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À l’heure où notre planète tend à s’ériger en un « village planétaire », selon l’expression de Marshall McLuhan (The medium is the Message, 1967), les « damnés de la terre » (selon le titre éponyme de l’ouvrage de Frantz Fanon paru en 1961) voient dans le continent européen un véritable Eldorado, promesse d’une vie meilleure. Ils n’hésitent donc pas à parcourir des milliers de kilomètres à pied, à se dissimuler dans des véhicules, coincés sur des essieux ou étouffés dans un coffre, ou encore à s’entasser sur des bateaux de fortune pour rejoindre cette nouvelle terre promise. Ce constat est d’autant plus d’actualité qu’il ne se passe désormais plus une semaine sans que les médias ne relatent l’arrestation par les forces de l’ordre d’émigrés clandestins présents sur le territoire européen, l’arraisonnement en haute mer par les garde-côtes d’un navire-poubelle bondé de clandestins, l’arrivée d’émigrés moribonds sur une plage du littoral européen ou encore le naufrage d’une « coquille de noix » surpeuplée qui tentait de rejoindre les côtes européennes. Face à cette situation, les deux Europes s’organisent. En effet, si la lutte contre l’immigration clandestine constitue aujourd’hui l’une des priorités de l’Union européenne, l’immigré irrégulier n’est pas pour autant complètement absent des préoccupations du Conseil de l’Europe et plus particulièrement des mécanismes de protection prévus par la Convention européenne des droits de l’homme. L’ouvrage aborde la question de l’immigration irrégulière en Europe à la fois sous l’angle de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. Sa structuration autour des thèmes de l’accès, du séjour et du retour du migrant en situation irrégulière permet un regard croisé de spécialistes du droit de l’Union et de la Convention européenne des droits de l’homme qui intéressera tout autant les universitaires que les professionnels, et ce tant en raison des conclusions théoriques que des perspectives pratiques qu’ils formulent dans cet ouvrage collectif.
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Seitenzahl: 466
© Groupe De Boeck s.a., 2012
EAN : 9782802738862
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Éditions Bruylant
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ISSN 2294-5571
La collection Rencontres europénnes publie des ouvrages collectifs ayant trait aux questions européennes d’actualité et notamment celles concernant l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. Les titres qui la compose s’adressent, d’une part, aux praticiens, aux entreprises, aux collectivités territoriales et à leurs conseils et, d’autre part, au monde académique et universitaire
La collection
RENCONTRES EUROPÉENNES
est dirigée par
Stéphane LECLERC
MEMBRES DU COMITÉ SCIENTIFIQUE
M. Jean-François AKANDJI-KOMBÉ
M. Claude BLUMANN
M. Jean-Yves CARLIER
Mme. Constance GREWE
M. Joël LEBULLENGER
M. Rostanne MEHDI
M. Frédéric SUDRE
M. Sean VAN RAEPENBUSCH
M. Denis WAELBROECK
Liste des auteurs
JEAN-FRANÇOIS AKANDJI-KOMBÉ
Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Coordinateur général du Réseau académique européen sur les droits sociaux
JEAN-YVES CARLIER
Professeur aux Universités de Louvain et de Liège
Avocat au barreau de Nivelles
CATHERINE-AMÉLIE CHASSIN
Maître de conférences HDR à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
GRÉGORY GODIVEAU
Maître de conférences à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
ANNE-SOPHIE LAMBLIN-GOURDIN
Maître de conférences HDR à l’Université de Nantes
Membre de Droit et Changement Social (DCS), UMR CNRS 3128
JEAN-MANUEL LARRALDE
Professeur à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
STÉPHANE LECLERC
Maître de conférences HDR à l’Université de Caen Basse-Normandie
Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
Chaire Jean Monnet
MURIEL LE BARBIER-LE BRIS
Maître de conférences HDR à l’Université de Rennes I
Membre de l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe (CEDRE-IODE), UMR CNRS 6262
MARIE-JOËLLE REDOR-FICHOT
Professeur à l’Université de Caen Basse-Normandie
Directrice du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit (CRDFED), EA 2132
HÉLÈNE SURREL
Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon
Membre de l’Institut de droit européen des droits de l’homme (IDEDH), EA n° 3976
Liste des principales abréviations
Quelles Europes et quel(s) droit(s) pour quels migrants irréguliers ?
par Jean-Yves CARLIER Professeur aux Universités de Louvain et de Liège Avocat au barreau de Nivelles
L’interrogation ici proposée par les organisateurs du colloque ne manque pas de richesse. En substituant, pour cette contribution, le pluriel des « migrants irréguliers » au singulier du « migrant irrégulier » inscrit au titre de l’ensemble du colloque, les organisateurs permettent d’emblée de s’interroger sur la pluralité des sujets concernés (I.) dans le cadre – qui, lui, demeure pluriel – des Europes (II.) à propos d’une intrigue : un droit simple ou des droits complexes, selon que la parenthèse encadrant les lettres « s » est ou non retenue (III.).
Ici, comme ailleurs, le juriste doit prendre acte de la complexité du réel et, tout en tendant à l’organisation par classification, accepter que celle-ci sera plurielle.
I. – Les sujets : les migrants irréguliers
Selon une définition classique du dictionnaire Robert, le sujet peut être une personne soumise à une autorité souveraine comme à une observation sous forme d’étude. Tel est déjà le double sens du migrant irrégulier lorsque son rapport à la souveraineté par le droit fait l’objet d’une journée d’étude. Trois remarques permettent de délimiter ce sujet d’étude.
A. – Migrant
La première remarque porte sur le concept de migrant. Opposée à la notion de sédentaire, la notion de migrant semble avoir été ici préférée à la notion d’étranger, que l’on opposerait à celle de national. On y décèle peut-être une influence de l’anglais qui parle plus volontiers de Migration Law que de droit des étrangers. La notion de migrant souligne mieux la cause du statut particulier de ces personnes, le déplacement dans l’espace, plutôt que sa conséquence, le fait de ne pas avoir la nationalité du pays de résidence. Le lien entre les deux – migrant et étranger – est toutefois patent. Ainsi, la Convention des Nations unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille précise que « l’expression “travailleur migrant” désigne les personnes qui vont exercer, exercent ou ont exercé une activité rémunérée dans un État dont elles ne sont pas ressortissantes »1. Si l’on excepte ici la qualité de travailleur pour s’en tenir au migrant, on relève, d’une part, la définition en négatif, par opposition au ressortissant, qui est caractéristique de la définition de l’étranger, d’autre part, la définition large dans le temps, déclinant le futur, le présent ou le passé, avant, pendant ou après le déplacement qui caractérise la migration. En d’autres termes, la notion de migrant s’entend ici non seulement des « flux » de nouveaux migrants mais aussi des « stocks », c’est-à-dire, formulé de façon moins économique, des personnes qui, après avoir migré, se sont installées, voire sont descendantes, de migrants, tout en demeurant migrantes au sens de ressortissantes du pays de résidence. S’agissant de la définition classique de l’étranger, par opposition au national, on ne fera pas ici de longs développements pour souligner simplement l’incidence notable que l’évolution de la notion de nationalité et du droit de la nationalité peut avoir sur le droit des étrangers2.
B. – Irrégulier
L’irrégularité qui caractérise le sujet migrant ici étudié peut également s’interpréter dans deux sens différents. Tantôt, il s’agit simplement de s’attacher à la durée de résidence du migrant et de considérer qu’après une certaine durée de résidence, celle-ci est « régulière ». Tantôt, plus fréquemment, il s’agit de juger du caractère légal ou illégal du séjour du migrant, selon que ce séjour a été ou non officiellement autorisé et est avalisé par un document valant titre de séjour. L’irrégulier est alors le sans-papiers. Les deux acceptions peuvent se rejoindre, un séjour régulier, au sens de long, pouvant ouvrir droit à un séjour régulier, au sens de légal. Tel est l’objet des procédures de régularisation3. Début du XXe siècle, les premiers réfugiés auxquels fut délivré le « passeport Nansen » étaient simplement des migrants qui ne disposaient plus de documents nationaux valables pour leur permettre de voyager4. Aujourd’hui, le « undocumented immigrant » est « a person who is not a national […] and who has been residing, or is physically present with the intention to reside […] for a substantial period of time ; and lacks valid immigration documents »5. C’est en ce sens de « sans-papiers », plus neutre que celui de « clandestin », que l’on entendra ici les différentes catégories d’étrangers irréguliers.
C. – Pluriel
Car telle est bien la troisième remarque. Pas plus qu’il n’est une seule catégorie d’étranger, il n’est une seule catégorie d’étranger irrégulier. Sauf à se limiter à la logique binaire qui permet d’opposer l’étranger irrégulier à l’étranger régulier, de même que l’on oppose l’étranger au national, il convient d’admettre qu’au sein de la catégorie des étrangers irréguliers, les sous-catégories sont multiples, comme elles le sont au sein de la catégorie des étrangers en séjour régulier. Ainsi, un citoyen européen sans-papiers disposera de bien plus de droits qu’un ressortissant d’État tiers sans-papiers, puisqu’aussi bien la régularité du séjour d’un citoyen européen n’est pas conditionnée par un titre de séjour. Dès 1976, la Cour de justice précise que « le droit pour les ressortissants d’un État membre d’entrer sur le territoire d’un autre État membre et d’y séjourner est directement conféré […] par le traité […] indépendamment de tout titre de séjour délivré par l’État d’accueil »6. En conséquence, « la simple omission, par le ressortissant d’un État membre, des formalités relatives à l’accès, au déplacement et au séjour des étrangers […] ne saurait, à elle seule, justifier […] une mesure d’éloignement »7. Aujourd’hui, la directive 2004/38/CE précise que « pour les séjours d’une durée supérieure à trois mois, l’État membre d’accueil peut imposer aux citoyens de l’Union de se faire enregistrer auprès des autorités compétentes » (art. 8 § 1er) et que « le non-respect de l’obligation de demander la carte de séjour peut être passible de sanctions non discriminatoires et proportionnées » (art. 8 § 2 et art. 9 § 3)8. Telles sanctions se conçoivent comme des amendes, non comme des mesures d’éloignement du territoire. Ce n’est pas dire que la liberté de séjour du citoyen européen n’est soumise à aucune limite. Il existe des limites tirées de l’ordre public, de la sécurité publique et de la santé publique, examinées en détail par Stéphane Leclerc lors de précédentes Rencontres européennes9. Mais précisément, la Cour de justice soulignait, dans la même affaire Royer en 1976, que l’omission de formalités relatives au séjour n’était, pour un ressortissant d’un État membre, « pas de nature à constituer un comportement menaçant l’ordre et la sécurité publics »10.
Comme les citoyens européens, les réfugiés, ou plus exactement les demandeurs d’asile qui sont candidats réfugiés, bénéficieront, s’ils sont « sans-papiers » et entrent irrégulièrement sur le territoire, de plus de droits que l’étranger de droit commun qui se retrouve dans la même situation. Certes, la Cour EDH ne reconnaît pas une entrée régulière à l’étranger sans-papiers du seul fait de sa demande d’asile. La Cour admet toutefois que « pour ne pas être taxée d’arbitraire, la mise en œuvre de pareille mesure de détention [à la suite de l’entrée irrégulière du demandeur d’asile] doit se faire de bonne foi » tout en considérant que le critère de proportionnalité appliqué est le même que celui relatif à un étranger présent sur le territoire11. Des juges dissidents avaient considéré pour leur part que « les demandeurs d’asile qui ont présenté une demande de protection internationale se trouvent ipso facto légalement sur le territoire d’un État »12. Cette dispense de documents pour le candidat réfugié pourrait, selon certaines doctrines, se déduire des articles 31 et 33 de la Convention de Genève interdisant la sanction et le refoulement du réfugié, même en situation irrégulière. Le Conseil d’État français a, de même, considéré que la réserve des traités internationaux limitant l’exigence des documents requis « vise en particulier la Convention de Genève […] dont les stipulations font obstacle à ce que [d]es documents […] puissent être exigés des personnes qui, demandant à entrer sur le territoire français, peuvent prétendre à la qualité de réfugié au sens de l’article 1er de la Convention ». En conséquence, aucune disposition de droit interne « n’a à dispenser expressément les personnes pouvant prétendre au bénéfice de la Convention de Genève de la présentation de documents »13. Le débat demeure ouvert. Je considère, pour ma part, que ces dispositions de la Convention de Genève n’induisent pas automatiquement un séjour régulier de tout demandeur d’asile, mais conduisent à un examen renforcé de la proportionnalité des mesures prises à son encontre, dont la privation de liberté14. La pluralité des formes d’irrégularité de séjour, et des mesures y adoptées, se complexifie encore dans d’autres situations de double vulnérabilité comme celles de l’étranger irrégulier qui est un enfant ou un sans-abri. S’agissant de la protection de l’enfant, la Cour EDH n’exclut pas que, s’il est également étranger, il puisse aussi être détenu pour le motif de l’illégalité de son séjour (CEDH, art. 5 f) en manière telle que la détention de l’enfant pour son éducation surveillée (CEDH, art. 5 d) « renferme en réalité un cas spécifique, mais non exclusif, de détention de mineur d’âge »15. Bien qu’adoptée à l’unanimité, cette protection timorée que la Cour accorde à l’enfant contre sa privation de liberté me paraît critiquable. Certes, la Cour reconnaît, dans la même affaire, que la vulnérabilité particulière de la privation de liberté de l’enfant étranger irrégulier doit conduire à des modalités spécifiques de privation de liberté mais elle ne reconnaît pas que l’enfant ne puisse être privé de sa liberté que pour son éducation surveillée.
Le Comité des droits sociaux paraît, en ce domaine des étrangers en séjour irrégulier, faire preuve d’une interprétation plus soucieuse d’une entière protection des personnes vulnérables. Le doyen Akandji-Kombé, qui scrute la jurisprudence du Comité depuis plusieurs années, notamment dans sa chronique à la Revue trimestrielle des droits de l’homme, a attiré l’attention sur ce point. Le paragraphe 1er de l’Annexe, relatif au champ d’application de la Charte sociale européenne révisée limite, en principe, le champ d’application personnel de la Charte aux étrangers qui « sont des ressortissants des autres Parties résidant légalement ou travaillant régulièrement sur le territoire de la Partie intéressée ». À la lumière d’une interprétation téléologique, le Comité a considéré que cette restriction au champ d’application de la Charte « ne doit pas produire des conséquences préjudicielles (sic) déraisonnables lorsque la protection des groupes vulnérables est en jeu »16. C’est précisément en faisant référence à l’arrêt Mubilanzila précité que le Comité européen des droits sociaux va considérer qu’il y a « nécessité de concilier la protection des droits fondamentaux et les impératifs de la politique d’immigration des États », mais pour franchir un fossé qui ne traverse pas le champ de la CEDH, en excluant les étrangers irréguliers du champ d’application du texte17. En conséquence, au regard du logement, « les objectifs de la politique d’immigration des États ne sauraient être conciliés avec leurs obligations en matière de droits de l’homme si l’on déniait aux enfants, quelle que soit leur situation au regard de la résidence, une protection minimale et si leurs conditions de vie intolérables n’étaient pas prises en compte »18. On notera toutefois que, dans cette affaire DEI, le Comité ne condamne pas les Pays-Bas au regard du droit au logement (art. 31 § 1er de la Charte sociale), dont le nécessaire caractère permanent irait à l’encontre des droits des États d’avoir une politique migratoire restreignant le séjour des étrangers irréguliers, mais au regard de l’incapacité de prévenir ou de réduire l’état de sans-abri (art. 31 § 2 et art. 17 § 1er de la Charte sociale). En outre, « le Comité juge nécessaire de rechercher des solutions alternatives à la détention [des enfants étrangers en séjour irrégulier] afin de préserver l’intérêt supérieur de l’enfant »19.
On le voit, la diversité des migrants irréguliers est certaine. Elle peut se classer selon divers critères : le temps et la durée de présence, opposant le nouvel arrivant au résident de longue durée, l’espace opposant le membre d’une communauté supranationale, comme le citoyen européen, au membre d’une nation jugée éloignée, la catégorie différenciant selon des critères d’âge, de sexe, de vulnérabilité. Dans les faits, quels que soient les discours, on constate qu’une immigration irrégulière est largement tolérée20 et peut constituer quantitativement une population non négligeable. Si, par hypothèse, les chiffres de l’irrégularité sont incertains, les évaluations avancent souvent une proportion de 10 % des migrants. Aux États-Unis, il y aurait douze millions de migrants sans-papiers21. En évoquant ainsi la pluralité des sujets qui peuvent être des étrangers irréguliers, on relève déjà la diversité des acteurs. Non seulement, il y a les municipalités, les régions, les États22, mais il y a aussi les Europes.
II. – Les acteurs : les europes
C’est à bon droit que les organisateurs invitent à une interrogation plurielle : quelles Europes ? Pour tenir compte de droits vivants dans les jurisprudences, on se limitera à deux Europes : l’Union et le Conseil.
A. – L’Union européenne
En 1957, le Traité de Rome et le droit communautaire en général ne comportent pas de dispositions particulières sur les migrations extra-communautaires. Dès 1987 toutefois, donc bien avant le développement d’un pilier relatif à la justice et aux affaires intérieures incluant les questions liées aux migrations, la Cour de justice affirme que « les politiques migratoires […] intéressent la politique sociale de la Communauté au vu, notamment, de l’influence qu’elles exercent sur le marché de l’emploi » en manière telle que, sans pouvoir les outrepasser, la Commission européenne dispose de certaines compétences pour adopter des textes relatifs à la politique migratoire des États membres23. Plus explicitement encore, l’arrêt Wijsenbeek précise que la suppression des contrôles aux frontières intérieures de l’Europe « présuppose l’harmonisation des législations des États membres en matière de franchissement des frontières extérieures de la Communauté, d’immigration, d’octroi des visas, d’asile […] »24. Dit autrement, la politique migratoire n’est pas seulement une conséquence logique de l’accroissement de la libre circulation interne, elle est aussi une condition nécessaire à la pleine réalisation de cette liberté de circulation interne. Ces liens tendus entre la politique migratoire et les contrôles – leur suppression ou restauration – aux frontières intérieures se sont à nouveau révélés entre l’Italie et d’autres États membres, en particulier la France, à la suite des plus fortes migrations de l’Afrique vers l’Italie dans le contexte des « printemps arabes ». Plus qu’à l’effacement des frontières, on assiste à leur déplacement25. Depuis ces jurisprudences, la communautarisation de la politique migratoire a consacré de larges compétences de l’Union en ce domaine26. L’article 79 § 2 lettre c du TFUE précise que « le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent des mesures dans les domaines suivants : […] (c) l’immigration clandestine et le séjour irrégulier, y compris l’éloignement et le rapatriement des personnes en séjour régulier ». C’est en effet en matière d’éloignement que les principaux textes de droit dérivé relatifs aux étrangers en séjour irrégulier ont été adoptés. Il en va ainsi de la directive « retour » déjà soumise au contrôle de la Cour de justice27. La précision « y compris » indique toutefois que le droit de l’Union pourrait s’intéresser à d’autres questions relatives aux étrangers en séjour irrégulier dont leurs droits, voire les procédures de leur régularisation.
B. – Le Conseil de l’Europe
Ici comme ailleurs, la grande Europe dispose de compétences développées de longue date par référence à la CEDH et devenues, depuis l’intérêt croissant de l’Union pour les droits fondamentaux, concurrentes de compétences plus récemment acquises par la petite Europe. Favorisant le pluralisme, conforme à l’organisation de sociétés complexes, l’évolution marque aussi la tâche du juge européen28. À la lettre, la CEDH et ses protocoles comportent peu de dispositions visant expressément les étrangers, en dehors du droit de quitter (Protocole 4 art. 2) et des garanties procédurales en matière d’expulsion que l’article 1er du Protocole n° 7 réserve toutefois à l’étranger « résidant régulièrement sur le territoire d’un État ». C’est la jurisprudence, en particulier l’interprétation par ricochet du champ d’application de l’article 3 CEDH interdisant la torture ainsi que les traitements inhumains ou dégradants, qui est venue au secours de l’étranger en séjour irrégulier soucieux d’éviter une extradition29 ou une expulsion qui pourrait lui valoir des traitements condamnables dans son pays d’origine30, fût-ce sans responsabilité des autorités dudit pays31. L’obligation qui pèse dans ce cas sur les États demeure négative. Interdiction est faite d’expulser. Obligation n’est pas faite de régulariser ou de protéger. Même la protection subsidiaire mise en place par le droit de l’Union, en complément du statut de réfugié Genève, connaît des exclusions, notamment liées aux actes commis par le demandeur de protection, que le caractère absolu de l’article 3 CEDH ignore32. En ce sens, la combinaison des deux droits européens peut être productrice d’étrangers en séjour irrégulier lorsque l’un exclut d’un droit de séjour en refusant protection (le droit de l’Union) alors que l’autre empêche l’expulsion (le droit de la CEDH).
Il est d’autres hypothèses où la jurisprudence strasbourgeoise impose aux États des obligations plus positives. Celles-ci résultent du principe de non-discrimination de l’article 14 CEDH, jugé certes accessoire à d’autres droits protégés par la Convention mais dont la portée autonome peut conduire à une protection renforcée, en particulier pour les étrangers. Ainsi, comme le sexe, la nationalité ne pourra justifier une différence de traitement exclusivement fondée sur ce critère que si elle repose sur « des considérations très fortes »33. Plus récemment, la Cour a étendu l’application du principe de non-discrimination au caractère régulier ou non du séjour. Une étrangère ne peut se voir exclue du système d’assistance judiciaire pour l’introduction d’une procédure, motif pris de l’irrégularité de son séjour, car « il devrait y avoir des raisons particulièrement impérieuses pour justifier une différence de traitement entre personnes possédant une carte de séjour et personnes n’en possédant pas »34. Déjà antérieurement, dans le cadre des nombreuses affaires relatives aux minorités russes dans les Pays Baltes, la Cour avait souligné que si les États demeuraient maîtres à la fois de l’accès à leur nationalité et de leur politique migratoire, le respect de la vie privée et familiale des étrangers devait, dans certaines circonstances, conduire à la régularisation de leur séjour. La Cour estime « que seules des raisons particulièrement graves, quant aux conditions imposées aux requérants pour l’obtention de leur régularisation, pourraient justifier un refus en la matière »35.
III. – L’intrigue : le droit
La pluralité des sujets et des acteurs relatifs à l’immigration irrégulière ici soulignée laisse entendre que l’intrigue que le droit écrira au sein de cette pièce serait, elle aussi, complexe. Tel n’est toutefois pas vraiment le cas. Pour l’essentiel, le droit des étrangers en général et le droit des étrangers irréguliers en particulier, se réduit à une logique binaire : celle qui oppose la souveraineté nationale aux droits de l’homme. Selon les époques, les contextes et les sensibilités, telle ou telle branche de l’alternative l’emporte sur l’autre, privilégiant tantôt l’exclusion, tantôt l’inclusion36. Ainsi, à titre d’exemple historique de ce balancier, le XVIe siècle a favorisé la liberté de circulation avec la théorie de Vitoria (De Indis, 1539) et de Grotius (De la liberté des mers, 1609 et Le droit de la guerre et de la Paix, 1625). À cette liberté répondent dès le XVIIe siècle les théories protectionnistes de Pufendorf et de Wolff, affirmant la souveraineté de contrôle. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que les théories de Vitoria et de Grotius, favorables à la liberté de circulation, n’étaient pas étrangères aux intérêts de leurs nations dans la liberté du commerce sur terre et sur mer. Le juriste et diplomate suisse Emer de Vattel tente l’équilibre d’une synthèse. Il aborde ces questions dans son ouvrage Le droit des gens ou Principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, publié en 1758. Dans le livre I, chapitre XIX, consacré à la Patrie, il affirme le droit naturel de l’homme à vivre quelque part : « Un homme, pour être exilé, ou banni, ne perd point sa qualité d’homme, ni par conséquent le droit d’habiter quelque part sur la terre. Il tient ce droit de la Nature, ou plutôt de son Auteur, qui a destiné la terre aux hommes » (§ 229). On note là des termes que Kant reprendra expressément dans son Projet de paix perpétuelle publié en 1795, dans le troisième article intitulé : « le droit cosmopolite doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle ». Tel est l’équilibre avec la souveraineté car, au-delà de ce droit général, poursuit Vattel, « toute nation est en droit de refuser à un étranger l’entrée de son pays » (§ 230) car une nation doit veiller à sa propre sûreté. Mais cette souveraineté, découlant du droit de domaine, forme publique du droit de propriété, fera elle-même l’objet d’une exception de nécessité face au besoin d’asile car « comme la propriété n’a pu s’introduire qu’en réservant le droit acquis à toute créature humaine, de n’être point absolument privée des choses nécessaires, aucune nation ne peut refuser, sans de bonnes raisons, l’habitation même perpétuelle, à un homme chassé de sa demeure » (§ 231). En des termes liés aux contingences de l’époque (une Nation dont les terres suffisent à peine aux besoins des citoyens) qui peuvent aujourd’hui concerner les pays pauvres qui accueillent des réfugiés, Vattel ajoute que ce droit d’asile n’est pas absolu. La même balance des intérêts caractérise, au XIXe siècle, les travaux de l’Institut de droit international. Une résolution de l’Institut, adoptée sous forme de projet de convention lors de la session de Copenhague en 1897, est souvent citée comme exemplative de la reconnaissance d’un droit à la migration internationale. De fait, l’article premier, paragraphe premier, stipule que « les États contractants reconnaissent la liberté d’émigrer et d’immigrer aux individus isolés ou en masse, sans distinction de nationalité ». La disposition doit néanmoins être relativisée. D’une part, le projet de convention ne s’est jamais concrétisé et l’on sait qu’après l’échec de l’introduction d’un droit à la migration qu’aurait souhaité René Cassin dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, les textes de protection internationale des droits de l’homme comme l’article 12 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) reconnaissent le seul droit de sortie, sans droit d’entrée. D’autre part, le texte même de la résolution de l’Institut ajoute deux limites importantes. Le deuxième paragraphe de l’article premier précise que « cette liberté ne pourra être restreinte que par décision dûment publiée des gouvernements et dans les limites rigoureuses des nécessités d’ordre social et politique ». En d’autres termes : les limites sont possibles, il y faut un texte de loi et le respect du principe de proportionnalité. Mais surtout, l’article 2 de la résolution de l’Institut précisait : « l’émigration sera interdite aux personnes auxquelles les lois de l’État d’immigration défendent d’immigrer ». Ce faisant, le droit de sortie était lui-même conditionné par les législations sur l’accès au territoire des pays d’accueil.
À l’époque contemporaine, le débat entre souveraineté et droits fondamentaux se poursuit notamment autour de la condition du travailleur migrant lorsqu’il ne dispose pas du droit de séjour. Deux textes importants, l’un normatif, l’autre sous forme d’avis jurisprudentiel, entendent privilégier le droit du travailleur sur l’absence de droit du migrant. Il s’agit, d’une part, de la Convention des Nations unies sur les droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille du 18 décembre 1990, déjà citée37 et, d’autre part, de l’avis de la Cour interaméricaine des droits de l’homme relatif à la condition juridique et aux droits des travailleurs migrants illégaux (sans-papiers) du 17 septembre 200338. En la forme, ces deux textes souffrent de faiblesse certaine. La vingtaine d’États ayant ratifié la Convention de New York sont des pays d’émigration, non d’immigration. L’avis de la Cour interaméricaine n’est qu’un avis peu suivi d’effectivité dans les jurisprudences nationales. Sur le fond, les deux textes pèchent probablement par excès d’humanisme. Tant « l’hypertrophie du principe de non-discrimination en tant que norme de droit international général » que sa « justification expéditive » par référence à la « conscience universelle », soulignée par Jean-François Flauss, paraissent tantôt surannées, tantôt prématurées39. Toutefois, il est acquis aujourd’hui que « dans un État de droit, les illégaux ne sont pas des sans-droits »40. La Cour de justice, en interdisant la privation de liberté de l’étranger au titre de sanction du caractère irrégulier de son séjour le confirme41. La souveraineté nationale y est elle-même limitée par les objectifs du droit de l’Union européenne, en l’occurrence l’usage, selon la directive « retour », de mesures graduelles et proportionnées. Le débat se centre alors sur l’étendue et l’interprétation des droits reconnus. La confrontation entre les deux logiques, souveraineté et droits fondamentaux, paraît traverser, aujourd’hui encore, le droit des étrangers, particulièrement en séjour irrégulier. Les organisateurs de ce colloque ne s’y sont pas trompés en évoquant pour la séance de travail relative au séjour, d’une part, la « dynamique répressive » (Stéphane Leclerc), d’autre part, la « dynamique protectrice » (Jean-François Akandji-Kombé). D’autres auteurs souhaitent que la dynamique protectrice, émanation de la souveraineté généreuse, soit elle-même dépassée par celle des droits42. Plus qu’opposer les logiques ou renverser l’ordre du fort et du faible, c’est probablement la conciliation des deux qui doit poursuivre son chemin. S’inspirant de la pluralité des sujets et des acteurs en cause, il convient de dépasser le rapport binaire en constatant la pluralité déjà affirmée des droits de l’homme et encore trop ignorée des souverainetés. Du local à l’international en passant par le national, ces souverainetés s’inscrivent également dans les droits européens. Il n’est pas exclu que des institutions locales, de l’école à la municipalité, puissent, sous l’impulsion des droits européens, servir de véhicule à l’insertion d’étrangers en séjour irrégulier, insertion qui serait, ensuite, consolidée par des statuts administratifs délivrés par des institutions régionales ou nationales. Cette manière de mixité entre la responsabilité, d’une part, du privé, notamment d’opérateurs économiques et de la société civile, d’autre part, du public à différents niveaux, permet aussi, au-delà de vagues consciences universelles, d’humaniser la relation à l’étranger tout en acceptant les limites que cette même humanité s’impose.
1- Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, Résolution 45/158 du 18 décembre 1990 de l’Assemblée générale des Nations Unies, entrée en vigueur le 1er juillet 2003.
2- Pour des références voy. J.-Y. CARLIER, « Citoyenneté : la fin du privilège de naissance ? », in Mélanges François Julien-Laferrière, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 71 ; O. LECUCQ, « Réflexions autour de la singularité du national », ibid., p. 343.
3- P. DE BRUYCKER, Les régularisations des étrangers illégaux dans l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2000.
4- J.-Y. CARLIER, « Droit d’asile et des réfugiés », RCADI, 2007, t. 332, p. 186.
5- S. H. LEGOMSKY, “Portrait of an undocumented immigrant : a dialogue”, Georgia Law Review, 2009, vol. 44, p. 69.
6- CJ, 8 avril 1976, aff. 48/75, J. N. Royer, Rec. 1976, p. 497, dispositif, point 1.
7- Ibid., dispositif, point 3.
8- Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, JO n° L158 du 30 avril 2004 p. 77.
9- S. LECLERC, « Les limitations aux libertés de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique : les apports de la directive 2004/38/CE », in La libre circulation des personnes dans l’Union européenne, S. LECLERC (dir.), Bruxelles, Bruylant, coll. Rencontres européennes, 2009, p. 65.
10- CJ, 8 avril 1976, J.-N. Royer, op. cit., dispositif, point 3.
11- Cour EDH, Gr. Ch., Saadi c/ Royaume-Uni, 29 janvier 2008, req. n° 13229/03, RTD hom., 2009, p. 795, note J.-Y. CARLIER.
12- Ibid., Opinion partiellement dissidente commune aux juges Rozakis, Tulkens, Kovler, Hajiyev, Spielmann et Hirvelä, § 3.
13- Cons. d’État (fr.), 27 septembre 1985, France terre d’asile, Rec. Sirey, p. 263, Clunet, 1986, p. 347, note F. JULIEN-LAFERRIÈRE.
14- J.-Y. CARLIER, op. cit., RTD hom., 2009, p. 795.
15- Cour EDH, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c/ Belgique, 12 octobre 2006, req. n° 13178/03, § 10.
16- Comité européen des droits sociaux, 20 octobre 2009, Défense des Enfants International (DEI) c/ Pays Bas, § 37. C’est erronément que la version française se lit avec le qualificatif « préjudiciel » plutôt que « préjudiciable », la version anglaise se lisant « detrimental effect ».
17- Ibid., § 42.
18- Ibid., § 44.
19- Ibid., § 61.
20- P. A. TARAN, « Clashing worlds : imperative for a right-based approach to labour migration in the age of globalization », in Mondialisation, migration et droits de l’homme : le droit international en question, V. CHETAIL (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 403, spéc. p. 411.
21- S. H. LEGOMSKY, op. cit., p. 67.
22- On n’oubliera pas que, selon l’expression d’Henri Labayle, seuls les États « persistent à détenir le pouvoir d’admettre et d’éloigner les ressortissants étrangers », comme la crise du système européen à la suite des « printemps arabes » l’a montré en 2011. Voy. H. LABAYLE, « Conclusions », in Le migrazioni : una sfida per il diritto internazionale, comunitario e interno, U. LEANZA (dir.), SIDI, Roma, editoriale scientifica, 2005, p. 567.
23- CJ, 9 juillet 1987, aff. jtes C-281, 283, 284, 285 et 287/85, Allemagne, France, Pays-Bas, Danemark et Royaume-Uni c/ Commission (dit « Politique migratoire »), Rec. 1987, p. 3203, point 71.
24- CJ, 21 septembre 1999, aff. C-378/97, Procédure pénale c/ F.A. Wijsenbeek, Rec. 1999, p. I-6207, point 40.
25- D. DUEZ,L’Union européenne et l’immigration clandestine. De la sécurité intérieure à la construction de la communauté politique, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2008.
26- Elles ne peuvent être explorées ici. Voy. not. K. HAILBRONNER (dir.), EU Immigration and Asylum Law – Commentary, Munich, C.H. Beck – Hart – Nomos, 2010 ; P. BOELES, M. DEN HEIJER, G. LODDER, K. WOUTERS, European Migration Law, Anvers, Oxford, Intersentia, 2009 ; Y. PASCOUAU, La politique migratoire de l’Union européenne. De Schengen à Lisbonne, Paris, LGDJ, 2010.
27- Directive (CE) n° 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, JO n° L348 du 24 décembre 2008 p. 98 ; CJ, 30 novembre 2009, aff. C-357/09 PPU, S. S. Kadzoev (Huchbarov), Rec. 2009, p. I-11189 ; note J.-F. AMÉDRO, RTD hom., 2010, n° 84, p. 893. Voy. égal., outre les références citées dans cet article, K. ZWAAN (dir.), The Returns Directive : Central Themes, Problem Issues and Implementation in Selected Member States, Nijmegen, Wolf, 2011.
28- Voy. M. LEVINET (dir.), Pluralisme et juges européens des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2010. La concurrence des deux ordres juridiques européens en matière de politique migratoire transparaît nettement dans Cour EDH, Gr. Ch., M.S.S. c/ Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, req. n° 30696/09. À la différence de certains commentateurs, j’y vois une complémentarité entre les deux ordres juridiques plus qu’une incompatibilité : J.-Y. CARLIER, S. SAROLÉA, « Le droit d’asile dans l’Union européenne contrôlé par la Cour européenne des droits de l’homme », JT, 2011, p. 363. Dans le même sens voy. H. LABAYLE, « Le droit européen de l’asile devant ses juges : précisions ou remise en question ? », RFDA, 2011, p. 273 ; F. MAIANI, E. NÉRAUDAU, « L’arrêt M.S.S. c. Grèce et Belgique de la Cour EDH du 21 janvier 2011 – De la détermination de l’État responsable selon Dublin à la responsabilité des États membres en matière de protection des droits fondamentaux », Rev. du droit des étrangers, 2011, p. 3 ; F. MAIANI, C. HRUSCHKA, « Le partage des responsabilités dans l’espace Dublin, entre confiance mutuelle et sécurité des demandeurs d’asile », Asyl, n° 2/11, p. 12 ; E. DUBOUT, « Du jeu des présomptions dans un espace normatif pluraliste », La semaine juridique, 2011, p. 760.
29- Cour EDH, Soering c/ Royaume-Uni, 7 juillet 1989, req. n° 14038/88.
30- Cour EDH, Cruz Varas e.a. c/ Suède, 20 mars 1991. req. n° 15576/89.
31- Cour EDH, D. c/ Royaume-Uni, 2 mai 1997, req. n° 146/1996/767/964.
32- Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, JO n ° L304 du 30 septembre 2004 p. 12.
33- Cour EDH, Gr. Ch., Gaygusuz c/ Autriche, 16 septembre 1996, req. n° 17371/90, § 42.
34- Cour EDH, Anakomba Yula c/ Belgique, 10 mars 2009, req. n° 45413/07, § 37.
35- Cour EDH, Syssoyeva e.a. c/ Lettonie, 16 juin 2005, req. n° 60654/00 et Cour EDH, Gr. Ch., Syssoyeva e.a. c/ Lettonie, 15 janvier 2007, req. n° 60654/00, ici § 108 de la première décision. Ce constat n’est pas remis en question par la deuxième décision de la Grande chambre car celle-ci procède à la radiation de la cause, précisément en raison de la régularisation du séjour intervenue, tout en refusant de se prononcer sur la qualité du titre de séjour délivré (point 91 et s. de la deuxième décision).
36- Pour un aperçu général des évolutions historiques et de ce débat voy. V. CHETAIL, « Migrations, droits de l’homme et souveraineté : le droit dans tous ses états », in Mondialisation, migration et droits de l’homme, op. cit., p. 13 ; F. RIGAUX, « La liberté de mouvement dans la doctrine du droit des gens », ibid., p.137 ; S. SAROLÉA, Droits de l’homme et migrations – De la protection des migrants aux droits de la personne migrante, Bruxelles, Bruylant, 2006 ; J.-F. FLAUSS, « L’étranger entre souveraineté nationale et droits de l’homme – Les principes en droit international », in L’étranger face au droit, J.-Y. CARLIER (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 45.
37- Résolution 45/158 de l’ONU. Texte reproduit notamment dans le Code de droit international des droits de l’homme, O. DE SCHUTTER, F. TULKENS, S. VAN DROOGHENBROECK, Bruxelles, Bruylant, 2011.
38- Pour des commentaires voy. not., L. BURGORGUE-LARSEN, A. ÙBEDA DE TORRES, Les grandes décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 459 et références y citées, dont M. SCALABRINO, « Les travailleurs clandestins dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », in Mondialisation, migration et droits de l’homme, op. cit., p. 363 ; H. TIGROUDJA, « Le statut des travailleurs migrants au regard de la protection des droits de l’homme (nouvelle demande d’avis consultatif auprès de la Cour interaméricaine) », LPA, n° 76, 16 avril 2003, p. 3 ; L. HENNEBEL, « L’humanisation du droit international des droits de l’homme. Commentaire de l’avis consultatif n° 18 de la Cour interaméricaine relatif aux droits des travailleurs migrants », RTD hom., 2004, p. 747.
39- J.-F. FLAUSS, in L’étranger face au droit, op. cit., p. 73.
40- Opinion partiellement concordante et partiellement dissidente du juge ad hoc Jan VELAERS sous la Cour EDH, Conka c/ Belgique, 5 février 2002, req. n° 51564/99, § 3.
41- CJ, 28 avril 2011, aff. C-61/11 PPU, H. El Dridi, alias S. Karim, Nep.
42- S. SAROLÉA, Droits de l’homme et migrations, op. cit., sous-titré « De la protection du migrant aux droits de la personne migrante ».
I - L’accès
Rapport introductif Les droits du migrant irrégulier entre droits du territoire et territoires du droit
par Grégory GODIVEAU Maître de conférences à l’Université de Caen Basse-Normandie Membre du Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Évolutions du Droit
Du point de vue du droit international public général, l’accès à un territoire d’un État relève traditionnellement du pouvoir souverain qu’un État exerce sur celui-ci. Il est donc un élément du droit national du territoire. Cependant, ce pouvoir ne relève pas exactement de la compétence territoriale de l’État. Il en est bien plutôt la « condition d’exercice »1. Cette compétence ne saurait en effet s’exercer qu’après qu’une personne y a eu accès. Il implique, certes, des corollaires tels que le droit d’arrestation et de rétention des migrants irréguliers, qui relève de cette compétence. Mais il « entretient avec elle des rapports du même ordre que ceux qui unissent la compétence personnelle et l’octroi de la nationalité »2.
Précisément, compétences territoriale et personnelle posent concomitamment question dans le domaine de l’accès au territoire. En effet, les liens qu’entretient un État avec ses nationaux diffèrent de ceux qu’il mène avec les ressortissants des États tiers. Tout d’abord, et sauf exception, les premiers ont un droit à l’admission sur le territoire. Tel n’est pas le cas des seconds. Ensuite, le statut de ces derniers varie selon leur condition. Une distinction est à cet égard opérée, en droit international, entre les sujets de droit commun et les réfugiés et les apatrides. En ce qui concerne ces derniers, les États sont tenus par deux importantes Conventions largement signées et ratifiées par les États du monde (la Convention de New York du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides3 et la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés4). Quant aux sujets de droit commun, les États disposent à leur égard d’une marge de manœuvre beaucoup plus importante puisqu’ils sont (seulement) tenus par les dispositions de leur droit interne5 ainsi que par les conventions auxquelles ils se sont souverainement engagés. En ce qui concerne les États d’Europe, ces obligations internationales résultent principalement du droit du Conseil de l’Europe et du droit de l’Union européenne.
C’est dans ce cadre du droit international public général que s’inscrivent les très intéressantes communications d’Hélène Surrel (Le Conseil de l’Europe et l’accès au territoire européen) et d’Anne-Sophie Lamblin-Gourdin (L’Union européenne et l’accès au territoire européen). Hélène Surrel démontre comment, en l’absence d’un droit spécifique en la matière (au mieux en présence d’un « droit en formation »), les membres du Conseil de l’Europe doivent malgré tout respecter les obligations qui résultent de la CEDH dont différentes stipulations intéressent le sort des migrants irréguliers (dans l’encadrement de la rétention, la sauvegarde du droit à la vie et à la santé, la prémunition contre les traitements inhumains et dégradants, le respect de la dignité humaine). Anne-Sophie Lamblin-Gourdin montre, quant à elle, que la compétence de l’Union européenne en matière de frontières extérieures est l’incontournable corollaire de l’effacement des frontières intérieures. Ce pouvoir relève ainsi de l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice de l’Union européenne. Á cet égard, différents instruments du droit de l’Union contraignent et conditionnent les États membres dans leur politique d’accès à leur territoire. Le territoire européen demeure pourtant un « montage juridique » né de l’assemblage des territoires des États membres. Il n’est donc pas surprenant que ces derniers conservent d’importantes prérogatives en la matière.
L’analyse territoriale rejoint ici un examen en termes de compétences. Dans le cadre d’une compétence partagée, comme c’est le cas de l’accès au territoire, le droit européen n’est certainement pas en « territoire conquis ». Peut-on d’ailleurs, à cet égard, parler d’une véritable politique commune de l’Union ? Il est permis d’en douter. Les fondements en demeurent incertains et les possibilités de dérogations accordées aux États, par exemple en matière de regroupement familial6 ou d’égalité de traitement des résidents de longue durée7, sont assez (trop ?) nombreuses. Le Traité de Lisbonne apparaît sur ce point en demi-teinte. Car s’il pose les jalons d’une véritable politique européenne de l’immigration en lui assignant les objectifs d’« une gestion efficace des flux migratoires, un traitement équitable des ressortissants des pays tiers en séjour régulier ainsi qu’une prévention de l’immigration illégale et de la traite des êtres humains »8, et si le droit de l’Union a vocation à s’appliquer sur le territoire de l’ensemble des États membres, ces derniers n’ont pas renoncé à toute compétence individuelle sur leur propre territoire. En premier lieu, ils demeurent maîtres des volumes d’entrée des migrants9. En deuxième lieu, les garanties fondamentales accordées aux migrants irréguliers et les sanctions auxquelles ils s’exposent en tentant d’accéder illégalement sur le territoire d’un État sont variables. Une étude récente de droit comparé réalisée par le Sénat démontre, certes, une tendance générale à renforcer la répression pénale en la matière10. Il y a plus généralement, y compris sur le plan administratif, un durcissement des dispositifs juridiques. L’exemple de la récente loi française du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité11, telle qu’à peine retouchée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 juin 201112, ne démentira pas le propos.
Mais ce sont là des instruments résultant d’arbitrages politiques nationaux.
En définitive, le droit de l’immigration en Europe est avant tout caractérisé par la « variabilité » du territoire européen, pour reprendre l’expression d’Anne-Sophie Lamblin-Gourdin. Aux différences de régimes juridiques qui en résultent sur le(s) plan(s) national (-aux) s’ajoute d’ailleurs le fait que les champs territoriaux respectifs du droit de l’Union européenne et du droit européen des droits de l’Homme ne sont pas exactement les mêmes. Bien sûr les exigences du second pèsent sur tous les États membres de l’Union et s’imposent aux institutions de cette dernière en tant que principes généraux du droit. Et sur de nombreux points, par exemple en matière de rétention, les garanties offertes au migrant irrégulier par la Convention apparaissent, à la lumière des analyses d’Hélène Surrel, meilleures que celles du droit de l’Union. L’adhésion de l’Union à la Convention aura sans doute un effet d’unification. C’est ce que produit, déjà, dans une certaine mesure, l’application des conventions internationales rappelées plus haut et dont le respect s’impose à l’Union européenne.
Dans ces conditions, il n’en demeurera pas moins une approche européenne sectorielle et parcellaire. Car finalement, la variabilité territoriale évoquée demeure corrélativement le signe d’une diversité (inévitable ?) des territoires du droit. Et en définitive, dans ce système juridique complexe, n’y a-t-il pas quelque incongruité, ou au moins quelque paradoxe, à incriminer l’Europe des méfaits de l’immigration, alors que c’est aux États que revient une large part des choix, non seulement nationaux, mais également portant sur la configuration de la politique européenne de l’immigration ? Consécutivement et plus fondamentalement, faut-il laisser ériger l’« Europe forteresse » que redoute Anne-Sophie Lamblin-Gourdin, alors que l’on sait que « les barbelés juridiques – sans même aborder la question de leur légitimité – sont promis à la même efficacité que la ligne Maginot »13 ?
1- J. COMBACAU, S. SUR, Droit international public, 9ème éd., Paris, Domat, Montchrestien, 2010, spéc. p. 369.
2- Ibid.
3- ONU, Recueil des traités, Tome 360, 117
4- ONU, Recueil des traités, Tome 189, 137.
5- Sur ce point voy., E. AUBIN, Droit des étrangers, 2e éd., Gualimo éd., 2011, n° 190 et s. ; X. VANDENDRIESSCHE, Le droit des étrangers, 5e éd., Dalloz, 2012, p. 37 et s..
6- Directive 2003/86/CE du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, JO n° L251 du 3 octobre 2003 p. 12.
7- Directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, JO n° L16 du 23 janvier 2004 p. 44.
8- Art. 79 alinéa 1er TFUE.
9- Sur tous ces points voy., C. BERTRAND, « Les conditions d’une politique commune de l’immigration : apports et limites du traité de Lisbonne », Rev. eur., n° 2/2010, Étude n° 2, p. 5-9.
10- Étude de législation comparée n° 209 – 5 janvier 2011, Immigration légale et répression de l’immigration illégale, disponible sur le site : http://www.senat.fr/notice-rapport/2010/lc209-notice.html ; Pour une présentation sommaire voy., J. JEHL, « Légale ou illégale ? Éléments de comparaison sur cinq législations de l’immigration en Europe », JCP G, 2011, n° 7, 188.
11- Loi n° 2011-672 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, JORF du 17 juin 2011 p. 10290 ; Voy. V. TCHEN, « Regards critiques sur la réforme du 16 juin 2011 », DA, 2011, n° 8-9, p. 24.
12- Conseil constitutionnel, décision n° 2011-631 DC, Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, JORF du 17 juin 2011 p. 10306.
13- D. SIMON, « C’est la faute à l’Europe, c’est la faute à Schengen… », Rev. eur., n° 5/2011, Repère, p. 1.
L’Union européenne et l’accès au territoire européen
par Anne-Sophie LAMBLIN-GOURDIN Maître de conférences HDR à l’Université de Nantes Membre de Droit et Changement Social
L’Union européenne définit le migrant irrégulier comme étant tout ressortissant d’un pays tiers séjournant illégalement dans l’UE parce qu’il ne remplit pas ou ne remplit plus les conditions d’entrée énoncées par le code frontières Schengen1. Les conditions dans lesquelles ils accèdent au territoire européen sont donc déterminantes pour les ressortissants d’États tiers car elles déterminent leur statut. L’accès au territoire au territoire, plus précisément les conditions dans lesquelles il s’exerce, constitue donc le préalable de toute réflexion relative au migrant irrégulier.
S’interroger sur l’UE et l’accès au territoire européen suppose, au préalable, de définir la notion de territoire européen ; de quel territoire s’agit-il ? En droit international public comme en droit constitutionnel, le territoire est un élément constitutif de l’État, « un élément de son être »2. L’UE est un rassemblement d’États, désormais expressément dotée de la personnalité juridique ; son statut d’organisation internationale ne soulève donc plus de contestation. En tant qu’entité dérivée des États, une organisation internationale n’a pas de territoire propre. Et malgré sa singularité, l’UE se voit appliquée cette règle. Traiter du territoire européen à propos de l’UE, c’est en réalité se référer aux territoires des États membres. La construction communautaire perturbe la relation des États membres à leurs territoires en bousculant le principe de territorialité à partir duquel ils sont constitués. La réalisation du marché intérieur puis la mise en place d’un Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice « sans frontières intérieures »3 organisent un processus d’effacement progressif des frontières matérielles entre les États membres. Les territoires étatiques sont ainsi transformés en un espace sans frontières intérieures4. Et l’attribution de compétences au profit de l’UE afin d’organiser cet espace implique qu’il est possible de parler d’un territoire européen prenant assise sur les territoires nationaux. Ainsi, même s’il n’y a pas une adéquation ou une superposition parfaite entre les territoires des États membres et le cadre géographique d’exercice des compétences de l’UE5, les territoires des États membres, correspondant à un espace sans frontières intérieures doté de frontières extérieures communes, constituent le territoire européen6.
Cet effacement des frontières intérieures ne peut toutefois impliquer pour les États membres de renoncer à ce qui fonde leur souveraineté à savoir la protection contre les agressions extérieures. La construction communautaire reposant sur un projet de paix, les territoires des États membres étant des espaces unis dont les peuples ont choisi de partager un destin commun, les autres États membres de l’UE ainsi que leurs peuples respectifs ne sont plus des ennemis potentiels. Les éventuelles menaces pesant sur le territoire européen ne peuvent donc provenir que des États tiers. Or, si l’UE offre à ses