Design, l'imposture - Jacques Noël - E-Book

Design, l'imposture E-Book

Jacques Noël

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Beschreibung

Une mise au point autour d'un concept : le design.

Par ignorance le terme design est employé à tort et à travers. Cet aveuglement menace une profession très précise, celle que Jacques Noël a exercée pendant 40 ans : designer. Afin de remédier à cette situation, il nous fait part de son vécu professionnel. Des fondamentaux du design industriel, aux différents acteurs en présence, en passant par les exigences des clients, nous découvrons la réalité d’un métier, dans toute sa complexité, à contre courant des idées généralement admises. Un ouvrage coup de gueule qui s’adresse à tous ceux qui parlent de design.

A travers le témoignage de Jacques Noël, découvrez l'histoire et les fondements d'un métier, celui de designer.

EXTRAIT

Le plus difficile est de faire simple. « Less is more », Ludwig Mies van der Rohe. Une création technicienne apparait souvent comme l’assemblage de solutions locales qui ont été étudiées séparément. Le résultat est compliqué. Il manque une vue d’ensemble (à tel point que souvent le plan d’ensemble n’existe même pas). Le résultat n’est pas intégré. Plus le résultat sera simple, plus son fonctionnement paraîtra aisé, lisible, évident. Sur une machine complexe, il n’est pas difficile de différencier les circuits, de les organiser, de trouver un agencement qui facilite la compréhension de l’utilisateur, qui simplifie la maintenance.

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Jacques Noël

design

l’imposture

à Claude Bortolussi,

Directeur du département de Mécanique de l’École Normale Supérieure de l’Enseignement Technique.

Il avait promis d’être mon relecteur, il me manque cruellement.

J’étais convaincu d’avoir terminé, que la lutte contre les moulins à vent avait pris fin, que j’avais fait ma part, que je n’avais plus à monter aux créneaux.

Et puis, jour après jour, m’arrive un lot de pseudo-nouveautés, de déclarations, d’avis qui viennent me titiller dans mes retranchements. « Ils » parlent de design !

Or, ce dont « ils » parlent n’est pas du design.

Je peux l’affirmer. J’ai exercé la profession de designer pendant quarante ans. À les entendre, je me demande quel métier j’ai fait pendant toutes ces années. Mais « la clameur des ignorants a pris le dessus ! » Alors, cela mérite, quand même, un bon coup de gueule !

Je pensais ne plus rien avoir à dire… n’avoir plus rien à prouver… Mais entendre à longueur de temps les inepties proférées par des sots qui racontent n’importe quoi sur un sujet qu’ils ne connaissent pas, je ne peux pas laisser faire ces mystificateurs.

Je vois venir l’interrogation : « Vous nous parlez de design, mais alors où sont les images ? » Je ne veux plus montrer d’images ! Je veux parler de design sans montrer d’images !

Sortez, circulez dans la rue, allez dans un magasin, vous verrez mieux que des images, vous verrez les produits réels, en fonctionnement ! Le drame des images est qu’elles ne suscitent que des jugements superficiels. Moyennant quoi, on n’a rien compris. Qui a fait quoi ? Pourquoi ? Comment ? Pour qui ? La seule chose qui intéresse est de savoir si c’est « beau ». Or, on se fout de savoir si c’est beau, l’important est que ça marche !

Le design est un démenti cinglant à tous ceux qui voudraient opposer l’esthétique à l’utile et au fonctionnel.

Il est complètement inconcevable qu’une profession, qui est le nerf de la guerre, soit dévoyée, appauvrie, ridiculisée, caricaturée, dénaturée par des ratés de tout poil qui, tels des charognards, essaient de récupérer un terme à la mode et de nous faire croire que le design, c’est eux. Que le design, c’est cette création élitiste pour galeries d’art contemporain qui n’intéresse que quelques bobos branchés !

Mais alors qu’est-ce qu’un designer ? Un homme de com ? Un homme de pub ? « La beauté fait vendre » disait Raymond Lœwy… Il s’agirait de faire du beau pour assouvir les projets mercantiles des entreprises ! Créer le besoin, doper les ventes, avoir un avantage concurrentiel ? Accélérer la rotation des produits ? Démoder l’existant en proposant d’autres formes, d’autres couleurs ? Répondre à la demande du public ? Créer des « objets » pour meubler les galeries d’art ?

Quand un designer dit : « Voilà ce que j’ai fait. »

Que comprenez-vous ? Il vous montre un produit.

Le même que celui que vous voyez dans un supermarché. Cela n’a rien d’extraordinaire.

En fait, qu’a-t-il fait ? Ce n’est pas lui qui l’a fabriqué. Est-ce lui qui l’a conçu ? Pas entièrement. Est-ce lui qui en a eu l’idée ? Pas forcément. Alors quel est le rôle du designer dans cette affaire ? C’est lui qui a donné l’image du produit, sa forme extérieure ? Pas seulement.

Qu’en est-il du design aujourd’hui en France ? Comment en est-on arrivé à cette confusion des genres ? Quelles sont les causes de ce gâchis et peut-on espérer encore y remédier ?

Je suis designer. Quel métier ai-je exercé ? Fort de mon expérience, et de mes créations, je vais tenter de vous le faire percevoir en espérant ainsi que d’autres puissent le perpétuer.

Chapitre 1 – Le design aujourd’hui

Imaginons qu’un industriel demande à un designer de travailler pour lui… On peut rêver !Quels sont nos interlocuteurs au sein de l’entreprise ?

Nos interlocuteurs

Le marketing – « Faites-moi pour demain le même produit deux fois moins cher ! »

Dans les bons cas, les « marketeurs » sont demandeurs. Ce sont eux que l’on voit en premier. Au début, cela allait encore. Lors de l’avènement du marketing (virage pris avec une bonne quinzaine d’années de retard sur les Américains), nos interlocuteurs étaient d’anciens techniciens qui avaient vu là une opportunité, voire une promotion en quittant le marasme technologique pour devenir cols blancs dans un beau bureau. C’est dire qu’ils avaient encore deux grammes de culture technique.

Par la suite, les choses se sont gâtées. Des formations se sont mises en place et on a vu débarquer de purs produits marketing, jeunes avec des dents qui rayent le parquet. La culture technique, on a oublié de leur en dire deux mots. Spécialistes du marché, des focus-groupes, des enquêtes consommateur, leur vocation est de faire de la marge. Le reste, ils s’en contre-foutent. Et que je t’analyse le marché dans tous les sens, du « quanti », du « quali », des Catégories Socio-Professionnelles (CSP), des tendances et que je te dope la force de vente… Les yeux rivés sur le seul indicateur qui vaille : la marge.

Pire encore, on a inventéle chef-produit. Là, c’est tout juste si on peut encore se parler. On n’habite vraiment pas sur la même planète. Ils héritent d’un produit et ils le rentabilisent.

C’est leur bébé, bien qu’ils ne soient pour rien dans sa conception. Ils nagent avec bonheur dans les stats. Ils font une cuisine fort compliquée qu’eux seuls entendent, mais si les résultats sont là, on ne leur demande rien de plus.

Ce n’est plus un produit qu’ils vendent, c’est un positionnement. C’est tout juste s’ils savent qu’il existe une usine pour fabriquer ce qu’ils vendent.

Le grave, c’est que ne connaissant rien ni à la conception, ni à la production, ils ont une fâcheuse tendance à demander la lune. « Vous avez un an pour me faire le même produit deux fois moins cher ! » Ben voyons ! Y’a qu’à ! Quand les gars du bureau d’études (B.E.) reçoivent une telle demande, les bras leur en tombent et ils passent l’arme au pied.

C’est complètement irréaliste, voire crétin. Ce faisant les hommes de marketing se décrédibilisent totalement, ils montrent à quel point ils sont éloignés du plancher des vaches. C’est totalement contre-productif. Le Bureau d’Etudes, abattu, continue à bricoler avec ses pauvres moyens.

Le designer, dans ces circonstances, joue l’état tampon et doit gérer les conflits qui règnent entre Marketing et bureau d’études. Entre les demandes inconsidérées des uns et le « ce n’est pas possible » des autres, il faut trouver les conditions de l’existence du produit.

L’analyse du marché, les études « quanti et quali » conduisent toutes aux mêmes résultats et logiquement aux mêmes produits. Le « style automobile » en est un exemple frappant. Sur une même berline, vous parcourez toutes les marques en changeant uniquement la forme de la calandre et celle des phares.

En conséquence, l’offre est complètement laminée et réduite à des variations de positionnement. Or, le positionnement marketing ne renseigne en rien sur ce que le designer doit faire ! Où trouver des valeurs de différenciation ?

Le marketing prospectif, lui, n’existe pas. Il est complètement paumé dès qu’il s’agit d’un produit nouveau ou d’une nouvelle technologie.

Le marketing est une démarche déductive, le design, lui, est inductif.

Prenons l’exemple significatif de Peugeot. Pardon, « Automobiles Peugeot ». Par je ne sais quelles circonstances, (si je me souviens, ils avaient entendu parler de notre travail sur la Toile Challenge pour Vuitton), on nous confie la conception du « style intérieur » (dans leur terminologie) d’une gamme de véhicules haut de gamme. Donc, trouver les matériaux, les couleurs, les aspects de surface de l’intérieur du véhicule, sièges, tableau de bord, garnitures de porte, etc.

Le brief marketing était le suivant : la cible est le possesseur d’un véhicule haut de gamme. C’est un homme de 45 ans, marié, 3 enfants, un chien, ayant fait des études supérieures, possédant une maison de campagne, faisant 30 000 kilomètres par an, prenant sa voiture pour aller travailler, possédant une deuxième voiture, ayant des revenus dépassant la moyenne nationale…

Nous voilà bien ! Que voulez-vous faire avec ça ? Ça ne nous sert strictement à rien quant à la définition et à la structuration de la gamme. C’est ce qui s’appelle enfoncer des portes ouvertes.

On décide donc de structurer la gamme du modèle le plus économique au plus coûteux en s’appuyant sur les modes de vie des CSP (catégories socio-professionnelles) et en faisant une analogie nationale.

Le modèle « nouveaux riches », américain.

Modèle show-off, mélange de styles et de genres, modèle premier prix de la gamme haute, modèle « m’as-tu vu », on est dans l’exacerbation du signe, il faut être vu, il faut avoir la plus grosse (voiture), c’est un modèle  « déco », rien n’est vrai, tout est fait pour l’esbroufe. C’est l’empire du Skaï, de la moquette synthétique, du stratifié faux-bois, du chrome. Ce n’est absolument pas architectonique.

C’est plaqué, rapporté, absolument pas intégré. C’est hyper-classique dans l’architecture, pas du tout innovant. On ne fait que repiquer et réassembler des codes existants empruntés un peu partout. Ça n’a rien de « culturel » dans la mesure où l’origine de ces emprunts et la cohérence des mélanges importent peu. Baroque, c’est de la fausse qualité, c’est du « doré ». Bref, c’est de l’anti-design !

Profil : nouveaux riches.

Le modèle « technique », typiquement germain. Il exprime de la raideur, de la froideur, de la rigueur, de la fiabilité, de la technicité. Il est élégant par sa sobriété. Chaque composant est juste, utile, économe en signe. Il exprime la puissance sereine, non-ostentatoire. Il n’est pas innovant dans ses formes, il l’est dans sa technologie, invisible, sous-jacente. Il est d’un grand classicisme, contemporain et pérenne. La fonctionnalité prime ainsi que la puissance, l’économie, le confort.

Il y a un juste équilibre entre l’intérieur et l’extérieur. C’est un modèle qui peut vieillir sans perdre ses attributs, qui peut devenir un modèle de collection.

Profil : parvenus, hommes d’affaires, industriels qui n’ont plus rien à prouver.

Le modèle « sport », typiquement latin. Il exprime la virtuosité, le risque, la dangerosité. La performance prime au détriment de la sécurité. Il n’est pas confortable, il est même « spartiate » tout ayant été fait pour améliorer la performance. C’est un produit d’évasion, de plaisir. Son « utilité » est entachée des plus grands doutes. Il est doté de tous les attributs et de tous les accessoires de la performance. Il devrait être vendu avec un casque sur la plage arrière.Le tableau de bord pourrait être composé d’éléments vissés sur une tôle d’alu façon « proto ». Mécanique rustique, grille de changement de vitesse apparente, absence totale de « garnitures ».

Profil : jeune cadre dynamique, créateur de start-up.

Le modèle « salon », typiquement anglo-saxon. La voiture est un prolongement externe de l’habitation, c’est une « maison ambulante ». On doit donc y trouver le même confort, les mêmes services, la même intimité, la même personnalisation. Moyennant quoi on peut faire dans le meuble meublant, y retrouver de belles matières authentiques, de la loupe d’orme, du velours, de la moquette en laine, un bar et pourquoi pas des tringles à rideaux en cuivre. C’est un système complètement intégré, il s’agit d’un confort et d’un plaisir pour soi ; il n’est en aucun cas tourné vers l’extérieur. Il pourrait avoir des vitres teintées, histoire de préserver son intimité tout en conservant un lien social évident et de bon aloi. La performance mécanique n’est plus à l’ordre du jour, la fiabilité est le résultat de la sous-exploitation des performances.

Profil : retraité, patriarche, rentier.

Le modèle « classique contemporain », typiquement français. C’est propre, pas dénué d’une certaine chaleur, moderne sans être avant-gardiste, prudent. Un modèle qui présente une certaine élégance discrète mais sûre d’elle-même et des valeurs qu’elle véhicule.

Profil : bourgeois provincial.

Je suis un peu long, mais cela permet, je l’espère, de saisir la nature du problème.

Arrivés à ce stade, les trois-quarts du boulot sont faits. Pourquoi diable un directeur marketing est-il incapable de faire cela ?

On illustre ce discours par des concept-boards (analogies visuelles représentatives des différentes orientations), par des échantillons de matières et de couleurs. On applique sur des représentations d’intérieurs de véhicules.

Présentation à nos commanditaires. Révolution dans Landernau ! Ils sont tous subjugués ! Ils n’ont jamais vu ça ! Comme quoi, de temps en temps, sortir ses poubelles a du bon. Ils sont enthousiasmés, pas tant par les résultats que par la façon de les présenter. C’est sûr, notre présentation est argumentée, notre démarche est rationnelle, on ne s’appuie pas sur du subjectif. Ce n’est pas du « j’aime – j’aime pas » !

Tant et si bien que le ban et l’arrière ban sont convoqués, direction, marketing et responsables de tout poil, pour voir ça. On nous demande de réitérer notre prestation sous les yeux ahuris de cet aréopage.

Ils embarquent le tout et nous n’entendons plus parler de rien. Notre étude semble s’être perdue dans le sable.

Incapables d’en faire autant, ils sont prompts à s’approprier les idées des autres et à disparaître dans la nature !

Le marketing a également introduit des notions catastrophiques au sein de l’entreprise ! « La qualité du produit doit être la plus basse possible, pour le coût admissible par le client » (Sic) Extrait d’un cours de marketing. Quand on lit ça, on ne doit plus s’étonner de se voir devancé par d’autres qui n’ont pas appliqué cette formule magique. Là, on est sûr de ne pas capitaliser sur une image de fiabilité, on est sûr de ne pas revoir le client une deuxième fois !

Le designer va, en outre, mettre dans le produit nombre de choses qui ne lui sont pas demandées. Je parle de ceux qui font correctement leur boulot ! Beaucoup de composantes ne sont pas dans le brief initial et sont pourtant capitales pour la stratégie de l’entreprise. Il s’agit, par exemple, de créer des constantes d’identification de la marque (un répertoire géométrique, une décomposition colorée), de la structuration en gamme avec des principes unifiants et d’autres séparants, d’assurer une cohérence entre les modèles. Toutes choses qui se font à l’insu des demandeurs et qui n’apparaissent qu’à terme, si la collaboration dure suffisamment longtemps.

Il y a des marketeurs qui, s’appuyant sur des études consommateurs, vous donnent des conseils et préconisent ce qu’il convient de faire. La nature a horreur du vide, c’est bien connu… Le produit, dans sa virginité originelle, fait peur… Aussi, vous proposent-ils des « enrichissements », des « enjolivements », des « habillements », des « fioritures », des « ornements » pour rendre les choses plus acceptables. Adolf Loos doit se retourner dans sa tombe. Est-ce structurellement nécessaire ? Est-ce fonctionnellement utile ? Ces coûts supplémentaires sont-ils indispensables ? La réponse est « non », alors au diable toutes ces futilités.

Il est totalement surprenant de constater que l’enseignement dans les écoles de design se fait sur des « one shot », sur des produits isolés, totalement dégagés de toutes contraintes d’image de marque ou d’effet de gamme ! On est loin de la réalité.

L’industrie a visé dans un premier temps à créer quantitativement des produits. La segmentation des marchés a introduit des variations qualitatives quant à la définition du même produit. Le but avoué était d’élargir les marchés. Le design a trouvé dans la matérialisation, la concrétisation de « la juste définition » du produit un de ses principaux débouchés.

Cette tendance s’est accélérée jusqu’à atteindre des paroxysmes sur lesquels le marketing est revenu depuis. La multiplication des modèles et des référencements à l’infini étant incompatible avec des impératifs de « bonne gestion » et de « rentabilité industrielle ».

C’est encore un des rôles du design que de pratiquer ce qu’on appelle « la clarification de l’offre », c’est-à-dire de déterminer quel produit pour quel usage, quel segment, quel recouvrement de marché, et ce, comme simple préalable stratégique (au niveau du cahier des charges) au démarrage d’une étude de design.

Il s’agit de trouver le juste équilibre entre le nombre de références à concevoir, produire et gérer et la couverture du marché.

La demande formulée ne concerne, dans la majorité des cas, « qu’un » produit (selon le sacro-saint principe de la minimisation de la demande). Mais comment voulez-vous faire un travail sérieux sans se situer par rapport à l’ensemble du marché et par rapport à l’ensemble de l’offre de l’entreprise ?

« C’est là le travail du marketing », me direz-vous. Exact, mais l’expérience montre que pour des raisons obscures, les services marketing internes aux entreprises ne sont ni armés, ni outillés pour résoudre ce type de problème. Si les designers trouvaient ce type d’information dans le brief client, ils n’auraient pas à s’en soucier. Faute de quoi ils ont à le faire (à défaut de le vendre).

Les techniciens – Leur meilleure défense est : « Ce n’est pas possible ! »

Je ne parle pas des ingénieurs, cette espèce qui a du poil dans les oreilles, toujours raison et des théories vaseuses sur tout. Il y a belle lurette qu’ils ont fui les bureaux d’études.

Non, je parle des « technicos » : notre deuxième catégorie d’interlocuteurs. En général, ils sont gentils et tâtasses. Il ne faut pas leur en vouloir, on ne leur a jamais appris autre chose que de savoir choisir un boulon de 8 dans un catalogue. Le plus souvent, ils commencent par nous regarder du coin de l’œil, en pensant très fort : « Qu’est-ce que c’est que ces petits cons ? C’est encore les gars du marketing qui nous les ont re-foutus dans les pattes, rien que pour nous emmerder ! » Et puis, très rapidement : « Toi, mon vieux, patience, je ne vais pas te louper. » Forcément, ils voient débarquer des godelureaux qui viennent leur apprendre leur métier. « Moi, Monsieur, ça fait trente ans que je dessine des lunettes de chiottes, vous n’allez pas m’apprendre mon métier ! » Combien de fois n’avons-nous pas entendu ce refrain et ce dans toutes les spécialités ?

Donc, il faut les reprendre dans le sens du poil, leur montrer qu’on en sait autant qu’eux en technologie et même parfois plus. Autrement dit qu’on va pouvoir discuter entre nous en terrain connu. D’aucuns tenteront encore quelques petits pièges pour nous faire trébucher mais ça se calme assez vite.

D’autant qu’ils découvrent rapidement que nous sommes une sorte de rempart qui les protège de leurs ennemis du marketing. C’est vrai que ces gens-là n’y connaissent rien et demandent l’impossible.

Par ailleurs, ils découvrent aussi bien vite que leur meilleure parade « c’est impossible » pour éviter de se bouger le cul, n’est pas toujours opérationnelle et que nous sommes là pour leur répondre « Si, c’est possible » suivi immédiatement de leur part par un : « Prouvez-le. » Et il faut le leur prouver. Ces gens-là ne croient que ce qu’ils voient.

Alors à quoi joue-t-on ? À tire-tire ? C’est qui, qui fait quoi ? À nous l’honneur, on tire les premiers.

À nous de démêler le fatras du « brief » marketing, à nous de lever les doutes, à nous de faire prendre des décisions sur des axes stratégiques. En fait, on déblaye le terrain. Chose que les techniciens apprécient au plus haut point car ils en ont marre des atermoiements de ces messieurs et détestent changer cent fois d’orientation sur un projet avec des délais et des objectifs qui eux ne bougent pas.

À eux de nous communiquer les contraintes techniques liées à la faisabilité économique du projet.

Partant de là, notre rôle est de faire le mixage de tout cela dans une approche globale, en remettant l’utilisateur final au centre du processus de conception.

D’où l’usage, l’ergonomie, la sécurité, l’accessibilité, la maintenance, l’appropriation, etc.

Comment communique-t-on les résultats de nos élucubrations ? Il faut pouvoir être compris par les hommes du marketing et par les techniciens. Or, ils ne parlent pas le même langage. Montrez un plan à un marketeur, il ne voit même pas ce que ça représente. Donc, pour le marketing : du concret, une maquette aussi fidèle que possible, quelque chose de tangible que l’on puisse prendre en main, manipuler, qu’ils puissent tester (voire casser).

Ou une modélisation 3D en CAO, assortie de « rendus réalistes » (comme on dit) qu’on puisse faire tourner dans tous les sens. Et mieux encore, un fichier concrétisable en stéréo-lithographie (imprimante 3D pour les nuls).

Pour ma part, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’investir trop, ni en temps, ni en argent, dans un premier temps et que la maquette est largement suffisante pour obtenir une approbation sur le projet.

Les gars du bureau d’études, eux, ne comprennent que les plans. Donc, plan d’ensemble, (ou modélisation tridim) définissant le dimensionnement, l’implantation des différents organes, les différentes pièces, leurs assemblages, les épaisseurs matière, le moulage (dépouille, tiroirs etc.).

Après accord, c’est sur cette base que le projet va pouvoir se développer.

C’est là que la tentation est grande de nous dire : « Merci ! On n’a plus besoin de vous. Le reste, on s’en charge… »

Erreur ! Gravissime erreur ! Un concept, c’est bien mais si on ne maintient pas sa cohérence du début à la fin de la conception, si on ne maintient pas sa vigilance jusqu’à la production du produit fini, c’est comme si on n’avait rien fait.

Alors, va s’ensuivre une longue discussion de marchand de tapis entre marketeurs, designers et techniciens. À qui veut économiser une vis par ci, qui veut réduire telle épaisseur, qui veut augmenter la dépouille, qui ne veut pas utiliser tel matériau parce que trop cher, qui réalise une économie dans un coin et veut la réinvestir dans un autre contre l’avis unanime des autres, etc.

L’essentiel dans toutes ses modifications, améliorations, rectifications, mises au point c’est de garder le cap, de trouver les solutions locales sans altérer l’ensemble.

La décomposition du travail veut qu’au bureau d’études, l’un travaille sur telle partie, un autre sur telle autre (tout l’inverse d’une approche globale) et il est facile par petits glissements successifs de dénaturer totalement un projet si on n’y prend pas garde.

Donc, notre boulot, c’est d’avoir toujours en ligne de mire la globalité et de rester dans les clous quant à l’objectif poursuivi.

Les techniciens découvrent souvent durant cette phase qu’il peut être passionnant de travailler sur un produit motivant. Redonner la fierté du boulot réalisé. Charge à eux de réaliser les plans de fabrication.

Au passage au prototype, puis à la fabrication, nous devons maintenir la qualité (elle ne coûte pas forcément très cher). C’est souvent une question d’attention, de vigilance.

La R&D – « Les Shadocks »

Avant même le bureau d’études, il y a dans les bons cas (ça n’existe pas partout) la R&D (Recherche-Développement). Souvent, ce sont des gens qui font figure d’OVNI dans l’entreprise. Entendez par là qu’ils ne sont pas comme les autres. On les regarde avec circonspection. On les tolère parce qu’on a besoin d’eux. Ils ont en général un statut à part, souvent isolés, peut-être par crainte de contagion.

Il faut dire qu’ils sont difficilement maîtrisables.

Leur job, c’est de sortir des sentiers battus.

Dans les meilleurs cas, il s’agit souvent de jeunes recrus tout juste sortis de leurs études car ils sont, à ce moment-là, très performants et au fait des dernières évolutions. Ils ne restent dans ce statut que quelques années avant d’être absorbés par la léthargie ou les tâches administratives.

Mieux, on confie ce rôle à des stagiaires (ça coûte moins cher) qui, dans leur candeur naïve, bousculent l’institution.

Il y avait chez SEB (électroménager) un nommé Marcel Loiseau. Avec un nom pareil, on peut imaginer un être fantasque, farfelu et excentrique. De fait, il a été « l’inventeur » chez SEB. C’est de lui que proviennent la plupart des innovations de la marque. Imaginez, sur plusieurs milliers d’employés, il y en avait : un !

La FAB – « Les vrais »

Ce sont eux qui se coltinent la matière, qui s’y confrontent, qui la transforment pour en faire quelque chose. Tâche la plus noble quels que soient les moyens employés. Je pense à ces ouvrières qui croisent les bras pour pouvoir visser simultanément deux ampoules électriques dans une armoire de toilette, ou à ses femmes dites échenilleuses qui retirent les chutes d’adhésif après découpe… aux « serveurs » de presses à injecter, aux bracelets qui tirent en arrière bras et mains quand le pilon de la presse à emboutir vient ébranler le sol.

Les pièces fumantes sorties des moules, le bruit, et la fureur, les forges de l’enfer !

On n’est pas dans Zola, mais pas loin.

Vous me direz, un designer, c’est un col blanc comme les autres, un planqué. Non, cette confrontation à la matière, elle est nécessaire et où la FAB passe, le designer est passé avant, à l’origine du produit, au stade de la maquette, au moment où les choses prennent forme, où le produit se concrétise. Ce qui se conçoit bien, se maquette bien et ce qui se maquette bien, se fabrique bien !

La maquette, c’est la confrontation avec le réel. On apprend beaucoup de choses en « maquettant » le produit, même si les techniques de réalisation ne sont pas les mêmes.

Loin, loin, nous sommes loin de l’ingénieur qui après de longues études ne sait toujours rien faire de ses dix doigts. Tout ce qui n’est pas calculatoire est hors de son domaine de compétence. On rentre les paramètres dans l’équation, on tourne la manivelle et on obtient un résultat. Hors cela, point de salut !

La FAB est toujours en conflit avec le BE. La première chose à faire en arrivant dans une entreprise est de « faire descendre le BE à la fabrication ». La FAB a ses contraintes, « de vraies contraintes, matérielles, incontournables ». Elle utilise des machines qui peuvent exécuter certaines tâches et pas d’autres et bien souvent, ces contraintes ne sont pas intégrées dès la conception. Cela implique des retours en arrière, des modifications coûteuses en temps et en argent. Tout comme l’ergonomie ou l’analyse de la valeur, les contraintes de FAB doivent être prises en considération dès la conception. Et pour cela, il faut les connaître…

Il y a aussi le bureau des méthodes, les responsables de la Taylorisation. Les saucissonneurs, les découpeurs en tâches élémentaires, les bougres qui font en sorte qu’on ne sache plus ce que l’on fait, qui vous déresponsabilise, qui vous prive de la finalité de votre travail, qui vous abêtisse jusqu’à vous transformer en automate. Ceux-là ne sont pas nos copains…Les choses changent un peu avec l’automatisation, la commande numérique, les lignes de production intégrées mais il y a encore beaucoup à faire et s’il y a révolution industrielle, c’est là qu’elle doit se situer…

Le service achat – Ce sont « Les pires »

Un grand moment que le service achat ! Eux, ils interviennent en dernier. Lorsque tout est fait, que tout est bouclé. On se dit : le projet est dans le tube, tout va bien.

Eh bien, non ! Il y a encore le service achat. Qu’est-ce que le service achat ? Ces types sont là pour passer les commandes et faire des économies. Ils ont un pouvoir formidable : celui de choisir les fournisseurs. Les rois de la calculette, ils convertissent tout en euros. Ils baignent dans le quantitatif. Ils n’ont qu’un mot à la bouche : « combien ? » Ça leur permet de comparer des choux et des carottes en équivalent euros. Ils jubilent quand ils ont trouvé moins cher. C’est leur rôle et c’est désastreux. Ce qui est moins cher à l’achat s’avère être une catastrophe économique au bout de quelques années. Il faut tout recommencer et ça coûte nettement plus cher ! Mais ils s’en foutent !

Ils n’hésitent pas à vous traiter d’imbécile en soutenant mordicus qu’une tôle peinte à la même longévité qu’une tôle émaillée, qu’un marquage en adhésif laminé a les mêmes qualités qu’un adhésif moulé, qu’une sérigraphie équivaut à un teinté masse, etc. Bon nombre de projets ont été ruinés par le service achat. Des rouges devenus roses en quelques années, des marquages qui se ratatinent au soleil, j’en passe et des meilleures.

Du pouvoir qu’ils ont, ils tirent un incommensurable orgueil. À les entendre, on pourrait croire que ce sont eux qui font tourner la boutique. De plus, ils sont vus d’un bon œil par la direction. Qui dit économie dit marge, qui dit bénéfice et là, la direction applaudit des deux mains.

Le qualitatif, ils ne connaissent pas ! Pourtant, il est des domaines où l’absence de qualitatif ne pardonne pas, par exemple, l’image de marque ou l’identité d’entreprise.

La société qui se présente avec un logo pourri, des supports déglingués, des couleurs passées aura bien du mal à redresser la barre.

Les commerciaux – « Les messieurs – je sais tout »

Il faut accorder le produit à la demande.

C’est nettement plus simple à vendre.

Les commerciaux, eux, sont en contact avec le client. Eux savent ce que les clients veulent, ils connaissent leurs besoins. Il faut les écouter. Si le client veut du rose, faisons du rose ! Le problème est que son voisin veut du vert ! Les désirs et les souhaits de la population sont infiniment variés et donc impossibles à satisfaire individuellement. C’est généralement ce qui ressort des études consommateur.

Je parle ici de consommateurs et pas d’utilisateurs. L’utilisateur, lui, intervient après l’acte d’achat quand il a acquis le produit et qu’il cherche à s’en servir.

Quand on demande aux gens : « Vous l’auriez vu comment, autrement ce produit ? », ils ne pensent même pas à dire qu’ils l’auraient souhaité moins cher, plus fiable et plus durable.

De plus, ces désirs et ces souhaits ne s’appliquent que sur des produits existants. Ils n’ont aucun caractère prospectif.

Le rôle du designer est d’interpréter cette masse de données, d’en tirer la quintessence et de la traduire en exigences exploitables pour créer de nouveaux produits.

« Le designer a une démarche synthétique, la morphologie (pourquoi seulement la morphologie ?) du produit doit répondre aux attentes du consommateur et aux contraintes de production. »

Voilà ce qu’on entend à longueur de temps ! « Consommateur, dis-moi ce que tu attends, je vais te le faire… »

Je vais encore mettre les pieds dans la mare mais le consommateur n’attend rien ! Le consommateur, il pionce ! Allez… De quoi auriez-vous envie ?

Pas un gramme d’imagination, pas le soupçon de la plus petite idée, il n’en sait rien le consommateur.

Il consomme ce qui est disponible sur le marché.

Il faut lui offrir quelque chose pour qu’il en ait envie.

Quel consommateur a un jour exprimé un besoin de Smartphone ou de tablette ? Ou d’épluche-patates ou d’écorche-tomates ?

Une nuance capitale : il faut offrir au public, non pas ce qu’il aime, mais ce qu’il peut aimer. Là réside la différence entre démarche déductive et démarche inductive.

Entendons-nous sur le terme « attente ». D’aucuns le définissent comme le service que le « consommateur » attend du produit. Mais pour qu’il en espère quelque chose, il faut que le produit existe, qu’il en ait entendu parler. Le problème du concepteur, lui se situe en amont !

De même, contrairement à ce que l’on entend souvent « on ne crée pas le besoin ». On révèle par un produit un besoin sous-jacent, existant mais non formulé et inconscient. Ce qui est créé, c’est la dépendance par rapport au produit et dans ce cas, l’utilisateur a sa part de responsabilité. On devient dépendant parce qu’on le veut bien. Comment faisait-on avant que le produit n’existe ?

Il y a eu des chantres de la statistique qui ont fait des études sophistiquées pour connaitre les goûts du public. « Quel est le meilleur bruit que doit faire un réfrigérateur ? » (Duchamp – Arts et Métiers). Question stupide… On demande à un réfrigérateur de faire du froid et de ne pas faire de bruit, c’est tout. Il ne faut pas se gourer quant au sens de l’histoire.

Les Dir-Com – « Le dessus du panier »

Généralement arrivés à ce poste par piston, relation, magouille, intrigue, manœuvre, les directeurs de communication sont toujours « d’un bon milieu ».

Ils affichent un goût prononcé pour les grosses voitures et ont la photo de leurs enfants sur leur bureau.

Ils sont en général très exigeants vis-à-vis de leurs collaborateurs et pas vraiment vis-à-vis d’eux-mêmes.

Dans les trois quarts des cas (ne connaissant pas grand-chose à ce qu’ils sont censés faire), ils vont s’appuyer sur l’extérieur pour asseoir leur position dans l’entreprise. Le procédé est simple. Il leur suffit de demander un diagnostic et une « reco » sur la stratégie à suivre en faisant miroiter une éventuelle mission, de paraître sceptique lors de la présentation, et donc de congédier ses interlocuteurs, et d’empocher le tout en se l’appropriant.

Le cadre stratégique

Le cahier des charges est le document remis par l’entreprise qui est censé donner aux designers l’ensemble des contraintes et des objectifs liés au projet.

On comprend la misère de l’industrie française à voir la qualité des cahiers des charges qu’elle peut proposer.

« Voilà, on a fait ça… Alors maintenant, vous m’arrangez ça… Il faut que ce soit beau… que ça plaise… que ça se vende… »

Je me remémore le cahier des charges pour un nouvel indicateur d’itinéraires RATP.

« Le système doit être vivant, innovant, spectaculaire, irrationnel, voire fou. La magie dégagée par ce produit sera aussi importante que le service réel rendu. »

Hardi petit ! Ce qui est extraordinaire, c’est que lors de la présentation du projet, on vous demande comment la machine à nettoyer le sol va pouvoir passer auprès du mobilier que vous avez conçu ! (Expérience vécue pour le moins cocasse).

Dans la majorité des cas, on vous demande la lune. Répondre à la demande, c’est résoudre la quadrature du cercle. Il faut être un peu barge pour travailler à partir de prescriptions pareilles. C’est à chaque fois mission impossible !

Alors, le premier boulot du designer est de reformuler le cahier des charges. À ce stade, il est indispensable d’aider votre interlocuteur à se définir, à déterminer quels sont ses axes stratégiques, quelles sont ses options et quelle est la voie dans laquelle il veut s’engager. Alors forcément, ça devient un peu plus complexe. En fait, il faut lui apprendre son métier. Mais il faut le faire avec doigté, l’air de rien, pour ne pas froisser sa susceptibilité. Bien souvent, on vous regarde alors avec étonnement : pourquoi tant de préventions et de complexité alors que la demande est si simple ?

« Bon, il faut faire un truc, quoi ! Ce n’est pas sorcier ! Démerdez-vous… »

Le designer met toujours les pieds dans le plat.