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« L'Aiglon » désigne le fils de Napoléon Ier (l’Aigle) et de Marie-Louise d’Autriche, également connu sous les noms de
roi de Rome, de
Napoléon II, et de
duc de Reichstadt.
Dans ce drame en six actes, écrit principalement en alexandrins, l’Aiglon est en quête de son identité personnelle, sur laquelle plane la gloire de son père. Il tente de marcher dans les traces paternelles pour ne pas être « un front qui se colle à des vitres ».
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Edmond Rostand
L'Aiglon
On ne peut se figurer l'impression produite... par la mort du jeune Napoléon... J'ai même vu pleurer de jeunes républicains.
Grand Dieu! ce n'est pas une cause
Que j'attaque ou que je défends...
Et ceci n'est pas autre chose
Que l'histoire d'un pauvre enfant.
LE COMTE DE DIETRICHSTEIN, précepteur du duc .
LE COMTE DE SEDLINSKY , Directeur de la Police
LORD COWLEY, ambassadeur d'Angleterre
MARIE-LOUISE, Duchesse de Parme
THERESE DE LORGET, soeur de Tiburce
La famille impériale
La Maison militaire du duc
Gardes de l'Empereur : Arcières, Gardes-nobles, Trabans, etc.
Masques et Dominos Polichinelles, Mezzetins, Bergères, etc.
Paysans et paysannes Le Régiment du Duc.
A Baden, près de Vienne, en 1830. Le salon de la villa qu'occupe Marie-Louise. Vaste pièce au milieu de laquelle s'élève la montgolfière de cristal d'un lustre empire. Boiseries claires, murs peints à fresque, d'un vert pompéien. Frise de sphinx courant autour du plafond. A gauche, deux portes. Celle du premier plan est celle de la chambre de Marie-Louise. Celle du second plan ouvre sur les appartements des dames d'honneur. -- A droite, au premier plan, une autre porte : au second plan, dans une niche, un énorme poêle de faïence, lourdement historié. -- Au fond, entre deux fenêtres, une large porte-fenêtre, par laquelle on aperçoit les balustres d'un perron formant balcon, qui descend dans le jardin. Vue sur le parc de Baden : tilleuls et sapins, profondes allées, lanternes suspendues à des potences en arceaux. Magnifique journée des premiers jours de septembre. On a apporté dans cette banale villa de location un précieux mobilier. A gauche, près de la fenêtre, une belle psyché en citronnier chargée de bronzes; au premier plan une vaste table d'acajou, couverte de papiers; contre le mur, une table étagère à dessus de laque, garnie de livres. -- A droite, vers le fond, un petit piano Erard de l'époque, une harpe; plus bas, une chaise longue Récamier auprès d'un grand guéridon. Fauteuils et tabourets en X. Beaucoup de fleurs dans des vases. Au mur, gravures encadrées représentant les membres de la famille impériale d'Autriche; portraits de l'Empereur François, du duc de Reichstadt enfant, etc. Au lever du rideau, au fond du salon, un groupe de femmes très élégantes. Deux d'entre elles, assises au piano, dos au public, jouent à quatre mains. -- Une autre est à la harpe. On déchiffre. Rires; interruptions. Un laquais introduit, par le perron, une jeune fille de mine modeste, qu'accompagne un officier de cavalerie autrichienne, un merveilleux hussard bleu et argent. Les deux nouveaux venus, voyant qu'on ne les remarque pas, restent un moment debout dans un coin du salon. -- A ce moment, par la porte de droite, entre le comte de Bombelles, attiré par la musique. Il se dirige vers le piano, en battant la mesure. Mais il aperçoit la jeune fille, s'arrête, sourit, va vivement à elle.
LES DAMES, au clavecin, parlant toutes à la fois, et riant comme des folles.
Elle manque tous les bémols. -- C'est un scandale!
-- Je prends la basse. -- Un, deux! -- Harpe! -- La... la!... -- Pédale!
BOMBELLES, à Thérèse .
C'est vous?
Bonjour, Monsieur de Bombelles.
UNE DAME, au clavecin.
Mi... sol...
J'entre comme lectrice aujourd'hui.
UNE AUTRE DAME, au clavecin.
Le bémol!
Et grâce à vous. Merci.
C'est tout simple, Thérèse
Vous êtes ma parente et vous êtes Française.
THERESE, lui présentant l'officier.
Tiburce.
Ah! votre frère!
Il lui tend la main, et montrant un fauteuil à Thérèse.
Asseyez-vous un peu.
Oh! -- je suis très émue!
BOMBELLES, souriant.
Et de quoi donc, mon Dieu?
Mais d'approcher tout ce qui reste sur la terre
De l'Empereur!
BOMBELLES, s'asseyant auprès d'elle.
Vraiment? C'est de cela, ma chère?
TIBURCE, d'un ton agacé .
Les nôtres détestaient Bonaparte jadis!
Je sais... Mais voir...
TIBURCE, un peu dédaigneux.
Sa veuve!...
THERESE, à Bombelles.
Et peut-être... son fils?
Sûrement.
Ce serait n'avoir pas plus, je pense,
D'âme... que de lecture, et n'être pas de France,
Et n'avoir pas mon âge, enfin, que de pouvoir
Ne pas trembler, Monsieur, au moment de les voir.
Est-elle belle?
Qui?
La duchesse de Parme!
BOMBELLES, surpris.
Mais...
THERESE, vivement .
Elle est malheureuse, et c'est un bien grand charme!
Mais je ne comprends pas! Vous l'avez vue?
Oh! non!
Non! on nous introduit à peine en ce salon.
BOMBELLES, souriant.
Oui, mais...
TIBURCE, lorgnant du côté des musiciennes.
Nous avons craint de déranger ces dames,
Dont le rire ajoutait au clavecin des gammes!
J'attends Sa Majesté, là, dans mon coin.
BOMBELLES, se levant.
Comment?
Mais c'est elle qui fait la basse en ce moment!
THERESE, se levant, saisie.
L'Imp...
Je vais l'avertir.
Il va vers le piano et parle bas à une des dames qui jouent.
MARIE-LOUISE, se retournant .
Ah! c'est cette petite?
Histoire très touchante... oui... vous me l'avez dite...
Un frère qui...
Fils d'émigré, reste émigré.
TIBURCE, s'avançant, d'un ton dégagé.
L'uniforme autrichien est assez de mon gré:
Puis, il y a la chasse au renard, que j'adore.
MARIE-LOUISE, à Thérèse.
Le voilà, ce mauvais garnement qui dévore
Tout le peu qui vous reste!
THERESE, voulant excuser Tiburce.
Oh! mon frère...
Un vaurien,
Qui vous ruina! Mais vous l'excusez, c'est très bien.
Thérèse de Lorget, je vous trouve charmante.
Elle lui prend les mains et la fait asseoir près d'elle sur la chaise longue. Bombelles et Tiburce se retirent, en causant, vers le fond.
Vous voilà donc parmi ces dames. Je me vante
D'être assez agréable... un peu triste depuis...
-- Hélas!
Silence.
THERESE, émue.
Je suis troublée au point que je ne puis
Exprimer...
MARIE-LOUISE, s'essuyant les yeux.
Oui, ce fut une bien grande perte!
On a trop peu connu cette belle âme!
THERESE, frémissante.
Oh! certes!
MARIE-LOUISE, se retournant, à Bombelles.
Je viens d'écrire pour qu'on garde son cheval!
A Thérèse.
Depuis la mort du général...
THERESE, étonnée.
Du général?
MARIE-LOUISE, s'essuyant les yeux.
Il conservait ce titre.
Ah ! je comprends!
... Je pleure!
THERESE, avec sentiment.
Ce titre n'est-il pas sa gloire la meilleure?
On ne peut pas savoir d'abord tout ce qu'on perd:
J'ai tout perdu, perdant le général Neipperg!
THERESE, stupéfaite.
Neipperg?
Je suis venue à Baden me distraire.
C'est bien. Tout près de Vienne. Une heure. -- Ah! Dieu! ma chère,
J'ai les nerfs!... On prétend, depuis que j'ai maigri,
Que je ressemble à la duchesse de Berry.
Vitrolles m'a dit ça. Maintenant je me frise
Comme elle. -- Pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas reprise?
Regardant autour d'elle.
C'est petit, mais ce n'est pas mal, cette villa.
-- Metternich est notre hôte en passant. -- Il est là.
Il part ce soir. -- La vie à Baden n'est pas triste.
Nous avons les Sandor, et Thalberg, le pianiste.
On fait chanter, en espagnol, Montenegro;
Puis Fontana nous hurle un air de Figaro ;
L'archiduchesse vient avec l'ambassadrice
D'Angleterre; et l'on sort en landau... Mais tout glisse
Sur mon chagrin! -- Ah! Si ce pauvre général !...
-- Est-ce que vous comptez ce soir venir au bal?
THERESE, qui la regarde avec une stupéfaction croissante.
Mais...
MARIE-LOUISE, impétueusement.
Chez les Meyendorf, Strauss arrive de Vienne.
-- Bombelles, n'est-ce pas, il faudra qu'elle vienne?
Pourrai-je demander à Votre Majesté
Des nouvelles du duc de Reichstadt?
Sa santé
Est bonne. Il tousse un peu... Mais l'air est si suave
A Baden!... Un jeune homme! Il touche à l'heure grave:
Les débuts dans le monde! -- Et quand je pense, ô ciel!
Que le voilà déjà lieutenant-colonel!
Mais croiriez-vous -- pour moi c'est un chagrin énorme! --
Que je n'ai jamais pu le voir en uniforme!
Entrent deux Messieurs portant des boîtes vitrées. Avec un cri de joie.
Ah! c'est pour lui, tenez!
LES MEMES, LE DOCTEUR et son fils, portant de longues boîtes vitrées, puis METTERNICH.
LE DOCTEUR, saluant.
Oui. Les collections.
Déposez-les, docteur!
Qu'est-ce?
Des papillons.
Des papillons?
J'étais chez ce vieillard aimable,
Le médecin des eaux. Ayant sur une table,
Vu ces collections que son fils achevait,
J'ai soupiré tout haut «Ah! Si le mien pouvait
S'intéresser à ça, lui que rien n'intéresse!...«
Alors, j'ai dit à Sa Majesté la Duchesse
«Mais on ne sait jamais. Pourquoi pas? Essayons!«
Et j'apporte mes papillons
THERESE, à part.
Des papillons!
MARIE-LOUISE, soupirant, au docteur.
S'il s'arrachait à ses tristesses solitaires
Pour s'occuper un peu de vos...
Lépidoptères.
Laissez-les-nous, et revenez. Il est sorti.
Le docteur et son fils sortent après avoir disposé les collections sur la table. Marie-Louise se retournant vers Thérèse.
Vous, venez, que je vous présente à Scarampi.
C'est la grande maîtresse.
Apercevant Metternich qui entre à droite.
Ah! Metternich!... Cher prince.
Le salon est à vous.
Il fallait que j'y vinsse,
Ayant à recevoir cet envoyé...
Je sais.
... Du général Belliard, l'ambassadeur français,
Et le conseiller Gentz, et quelques estafettes.
A un laquais qu'il vient de sonner, et qui paraît au fond sur le perron.
Monsieur de Gentz, d'abord.
A Marie-Louise.
Vous me permettez?
Faites!
Elle sort avec Thérèse. Tiburce et Bombelles les suivent. -- Gentz paraît au fond, introduit par le laquais. Très élégant. Figure de vieux viveur fatigué. Les poches pleines de bonbonnières et de flacons, il est toujours en train de mâchonner un bonbon ou de respirer un parfum.
METTERNICH, GENTZ, puis un officier français attaché à l'ambassade de France.
Bonjour, Gentz.
Il s'assied devant le guéridon à droite et se met à signer, tout en causant, les papiers que Gentz tire d'un grand portefeuille.
Vous savez que je rentre aujourd'hui.
L'empereur me rappelle à Vienne.
Ah?
Quel ennui!
Vienne en cette saison!
Vide comme ma poche!
Oh! ça, ce n'est pas vrai, car, soit dit sans reproche,
Le gouvernement russe a dû...
Il fait, du bout des doigts, le geste de glisser de l'argent.
GENTZ, avec une indignation comique.
Moi?
Soyez franc:
Vous venez de vous vendre encore.
GENTZ, très tranquillement, croquant un bonbon.
Au plus offrant.
Mais pourquoi cet argent?
GENTZ, respirant un flacon de parfum.
Pour faire la débauche.
Et vous passez pour mon bras droit!
Votre main gauche
Doit ignorer ce que votre droite reçoit.
METTERNICH, apercevant les bonbonnières et les flacons.
Des bonbons! des parfums! Oh!
Cela va de soi.
J'ai de l'argent : bonbons, parfums. Je les adore.
Je suis un vieil enfant faisandé.
METTERNICH, haussant les épaules.
Pose encore,
Fanfaron du mépris de soi-même!
Brusquement.
Et Fanny?
Elssler?... Ne m'aime pas. Oh je n'ai pas fini
D'être grotesque.
Montrant un portrait du duc de Reichstadt.
C'est le duc dont elle est folle.
Je suis un paravent qui souffre, -- et se console
En songeant qu'après tout il vaut mieux, pour l'Etat,
Que le duc soit distrait. Je fais donc le bêta
J'escorte la danseuse en ville, à la campagne.
Elle veut que, ce soir, ici, je l'accompagne
Pour surprendre le duc.
METTERNICH, qui pendant ce temps continue à donner des signatures.
Vous me scandalisez!
Ce soir la mère sort. Il y a bal.
Il lui tend une lettre prise dans son portefeuille.
Lisez.
C'est du fils de Fouché.
METTERNICH, lisant.
Vingt août, mil huit cent trente...
Il s'offre à transformer...
METTERNICH, souriant.
Bon vicomte d'Otrante!
... Notre duc de Reichstadt en Napoléon Deux.
METTERNICH, parcourant la lettre.
Des noms de partisans...
Oui.
Se souvenir d'eux.
Il lui rend la lettre.
Notez!
Nous refusons?
Sans tuer l'espérance!
Ah! mais c'est qu'il me sert à diriger la France,
Mon petit colonel! Car de sa boîte -- cric! --
Je le sors aussitôt qu'oubliant Metternich
On penche à gauche, et -- crac! -- dès qu'on revient à droite,
Je rentre mon petit colonel dans sa boîte.
GENTZ, amusé.
Quand peut-on voir jouer le ressort?
Pas plus tard
Qu'à l'instant.
Il sonne, un laquais paraît.
L'envoyé du général Belliard!
Le laquais introduit un officier français en grande tenue.
Bonjour, Monsieur. Voici les papiers.
Il lui tend des documents.
En principe,
Nous avons reconnu le roi Louis-Philippe.
Mais ne donnez pas trop dans le quatre-vingt-neuf,
Ou bien nous briserions la coquille d'un oeuf...
L'ATTACHE, immédiatement effrayé.
Est-ce une allusion au prince François-Charle?
Duc de Reichstadt?... Je n'admets pas, moi qui vous parle,
Que son père ait jamais régné!
L'ATTACHE, avec une générosité ironique.
Moi, je l'admets.
Je ne ferai donc rien pour le duc. Mais... mais...
Mais?
METTERNICH, se renversant dans son fauteuil.
Mais si la liberté chez vous devient trop grande,
Si vous vous permettez la moindre propagande,
Mais si vous laissez trop Monsieur Royer-Collard
Venir devant le roi déplier son foulard;
Si votre royauté fait trop la République
Nous pourrons -- n'étant pas d'une humeur angélique!
Nous souvenir que Franz est notre petit-fils
L'ATTACHE, vivement.
Nous ne laisserons pas rougir nos lys.
METTERNICH, gracieux.
Vos lys,
S'ils savent rester blancs, ignoreront l'abeille.
L'ATTACHE, se rapprochant et baissant la voix.
On craint que malgré vous l'espoir du duc s'éveille.
Non.
Les événements?
Je les lui filtre.
Quoi?
Ignore-t-il qu'en France on a changé de roi?
Oh! non! Mais le détail qu'il ne sait pas encore,
C'est qu'on a rétabli le drapeau tricolore.
Il sera toujours temps...
Cela pourrait, c'est vrai,
L'enivrer!
Oh! le duc n'est jamais enivré.
L'ATTACHE, un peu inquiet.
Je trouve qu'à Baden sa garde est moins sévère.
METTERNICH, très tranquille.
Oh! ici, rien à craindre il est avec sa mère.
Comment?
Quel policier aurait plus d'intérêt
Qu'elle à le surveiller? Tout complot troublerait
Son beau calme.
Ce calme est peut-être une embûche!
Elle ne doit penser qu'à l'aiglon!...
La porte des appartements de Marie-Louise s'ouvre.
MARIE-LOUISE, entrant en coup de vent, avec un cri de désespoir.
Ma perruche!
LES MEMES, MARIE-LOUISE, un instant , et LES DAMES D'HONNEUR qui la suivent affolées, puis BOMBELLES et
Hein?
MARIE-LOUISE, à Metternich.
Margharitina, prince, qui s'envola!
METTERNICH, désolé .
Oh!
Margharitina! Ma perruche!
Elle remonte vers le perron. Les dames d'honneur se dispersent dans le parc à la poursuite de l'oiseau.
METTERNICH, froidement, à l'attaché qui le regarde avec stupeur.
Voilà.
L'ATTACHE, remontant vers Marie-Louise et faisant l'empressé.
Si Son Altesse veut que je cherche?
MARIE-LOUISE, s'arrête, le toise, et sèchement.
Non!
Elle rentre dans son appartement après l'avoir foudroyé du regard. La
porte claque.
L'ATTACHE, de plus en plus ahuri, à Metternich.
Qu'est-ce?
METTERNICH, réprimant un sourire.
On dit «Sa Majesté«; vous dites «Son Altesse«!
L'empereur n'ayant pas régné, «Sa Majesté«
Ne peut rester à la Duchesse!
C'est resté.
Alors, voilà pourquoi ce regard de colère?
C'est une question toute.. protocolaire
L'ATTACHE salue pour prendre congé; puis, avant de sortir, demande
Est-ce que l'ambassade, à partir d'aujourd'hui,
Peut prendre la cocarde aux trois couleurs?
METTERNICH, avec un soupir.
Mais oui...
Puisqu'on est d'accord...
Aussitôt l'attaché jette sans rien dire la cocarde blanche de son chapeau et la remplace par une tricolore qu'il sort de sa poche. Metternich se lève en disant :
Oh!... sans perdre une seconde
Bruits de grelots au dehors.
Qu'est-ce?
GENTZ, qui est sur le balcon.
L'archiduchesse arrive avec du monde
Les Meyendorf, Cowley, Thalberg!...
Bombelles, qui, au bruit des grelots, est vivement entré par la gauche,
suivi de Tiburce.
Recevons-les!
Au moment ou il se précipite vers la porte, l'archiduchesse paraît sur le perron, entourée d'un flot d'élégants et d'élégantes en costume de ville d'eau. -- Des Grévedon et des Deveria. -- Robes claires. Ombrelles. Grands chapeaux. - Un petit archiduc, de cinq à six ans, en un f orme de hussard, une minuscule pelisse sur l'épaule; deux petites archiduchesses dans ces extraordinaires robes de petites filles de l'époque. --Tumulte de voix et de rires. -- Tourbillon de frivolités.
LES MEMES, L'ARCHIDUCHESSE, DES BELLES DAMES, DES BEAUX MESSIEURS, LORD et LADY COWLEY, THALBERG, SANDOR, MONTENEGRO, etc.; puis THERESE, SCARAMPI, UNE DAME D'HONNEUR.
L'ARCHIDUCHESSE, à Bombelles, Metternich, Gentz, Tiburce qui
s'avancent cérémonieusement.
Non! c'est une villa, ce n'est pas un palais!
Pas de façons!
Le salon est envahi. A un jeune homme.
Thalberg! vite, ma tarentelle!
Thalberg se met au piano et joue. A Metternich, gaiement.
Sa Majesté ma belle-soeur, où donc est-elle?
Nous venions l'enlever en passant!
Nous allons
Courir en char à bancs à travers les vallons;
C'est Sandor qui conduit!
UNE VOIX D'HOMME, continuant une conversation commencée.
Il faut, dans son cratère,
Lui renfoncer sa lave!
L'ARCHIDUCHESSE, se tournant vers le groupe des causeurs.
Oh! voulez-vous vous taire!
A Metternich, en riant.
Ces Messieurs ont parlé tout le temps de volcan!
Ce volcan, quel est-il?
UNE DAME, à une autre, parlant chiffons.
Cet hiver, l'astrakan?
Elles chuchotent.
SANDOR, répondant à Bombe/les.
Mais le libéralisme!
Ah!...
Ou plutôt la France!
METTERNICH, à l'attaché français, d'un air sévère.
Vous l'entendez?
UNE DAME, à un jeune homme qu'elle entraîne par te bras vers le
clavecin.
Montenegro, votre romance!
Tout bas, rien que pour moi!...
MONTENEGRO, que Thalberg accompagne, chantant tout bas.
...Corazon...
Il continue très doucement.
UNE AUTRE DAME, à Gentz.
Gentz, bonjour!
Elle fouille dans son réticule.
J'ai des bonbons pour vous.
Elle lui donne une petite boite.
Vous êtes un amour!
UNE AUTRE, même jeu.
Un parfum de Paris!
Elle tire un petit flacon et le lui donne.
METTERNICH, qui a vu le flacon, vivement à Gentz.
Arrachez l'étiquette!
Eau du duc de Reichstadt!
GENTZ, respirant le parfum.
Ça sent la violette!
Metternich, lui arrachant le flacon et le grattant avec des ciseaux pris sur la table.
Si le duc survenait, il verrait qu'à Paris...
UNE VOIX, dans le groupe d'hommes au fond.
Elle redresse encor la tête!
Nos maris
Parlent de l'hydre!
Il faut qu'elle soit étouffée!
L'ARCHIDUCHESSE, riant.
C'est un volcan... ou bien c'est une hydre!
UNE DAME D'HONNEUR DE MARIE-LOUISE, suivie par un domestique qui porte sur un plateau de grands verres de café au lait glacé.
Ein Kaffee?
Un autre domestique a posé sur la table un plateau de rafraîchissements bière, champagne, etc.
L'ARCHIDUCHESSE, assise, à une jeune femme.
Dis-nous des vers, Olga.
Si vous lui demandiez
De l'Henri Heine?
Oui! oui!
OLGA, se levant pour déclamer.
Quoi? -- Les Deux Grenadiers
METTERNICH, vivement.
Oh! non!
SCARAMPI, sortant de l'appartement de Marie-Louise.
Sa Majesté vient dans une minute.
Scarampi!
Salutations. Rires. Conversations et froufrous
LA VOIX DE SANDOR, au fond, dans un groupe.
Nous irons jusqu'à la Krainerhütte,
Et ces dames prendront sur l'herbe leurs ébats!
METTERNICH, à Gentz, qui parcourt un journal pris sur la table.
Gentz, qu'est-ce que tu lis, dans ton coin?
Les Débats.
LORD COWLEW, nonchalamment.
La politique?
Les théâtres.
Bien futile
Savez-vous ce qu'on va jouer au Vaudeville?
Non.
Bonaparte.
METTERNICH, avec indifférence.
Ah! ah!
Aux Nouveautés?
Mais non!
Bonaparte . -- Aux Variétés?... -- Napoléon.
Le Luxembourg promet : Quatorze ans de sa vie.
Le Gymnase reprend : Le Retour de Russie.
Qu'est-ce que la Gaîté jouera cette saison?
Le Cocher de Napoléon. -- La Malmaison.
Un jeune auteur vient de terminer : Sainte-Hélene.
La Porte-Saint-Martin commence à mettre en scène
Napoléon
LORD COWLEY, vexoté.
C'est une mode!
TIBURCE, haussant les épaules.
Une fureur!
A l'Ambigu : Murat ; au Cirque : l'Empereur.
SANDOR, pincé.
Une mode!
BOMBELLES, dédaigneux.
Une mode!
Une mode, je pense,
Qu'on verra revenir de temps en temps en France.
UNE DAME, lisant le journal par-dessus l'épaule de Gentz avec son face-à-main.
On veut faire rentrer les cendres!
METTERNICH, sec.
Le phénix
Peut en renaître, -- mais pas l'aigle!
Quel grand X
Que l'avenir de cette France!
METTERNICH, supérieur.
Non, jeune homme.
Moi, je sais.
Parlez donc, prophète qu'on renomme!
L'ARCHIDUCHESSE, faisant le geste de l'encenser.
Ses arrêts sont coulés en bronze!
GENTZ, entre ses dents.
Ou bien en zinc!
Qui sera le sauveur de la France?
Henri V.
Avec un geste de pitié.
Le reste, mode!
THERESE, debout, dans un coin, doucement.
C'est un nom qu'il est commode
De donner quelquefois, à la gloire, la mode!
METTERNICH, se versant un verre de champagne.
Tant que l'on ne criera d'ailleurs qu'à l'Odéon,
Je crois qu'il n'y a pas...
UN GRAND CRI, au dehors.
Vive Napoléon!
Tout le monde se lève. -- Panique. -- Lord Cowley s'étrangle dans son café glacé. -- Les femmes, affolées, courent dans tous les sens.
TOUT LE MONDE, prêt à fuir.
Hein? -- A Baden! -- Comment? -- Ici?
C'est ridicule!
N'ayez pas peur!
LORD COWLEY, furieux.
Si tout le monde se bouscule
Parce qu'on crie un nom!
GENTZ, criant gravement.
Il est mort!
On se rassure.
TIBURCE qui était sur le balcon, redescendant.
Ce n'est rien
Mais quoi?
C'est un soldat autrichien.
METTERNICH, stupéfait.
Autrichien?
Même deux. J'étais là. J'ai tout vu.
Regrettable!
A ce moment, la porte de gauche s'ouvre. Marie-Louise apparaît, toute pâle.
LES MEMES, MARIE-LOUISE, puis un soldat autrichien
MARIE-LOUISE, d'une voix entrecoupée.
Avez-vous entendu? Ho! c'est épouvantable!
Ça me rappelle - un jour-- la foule s'amassa
Autour de ma voiture -- à Parme --
Elle tombe défaillante sur la chaise longue.
en criant ça!
On veut troubler ma vie!
METTERNICH, nerveux, à Tiburce .
Enfin, ce cri, qu'était-ce?
Servant tous deux au régiment de Son Altesse,
Deux hommes en congé, marchaient d'un pas distrait,
Quand ils ont vu le duc de Reichstadt qui rentrait;
Vous savez qu'un fossé profond longe la rue;
Le duc veut le franchir; son cheval pointe, rue,
Se dérobe; le duc le ramène... et, hop là!
Alors, pour l'applaudir, ils ont crié. Voilà.
Faites-m'en monter un, vite!
Tiburce, du perron, fait un signe au dehors.
MARIE-LOUISE, à qui on fait respirer des sels.
On veut que je meure!
Entre un sergent du régiment du duc. Il salue gauchement , intimidé par tout ce beau monde.
METTERNICH, avec indignation.
Un sergent! -- Pourquoi donc avez-vous, tout à l'heure,
Poussé ce cri?
Je ne sais pas.
Tu ne sais pas?
Le caporal non plus, avec lequel, en bas,
J'ai crié, ne sait pas. Ça nous a pris. Le prince
Etait si jeune sur son cheval, et si mince!...
Et puis on est flatté d'avoir pour colonel
Le fils de...
METTERNICH, vivement.
Bien, c'est bien!
Ce calme avec lequel
Il a franchi l'obstacle! Et blond comme un saint George!...
Alors, ça nous a pris, tous les deux, à la gorge,
Un attendrissement... une admiration...
Et nous avons crié : «Vive...
METTERNICH, précipitamment.
C'est bon! c'est bon!
Et: «Vive le duc de Reichstadt!«, triple imbécile,
C'est donc plus difficile à crier?
LE SERGENT, naïvement.
Moins facile.
Hein?
LE SERGENT, essayant.
«Vive le duc de Reichstadt!« Ça fait moins bien
Que : «Vive...
METTERNICH, hors de lui, le congédiant du geste.
Allons, c'est bon, va-t'en! ne criez rien!
TIBURCE, au soldat quand il passe près de lui pour sortir.
Idiot!
LES MEMES, moins LE SERGENT, DIETRICHSTEIN entré
depuis un moment.
MARIE-LOUISE, aux dames qui l'entourent.
Je vais mieux. Merci!
THERESE, la regardant, tristement.
L'Impératrice!
MARIE-LOUISE, à Dietrichstein, lui désignant Thérèse.
Monsieur de Dietrichstein, -- ma nouvelle lectrice.
A Thérèse, lui présentant Dietrichstein.
Le précepteur du duc! -- Mais j'y pense, pardon!
Lisez-vous bien?
TIBURCE, répondant pour elle.
Très bien!
THERESE, modestement.
Je ne sais...
Prenez donc
Un des livres de Franz... sur la table de laque.
Ouvrez, et lisez-nous, au hasard!
THERESE, prenant un livre.
Andromaque
Grand silence. Tout le monde s'installe pour écouter. Elle lit.
Et quelle est cette peur dont leur coeur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?
Leur haine pour Hector n'est pas encore éteinte
Ils redoutent son fils.
Tout le monde se regarde. Froid.
Digne objet de leur Crainte!
Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître et qu'il est fils d'Hector!
Murmure et embarras général
Hum!... Heu...
Charmante voix!
MARIE-LOUISE, s'éventant nerveusement, à Thérèse.
Prenez une autre page.
THERESE, ouvrant le livre a un autre endroit.
Hélas je m'en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils,
Les visages se rembrunissent.
et le prit dans ses bras
Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J'ignore quel succès le sort garde à mes armes;
Je te laisse mon fils...
Murmure et embarras général.
Hum!... Oui!
MARIE-LOUISE, de plus en plus gênée.
Si nous passions
A quelque autre... Prenez...
THERESE, prenant un autre livre sur la table.
Les Méditations.
MARIE-LOUISE, rassurée.
Ah! je connais l'auteur! -- Ce sera moins maussade! -
Il a dîné chez nous.
A Scarampi, avec ravissement.
L'attaché d'ambassade!
THERESE, lisant.
Jamais des séraphins les chants mélodieux
De plus divins accords n'avaient ravi les cieux
Courage, enfant déchu d'une race divine ...
Au moment ou elle dit ce vers, le Duc paraît dans la porte du fond. Thérèse sent que quelqu'un entre, quitte le livre des yeux, voit le duc pale et immobile sur le seuil, et, bouleversée, se lève. Au mouvement qu'elle fait, tout le monde se retourne et se lève.
Je demande pardon, ma mère, à Lamartine.
Franz, bonne promenade?
LE DUC, descendant. Il est en costume de cheval, la cravache à la main, très élégant, la fleur à la boutonnière, et ne sourit jamais.
Exquise. Un temps très doux.
Se tournant vers Thérèse.
-- Mais à quel vers, Mademoiselle, en étiez-vous?
THERESE, hésite une seconde à répéter le vers; puis, regardant le Duc avec une émotion profonde :