Histoires d’éveil ordinaire - Gary Crowley - E-Book

Histoires d’éveil ordinaire E-Book

Gary Crowley

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Beschreibung

"Histoires d’éveil ordinaire" dévoile de nombreuses fausses croyances que les gens entretiennent face à la vie, racontées avec une plume claire et accessible. Cet ouvrage se distingue par sa simplicité et sa profondeur, alliant habilement humour et sagesse, et offrant à la fois divertissement et introspection. En quatorze chapitres, l’auteur présente les leçons qui l’ont conduit à une bascule qu’il qualifie de « chute du caillou cosmique ». Remplie d’anecdotes hilarantes et de personnages à la fois grotesques et attachants, chaque page de cette œuvre vous transmettra un message qui n’aura de cesse de résonner et de s’approfondir en vous

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Gary Crowley pratique la thérapie corporelle, Functional Bodywork, pour aider les personnes souffrant de douleurs structurelles chroniques. En plus de son ouvrage en anglais Pass the Jelly, il a publié deux autres œuvres : D’ici à ici – Se tourner vers l’illumination, édité en français aux Éditions Le Lotus d’Or, et Soft-Style Conscious Awakening, A Being This-Here-Now Playbook.

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Gary Crowley

Traduction en français par Gérald Million,

assisté de Françoise Bourbon

Histoires d’éveil ordinaire

Roman

© Lys Bleu Éditions – Gary Crowley

ISBN: 979-10-422-4408-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Passe-moi la confiture

Si j’étais là où j’étais, ce jour-là, c’était dû à un enchaînement de causes et d’effets remontant à loin. Comme personne n’échappe à ce principe, je n’y ai rien vu de personnel. Rien n’est jamais personnel, en fait. Sachant cela, j’ai pu profiter du spectacle qui s’offrait à moi.

J’étais assis sur la barrière de séparation, entre les voies nord et sud de l’Interstate 5, l’autoroute la plus fréquentée de Californie. La nuit précédente, il était tombé la première pluie de la saison, celle-là même qui ramène à la vie l’huile dormante des routes et fait ressembler la chaussée fraîchement graissée à la glace noire de mon enfance en Nouvelle-Angleterre. L’eau, l’huile et l’aquaplaning m’avaient intégré illico aux inévitables statistiques des accidents du jour.

Le soleil frappait la bruine matinale. Je regardais les voitures défiler devant moi. C’était édifiant. Malgré les véhicules échoués sur le bas-côté tout au long de leur trajet, les conducteurs semblaient encore désirer flirter sur le fil du rasoir avec les lois impitoyables du mouvement décrites par Newton. J’étais fasciné, comme je le suis souvent, par l’optimisme inébranlable de l’esprit humain.

À ma gauche, une dépanneuse soulevait dans les airs ma voiture fraîchement emboutie. J’avais déjà procédé au rituel d’échange d’assurances avec la femme qui avait rendu mon accident possible. Cette dame était tout à fait aimable, mais nous savions tous deux que ce moment passé ensemble serait éphémère. Bien que brève, notre relation fut intense et restera gravée dans notre mémoire, ce qui est plus que ce que beaucoup de gens partagent. Son retour à la vie normale, chose à laquelle elle ne pouvait échapper, semblait inévitable.

L’indispensable flic trapu à moustache était déjà passé. La première pluie étant son jour le plus chargé de l’année, il se contenta de correspondre au cliché du policier stoïque et lourdement armé. J’étais certain qu’à la fin de sa journée il me rangerait dans les oubliettes de sa mémoire comme un automobiliste parfaitement quelconque. Ceci dit, quand on a affaire aux forces de l’ordre, autant que cela se passe réciproquement sans histoire.

D’un geste de la main, le conducteur de la dépanneuse me fit signe qu’il était temps de partir. Je me suis approché et me suis assis côté passager.

— On va où ? a demandé le conducteur qui portait le nom de Jim sur sa chemise bleu clair.

— Eh bien, Jim, ai-je dit, je ne sais pas vraiment…

— Je m’appelle pas Jim. Jim a démissionné. C’était sa chemise.

Il a prononcé ces mots d’une manière aimable, mais avec une indifférence que j’ai trouvée étonnamment agréable. J’attendais qu’il me révèle sa véritable identité, mais rien n’est venu. Je n’avais donc pas beaucoup d’éléments sur lesquels m’appuyer. Comme, techniquement, il m’avait dit qu’il s’appelait « pas Jim », j’ai donc choisi de l’appeler « Pas-Jim ».

— Je pense qu’on devrait déjà porter la voiture chez un carrossier. La compagnie d’assurance décidera ensuite de ce qu’elle veut faire, ai-je balbutié.

— Ouaip, a dit Pas-Jim.

— Vous connaissez un bon carrossier dans le coin ?

— Non.

J’ai réalisé que Pas-Jim avait besoin d’un peu plus de précision que la moyenne des Pas-Joe.

— Avez-vous des amis carrossiers dans le coin ? ai-je demandé.

— Il y a Dave Carrosserie, à une dizaine de kilomètres. C’est pas plus mal qu’ailleurs.

— Ce serait génial, ai-je confirmé.

Ce sont les seuls mots que Pas-Jim et moi avons échangés au cours du trajet. Pendant les onze kilomètres suivants, nous sommes restés assis dans le silence le plus confortable que j’ai jamais connu.

Je dois admettre que j’étais intrigué par la façon d’être de Pas-Jim. Tout le monde a la sienne propre, mais Pas-Jim avait ce petit quelque chose en plus qu’on ne rencontre pas tous les jours. Une fois que cela eut attiré mon attention, ça n’a cessé de me fasciner. J’ai tout oublié de mon véhicule en bouillie destiné au broyeur. J’étais maintenant pleinement présent avec mon chauffeur.

J’ai remarqué que Pas Jim tenait le volant d’une manière précise et détendue. Les mains de quelqu’un peuvent nous en apprendre beaucoup sur lui et il avait des mains de poète. Ne vous méprenez pas : elles n’étaient pas délicates en elles-mêmes, mais plutôt douées d’une sensibilité qui lui permettait d’accomplir ce qu’il avait à faire avec la quantité exacte de tension ou de force requise, ni plus, ni moins.

Pas-Jim était du genre à vous serrer la main en s’adaptant parfaitement à vous. Il ne vous donnait pas une poignée de main du style poisson mort, celle du gars qui ne va pas être présent avec vous, et il n’était pas non plus le genre poigne de fer qui s’impose de force. Pas-Jim était de ceux que j’apprécie. C’était un cow-boy des temps modernes qui sauvait les humains égarés lors de leur trajet quotidien entre domicile et lieu de travail. Il planait au-dessus du drame ambiant et son calme aidait ses passagers à réaliser l’évidence, à savoir que les accidents de la route font partie de la vie.

Durant le trajet m’est apparue la profonde pratique spirituelle que pouvait représenter le métier de conducteur de dépanneuse. Pour quiconque doté de cette sensibilité, il est impossible d’échapper à une vision profonde de l’existence. Jour après jour, vous arrivez sur des lieux où, quelques instants plus tôt, se sont joués des destins de vie et de mort. Vous ne pouvez qu’éprouver alors un lien de forte intimité avec ces rutilantes voitures neuves pliées en accordéon. Le simple fait de voir des gens adossés contre un véhicule en panne ne cesse de souligner la futilité de résister à ce qui est.

Pour un homme aux mains de poète, transporter une épave n’est probablement pas une mauvaise chose. Le travail de Pas-Jim lui rappelait chaque jour que la vie nous offre un large éventail d’expériences, que celles-ci nous plaisent ou pas.

Cette découverte n’était pas nouvelle pour moi, car, dans ma jeunesse, j’avais déjà eu l’occasion de voir de quoi la vie était capable en termes de diversité d’expérience et, cela, sous la forme du théâtre vivant. Je la dois à l’oncle de mon ami Dan, Bernie, celui qui l’amenait chaque jour à l’école. Ce Bernie dirigeait une école d’arts du spectacle et, sur les flancs de sa camionnette, on pouvait voir le nom et le numéro de téléphone de son école, ainsi que les deux masques du théâtre grec antique (vous savez, le masque qui pleure et celui qui rit).

Je savais qu’il était un homme aux talents multiples. Non seulement il dirigeait une école de théâtre, mais il organisait aussi des mariages et faisait de la décoration d’intérieur pour les gens aisés de Providence (Rhode Island). De plus, il savait s’habiller, ainsi que ma mère le soulignait souvent. Mais, même enfant, je savais que ses choix vestimentaires allaient au-delà de son sens aigu de la mode. Ils reflétaient la nature méticuleuse qui faisait partie intégrante de sa vie.

Un jour, en sortant de l’école, j’aperçus Oncle Bernie en train d’attendre son neveu. Comme d’habitude, il était appuyé contre sa camionnette, une cigarette allumée entre l’index et le majeur de sa main droite. Cigarette et main jouxtaient l’oreille droite, de sorte que la moindre envie de nicotine libérait son poignet et faisait tourner la cigarette vers le bas, juste devant sa bouche, pour lui permettre d’aspirer ainsi sans effort une dose de tabac. Cette fois-là, Dan était encore à l’école, occupé à plaider son innocence dans un crime où on l’accusait d’avoir placé une punaise sur le siège de Brian O’Connell, plus tôt dans la journée. Il en avait donc pour un moment. Sachant qu’Oncle Bernie allait devoir attendre, je m’arrêtai devant son van et montrai les deux masques.

— Que signifient ces masques ? demandai-je.

Je suis presque sûr qu’Oncle Bernie était un adepte de l’Actor’s Studio1car il ne se contenta pas de lâcher une phrase à son public (c’est-à-dire moi) pour passer ensuite à autre chose. Non. Il prit une toute nouvelle identité, à seule fin de transmettre son message au moyen du parfait support. D’abord, son pouce et son index serrèrent la cigarette pour la porter à ses lèvres contractées. Il se mordit longuement les joues pour mieux puiser dans la sagesse qu’il avait tout au fond de lui et expira ensuite lentement la fumée, tout en évaluant ma capacité à supporter la vérité percutante qu’il était sur le point de délivrer. Son regard d’acier m’obligea à la plus grande attention. À ce moment-là, même moi, j’étais capable de voir qu’il s’était transformé en Marlon Brando.

— On naît. On meurt. Entre les deux, on rit, on pleure, dit-il avec une indifférence palpable.

Je suis sûr qu’il aurait pu se lancer dans les Sept Ages de L’Homme de Shakespeare, mais il préféra répondre avec concision, ce qui était nettement préférable. On naît. On meurt. Entre les deux, on rit, on pleure furent ses seules paroles. Ensuite, il écrasa son mégot et monta dans sa camionnette, sans un autre regard pour moi. Son résumé laconique de l’existence m’a marqué jusqu’à ce jour.

Au fil des ans, je me suis rendu compte que le théâtre grec antique n’est pas le seul dépositaire de cette leçon. Les Sumériens en parlaient déjà dans leur histoire de jardin du paradis, en 3500 avant J.-C. Les Chrétiens, les Perses, les Grecs, les Tibétains et les Indiens d’Amérique en parlent également dans leurs histoires de jardin. L’exil du jardin se produit parce que « l’arbre de la connaissance » nous donne accès au concept de dualité, des opposés : vie et mort, homme et femme, bien et mal, plaisir et douleur, joie et peine.

Sans cette connaissance, nous sommes innocents, mais nous sommes aussi ignorants. Toutes ces histoires de jardin, de même que les masques du théâtre grec, nous disent que la dualité de la vie est partout, tout le temps. Vivre en mesure, c’est faire l’expérience des contraires. Si vous luttez contre le jeu des opposés qui constituent la vie, vous souffrez. Ça n’est pas plus compliqué que ça. On n’est pas là au niveau de la science spatiale ou de la chirurgie du cerveau. Soyons honnêtes, ça n’est même pas de la chirurgie spatiale…

Pas-Jim s’arrêta sur le parking du garage. Il fit reculer ma voiture entre deux autres épaves, avec juste quelques centimètres de marge de chaque côté. Nous descendîmes tous les deux de son camion et je m’approchai pour le regarder actionner les commandes sur le côté. En moins d’une minute, ma voiture et moi étions libres de nous séparer.

— Tout est prêt, déclara Pas-Jim en hochant poliment la tête, ce qui équivalait pour lui à une longue diatribe destinée à me faire comprendre que, même si mon accident de voiture me paraissait important, c’était quelque chose qui arrivait toute la journée, chaque jour, et que je ne devais pas trop m’en faire. Son désir de partager sa sagesse était vraiment très appréciable.

Alors que Pas-Jim s’éloignait, cette façon qu’il avait de s’exprimer avec concision me rappela un autre enseignement reçu dans ma jeunesse et qui m’avait conduit à l’une de mes plus profondes compréhensions de la « voie ». Lorsque cela se produisit, j’avais environ douze ans et habitais Seekonk, dans le Massachusetts. Pour faire simple, disons qu’à l’époque la dualité était très présente et qu’il fallait donc savoir s’adapter rapidement. Seekonk était le nom que les Indiens (Sitting Bull, pas Gandhi) avaient donné à cette ville. Il signifie « oie noire ». Les Indiens ont donné des noms à beaucoup de lacs, de rivières et de villes en Nouvelle-Angleterre (région dont fait partie le Massachusetts). Ils ont même eu la gentillesse de donner des noms à un grand nombre de stations de ski et de country clubs. En gros, on nous a appris que les Indiens avaient offert le repas de Thanksgiving aux Pèlerins, qu’ils avaient pris un peu de leur temps pour leur enseigner le nom des choses, mais qu’ils avaient fini par se lasser et décider de se rapprocher des casinos2.

Quand j’étais enfant, chaque matin, de 7 h 10 à 7 h 30, je voyais mon père lire le journal au petit déjeuner, avant de partir au travail. Papa était un prolo catholique irlandais de Rhode Island. C’était un homme bon dont les règles de vie étaient assez simples : faire de son mieux pour appliquer la Règle d’Or et aller à l’église tous les dimanches. En ce qui concerne la politique, il avalait à peu près tout ce que le Parti démocrate lui servait. Dans le monde qui était le sien, tout ce que les Démocrates faisaient était bien et tout ce que les Républicains faisaient était mal.

Aujourd’hui encore, je trouve les vrais croyants tout à fait fascinants. Ce qui est merveilleux avec eux, c’est que, quelle que soit la question soulevée, on en trouvera toujours de chaque côté. Leur pouvoir de décision est d’une impressionnante efficacité et je trouve ça génial ! Ils croient totalement que leur camp a raison, ce qui n’est quasiment jamais contredit, même par des choses aussi gênantes que la vérité des faits, par exemple. C’est sans doute pour cela que les gens trouvent la politique si intéressante.

Chaque matin, lorsque mon père lisait le journal, je l’entendais s’exclamer : « ils plaisantent ou quoi ? » ou bien « comment peut-on faire ça ? ». Un simple « quoi ? » grogné de temps en temps était également possible. Mais mon préféré était l’occasionnel « incroyable ! ». Cet « incroyable ! » jaillissait généralement quand on avait affaire à un politicien revenant sur ses promesses de campagne ou un patron syndical accusé de recevoir des pots-de-vin ou une affirmation non moins scandaleuse du type « la loi de la gravité sera encore de rigueur aujourd’hui »…

Pour mon père, la souffrance du monde était une affaire entre lui et son journal. Quand il était temps de partir au travail, il déclarait une trêve temporaire avec la réalité et entamait sa journée. Cependant, à l’âge de douze ans, j’avais été bien trop souvent témoin de cette routine matinale pour ne pas la remarquer. C’est à ce moment-là qu’a commencé mon parcours de maître de l’évidence, un voyage qui allait durer toute ma vie.

La question que je m’apprêtais à poser à mon père tournait dans ma petite tête depuis quelques mois déjà. Au début, je n’en avais eu qu’une idée assez vague, mais, avec le temps, elle était devenue beaucoup plus claire. Je savais qu’il s’agissait d’une question importante et j’avais donc attendu pour la lui poser que l’on soit un dimanche matin, lorsqu’il ne serait pas pressé de partir au travail. Je voulais que nous ayons le temps de dialoguer ensemble sur les points les plus délicats, non seulement par rapport à la question elle-même, mais aussi par rapport aux implications que sa réponse pourrait avoir sur notre vie.

J’étais en train de manger mes corn flakes dans mon bol préféré et regardais mon père lire le journal, attendant le moment opportun. Il fallait que ça ait l’air naturel. Et le moment arriva. Mon père lut que le maire démocrate de Providence, ville voisine qui était à l’époque l’une des plus corrompues du pays, allait bientôt retourner en prison.

— Incroyable ! dit mon père en lisant le titre de l’article.

— Papa, fis-je d’un air aussi anodin que si j’allais lui parler de la pelouse, si tu es surpris par les choses que tu lis tout le temps dans le journal, tu ne penses pas que tu as peut-être une perception inexacte de la façon dont les gens et les choses sont en réalité ? Je ne parle pas des détails qui peuvent toujours te surprendre. Non, c’est plus général. Est-ce que tu penses que c’est correct d’être tout le temps perturbé par tout ce que font continuellement les gens ?

Mon père me regarda comme si une apparition de Dan Rather3 avait remplacé son cher fils et le cuisinait dans une interview de 60 Minutes. En tant que père de cinq enfants, mon père lança instinctivement à mon petit frère Billy un regard du genre « c’est toi qui es derrière ça ? ». Mais devant les yeux écarquillés de mon frère et son expression tout à fait sincère, mon père comprit qu’il n’avait rien à voir avec tout ça et il revint vers moi.

Bouche fermée, mon père inspira lentement puis expira rapidement par les narines. Chez lui, cette expiration bruyante reflétait généralement un désagrément ou une contrariété, jamais de la colère. C’est ce qu’il faisait quand il choisissait la mauvaise clé en réparant la voiture ou lorsque, pour une raison inconnue, la tondeuse à gazon ne voulait pas démarrer. Ce bruit n’était pas bon signe, mais n’annonçait pas le pire.

S’il avait expiré par la bouche, là, on aurait su qu’il était en colère. D’ordinaire, il soufflait ainsi par la bouche quand il devait intervenir très vite auprès de ses enfants en train de se torturer mutuellement. Un jour – j’avais neuf ans environ –, ma sœur et moi avions passé presque trois quarts d’heure à entourer de tout un rouleau de ficelle le lit dans lequel dormait mon frère Bill. Quand Bill se réveilla, transformé en momie, son cri alerta Papa qui se précipita dans la pièce et, là, il expira bruyamment, bouche ouverte et dents serrées. Ma sœur, qui comprit tout de suite, profita sagement de l’agitation pour s’éclipser, me laissant seul pour expliquer que le processus de momification était un accident, ce que mon père refusa d’entendre.

Pour revenir à ce qui se passait à la table du petit déjeuner, après une légère pause, Papa répondit à ma question d’une manière originale, claire et concise.

— Passe-moi la confiture, s’il te plaît, ordonna-t-il.

J’attendis. J’attendis. Et voilà. Passe-moi la confiture, s’il te plaît fut sa réponse à la question qui allait changer ma vie.

Je pris conscience qu’une des deux choses suivantes venait de se produire : soit mon père avait complètement nié une question apparemment aussi nocive que du cyanure pour sa perception fondamentale de la réalité, se dissociant alors de l’événement tout entier pour le stocker au plus profond de son crâne où il ne pourrait plus y accéder que par une hypnose intensive conduite par une équipe de psychanalystes viennois, soit mon père était un authentique maître spirituel et m’avait donné la réponse la plus profonde possible, pas par le biais de la parole, mais par la démonstration du principe qu’il souhaitait révéler.

J’avais douze ans et c’était mon père, alors, naturellement, je choisis la seconde option. De plus, à l’époque, j’étais fasciné par le maître bouddhiste aveugle de la série télévisée Kung Fu qui était toujours en train de donner à Scarabée4 des discours ésotériques sur la vie. Passe-moi la confiture, s’il te plaît, était une réponse qui éclairait profondément la nature de l’existence. La leçon était évidente, si l’on adoptait le bon angle de vue.

Comme le sage qui s’éveille spontanément au son de la cloche d’un temple, tout est devenu clair pour moi lorsque j’ai attrapé et lui ai passé le pot de confiture (de raisin, soit dit en passant, jamais de fraise) et que nos doigts se sont touchés. Le principe dont je venais d’avoir la démonstration s’est alors cristallisé dans mon esprit : Les gens font ce qu’ils font. Ils le font. Et c’est tout.

Je ne prétends pas que cette prise de conscience a fait du reste de ma vie un état de béatitude perpétuelle, mais je mentirais si je disais qu’elle ne m’a pas profondément changé. À l’instant même, j’eus l’impression de vivre le monde beaucoup plus tel qu’il est. Cela me permit de voir que tout le monde (y compris moi-même) fait continuellement ce qu’il fait, sans le moindre effort. Je découvris avec étonnement que mes parents, mes professeurs et mes amis faisaient juste continuellement ce qu’ils faisaient. Une fois révélé le Principe de la Confiture, la question demeurait de savoir comment j’avais pu passer à côté de ça toute ma vie, alors que c’était là, sous mes yeux, en permanence.

Ne vous méprenez pas. Les graines de cette découverte avaient déjà germé quelques années avant mon éveil au Principe. L’une des premières graines avait d’ailleurs été plantée quatre ans plus tôt, en 1973, lors du célèbre « Incident Georgie Porgie ». Comme ce dernier a été quelque peu éclipsé par le scandale du Watergate, je ne serais pas surpris que vous l’ayez manqué.

L’incident Georgie Porgie se produisit en CE2, dans la classe de M. Mendrachowski, à l’école primaire Newman. Pour ceux d’entre vous qui s’en souviennent, sa classe se trouvait juste en face de celle de Mlle Smutek, la nouvelle maîtresse trop sexy, et à l’autre bout du couloir de celle de M. Grasso, enseignant connu pour réveiller ses élèves un peu trop rêveurs en balançant depuis le tableau l’effaceur plein de craie à travers la pièce.

Bref, un matin, à la fin de la leçon de sciences, M. Mendrachowski nous appâta avec une expérience qui aurait lieu le lendemain. Il nous informa que cette expérience nécessitait un clou standard et qu’il avait besoin d’un volontaire pour apporter le clou. Il fut très clair : pas de clou, pas d’expérience. Comme nous autres, élèves de CE2, n’étions pas encore trop désabusés, la moitié de la classe au moins leva la main, se portant volontaire pour cette importante mission. M. Mendrachowski était manifestement optimiste, car, parmi tous ceux sur lesquels reposait notre destin scientifique, il choisit George, plus connu sous le sobriquet de Georgie Porgie, celui-là même qui était devenu célèbre pour avoir un jour apporté une tarte au potiron et en avoir profité pour embrasser une fille et la faire pleurer.

George était un enfant tout à fait merveilleux. C’était le compagnon de jeu idéal, le gars qui s’entendait bien avec tout le monde. Nous aimions tous George. Mais dire qu’il était fiable serait une distorsion que même un contorsionniste professionnel n’oserait pas faire. Je ne sais pas s’il s’était cogné la tête sur une poignée de porte à l’âge de quatre ans, détruisant ainsi le centre de fiabilité de son cerveau, mais celui-ci était tout simplement absent. Et c’était évident pour tous ceux qui connaissaient George.

— Ok, George. Si tu oublies d’apporter le clou à l’école, demain, alors, nous n’aurons pas sciences, répéta trois fois M. Mendrachowski.

George accepta le marché. Personnellement, j’y voyais là un risque extrême et inutile, les sciences étant ma matière préférée. Si nous n’avions pas sciences, alors, cela se terminerait par de l’orthographe ou de la grammaire. Beurk. Seules les mauviettes qui voulaient devenir écrivains aimaient l’orthographe et la grammaire. Moi, je ne voulais pas perdre de temps avec ces choses sans utilité alors que j’avais besoin de toutes les sciences possibles pour pouvoir devenir astronaute. En effet, depuis ce 21 juillet 1969 où, dans la cuisine de notre voisin, j’avais vu Neil Armstrong marcher sur la lune, je voulais être astronaute. Bien que cela se soit passé sur une télé noir et blanc aux images plutôt floues, c’est un des souvenirs les plus marquants de mon enfance.

— George ? s’enquit M. Mendrachowski, le lendemain, au moment de la leçon de sciences.

George répondit par un sourire, les yeux brillants, mais sans la moindre idée de ce qu’on attendait de lui.

— Le clou, insista le maître. Tu as pensé à apporter le clou ?

George se frappa le front avec la paume de sa main et lâcha un petit rire gêné en forme d’excuse. Consternation générale : la classe entière se mit à gémir. L’expérience du clou tant annoncée n’allait pas avoir lieu !

Moi, j’attendais patiemment à ma table, espérant que le maître, d’ordinaire si ouvert et si encourageant, verrait également les choses de manière réaliste et ferait apparaître son propre clou. Après tout, c’était ma formation d’astronaute qui était en jeu. Mais M. Mendrachowski ne sortit aucun clou.

— Ok, alors, pas de clou, pas de sciences ! C’est ce qu’on avait dit, déclara M. Mendrachowski.

— J’ai apporté un clou ! annonçai-je, au cas où George aurait oublié…

Je revois encore l’expression de M. Mendrachowski. Il me regarda comme si j’étais Nostradamus prédisant avec quatre cents ans d’avance l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Je marchai sur le devant de la classe et lui remis le clou. Il me fixa, la tête penchée sur le côté, les sourcils froncés, avec un regard qui disait « comment savais-tu que George oublierait ? ». Ou bien alors, c’était peut-être un autre regard, du genre « espèce de petite merde, j’allais profiter de ce que vous alliez tous plancher sur des exercices d’orthographe pour corriger des copies ! ».

Indépendamment de ce que son regard signifiait, je ne pouvais pas croire que quelqu’un puisse ignorer de manière aussi flagrante la réalité de ce qui, aussi clairement et aussi simplement, est. La veille, en rentrant de l’école, j’étais allé directement à la cave pour récupérer un clou de charpentier de 7 cm dans le vieux pot de mayonnaise, vous savez, celui qui était juste à côté de la boîte à outils. Je supposais qu’il y aurait bien cinq ou six autres élèves à faire exactement la même chose et que, si le lendemain on était cinq ou six à apporter un clou, le message pourrait profiter à toute la classe. Mais ceci était mon propre déni de ce qui est parce qu’il s’est avéré que j’étais le seul à l’avoir fait.

L’incident « Georgie Porgie » de 1973 ne fut que l’une des nombreuses graines qui allaient être plantées sur ma route, jusqu’à ce que, d’un seul coup, grâce à la brillante démonstration par mon père du Principe de la Confiture, tout devienne clair pour moi. À douze ans, je compris que, dans l’ensemble, les fondements de la civilisation occidentale moderne étaient défectueux.

Il m’apparut que celle-ci reposait sur le postulat suivant : les êtres humains sont des créatures rationnelles qui font des choix conscients, fondés sur qui ils sont et sur leur propre manière d’être. Je n’existais que depuis une douzaine d’années, mais la question que j’aurais pu poser à ceux qui croyaient à ce postulat revenait à leur demander de quelle couleur était le ciel dans leur monde. De manière évidente, il n’était pas de la même couleur que celui de ma planète.

Tous les gens que je connaissais se réveillaient chaque matin en étant la personne qu’ils étaient la veille, sans faire d’efforts. Mme Healy était toujours la dame qui faisait des cookies pour les enfants du quartier. M. O’Reilly était toujours le type grincheux qui n’aimait pas qu’on joue devant sa maison. Mme Mooney nous criait dessus chaque année quand on essayait de lui chiper les châtaignes de son châtaignier. Ils ne se sont jamais échangés les uns contre les autres. Jamais. Tous étaient simplement ce qu’ils avaient toujours été, se comportant comme la personne qu’ils étaient la veille et seraient encore le lendemain. Tous faisaient simplement ce qu’ils faisaient.

George était un type formidable, mais je savais, à huit ans, que Georgie Porgie ne pouvait pas volontairement changer. Sinon, il l’aurait fait. Je compris que nous changerions tous des choses en nous s’il suffisait d’en avoir envie. Georgie Porgie voulait sincèrement se rappeler qu’il fallait apporter un clou à l’école, mais il ne put pas le faire. Et mon père ne put pas consciemment faire naître en lui le désir ou la capacité de voir le monde sous un angle plus large. Sinon, il l’aurait probablement fait.

Le profond éveil spirituel que me procura la démonstration du Principe de la Confiture est indéniable. L’évidence du principe était là depuis le début. Il s’agissait seulement de voir cette évidence : les gens font ce qu’ils font. Ils font ça. Et c’est tout.

Chapitre 2

Toi mal quelque part ?

Un employé de Dave Carrosserie me dit qu’il m’appellerait dans quelques jours, une fois que serait passé l’expert de l’assurance. Comme je me retrouvais coincé là, j’appelai mon frère Bill pour qu’il vienne me chercher. Et j’allai m’asseoir pour l’attendre.

À l’extérieur se trouvait l’aménagement propre à tous les commerces liés à l’automobile, c’est-à-dire la série fatiguée des trois sièges baquets en plastique. Orange, bien sûr. J’ai posé mes deux fessiers dans les creux conçus à cet effet et me suis laissé envelopper par le confort qu’offrait le plastique moulé. Le siège était parfaitement adapté à la morphologie humaine et j’ai trouvé tout à fait remarquable le réconfort qu’apportait une structure aussi simple. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ce siège moulé, fabriqué à partir des DVD recyclés d’Une Vérité qui dérange, pourrait être vendu à prix d’or dans les magasins branchés de toute l’Amérique, avec un slogan comme « Faits pour conjuguer confort et conscience mondialiste ! ».

Alors que la chaleur du soleil me donnait l’occasion de me prélasser dans l’épanouissement de ma propre production de vitamine D, je vis arriver vers moi un jeune homme portant en bandoulière une sacoche remplie de journaux. C’était un type débraillé, vêtu d’un t-shirt affichant ce qui aurait pu être le logo d’un groupe de heavy metal. Une fois devant moi, je pus lire les mots « Planches Sinueuses ». Sous les lettres, on voyait un serpent en train de faire du surf, serpent sur les crocs duquel s’était empalé un surfeur. Cela m’a rappelé aussitôt tous ces moments totalement zen à défier les vagues de l’océan, en compagnie de tous ces surfeurs défoncés et vénères.

— Tribune de l’Union Libre ? demanda-t-il. C’est trop de l’info, mec !

« Mec » est un de ces mots universels et dangereux dont on abuse à San Diego. Il ressemble à « grave » et « vraiment » qui peuvent facilement se transformer en dope grammaticale parce que ces mots créent une dépendance et peuvent provoquer des hallucinations. Souvent, leurs consommateurs habituels croient encore parler comme le reste de la société, mais, en réalité, non. Je veux dire grave, mec, vraiment.

Lorsque je suis arrivé à San Diego, l’utilisation constante du mot « mec » par mon entourage m’a semblé étrange. J’y ai donc fait attention et me suis habitué à ses diverses connotations. Il y a d’abord celui du paresseux qui dit bonjour en disant : « Mec. » Ensuite, il y a celui qui exprime la colère ou l’agressivité : « Eh, Mec ! » ou la dépression « Aah, meeeec… ». On trouve aussi l’expression aiguë de la joie, de l’excitation ou de la surprise « Ouah, meeec ! » ou celle, douce et polie, de l’excuse : « Euh, pardonne-moi, mec… ». Ou encore l’expression étonnée : « Mais t’es con, mec ! ». Et ma préférée, quand, à l’intrusive question « Comment ça va, mec ? », on répond « mec… » d’un ton amorphe.

— J’adorerais avoir un journal, lui dis-je en tendant la main. Merci.

— Tu veux souscrire à un abonnement gratuit de trois mois ? Tu pourras annuler à tout moment.

— Non, merci. Je vais sur Google News tous les jours, répondis-je, ma main vide toujours tendue.

— Oh.

Il y a eu une pause sensible, mais nous avons bien senti tous les deux que nous n’allions pas en rester là. Ni lui ni moi n’avons cédé à la panique et je ne l’ai pas envoyé paître, ce qui aurait été impoli. Il fallait juste être patient et attendre que, dans son cerveau, les neurones se frayent un chemin à travers les couches de THC5.

— Ça te dérange pas si je donne ce journal à quelqu’un d’autre, alors ? demanda-t-il.

— Non, ce serait super.

Ma réponse charitable fut visiblement un soulagement. Je suis sûr qu’il ne voulait pas donner l’impression d’être de ceux qui vous donnent quelque chose pour le reprendre ensuite. Quelle est l’expression pour ça ? Euh… Bon, laissons tomber. Je suis sûr que c’est politiquement incorrect de nos jours. Il vaut mieux ne plus y penser.

— Pas de bonnes vagues aujourd’hui, mec ? demandai-je.

— Non, mec. Nada.

— Nada ? répétai-je.

— Juste clapoteux, mon frère, dit-il en me tournant le dos. Juste clapoteux…

Ravi de m’avoir démasqué, avec mon mec usurpé, sa sacoche lui parut plus légère et il s’éloigna en trottinant, passant entre les deux panneaux rouge écarlate qui clamaient « ACCÈS INTERDIT : ENTRÉE SEULEMENT ». On aurait dit deux sentinelles postées à l’extrémité des deux murets délimitant l’entrée du parking. Il évolua tranquillement sur les lettres « SENS UNIQUE » peintes sur l’asphalte et qu’accompagnaient de gigantesques flèches pointant de la rue vers le parking. J’ai reconnu à sa juste valeur la passion du proprio des lieux pour la gestion du trafic. On ne pouvait pas l’accuser de ne pas être clair.

Alors que mon pote aux journaux disparaissait à l’horizon, je pensais à quel point mon frère Bill aurait aimé le rencontrer. Comme tout le monde, Bill traversait la vie en faisant ce qu’il faisait, bien que, dans son cas, faire ce qu’il faisait s’avérât plus distrayant que ce qu’on voyait d’ordinaire. Il n’aimait rien tant que de prendre les gens par surprise et les pousser à bout, juste pour voir ce que ça allait donner. Et, croyez-moi, ça donnait.

Au début, pour énerver les autres, Bill a fait ce que font habituellement les petits frères du monde entier pour se venger des frères et sœurs plus âgés qui les ont embêtés. Mais, comme tous les grands artistes, Bill a développé un tel savoir-faire qu’on s’est vite rendu compte du caractère spécial de sa technique, même si on n’arrivait pas à comprendre vraiment de quoi il retournait. Lorsqu’il se laissait aller au faîte de ses compétences, on ne pouvait que trouver légitime l’attention supplémentaire dont il bénéficiait. Tout le monde a un don particulier et celui de mon petit frère était d’être passé maître dans l’art de faire réagir.

Sa Honda Civic noire est arrivée au feu rouge. On s’est regardé et on s’est fait un petit salut de la main. J’ai rassemblé mes affaires et me suis avancé pour le rejoindre. Bill a tourné dans l’entrée, venant directement sur moi, lorsqu’une Ford Taurus blanche m’a dépassé à toute allure, prenant l’allée à contresens, dans l’espoir d’utiliser l’entrée pour sortir.

La Taurus blanche est passée devant tous les panneaux l’avertissant de ne pas faire ce qu’elle faisait et je n’ai pas pu m’empêcher d’admirer cet esprit de rébellion envers le protocole commun. Après tout, c’est grâce à cet état d’esprit que l’espèce humaine a pu progresser. Le conducteur devait être un optimiste pur jus, probablement le genre à aller au plus près du supermarché pour trouver une place où se garer, place qu’un pessimiste n’obtiendra jamais parce qu’il n’essaie jamais. C’est comme ça que ça marche, point barre.

Le passage était trop étroit pour que les deux voitures puissent se croiser et, donc, une fois au milieu, elles se sont retrouvées bloquées. L’aile avant de chaque voiture s’est arrêtée à un doigt de la portière latérale de l’autre. Personne ne pouvait avancer. C’était l’impasse.

Une fois de plus, étant un maître de l’évidence, je savais qu’il s’agissait du type même de situation où les gens font exactement ce qu’ils font. D’ailleurs, comment pourraient-ils réellement faire autrement ? Mon frère a regardé l’autre conducteur bien en face. Et c’est avec un visage affichant une parfaite indifférence qu’il a lentement levé les deux mains, imitant l’énorme Touchdown Jésus du Notre-Dame Football Stadium6. Pour n’importe qui, le geste de mon frère aurait simplement signifié : « J’ai la priorité, mec. Tu vas devoir reculer. » Mais un observateur plus avisé y aurait décelé beaucoup plus.

Apparemment, le conducteur de l’autre véhicule était soit un employé du garage, soit un habitué du parking parce que, pour rejoindre la route, passer par l’entrée représentait un raccourci évitant de faire tout le tour du pâté de maisons. Mais l’important était ailleurs. J’étais sur le point d’assister une fois de plus à un fascinant échantillon d’interaction humaine.

Les deux conducteurs se sont regardés fixement. À ce moment-là, les forces en jeu chez le monsieur de la Ford Taurus étaient simplement en train de dépasser les limites du supportable. Les tatouages de ses bras, sa petite amie sur le siège d’à côté et la grosse quantité de vapeurs de peinture inhalée toute la matinée constituaient un mélange explosif et il ne put que voir dans l’attitude nonchalante de mon frère la preuve flagrante de son hostilité.

— C’est quoi, ton problème, connard ? demanda poliment Monsieur Tatouage en sortant la tête par la fenêtre.

La réponse de Bill ne fut pas le plat standard auquel tout un chacun se serait attendu. Non. Bill servit à son nouvel ami une recette personnalisée, en utilisant uniquement les ingrédients les plus frais. Il marmonna très fort des trucs incompréhensibles, ce qui, déjà, ne pouvait que susciter l’animosité, mais, pour augmenter le plaisir et en faisant une mimique idiote, Bill lui lança :

— Toi mal quelque part ?

L’autre, sourcils froncés, regarda mon frère d’un air incrédule, visiblement troublé. Alors, pour plus de clarté, il reposa sa question :

— T’as un problème, trouduc ?

— Toi mal quelque part ? répliqua simplement Bill.

Cette réponse légèrement plus enlevée et tout aussi agaçante fit ricaner la fille assise à côté, ce qui rendit Monsieur Tatouage absolument furieux.

— Putain, qu’est-ce que t’as dit ? gronda-t-il.

Et comme seul un pro pouvait le faire, Bill décida de brouiller les pistes. D’abord, il prit son plus bel accent de majordome britannique pour faire : « Écoutez, cher ami, il me semble avoir dit… », puis, d’un ton incroyablement exaspérant (mimique en prime), lança une rafale signée Bill : « Toi mal quelque part ? ».

Dans l’autre voiture, la copine ne pouvait plus se contenir. Elle éclata de rire en frappant le tableau de bord d’une main et en se tenant le ventre de l’autre. Je suis convaincu que M. Tatouage n’avait toujours aucune idée de ce que mon frère disait, mais, à cause du mélange mortel de complet désarroi et de frustration absolue que Bill lui avait concocté, il se trouvait au bord de la rupture d’anévrisme.

— Tu vas voir, espèce d’enfoiré ! beugla-t-il.

Il sortit de la voiture et put ainsi montrer que, sous ses nombreux tatouages, il y avait aussi plein de muscles. Son marcel blanc était la touche finale qui prouvait que mon frère avait fait une grosse erreur. M. Tatouage se tenait maintenant devant la voiture de Bill, contractant ses muscles, serrant les poings et jaugeant le type qu’il avait l’intention d’enfoncer sous terre.

Mon frère étant beaucoup plus petit et plus faible vit que c’était le moment idéal pour s’échapper de sa voiture et se mettre à imiter le lion peureux du Magicien d’Oz. Il ferma les poings et les brandit devant son visage comme un boxeur d’antan, tout en sautillant d’avant en arrière à la manière d’un danseur irlandais.

— Vas-y, bats-toi ! Bats-toi, je te dis, criait-il avec la voix idiote du lion. Vas-y ! Je peux te battre, même avec une main attachée dans le dos, même sur une seule jambe ! Vas-y ! Vas-y !

Avec le coup du lion peureux, la copine explosa de rire, ce qui rendit le gars fou furieux. Ça dépassait les bornes et mon frère allait le payer. Je dois admettre que je commençais à être un peu inquiet. J’aurais dû deviner que mon frère saurait exactement sur quel bouton appuyer. C’est ce qu’il fait, lui.