Cyrano de Bergerac - Edmond Rostand - E-Book

Cyrano de Bergerac E-Book

Edmond Rostand

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Beschreibung

Cyrano de Bergerac est l'une des pièces les plus populaires du théâtre français, et la plus célèbre de son auteur, Edmond Rostand. Librement inspirée de la vie et de l'œuvre de l'écrivain libertin Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), elle est représentée pour la première fois le 28 décembre 1897, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Paris.

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Edmond Rostand

 

Cyrano de Bergerac

 

 

 

 

Premier Acte

 

Une représentation à l'hôtel de Bourgogne

 

 

La salle de l'Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.

 

La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène qu'on aperçoit en pan coupé.

 

Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s'écarter. Au-dessus du manteau d'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade dans la salle par de longues marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles...

 

Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c'est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d'assiettes de gâteaux, de flacons, etc.

 

Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entrée du théâtre. Grande porte qui s'entrebâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise. Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité,

vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d'être allumés.

 

 

Scène Première

 

LE PUBLIC, qui arrive peu à peu. CAVALIERS, BOURGEOIS, LAQUAIS, PAGES, TIRE-LAINE, LE PORTIER, etc., puis LES MARQUIS, CUIGY, BRISSAILLE, LA DISTRIBUTRICE, LES VIOLONS, etc.

 

 

On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.

 

LE PORTIER, le poursuivant :

Holà ! Vos quinze sols !

 

LE CAVALIER :

J'entre gratis !

 

LE PORTIER :

Pourquoi ?

 

LE CAVALIER :

Je suis chevau-léger de la maison du Roi !

 

LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d'entrer :

Vous ?

 

DEUXIEME CAVALIER :

Je ne paye pas !

 

LE PORTIER :

Mais...

 

DEUXIEME CAVALIER :

Je suis mousquetaire.

 

PREMIER CAVALIER, au deuxième :

On ne commence qu'à deux heures. Le parterre

Est vide. Exerçons-nous au fleuret.

Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportés.

 

UN LAQUAIS, entrant :

Pst... Flanquin...

 

UN AUTRE, déjà arrivé :

Champagne ?...

 

LE PREMIER, lui montrant des jeux qu'ils sort de son

pourpoint :

Cartes. Dés.

Il s'assied par terre.

 

LE DEUXIEME, même jeu :

Oui mon coquin.

 

PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle

qu'il allume et colle par terre :

J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.

 

UN GARDE, à une bouquetière qui s'avance :

C'est gentil de venir avant que l'on éclaire !...

Il lui prend la taille.

 

UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret

Touche !

 

UN DES JOUEURS

Trèfle !

 

LE GARDE, poursuivant la fille

Un baiser !

 

LA BOUQUETIERE, se dégageant

On voit !...

 

LE GARDE, l'entraînant dans les coins sombres

Pas de danger !

 

UN HOMME, s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de provisions de bouche

Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger.

 

UN BOURGEOIS, conduisant son fils

Plaçons-nous là, mon fils.

 

UN JOUEUR

Brelan d'as !

 

UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et s'asseyant aussi

Un ivrogne

Doit boire son bourgogne...

Il boit.

... à l'hôtel de Bourgogne !

 

LE BOURGEOIS, à son fils

Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?

Il montre l'ivrogne du bout de sa canne. Buveurs...

En rompant, un des cavaliers le bouscule. Bretteurs !

Il tombe au milieu des joueurs. Joueurs !

 

LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme

Un baiser !

 

LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils

Jour de Dieu !

- Et penser que c'est dans une salle pareille

Qu'on joua du Rotrou, mon fils !

 

LE JEUNE HOMME

Et du Corneille !

 

UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en farandole et chante

Tra la la la la la la la la la la lère...

 

LE PORTIER, sévèrement aux pages

Les pages, pas de farce !...

 

PREMIER PAGE, avec une dignité blessée

Oh ! Monsieur ! ce soupçon !...

Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.

As-tu de la ficelle ?

 

LE DEUXIEME

Avec un hameçon.

 

PREMIER PAGE

On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.

 

UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine

Or çà, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque

Puis donc que vous volez pour la première fois...

 

DEUXIEME PAGE, criant à d'autres pages déjà placés aux galeries supérieures

Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?

 

TROISIEME PAGE, d'en haut

Et des pois !

Il souffle et les crible de pois.

 

LE JEUNE HOMME, à son père

Que va-t-on nous jouer ?

 

LE BOURGEOIS

Clorise

 

LE JEUNE HOMME

De qui est-ce ?

 

LE BOURGEOIS

De monsieur Balthazar BARO. C'est une pièce !...

Il remonte au bras de son fils.

 

LE TIRE-LAINE, à ses acolytes

... La dentelle surtout des canons, coupez-la !

 

UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure élevée

Tenez, à la première du Cid, j'étais là !

 

LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de

subtiliser

Les montres...

 

LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils

Vous verrez des acteurs très illustres...

 

LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites

secousses furtives

Les mouchoirs...

 

LE BOURGEOIS

Montfleury...

 

QUELQU'UN, criant de la galerie supérieure

Allumez donc les lustres !

 

LE BOURGEOIS

... Bellerose, l'Epy, la Beaupré, Jodelet !

 

UN PAGE, au parterre

Ah ! voici la distributrice !...

 

LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet

Oranges, lait,

Eau de framboise, aigre de cèdre...

Brouhaha à la porte.

 

UNE VOIX DE FAUSSET

Place, brutes !

 

UN LAQUAIS, s'étonnant.

Les marquis !... au parterre ?...

 

UN AUTRE LAQUAIS

Oh ! pour quelques minutes.

Entre une bande de petits marquis.

 

UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide

Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,

Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds

Ah ! fi ! fi ! fi !

Il se trouve devant d'autres gentilshommes entrés peu avant.

Cuigy ! Brissaille !

Grandes embrassades.

 

CUIGY

Des fidèles !...

Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles...

 

LE MARQUIS

Ah ! ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur...

 

UN AUTRE

Console-toi, marquis, car voici l'allumeur !

 

LA SALLE, saluant l'entrée de l'allumeur

Ah !...

 

On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au

parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d'ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d'une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.

 

 

 

 

Scène II

 

LES MEMES, CHRISTIAN, LIGNIERE, puis RAGUENEAU et LE BRET

 

 

CUIGY

Lignière !

 

BRISSAILLE, riant

Pas encor gris !...

 

LIGNIERE, bas à Christian

Je vous présente ?

Signe d'assentiment de Christian.

Baron de Neuvillette.

Saluts.

 

LA SALLE, acclamant l'ascension du premier lustre allumé

Ah !

 

CUIGY, à Brissaille, en regardant Christian

La tête est charmante.

 

PREMIER MARQUIS, qui a entendu

Peuh !...

 

LIGNIERE, présentant à Christian

Messieurs de Cuigy, de Brissaille...

 

CHRISTIAN, s'inclinant

Enchanté !...

 

PREMIER MARQUIS, au deuxième

Il est assez joli, mais n'est pas ajusté

Au dernier goût.

 

LIGNIERE, à Cuigy

Monsieur débarque de Touraine.

 

CHRISTIAN

Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.

J'entre aux gardes demain, dans les cadets.

 

PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans les loges

Voilà

La présidente Aubry !

 

LA DISTRIBUTRICE

Oranges, lait...

 

LES VIOLONS, s'accordant

La... la...

 

CUIGY, à Christian lui désignant la salle qui se garnit

Du monde !

 

CHRISTIAN

Et ! oui, beaucoup.

 

PREMIER MARQUIS

Tout le bel air !

 

Ils nomment les femmes à mesure qu'elle entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de

sourires.

 

DEUXIEME MARQUIS

Mesdames

De Guéméné...

 

CUIGY :

De Bois-Dauphin...

 

PREMIER MARQUIS

Que nous aimâmes...

 

BRISSAILLE

De Chavigny...

 

DEUXIEME MARQUIS

Qui de nos coeurs va se jouant !

 

LIGNIERE

Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.

 

LE JEUNE HOMME, à son père

L'Académie est là ?

 

LE BOURGEOIS

Mais... j'en vois plus d'un membre ;

Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;

Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud...

Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau !

 

PREMIER MARQUIS

Attention ! nos précieuses prennent place

Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,

Félixérie...

 

DEUXIEME MARQUIS, se pâmant

Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !

Marquis, tu les sais tous ?

 

PREMIER MARQUIS

Je les sais tous, marquis !

 

LIGNIERE, prenant Christian à part

Mon cher, je suis entré pour vous rendre service

La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !

 

CHRISTIAN, suppliant

Non !... Vous qui chansonnez et la ville et la cour,

Restez : vous me direz pour qui je meurs d'amour.

 

LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son archet

Messieurs les violons !...

Il lève son archet.

 

LA DISTRIBUTRICE

Macarons, citronnée...

Les violons commencent à jouer.

 

CHRISTIAN

J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinée,

Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit...

Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on écrit,

Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide.

-- Elle est toujours, à droite, au fond : la loge est vide.

 

LIGNIERE, faisant mine de sortir

Je pars.

 

CHRISTIAN, le retenant encore

Oh ! non, restez !

 

LIGNIERE

Je ne peux. D'assoucy

M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici.

 

LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un plateau

Orangeade ?

 

LIGNIERE

Fi !

 

LA DISTRIBUTRICE

Lait ?

 

LIGNIERE

Pouah !

 

LA DISTRIBUTRICE

Rivesalte ?

 

LIGNIERE

Halte !

A Christian.

Je reste encor un peu. -- Voyons ce rivesalte ?

Il s'assied près du buffet. la distributrice lui verse son

rivesalte.

 

CRIS, dans le public à l'entrée d'un petit homme

grassouillet et réjoui

Ah ! Ragueneau !...

 

LIGNIERE, à Christian

Le grand rôtisseur Ragueneau.

 

RAGUENEAU, costume de pâtissier endimanché, s'avançant vivement vers Lignière

Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?

 

LIGNIERE, présentant Ragueneau à Christian

Le pâtissier des comédiens et des poètes !

 

RAGUENEAU, se confondant

Trop d'honneur...

 

LIGNIERE

Taisez-vous, Mécène que vous êtes !

 

RAGUENEAU

Oui, ces messieurs chez moi se servent...

 

LIGNIERE

A crédit.

Poète de talent lui-même...

 

RAGUENEAU

Ils me l'ont dit.

 

LIGNIERE

Fou de vers !

 

RAGUENEAU

Il est vrai que pour une odelette...

 

LIGNIERE

Vous donnez une tarte...

 

RAGUENEAU

Oh ! une tartelette !

 

LIGNIERE

Brave homme, il s'en excuse !... Et pour un triolet

Ne donnâtes-vous pas ?

 

RAGUENEAU

Des petits pains !

 

LIGNIERE, sévèrement

Au lait.

-- Et le théâtre ! Vous l'aimez ?

 

RAGUENEAU

Je l'idolâtre.

 

LIGNIERE

Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !

Votre place, aujourd'hui, là, voyons, entre nous,

Vous a coûté combien ?

 

RAGUENEAU

Quatre flans. Quinze choux.

Il regarde de tous côtés.

Monsieur de Cyrano n'est pas là ? Je m'étonne.

 

LIGNIERE

Pourquoi ?

 

RAGUENEAU

Montfleury joue !

 

LIGNIERE

En effet, cette tonne

Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.

Qu'importe à Cyrano ?

 

RAGUENEAU

Mais vous ignorez donc ?

Il fit à Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine,

Défense, pour un mois, de reparaître en scène.

 

LIGNIERE, qui en est à son quatrième petit verre

Eh bien ?

 

RAGUENEAU

Montfleury joue !

 

CUIGY, qui s'est rapproché de son groupe

Il n'y peut rien.

 

RAGUENEAU

Oh ! oh !

Moi, je suis venu voir !

 

PREMIER MARQUIS

Quel est ce Cyrano ?

 

CUIGY

C'est un garçon versé dans les colichemardes.

 

DEUXIEME MARQUIS

Noble ?

 

CUIGY

Suffisamment. Il est cadet aux gardes.

Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme

s'il cherchait quelqu'un.

Mais son ami Le Bret peut vous dire...

Il appelle.

Le Bret !

Vous cherchez Bergerac ?

 

LE BRET

Oui, je suis inquiet !...

 

CUIGY

N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?

 

LE BRET, avec tendresse

Ah ! c'est le plus exquis des êtres sublunaires !

 

RAGUENEAU

Rimeur !

 

CUIGY

Bretteur !

 

BRISSAILLE

Physicien !

 

LE BRET

Musicien !

 

LIGNIERE

Et quel aspect hétéroclite que le sien !

 

RAGUENEAU

Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne

Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;

Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,

Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot

Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques

Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,

Cape, que par derrière, avec pompe, l'estoc

Lève, comme une queue insolente de coq,

Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne

Fut et sera toujours l'alme Mère Gigogne,

Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,

Un nez !... Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !....

On ne peut voir passer un pareil nasigère

Sans s'écrier : "Oh ! non, vraiment, il exagère !"

Puis on sourit, on dit : "Il va l'enlever..." Mais

Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais.

 

LE BRET, hochant la tête

Il le porte,-- et pourfend quiconque le remarque !

 

RAGUENEAU, fièrement

Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !

 

PREMIER MARQUIS, haussant les épaules

Il ne viendra pas !

 

RAGUENEAU

Si !... Je parie un poulet

A la Ragueneau !

 

LE MARQUIS, riant

Soit !

 

Rumeurs d'admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s'assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas.

 

DEUXIEME MARQUIS, avec des petits cris

Ah ! messieurs ! mais elle est

Epouvantablement ravissante !

 

PREMIER MARQUIS

Une pêche

Qui sourirait avec une fraise !

 

DEUXIEME MARQUIS

Et si fraîche

Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de coeur !

 

CHRISTIAN, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement

Lignière par le bras

C'est elle !

 

LIGNIERE, regardant

Ah ! c'est elle ?...

 

CHRISTIAN

Oui. Dites vite. J'ai peur.

 

LIGNIERE, dégustant son rivesalte à petits coups

Magdeleine Robin, dite Roxane.-- Fine.

Précieuse.

 

CHRISTIAN

Hélas !

 

LIGNIERE

Libre. Orpheline. Cousine

De Cyrano,-- dont on parlait...

 

A ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en

sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant

avec Roxane.

 

CHRISTIAN, tressaillant

Cet homme ?...

 

LIGNIERE, qui commence à être gris, clignant de l'oeil

Hé ! hé !...

-- Comte de Guiche. Epris d'elle. Mais marié

A la nièce d'Armand de Richelieu. Désire

Faire épouser Roxane à certain triste sire,

Un monsieur de Valvert, vicomte... et complaisant.

Elle n'y souscrit pas, mais de Guiche est puissant

Il peut persécuter une simple bourgeoise.

D'ailleurs j'ai dévoilé sa manoeuvre sournoise

Dans une chanson qui... Ho ! il doit m'en vouloir !

- La fin était méchante... Ecoutez...

Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à chanter.

 

CHRISTIAN

Non. Bonsoir.

 

LIGNIERE

Vous allez ?

 

CHRISTIAN

Chez monsieur de Valvert !

 

LIGNIERE

Prenez garde

C'est lui qui vous tuera !

Lui désignant du coin de l'oeil Roxane.

Restez. On vous regarde.

 

CHRISTIAN

C'est vrai !

 

Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l'air et bouche bée, se rapproche de lui.

 

LIGNIERE

C'est moi qui pars. J'ai soif ! Et l'on m'attend

- Dans des tavernes !

Il sort en zigzaguant.

 

LE BRET, qui a fait le tour de la salle, revenant vers

Ragueneau, d'une voix rassurée

Pas de Cyrano.

 

RAGUENEAU, incrédule

Pourtant...

 

LE BRET

Ah ! je veux espérer qu'il n'a pas vu l'affiche !

 

LA SALLE

Commencez ! Commencez !

 

 

 

 

Scène III

 

LES MEMES, moins LIGNIERE ; DE GUICHE, VALVERT, puis MONTFLEURY.

 

 

UN MARQUIS, voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré de seigneurs

obséquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert Quelle cour, ce de Guiche !

 

UN AUTRE

Fi !... Encore un Gascon !

 

LE PREMIER

Le Gascon souple et froid,

Celui qui réussit !... Saluons-le, crois-moi.

Ils vont vers de Guiche.

 

DEUXIEME MARQUIS

Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?

Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?

 

DE GUICHE

C'est couleur Espagnol malade.

 

PREMIER MARQUIS

La couleur

Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,

L'Espagnol ira mal, dans les Flandres !

 

DE GUICHE

Je monte

Sur scène. Venez-vous ?

Il se dirige suivi de tous les marquis et gentilshommes vers le théâtre. Il se retourne et appelle.

Viens, Valvert !

 

CHRISTIAN, qui les écoute et les observe, tressaille en entendant ce nom

Le vicomte !

Ah ! je vais lui jeter à la face mon...

Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d'un

tire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne.

Hein ?

 

LE TIRE-LAINE

Ay !...

 

CHRISTIAN, sans le lâcher

Je cherchais un gant !

 

LE TIRE-LAINE, avec un sourire piteux

Vous trouvez une main.

Changeant de ton, bas et vite.

Lâchez-moi. Je vous livre un secret.

 

CHRISTIAN, le tenant toujours

Quel ?

 

LE TIRE-LAINE

Lignière...

Qui vous quitte...

 

CHRISTIAN, de même

Eh ! bien ?

 

LE TIRE-LAINE

... touche à son heure dernière.

Une chanson qu'il fit blessa quelqu'un de grand,

Et cent hommes -j'en suis- ce soir sont postés !...

 

CHRISTIAN

Cent !

Par qui ?

 

LE TIRE-LAINE

Discrétion...

 

CHRISTIAN, haussant les épaules

Oh !

 

LE TIRE-LAINE, avec beaucoup de dignité

Professionnelle !

 

CHRISTIAN

Où seront-ils postés ?

 

LE TIRE-LAINE

A la porte de Nesle.

Sur son chemin. Prévenez-le !

 

CHRISTIAN, qui lui lâche enfin le poignet

Mais où le voir !

 

LE TIRE-LAINE

Allez courir tous les cabarets : le Pressoir

D'Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,

Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs,-et dans chaque,

Laissez un petit mot d'écrit l'avertissant.

 

CHRISTIAN

Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent !

Regardant Roxane avec amour.

La quitter... elle !

Avec fureur, Valvert.

Et lui !...- Mais il faut que je sauve

Lignière !...

 

Il sort en courant. - De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendre place sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètement rempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges.

 

 

LA SALLE

Commencez.

 

UN BOURGEOIS, dont la perruque s'envole au bout d'une

ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure

Ma perruque !

 

CRIS DE JOIE

Il est chauve !...

Bravo, les pages !.. Ha ! ha ! ha !...

 

LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing

Petit gredin !

 

RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et vont décroissant

Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !

Silence complet.

 

LE BRET, étonné

Ce silence soudain ?...

Un spectateur lui parle bas.

Ah ?...

 

LE SPECTATEUR

La chose me vient d'être certifiée.

 

MURMURES, qui courent

Chut ! -Il paraît ?... -Non !... - Si ! -Dans la loge grillée.

-Le Cardinal ! -Le Cardinal ? -Le Cardinal !

 

UN PAGE

Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !...

On frappe sur la scène. Tout le monde s'immobilise. Attente.

 

LA VOIX D'UN MARQUIS, dans le silence, derrière le rideau

Mouchez cette chandelle !

 

UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du rideau

Une chaise !

Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes.

Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé

quelques baisers aux loges.

 

UN SPECTATEUR

Silence !

 

On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale.

Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.

 

LE BRET, à Ragueneau, bas

Montfleury entre en scène ?

 

RAGUENEAU, bas aussi

Oui, c'est lui qui commence.

 

LE BRET

Cyrano n'est pas là.

 

RAGUENEAU

J'ai perdu mon pari.

 

LE BRET

Tant mieux ! tant mieux !

 

On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l'oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée.

 

LE PARTERRE, applaudissant

Bravo, Montfleury ! Montfleury !

 

MONTFLEURY, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon

" Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,

Se prescrit à soi-même un exil volontaire,

Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois..."

 

UNE VOIX, au milieu du parterre

Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois ?

 

VOIX DIVERSES

Hein ? -Quoi ? -Qu'est-ce ?...

On se lève dans les loges, pour voir.

 

CUIGY

C'est lui !

 

LE BRET, terrifié

Cyrano !

 

LA VOIX

Roi des pitres,

Hors de scène à l'instant !

 

TOUTE LA SALLE, indignée

Oh !

 

MONTFLEURY

Mais...

 

LA VOIX

Tu récalcitres ?

 

VOIX DIVERSES, du parterre, des loges

Chut ! -Assez ! -Montfleury jouez ! -Ne craignez rien !...

 

MONTFLEURY, d'une voix mal assurée

"Heureux qui loin des cours dans un lieu sol..."

 

LA VOIX, plus menaçante

Eh bien ?

Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,

Une plantation de bois sur vos épaules ?

Une canne au bout d'un bras jaillit au-dessus des têtes.

 

MONTFLEURY, d'une voix de plus en plus faible

"Heureux qui..."

La canne s'agite.

 

LA VOIX

Sortez !

 

LE PARTERRE

Oh !

 

MONTFLEURY, s'étranglant

"Heureux qui loin des cours..."

 

CYRANO, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible

Ah ! je vais me fâcher !...

Sensation à sa vue.

 

 

 

 

Scène IV

 

LES MEMES, CYRANO, puis BELLEROSE, JODELET

 

 

MONTFLEURY, aux marquis

Venez à mon secours,

Messieurs !

 

UN MARQUIS, nonchalamment

Mais jouez donc !

 

CYRANO

Gros homme, si tu joues

Je vais être obligé de te fesser les joues !