte odeur de renfermé le submergea. L’odeur était si puissante, qu’elle faillit lui faire tourner la tête. Des picotements lui parcoururent le corps. Il eut envie d’appeler son guide pour lui confier son malaise, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge.
Il régnait, dans le souterrain, un silence absolu. Même le bruit de leurs pas était étouffé. Tout était si froid. Si hostile. Nil s’interrogeait sur la situation. Il n’avait échangé aucune parole avec le prêtre, le seul qui peut-être avait les réponses. Mais il ne disait rien, et Nil se contentait de le suivre.
Bientôt, ils débouchèrent dans une grande salle, dont les arches pouvaient faire penser à une ancienne crypte. Plusieurs prêtres, la tête dissimulée sous leur capuche, étaient assis le long du mur sur des bancs de pierre. Son guide lui désigna une place où s’asseoir. Nil obéit sans un mot. Les flammes des torches vacillaient dans un silence sépulcral. Pesant. Le jeune prêtre était impressionné par cette atmosphère confinée, et par la lumière étrange qui y régnait.
À l’extérieur, des hommes, déterminés à mourir et à tuer, poursuivaient leur invasion. Des hordes de marins ottomans convergeaient vers le plus somptueux bâtiment religieux de la ville. Des grondements résonnèrent. Les soldats frappaient aux portes de la basilique, derrière lesquelles se trouvait un grand nombre de réfugiés. Ceux-là mêmes que Nil avait abandonnés sans hésiter, sans même tenter de les rassurer.
Le jeune prêtre sentit que quelque chose de noir, et de terrible, allait se produire. Ils entendirent les portes de la basilique qui cédaient. S’ensuivirent des hurlements. Il était difficile de discerner qui, des réfugiés ou des soldats, criaient, mais le son de leurs cris ressemblait à celui des malédictions.
Dans l’église, les sabres courbés brillaient dans la lumière dorée des vitraux, et le sang coula bientôt, telle une rivière pourpre dans les travées. Les jeunes filles furent rassemblées pour les harems, tandis que leurs pleurs montaient au ciel, et que leurs parents, qui croyaient au Christ, priaient pour qu’elles trouvent rapidement la mort.
Nil était en proie à un douloureux combat intérieur. Il priait pour ces malheureux, et pour son repentir.
À un moment, il leva la main pour attirer le regard des autres prêtres. En vain. Il eut un soupir résigné, mais n’insista pas. Cependant, l’ombre de la révolte passa sur son front.
Nous les laisserons donc mourir ! lâcha-t-il d’une voix éteinte.
Il comprit qu’il n’y avait rien à espérer. Il resta assis, sans bouger, sans parler. Il se contenterait d’attendre que les cris cessent. Que tous les réfugiés soient massacrés ou, dans le meilleur des cas, faits prisonniers en vue d’une demande de rançon.
Et finalement, le silence se fit au grand soulagement de Nil.
Il pensa alors retourner dans l’église, et faire l’effroyable découverte de cadavres amassés dans la nef. Mais à son grand étonnement, son guide prêtre lui fit signe de le suivre à nouveau. Toujours en silence. Ils n’avaient encore pas échangé un mot. Le périple dans un dédale de couloirs souterrains reprit, quand finalement ils débouchèrent dans la citerne de Yerebatan. La citerne de la basilique, ainsi nommée parce qu’elle approvisionnait en eau le palais, et une partie de Constantinople. Comme il n’y avait pas de source d’eau potable à l’intérieur des murailles, on faisait venir l’eau des sources et des rivières de la forêt de Belgrade, à vingt-cinq kilomètres de là.
Nil avait le bas de sa robe qui baignait dans l’eau, et cela ralentissait sa fuite. Il traversait une sorte de forêt de troncs, avec ses trois cent trente-six colonnes, réparties en douze rangées de vingt-huit, séparées entre elles par quatre mètres.
Subitement, au bout d’une interminable colonnade, deux socles de colonnes formés de deux têtes de Méduse, l’une de profil et l’autre à l’envers, défièrent le jeune prêtre.
Cependant, Nil n’eut pas le loisir de s’étendre sur le pourquoi de leur présence, son guide le pressait déjà vers un escalier.
La fin du tunnel ! Enfin la sortie ! se mit-il à espérer.
En haut des marches, qui mirent leurs pieds au sec, une lourde porte verrouillée leur barrait l’issue. Le prêtre brandit une grosse clé rouillée, qui témoignait du peu d’usage qu’on en faisait, et la tourna dans la serrure. Après un déclic, les gonds gémirent, tandis que le bois raclait douloureusement le sol.
Encore un souterrain ! soupira-t-il de dépit.
Cette fois, les murs suintaient, et une forte odeur de moisi prit Nil à la gorge. Il se sentait fatigué et complètement désorienté. Si le prêtre l’abandonnait là, maintenant, il aurait toutes les peines du monde à retrouver son chemin.
Et d’ailleurs où l’emmenait-il ? Pourquoi les autres prêtres ne les avaient-ils pas suivis ?
Les minutes passaient, et ils poursuivaient leur course infernale vers l’inconnu. Le néant. Nil doutait de l’issue de sa cavale. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait là.
Pourquoi cherchait-on à le sauver ? Lui, et pas les autres ?
Alors, les cris des réfugiés revinrent le hanter, c’était comme s’ils étaient tout près. Derrière ces murs humides. Toute une vie de prière ne pourrait effacer cette journée abominable. Il porterait le fardeau de sa lâcheté jusqu’à sa mort. Ce serait sa pénitence. Il souffrait terriblement. Pourquoi Dieu l’avait-il abandonné ? Et pourquoi les avait-il abandonnés, EUX ! Un courant froid effleura sa nuque dénudée. Une idée venait de lui traverser l’esprit. Et s’il avait perdu la foi ? Cette pensée le terrifiait plus que tout. Il était définitivement déconcerté. Accablé.
Alors du bout des lèvres, Nil récita une prière :
Ô Croix mon refuge,
Ô Croix mon chemin et ma force,
Ô Croix étendard imprenable,
Ô Croix arme invincible.
La Croix repousse tout mal,
La Croix met les ténèbres en fuite.
Par cette Croix, je parcourrai le chemin qui mène à Dieu.
La Croix est ma vie, mais pour toi ennemi,
La Croix est ta mort.
En fait, il récitait l’Invocation à la Croix par Sainte Odile, tout en serrant celle qui pendait à son cou.
Comme il semblait loin, le temps où Constantinople reflétait une civilisation raffinée ! L’image de ses coupoles dorées, se miroitant dans la mer de Marmara, allait-elle s’effacer à jamais ?
Pourtant, tout avait si bien commencé…
En l’an 312, au cours de la bataille contre Maxence, au pont Milvius, Constantin 1er vit resplendir dans le ciel une croix lumineuse. Il fit reproduire ce signe sur les boucliers de ses soldats, et se convertit au christianisme, dès sa victoire acquise. Plus tard, l’Empereur décida de rompre avec Rome, le berceau de l’Empire. C’est à Byzance qu’il posera désormais les fondations d’une nouvelle capitale, qui portera son nom : Constantinople.
Pourquoi Dieu n’offrait plus, aujourd’hui, sa protection aux chrétiens ? Où était le signe qui allait les sauver ? Il devait bien y en avoir un quelque part. Toutes ces questions torturaient le jeune moine.
Seulement en Terre sainte, Constantin 1er avait découvert le secret que justement lui, frère Nil, était chargé, par le patriarche de Constantinople, de remettre à l’église d’Orient du mont Athos. Dans le monastère grec, le secret serait à l’abri et l’Église protégée. Le mystère ne devait en aucun cas être révélé, sous peine de remettre en cause jusqu’au fondement de la chrétienté. Les empereurs byzantins s’étaient transmis le secret sans jamais le révéler au monde, mais Justinien jugea plus sûr de le dissimuler dans un monument, réalisé sous son règne. Cependant, avec l’invasion barbare, l’Église avait trouvé plus prudent de le confier au monastère de Docheiariou.
Comment l’avait-elle récupéré ? Et où ?
Cela Nil l’ignorait. Pourtant, c’était à lui qu’on avait confié la délicate tâche de mettre le secret en lieu sûr. Comme le signe céleste l’avait été pour Constantin, le parchemin serait son talisman. Il le protégerait ! se répétait Nil pour se donner du courage. Et l’ennemi ne pourrait l’atteindre.
Le mythe le plus extraordinaire, que l’histoire n’ait jamais véhiculé, ne pouvait s’éteindre en Terre sainte. Là, où tout avait commencé.
Une lumière filtra. Le bout du tunnel enfin ! Le prêtre s’arrêta devant une échelle de barreaux de fer, fixée à la paroi d’un puits. Et pour la première fois, le prêtre s’adressa à Nil.
Nil voulut lui répondre. Lui dire, merci. Cependant, il voulait aussi lui demander pourquoi il était venu le chercher, dans l’église, pour le sauver.
Pourquoi l’avoir choisi, lui ? Et comment connaissait-il son existence ?
Les questions se bousculaient dans sa tête. Il avait tant de choses à exprimer, mais finalement il resta sans voix. Ses doigts frôlèrent le précieux papier roulé dans sa poche. Il se savait investi d’une mission. C’est pour cette raison qu’il devait réussir à quitter, sain et sauf, Constantinople. Il ne pouvait en être autrement.
Cette fois, le prêtre ne le précéda pas sur l’échelle. Il lui annonça qu’il devait continuer seul. Son rôle s’arrêtait là. Nil fut pris de panique. Il ne savait pas où il devait aller, néanmoins le prêtre le rassura en lui expliquant qu’une autre personne le guiderait, jusqu’au port. Nil et le prêtre se quittèrent au pied du puits, sans accolade ni remerciement. Le jeune moine se hissa à la surface. Cependant, avant de franchir la margelle, il s’assura qu’aucun Ottoman ne pointait à l’horizon.
À son grand soulagement, un marin, qu’il devina être Grec, vint à sa rencontre. Il lui fit signe, et la cavale se poursuivit dans les ruelles du port. Des cris et des détonations leur parvenaient, toutefois ils étaient loin.
Eux étaient à l’abri. Sauvés. Et le bateau apparut bientôt.
Trois navires réussirent, ce jour-là, à fuir la cité, et Nil était à bord de l’un d’eux.
Le 9 juin, ils accostèrent à Candie, en Crète.
La nouvelle frappa de stupeur les habitants de l’île. Il ne fallut alors que quelques semaines, avant que la chrétienté ne soit mise au courant de la chute de Constantinople.
Dans les jours qui suivirent, Nil embarqua de nouveau pour se rendre en Grèce, au mont Athos.
Au moment où Constantinople tombait aux mains des Turcs, et où l’Empire byzantin se terminait, ceux, qui aimaient le Christ en Russie, étaient devenus très nombreux.
Paris, juin 2012
Une bonne odeur de cuisine flottait dans la pièce. Lisa pianotait sur son portable, dans son appartement, remarquablement agencé, bien qu’il y régnât un désordre permanent. Néanmoins, un désordre « organisé » comme elle aimait à se le répéter, quand Claudio lui en faisait le reproche, lors de ses visites. Justement, il s’affairait en cuisine, comme à chaque fois qu’ils dînaient chez Lisa. D’origine italienne, Claudio était un véritable maestro avec les ustensiles de cuisine au contraire de Lisa, qui se nourrissait de plats à emporter dans le meilleur des cas ou bien, quand le temps lui manquait, d’un sandwich jambon beurre. Assise à sa table, elle avait un sourire attendri pour son ami, revêtu d’un tablier fleuri dont lui seul avait l’usage, dans le coin cuisine, aménagé au fond du séjour, une pièce de quarante-cinq mètres carrés, avec en plus une chambre de dix mètres carrés en mezzanine. Une surface grand luxe, pour un appartement situé au cœur de la capitale. De fait, Lisa gagnait bien sa vie. Épigraphiste, historienne et spécialiste de la civilisation sémitique ancienne et des origines du monothéisme, elle enseignait la philologie et l’épigraphie hébraïques et araméennes à l’EPHE, l’École Pratique des Hautes Études à Paris, quand elle ne participait pas à des fouilles au Moyen et Proche-Orient.
Lisa détacha un instant son regard de l’écran, ferma les yeux qui lui brûlaient, et huma la bonne odeur de viande poêlée dans une préparation à base d’oignons, de tomates et de vin blanc. L’osso-buco ! Comme seul, Claudio savait lui préparer.
Ils s’étaient rencontrés pendant leurs études, et depuis ils étaient restés amis.
Beau, ténébreux ! Tel était Claudio. Pourtant, il n’y avait jamais rien eu entre eux. Uniquement de l’amitié, mais une véritable et sincère amitié. Bien que beaucoup de ses amies en doutaient. Manifestement, elles étaient jalouses ! s’en amusait Lisa. C’est vrai qu’il était craquant !
Archiviste, paléographe, docteur en histoire, Claudio savait lire, déchiffrer et interpréter n’importe quel texte manuscrit. Il enseignait également à l’EPHE, où il dirigeait le laboratoire de recherches. Il arrivait à Lisa de le consulter au sujet de manuscrits auxquels elle avait recours pour ses conférences. Mais surtout, il était son confident, l’épaule sur laquelle elle s’épanchait chaque fois qu’elle avait le moral à zéro. Et ça lui arrivait trop fréquemment !
Cependant, elle aimait son métier, et y consacrait la plupart de son temps, se laissant embarquer par ses recherches, qui la menaient parfois à l’autre bout de la Méditerranée orientale. Elle était aujourd’hui une épigraphiste reconnue, mais pour en arriver là, elle avait dû beaucoup travailler, allant même jusqu’à effacer toute trace de sensualité et de séduction en elle pour être admise sans ambiguïté, au sein d’une équipe de fouille. Sa détermination à se faire une place, dans un monde d’hommes, avait fini par anéantir toutes ses chances de fonder une famille… N’empêche que certains soirs, la solitude sous la couette lui pesait véritablement. Bien sûr, il lui arrivait d’avoir des aventures. D’un soir. Voire plus. Mais à la va-vite. Des relations sans lendemain.
Elle venait de souffler ses trente-trois bougies, et elle réalisait le vide dans sa vie sentimentale. Le matin, elle quittait un lit où elle avait dormi seule, prenait son petit déjeuner avec la radio, et chaque jour passait sans personne avec qui partager ses joies, ses peines, et ses emmerdes. Ce n’était pas vraiment la vie qu’elle s’était imaginée. Heureusement, il y avait Claudio. Mais elle ne pouvait pas toujours le solliciter, car lui avait une vie en dehors du boulot. Lui avait un copain. Ce n’était pas toujours simple, mais ils avaient des projets, des joies et des emmerdes aussi, cependant ils les affrontaient à deux. Elle remâchait tout ça quand une émission retransmise à la télévision attira son attention.
C’était au sujet de l’affaire du majordome du pape. L’interviewé bavarois du Saint-Siège répondait aux questions du journaliste.
L’interviewé bavarois du Saint-Siège eut un soupir de lassitude :
À cet instant, Claudio pouffa et Lisa eut un sourire. Quant au journaliste, il ne releva pas et revint à la question précédente :
La saga vaticane se poursuivait sur un ton incisif. Un majordome dans le rôle du corbeau, un banquier limogé, et des cardinaux qui intriguaient dans l’ombre. La crise qui agitait le Saint-Siège était digne d’un scénario de polar. Un roman juteux avec scoops à l’appui. Des paparazzis n’auraient pas fait mieux.
Le journaliste renchérissait.
Celle d’être la pierre, le roc, le fondement visible sur lequel est construit tout l’édifice spirituel de l’Église.
Le journaliste revint à la charge.
Le journaliste revint sur la personnalité du majordome.
Le porte-parole du Vatican adopta un ton détaché.
L’interview télévisée se terminait. Claudio s’était rapproché de Lisa.
Lisa détacha la pince de ses cheveux, qui retombèrent en une grosse boucle brune sur ses épaules rondes. Elle passa ses doigts sur toute la longueur de ses mèches pour les lisser, et s’étira la nuque. Elle cliqua sur l’image, pour mettre son ordinateur en veille.
Claudio prit la télécommande, cliqua sur le point lumineux et l’écran devint noir, apportant le silence dans la pièce.
Constantin le Grand, aux racines de l’Europe.
L’an 312, Rome
Au début du IVe siècle, quatre empereurs se partageaient l’Empire, dont deux en Occident. Maxence en Italie et Constantin sur le Rhin. Ce dernier décida, en 312, de partir dans la péninsule affronter son rival. L’armée de Constantin franchit les Alpes, emporta Suse d’assaut et fit capituler Vérone, dont il enchaîna la garnison avec ses propres épées, forgées pour cet usage. Et, poursuivant sa marche triomphale, Constantin arriva aux portes même de Rome où Maxence se tenait enfermé, un oracle l’ayant menacé de mort s’il en sortait. Constantin établit son camp au nord-est de Rome, en face du pont Milvius.
Sur les rives du Tibre, le 26 octobre de l’an 312
Le peuple de Rome devait être sauvé des mauvais traitements, que lui infligeait Maxence.
La libération de l’Italie était en marche.
Cette seule pensée tourmentait Constantin. Toute la matinée, ses généraux réunis sous sa tente l’avaient exhorté à renoncer à livrer bataille. Tous se montraient pessimistes sur l’issue du combat. Maxence, qui avait rétabli les prétoriens, avait cent soixante-dix mille fantassins et dix-huit mille cavaliers. L’armée de Constantin comptait à peine quarante mille hommes et encore des vieux soldats. Fidèles à leur empereur certes, mais fatigués par les nombreuses batailles livrées sur la route les menant à Rome.
C’était pure folie d’attaquer maintenant ! s’étaient écriés ses généraux.
Selon eux, largement dépassés en nombre, les hommes de Constantin devraient se battre à un contre dix. Agacé qu’on remette en doute ses chances de succès, Constantin leva la main pour signaler que l’entretien était terminé. Les généraux, le front barré d’un pli soucieux, s’inclinèrent puis quittèrent la tente, bientôt suivis par leur empereur. Devant eux s’étalait un spectacle de tentes alignées dans la plaine du Tibre, surplombée par le pont Milvius. La journée s’égrenait au rythme des entraînements dans le cliquetis des armes, les roulements de tambours, et le hennissement des chevaux. À la vue de leur empereur, les soldats, les plus proches de sa tente, le saluèrent. Constantin était fier de ses hommes, il savait qu’il pouvait compter sur leur courage et leur loyauté.
Ô combien de batailles, ils avaient livré ensemble ! À leur tête, il avait remporté plus de victoires qu’aucun de ses rivaux, et demain encore il saurait triompher de Maxence.
Et comme pour chercher dans les divinités célestes le salut et la force, Constantin leva les yeux au ciel.
Un ciel baigné dans la douce lumière d’une après-midi d’automne. Subitement, la boule de matière ardente donna des éclats sourds, tandis qu’une lumière crue s’élevait au-dessus de la couronne solaire. Constantin poussa un cri d’étonnement, et pointa du doigt l’azur où se dessinait très nettement une croix éclatante. Plus extraordinaire encore, sur la croix miraculeuse, on pouvait distinctement y lire ces mots :
IN HOC VINCES : « Par ce signe, tu vaincras ».
L’empereur n’en croyait pas ses yeux. Serait-il victime d’une hallucination ? Pourtant, ses hommes étaient aussi étonnés que lui. Ils voyaient donc eux aussi ! Serait-ce alors le signe attendu ?
Au même moment, s’élevèrent dans le camp des cris de stupeur. Des soldats levaient les bras au ciel, d’autres s’inclinaient devant l’astre divin. Alors Constantin put percevoir l’incroyable. L’éclairage cruciforme réfracté par les rayons solaires faisait apparaître sur les casques et les boucliers de ses hommes un signe qui leur était jusqu’ici inconnu.
Un signe céleste formé des deux lettres X et P liées.
Que signifiait ce signe ? s’interrogeait Constantin. Il demanda qu’on fît venir sur-le-champ des prêtres.
Quel est donc ce Dieu qui s’est manifesté à mes yeux ?
Majesté, s’inclinèrent les prêtres, le signe de croix est le symbole de l’immortalité. Le trophée de la victoire remportée sur la mort par le Verbe éternel et fait chair.
Ainsi le signe divin reproduisait le monogramme du Christ. Le chrisme3.
Constantin ne comprenait pas pourquoi le Dieu des chrétiens s’adressait à lui.
Que devait-il en déduire ? Ce merveilleux prodige lui assurait-il la victoire sur Maxence ?
Il resta à contempler cette aurore magique, cherchant à percer le message mystérieux que lui envoyait ce dieu qui lui était étranger. Les questions se bousculaient dans sa tête et en même temps, il ressentait une sensation étrange. Une émotion peu à peu l’envahissait. Le transformait.
Il avait eu l’appel de Dieu. Il sentait s’étendre sur lui la protection de ce Dieu. Tout ceci était si invraisemblable. Si inattendu.
Pourquoi le sollicitait-il aujourd’hui et maintenant ?
Ce ne pouvait être qu’en raison de la future attaque, qu’il s’apprêtait à lancer contre son rival. Le Dieu des chrétiens protégeait Rome et lui, Constantin, se voulait le libérateur de Rome. Voilà pourquoi la croix lui était apparue. Elle serait son talisman.
Il resta les yeux rivés au ciel tandis que le soleil, sur le point de se coucher, déversait une lumière dorée. La croix flamboya telle une larme d’or fondu. Puis tout s’embrasa, le ciel rosissant faisant disparaître le songe.
Un silence sépulcral enveloppa alors le camp. La vision s’était effacée, néanmoins la stupéfaction se lisait encore sur les visages. Les hommes s’interrogeaient sur ce qu’ils avaient vu et cherchaient à interpréter le signe. Mais curieusement, nul n’avait ressenti de la peur. Bien au contraire, un message bienveillant leur était envoyé. Dès ce moment, Constantin se sentit investi d’une mission divine. Il se retira dans sa tente et demanda à ce qu’on le laissa seul. Il resta plongé dans des réflexions profondes jusqu’à la nuit. Impossible pour lui de trouver le sommeil. Trop de questions l’assaillaient.
Et pourquoi Dieu l’avait-il choisi lui ?
C’est ce qui le surprenait le plus. Il avait toujours entendu dire, par les chrétiens, que leur Dieu prêchait l’amour de son prochain, or lui, Constantin, était un homme de combat. Il avait conquis son empire par le glaive de ses légions. Dans ce cas, comment la croix pourrait-elle transformer le guerrier en chrétien ? Il était occupé à chercher la solution à ce problème, quand la fatigue eut finalement raison de lui.
Endormi, il fit un songe étrange.
Il y eut une éclatante lumière, et le Christ lui apparut, portant la croix qu’il avait vue resplendir dans les airs. Pendant un quart de seconde, Constantin, le cœur battant, crut sa dernière heure arrivée.
Faisait-il un cauchemar ? Que lui voulait encore le Dieu des chrétiens ? Allait-Il lui annoncer sa mort prochaine ?
Mais alors que la panique s’emparait de lui, le Christ lui parla.
Constantin, lui dit-il, tu as vu mon signe dans les cieux, fais-le reproduire sur tes enseignes et tu vaincras !
Ainsi, le Dieu des chrétiens lui assurait la victoire en lui offrant sa protection.
De son côté, Constantin fit vœu, en cas de réussite, de se convertir au christianisme. Il imposerait à son armée l’insigne chrétien, ce sera une sorte de talisman magique. Et puis, il réfléchit sur les retombées d’une telle attitude. Il était judicieux de faire passer dans son camp ce Dieu dont il connaissait l’influence sur une partie de la population romaine.
Le lendemain matin, à son réveil, Constantin n’avait rien oublié de son songe ni de sa promesse faite à Jésus-Christ. Il fit venir des orfèvres et leur ordonna de graver le monogramme du Christ, non seulement sur son casque, mais également sur les boucliers de ses soldats.
En fin d’après-midi, la garde impériale reçut un nouvel étendard, connu sous le nom de labarum. Il s’agissait d’une haste allongée, revêtue d’or, qui avec ses barres croisées représentait la croix. Au sommet, était fixée une couronne d’or et de pierreries au centre de laquelle figurait le monogramme du Christ. À l’antenne, obliquement traversée par l’haste, était suspendu un tissu de forme carré, enrichi de pierreries artistiquement serties et combinées, éblouissant les yeux par leur éclat sans pareil.
De son côté, Maxence, oubliant la défense de ses devins, était sorti de Rome. Il avait franchi le Tibre à hauteur de la via Flaminia par où arriverait Constantin, pour lui livrer bataille. Il disposa ses troupes le long de la rive droite du fleuve, mais de manière très maladroite. Effectivement, avec le fleuve juste derrière elle, son armée se retrouvait ainsi privée de toute possibilité de repli. En fait, le plan de l’Auguste de Rome reposait sur un second pont mobile, constitué de bateaux, qu’il avait fait construire en amont du pont de pierre, et sur lequel il comptait attirer l’armée de Constantin, pour la noyer dans le fleuve.
Les deux adversaires s’observaient maintenant, cherchant à deviner la stratégie de l’autre. Tels des animaux sauvages prêts à bondir sur leur proie. La faute de stratégie de Maxence, consistant à adosser son armée au Tibre, n’échappa pas à Constantin. Il comprit l’avantage majeur qu’il pouvait en tirer.
Le soir même, il prit l’initiative de l’attaque.
Dans la nuit du 28 octobre de l’an 312
Soudain, un puissant éclair zébra le firmament. Les sentinelles criaient à tue-tête. Il régna, dans le camp, un vacarme précurseur des combats. Maxence ouvrit des yeux horrifiés : une armée de cavaliers, dans un piétinement assourdissant de sabots, traversait le pont Milvius. Il y eut des éclairs par salves rapprochées. Une lutte acharnée s’ensuivit. Féroce et sans merci. Ses plus vaillants soldats furent tués à leur poste, dès les premières escarmouches.
Constantin faisait preuve de ses talents de général. Rapidement, il repoussa les troupes ennemies vers le Tibre, son habilité suppléait aux forces qui lui manquaient. Le choc fut terrible. Les lignes de batailles de Maxence furent enfoncées. Désorganisées. Une partie des prétoriens fut jetée dans le Tibre, l’autre prit la fuite par le pont de bateaux alignés. Les ingénieurs romains, pris de panique, sectionnèrent les attaches de celui-ci pour empêcher l’armée de Constantin de les suivre. Mauvaise initiative.
Il y eut subitement un fracas sinistre. Un grand tumulte. Sous le poids, le pont mobile venait de céder, entraînant avec lui chevaux et cavaliers. Le pont charria de nombreux cadavres. Maxence, épouvanté par cette déferlante guerrière, tenta de traverser le fleuve à cheval, mais le courant l’emporta avec sa monture et il s’y noya.
Constantin dominait désormais l’Occident.
La victoire totale de Constantin lui avait ouvert les portes de Rome, où il fut accueilli en libérateur. Le cadavre retrouvé de Maxence fut décapité, et sa tête promenée dans Rome au bout d’une pique, sous les huées de Romains.
Ainsi, encouragé par sa vision, Constantin remporta la victoire contre Maxence sur le pont Milvius.
Dès lors, il choisit de défendre le christianisme.
Paris, juin 2012
Lisa débarrassa la table. Comme d’habitude, l’osso-buco de Claudio avait enchanté leurs papilles. Ils terminèrent par une île flottante, un dessert léger suivi d’un café. Claudio était au téléphone avec son ami Marc. Ce dernier était voyagiste, et donc souvent en déplacement. En ce moment, il était en Inde. Lisa préféra s’éloigner pour leur laisser un peu d’intimité, elle en profita pour ranger les assiettes dans le lave-vaisselle et nettoyer ses plaques à induction.
Claudio reposa son portable.
Claudio eut un rictus. Lisa comprit que Marc devait prolonger son séjour, sans doute pour quelques mises au point. Ne voulant pas se montrer indiscrète ni enfoncer le clou, elle n’insista pas. D’ailleurs, Claudio choisit de revenir sur son voyage à Rome.
Claudio hocha la tête tout en sortant une liqueur du buffet, et deux verres qu’il posa sur la table. Tout en les remplissant aux trois quarts, il revint sur la question.
Les yeux de Lisa brillaient d’un vert étincelant.
Claudio n’était pas tout à fait convaincu.
Constantin le Grand, aux origines européennes, car si on regarde la carte de l’Empire de Constantin et que l’on enlève tout ce que l’islam a pris sur la rive sud de la Méditerranée, jusqu’à la Turquie et au Moyen-Orient, on obtient la carte occidentale et centrale de l’Europe actuelle.
Le visage de Lisa s’éclaira, cette conversation promettait de durer tard dans la nuit, et ce n’était pas pour lui déplaire. Décidément, elle et Claudio étaient des passionnés. Quand ils commençaient sur le sujet des religions, ils étaient intarissables. Et puis ce soir, ils étaient deux célibataires esseulés, personne ne les attendait. L’ami de Claudio était à des kilomètres de là, quant à Lisa c’était le vide sentimental, alors pour une fois qu’elle avait quelqu’un avec qui parler, et qui en plus était sur la même onde qu’elle, elle n’allait pas s’en priver ! D’habitude, quand elle dînait avec des amis, ça lui arrivait tout de même quelquefois, elle évitait de parler de son travail, elle savait que ses références historiques avaient vite fait de raser l’assistance. Mais ce soir, elle pouvait se lâcher et partager enfin ses points de vue. De plus, Claudio était de la partie. Quoi de mieux ?
Vraiment, cette soirée était géniale. Elle rit à cette idée. Si elle confiait cette remarque sur « Meetic », elle se ferait larguer par le premier Internaute en ligne. D’ailleurs, quand elle naviguait sur le Net, elle mentait les trois quarts du temps sur son job, et comme beaucoup elle se jouait du sexe. On a les fantasmes qu’on peut ! De toute façon, elle allait sur ce type de site quand elle était complètement déprimée. C’était juste histoire de passer le temps. Dans ces moments, elle trouvait sa vie détestable. Elle avait l’impression de passer à côté de sa jeunesse. Elle n’avait pour ainsi dire rien vécu à part ses études et son travail. Les hommes, qui avaient traversé sa vie, l’avaient fait à vitesse grand V, tant et si bien qu’elle n’en avait quasiment aucun souvenir.
Pourquoi la fuyaient-ils ? Mais peut-être que, sans s’en rendre compte, c’est elle qui les fuyait. Pour quelle raison ? Que craignait-elle à la fin ? Qu’attendait-elle d’un homme ?
Elle ne s’était jamais posé la question. Non, il fallait bien reconnaître que c’était une accro au travail. Une boulot maniaque ! C’est ainsi que la qualifiaient ses amies, c’est tout dire ! Pour le reste… Eh bien, il n’y avait pas grand-chose. En résumé, pour qu’un homme suscite la passion de Lisa, il valait mieux qu’il soit mort il y a deux mille ans ! Désolant ! Et après, elle s’étonnait d’être toujours célibataire ! Enfin, elle avait toujours voulu être indépendante financièrement, là au moins elle avait réussi. Elle gérait sa vie comme elle l’entendait. Ah ça oui ! Elle décidait et agissait en femme libre de toutes contraintes. Pas de mari. Pas de gosse. Même pas un poisson rouge. Vraiment libre… mais tellement seule ! Tu parles d’une réussite ! Elle chassa ses idées noires. Ce soir, au moins, elle avait son ami pour lui tenir compagnie.
Elle se leva, et fit signe à Claudio d’aller se caler dans les coussins du canapé, et d’apporter la bouteille. Elle se déchaussa, envoya ses pompes valser dans un coin de la pièce, et Claudio en fit autant. Bien installés, ils purent reprendre leur débat.
Lisa acquiesça tout en bâillant. La fatigue se lisait maintenant sur son visage, il faut dire qu’elle avait bossé toute la journée. À neuf heures, elle avait donné une première conférence sur les origines du christianisme, à l’EPHE. Elle avait ensuite déjeuné dans un fast-food, donné une autre conférence, c’était ainsi qu’étaient dispensés les cours à l’École Pratique des Hautes Études.
Le calendrier des conférences se terminait en ce vendredi 8 juin 2012. Ensuite, l’EPHE fermait ses portes, pendant les vacances d’été. Cependant, Lisa ne s’arrêtait pas pour autant de travailler.
Dès rentrée à son appartement, elle avait bûché son mémo sur : Les attentes de la nouvelle évangélisation. Pendant les mois estivaux, Lisa collaborait également à des chantiers de fouilles. C’était de cette manière qu’elle passait ses congés. Des vacances idéales, à l’entendre ! À croire qu’elle n’avait pas de vie, en dehors de son boulot.
Heureusement, Claudio avait fait irruption dans son emploi du temps, réglé comme du papier à musique. Conditionné au métro-boulot-dodo.
Cette soirée lui avait fait du bien. Malgré tout, la fatigue la rattrapait. Il était temps de tirer la révérence, et d’aller se coucher. D’ailleurs, Claudio avait lui aussi les paupières lourdes. Il rangea la bouteille dans le buffet, posa les verres dans l’évier, tandis qu’elle tassait les coussins du divan. Claudio se rechaussa, lui fit la bise, et il partit en refermant doucement la porte.
Et le silence régna, à nouveau, autour de la célibataire. Son lit l’attendait. Il lui tendait les bras. Il était bien le seul !
Elle soupira d’amertume.
Paris, septembre 2012
Musée du Louvre, conférence de l’auditorium
Le sujet portait sur l’allégorie de la religion, avec pour support l’école florentine de l’œuvre de Penni Giovanni Francesco, représentant :
La bataille de Constantin contre Maxence.
Suite à sa participation, en avril dernier, au colloque de Rome, Lisa avait été conviée au Louvre pour illustrer le débat.