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Nea est Yeeyi Fari, la mercenaire la plus réputée de Karukera. À vingt-cinq ans, elle passe ses journées à remplir les missions envoyées par la couronne, et à acquérir des biens précieux et rares pour sa clientèle de pirates. Mais le coeur n'y est plus. Cette île, qui l'a accueillie lorsqu'elle avait quatre ans, est autant synonyme de maison que de prison. Nea a une dette à payer envers la reine, et des souvenirs trop douloureux accrochés au coeur. Pourtant, lorsque la gouverneur Oluwaseyi la convoque pour une mission importante (accompagner Jahan, émissaire d'Anshar, à traverser l'île pour rejoindre la capitale) elle voit enfin l'avenir se dessiner devant elle. Si l'émissaire est conduit sain et sauf jusqu'au palais, Nea sera libérée de sa dette. Libre. Mais Karukera n'est pas pour les novices, et Nea et Jahan ont chacun leur agenda. Entre les assassins lancés à leur poursuite, les obstacles que l'île va leur soumettre, et l'émissaire lui-même, qui a un ego surdimensionné et qui semble enrobé de mystère, la traversée ne va pas se faire sans à-coups...
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À l’île de Guadeloupe
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
EPILOGUE
Le marché quotidien d’Iliso était un mélange constant de couleurs, d’odeurs, et de sons.
Situé sur la grande place pavée, à deux rues du port encombré de navires en provenance des quatre coins du monde connu, on pouvait y trouver tout ce que l’on souhaitait ; des poissons aux écailles nacrées pêchés dans les eaux qui entouraient l’île, de la volaille bruyante, des cochons noirs, des chèvres, des jus frais, des fruits et légumes gorgés de lumière, des bijoux artisanaux et des pierres précieuses, des épices rares, des tissus raffinés…
Nea fit un pas de côté pour éviter deux enfants d’environ cinq ans qui jouaient à se poursuivre à travers la foule, ses lèvres charnues s’étirant dans un petit sourire amusé.
L’île de Karukera était réputée pour être le carrefour commercial du monde connu. Elle s’était enrichie au fil des années, profitant de sa place géographique stratégique sur les mers et du commerce maritime florissant.
Iliso était la deuxième ville la plus importante, capitale de Haute-Terre. Mais elle était devenue dépravée par les comportements, car grandement prisée par les pirates.
Ces derniers s’arrêtaient régulièrement à son port, pour y effectuer leurs affaires de toutes sortes dans l’une des nombreuses tavernes qui bordaient les quais, tous jugeant la capitale trop surpeuplée et trop contrôlée à leur goût. Et ça, peu importe les restrictions et les lois imposées par la gouverneur Oluwaseyi.
Les cellules de Fort Wolimba débordaient régulièrement de toute la débauche qui grouillait à travers les rues.
Il n’était pas tout à fait midi que le soleil perpétuel cognait déjà fort sur les nuques, plombant sa chaleur moite sur les corps habillés de tissus de couleurs vives. Les nombreux vendeurs assis sur leur tabouret, à l’abri sous l’auvent de leur étal, secouaient leur éventail avec flegme (ou n’importe quoi qui pouvait faire office d’éventail) interpellant par instant les acheteurs potentiels qui passaient devant eux.
Deux pièces de bronze la livre de curcuma. Sept pour un mètre de coton tissé. Trois pour un poulet boucané… Tout se vendait ou s’échangeait.
Aujourd’hui, il y avait encore plus de monde que d’ordinaire. La semaine de Madzi—qui marquait le début de la saison des pluies— devait commencer dans quelques jours, et apporter avec elle ses processions colorées à travers l’île et ses fêtes endiablées à chaque tombée de la nuit. La ville bourdonnait déjà d’excitation.
C’était une célébration réputée, même au-delà des frontières de Karukera, appréciée pour sa beauté visuelle et auditive. Presque toutes les auberges de l’île affichaient complet, les quais étaient saturés de navires aux pavillons divers, et il n’était pas rare de croiser quelques visages de haute noblesse en provenance d’autres royaumes.
Nea venait au marché une fois par semaine.
Elle se levait à l’aube pour effectuer le long trajet à pied depuis les falaises de Phiri, pour se ravitailler en choses diverses et conclure quelques affaires sous le manteau. Elle y restait pour la nuit (rarement plus), avant de reprendre la route en sens inverse dès les premières lueurs de l’aube, pour éviter au maximum la chaleur étouffante et humide qui régnait sur l’île.
Une main nonchalamment posée sur la dague accrochée à sa hanche, elle marchait tranquillement à travers la foule hétéroclite qui se pressait sous les rayons brûlants, saluant au passage quelques visages familiers parmi les marchands tout en observant les badauds qui se pressaient devant les étals.
Nea avait grandi sur Karukera. Depuis le jour où la mer l’avait recrachée sur une des plages virginales de l’île, alors qu’elle n’avait que quatre ans, c’est tout ce qu’elle avait toujours connu. Elle avait évolué au milieu de cette effervescence constante, apprenant ses codes et ses coutumes au fil des ans. Elle en avait arpenté chaque recoin, dompté chaque embûche. Aujourd’hui, elle connaissait l’île aussi bien que le fond de sa poche.
— Salut, Apiyo, elle lança dans un sourire, en s’arrêtant devant un étal abrité par un auvent rouge grenat.
La table sommaire, posée sur deux tréteaux en bois, regorgeait de petits pots en bambou remplis d’onguents et de sacs en toile de jute débordant d’herbes médicinales. Les odeurs délicates embaumaient l’air épais tout autour du stand.
— Comment tu vas, Nea ? demanda Apiyo de sa voix chaude et réconfortante.
C’était une femme grande et élancée de l’âge de Nea, avec un teint d’ocre qui s’illuminait au soleil, auréolé de longs cheveux noirs finement tressés qu’elle ornait tout le temps de petits bijoux en argent. Sa longue robe en coton, d’un vert vif qui rappelait la couleur d’une herbe grasse juste après une averse, dévoilait son long cou et ses épaules. Les cercles d’or qui ornaient ses poignets et ses oreilles scintillaient par instant, quand un rayon de soleil réussissait à franchir l’ombre de l’auvent pour venir les caresser.
Apiyo était la cinquième génération de sa famille à venir vendre ses produits sur le marché d’Iliso. Ses herbes et ses remèdes, cultivés et confectionnés de mère en fille depuis des années, étaient très prisés à travers l’île, autant par les locaux que par les gens de passage. Même la gouverneur Oluwaseyi envoyait régulièrement quelqu’un pour lui acheter ses produits favoris.
Nea connaissait Apiyo depuis plusieurs années maintenant. Elles s’étaient croisées pendant les festivités du carnaval annuel, alors qu’elles avaient huit ans et que Nea n’était encore qu’une gamine des rues, crasseuse et sauvage. Apiyo et elle avaient fait les quatre cents coups ensemble, et Nea avait plus d’une fois trouvé refuge au sein de la famille de son amie.
C’était une des dernières personnes que Nea arrivait à tolérer dans son quotidien.
— Tu es venue célébrer Madzi ? demanda Apiyo.
— Seulement quelques affaires à régler, éluda Nea, en attrapant un des petits pots en bambou.
Elle en dévissa rapidement le couvercle pour sentir l’odeur du baume onctueux qui reposait à l’intérieur—un mélange de poire, de jasmin, et de citronnelle.
— Toujours le travail, soupira Apiyo avec un sourire en coin. Tu devrais te reposer un peu, de temps en temps. Prendre des vacances. Pourquoi tu ne viendrais pas à la maison pour quelques jours, pour profiter des célébrations de Madzi ? Zuri demande toujours après toi.
— Peut-être une prochaine fois, déclara Nea en reposant le pot sur la table.
— Nea, tu restes enfermée dans ta case toute la semaine sans voir personne, insista doucement Apiyo, une expression plus grave s’accrochant à ses traits. C’est pas sain.
— Je reste pas enfermée toute la semaine, corrigea Nea, d’un air détaché qui sonnait faux.
— Non, tu vas faire tes missions à droite et à gauche, rétorqua Apiyo, balançant une main dédaigneuse en l’air. C’est pas mieux.
Et quand elle disait missions, elle voulait dire « faire disparaître certaines personnes de temps à autre ».
— Il faut bien que quelqu’un les fasse, ces missions, lui rappela Nea.
— Je dis simplement que tu pourrais prendre un peu de temps pour toi. Pour faire autre chose que de te morfondre sur ton passé en haut de ta falaise.
— Je vais très bien, rassura Nea avec un sourire un peu forcé.
Apiyo pinça les lèvres en penchant légèrement la tête sur le côté, considérant son amie avec un fond de reproches coincé dans ses iris bruns.
— Zion aurait pas voulu ça pour toi, elle déclara après un silence.
— Apiyo…
Nea avait parlé calmement, mais avec une pointe d’impatience et d’agacement coincée dans le fond de la gorge.
Ce n’était pas la première fois que son amie la sermonnait sur ses choix de vie. Et elle ne lui en voulait jamais réellement. Au fond, Apiyo ne faisait que prononcer tout haut des vérités que Nea connaissait déjà. Mais elle n’avait pas besoin qu’on lui rappelle son passé, encore moins qu’on essaie de la remettre sur le droit chemin, ou une autre connerie de ce genre. Elle avait choisi cette voie consciemment depuis trois ans maintenant, et il était hors de question qu’elle s’en libère. Parce que c’était sa faute.
— Okay, okay, marmonna Apiyo, levant ses mains devant elle en signe d’apaisement.
Elle lâcha un petit soupir découragé, comme une mère le ferait devant son enfant trop entêté, avant de tendre la main vers une caisse en bois posée à ses pieds sous l’étal.
Elle en récupéra un petit paquet rectangulaire compact, d’environ sept centimètres sur cinq, enveloppé dans un morceau de lin beige. Elle le fixa un moment dans un mélange d’hésitation et de renoncement, avant de le lancer à son amie.
Nea récupéra sa commande d’un mouvement agile du poignet, la rangeant sans perdre de temps dans une des poches intérieures de sa veste en cuir. Elle sortit ensuite deux pièces d’or de sa bourse accrochée à sa large ceinture à trois boucles, qu’elle déposa sur la table devant Apiyo.
Cette dernière la fixait toujours dans un mélange de gravité et de compassion, et Nea esquissa un sourire plus doux à son attention, relâchant un peu la rage perpétuelle qui occupait son corps.
Elle savait qu’elle était dure. Brusque. Méchante, même, parfois. Et elle savait aussi qu’Apiyo ne lui en tiendrait pas compte.
Mais c’était plus fort qu’elle. Elle ne le faisait pas vraiment exprès. Ou peut-être que si, au fond. C’était seulement sa façon d’être et de se protéger du reste du monde—comme un réflexe malsain, appris et digéré depuis ses premières années sur Karukera. À cette époque, elle n’avait pas le droit d’être douce et faible si elle voulait survivre parmi les loups.
— Je pourrais peut-être passer vous voir la semaine prochaine, elle finit par proposer. Quand ça sera plus calme.
Apiyo considéra un moment les traits fins de son amie, hâlés par toutes ces années passées sous le soleil éternel de Karukera. Son regard affuté semblait toujours sur ses gardes, toujours à guetter ce qui se passait dans la périphérie de son champ de vision. Ses épaules et ses jambes étaient verrouillées dans une tension constante, et la main qu’elle gardait toujours sur le pommeau de sa dague était ferme, inébranlable.
Ça devenait de plus en plus difficile de discerner son amie sous toute cette montagne de férocité et de méfiance. De retrouver cette douceur qu’elle lui connaissait et qu’elle passait son temps à refouler.
Pourtant, elle était bien là, cette douceur. Dans la courbure discrète du sourire qu’elle était en train de lui offrir, et dans la façon dont les lignes de son visage s’apaisaient subrepticement. Comme un rayon de lumière à peine perceptible, qui se laissait grignoter lentement par toute la noirceur qui hantait le reste de son âme depuis trois ans.
Apiyo redoutait le jour où ce rayon de lumière disparaîtrait. Elle priait les dieux tous les soirs pour que son amie soit enfin libérée du fardeau dont elle s’était inutilement lestée.
— Zuri fête ses cinq ans dimanche prochain, déclara enfin Apiyo en se radoucissant. On a prévu un grand repas avec toute la famille, au carbet de la plage de Nyanja. Tu es la bienvenue, comme toujours.
— Cinq ans, déjà ? s’étonna Nea.
— Le temps passe vite quand on reste loin de ses proches.
Nea pinça les lèvres en hochant distraitement la tête, la gorge nouée.
Il n’y avait aucun reproche dans la voix de son amie. Mais Apiyo aurait tout aussi bien pu hurler que ça lui aurait fait la même impression.
— Elle serait contente de voir sa marraine, ajouta Apiyo.
— Ça serait avec plaisir, sourit Nea.
Elle chassa d’un battement de cils le voile de torpeur qui brouillait sa vision, redressant légèrement le menton pour reprendre contenance.
— Mais tu devrais quand même prendre des vacances, reprit Apiyo, cette fois avec une vigueur maternelle qu’elle utilisait clairement avec sa fille, quand cette dernière faisait une bêtise.
Nea roula des yeux au ciel—et elle allait pour répliquer quelque chose à son amie, mais du mouvement mêlé à des cris de protestation retentirent dans son dos, la coupant net dans son élan.
Elle eut tout juste le temps de se retourner en direction du vacarme, avant d’être percutée de plein fouet par un corps ferme lancé à toute allure.
Elle se sentit partir en arrière, le temps s’étirer sur une lenteur infinie pendant les premières secondes de sa chute, amplifiant ses sens… avant que ses réflexes ne prennent le dessus en un claquement de doigts.
Le temps que son corps et celui de l’inconnu ne percutent le sol, elle avait récupéré sa dague à sa hanche et pivoté pour se retrouver au-dessus de lui.
L’homme étouffa un grognement de douleur quand son dos claqua contre la terre sèche, un nuage de poussière fine et ocre virevoltant tout autour d’eux.
Nea posa aussitôt un genou sur son torse pour l’immobiliser, sa main qui tenait sa dague arrêtant la lame affûtée à un millimètre à peine de son cou.
Le regard de l’inconnu s’écarquilla un instant alors qu’il assimilait l’enchaînement rapide de la situation, son attention glissant frénétiquement entre la direction d’où il venait, le visage fermé de Nea penché au-dessus de lui, la lame contre son cou, et les badauds qui s’étaient arrêtés autour d’eux pour les dévisager.
Physiquement, il était assez grand. Une tête de plus qu’elle, au moins, et probablement le même âge, à une ou deux années près. Un corps svelte et musclé habillé de vêtements noir qui mériteraient d’être lavés et rapiécés, le col de sa chemise ouvert sur ses clavicules et le haut de son torse. Ses cheveux d’un noir de jais étaient décoiffés, quelques mèches collées à ses tempes moites. Il avait une peau dorée légèrement brunie par un trop plein de soleil, une bouche fine et lascive, et une mâchoire ciselée où apparaissait l’ombre d’une barbe. Ses yeux étaient deux billes ambrées, pareilles à la sève des arbres, qui scintillaient de mille feux sous le soleil haut dans le ciel.
L’homme leva lentement ses mains en signe d’apaisement—de grandes mains aux doigts fuselés. Un anneau en argent ornait son index gauche. Nea pouvait voir des symboles délicatement gravés dans le métal.
— Salut, déclara enfin l’inconnu dans la langue commune, un sourire canaille éclairant ses traits.
Sa voix était chaude, rauque—parsemée de richesse dans la rondeur de ses syllabes.
Nea fronça les sourcils en notant son accent, mais il était trop léger pour qu’elle arrive à remettre un nom dessus.
Elle lança un regard par-dessus son épaule, ses iris perçants trouvant rapidement les silhouettes mouvantes de quatre hommes, qui se frayaient un chemin à travers la foule compacte à grands coups de coudes et de mains gesticulantes. Vu leurs têtes, ils n’avaient pas l’air particulièrement contents…
— On fuit les problèmes ? elle demanda en reportant son attention sur l’inconnu, ses lèvres pleines s’étirant en un sourire narquois.
— J’aime bien faire un peu d’exercice avant le déjeuner, il rétorqua sans se départir de son sourire charmeur. Ça me permet de rester souple.
Nea entendit Apiyo murmurer un « par tous les dieux » extatique qui lui fit froncer les sourcils. Est-ce qu’il était vraiment en train de… flirter avec elle ?
Il y avait une certaine arrogance qui se dégageait de lui. Comme un masque qu’il semblait habitué à porter depuis longtemps. Son ton était calme, détendu, pas le moins du monde inquiété par les quatre hommes furieux qui arrivaient vers eux.
La seule chose qui trahissait son état, c’était sa poitrine qui se levait et s’abaissait rapidement sur sa respiration erratique, provoquée par sa course-poursuite, que Nea pouvait sentir sous son genou.
— Pas assez souple pour esquiver, apparemment, elle rétorqua calmement.
— C’est vous qui étiez sur mon chemin, il déclara d’un ton faussement offensé.
Nea arqua un sourcil dubitatif, avant de relever la tête en entendant de nouvelles protestations résonner dans son dos.
Les hommes continuaient de repousser la foule compacte en hurlant des ordres à tout bout de champ. Elle estima qu’elle avait moins de quarante secondes avant qu’ils n’arrivent à leur niveau.
— Vous allez me laisser partir ? reprit l’inconnu, toujours avec cette nonchalance séductrice dans la voix.
— Je sais pas, ces types ont l’air d’avoir à cœur de vous attraper, elle répliqua, d’un ton mielleux qui en avait fait trembler plus d’un.
— Allez, soyez raisonnable. J’ai vraiment pas envie de vous faire du mal.
— Ça serait extrêmement présomptueux de votre part de penser ça, elle rétorqua tout aussi calmement.
L’inconnu lâcha un petit soupir teinté d’un sourire en coin, ses yeux ambrés analysant rapidement le visage de Nea.
Il engloba les traits fins et les pommettes hautes, les discrètes taches de rousseur qui s’éparpillaient sur son nez et le haut de ses joues, les lèvres pleines à peine recourbées sur un côté—un mélange de douceur et de quelque chose de sauvage, qui rappelait qu’elle pouvait sortir les griffes à tout moment. Elle avait de longs cheveux d’un blond presque blanc, comme délavés par le soleil et l’air salé. Une partie s’était emmêlée en fines dreadlocks avec le temps, et elle les avait coiffés en tresse sévère qui dégageait son visage. Son regard était tout en lames de rasoir—deux billes acier d’un gris indéfinissable.
Chacun de ses gestes était méticuleusement calculé, depuis la dague qu’elle tenait près de son cou, juste assez pour qu’il sente le fil de la lame frôler sa peau, jusqu’à son corps fermement ancré dans l’instant présent, prêt à répliquer au moindre battement de cils.
Des années d’entraînement rassemblées dans cette simple posture, et dans la façon dont elle le fixait avec une attention toute particulière.
Et il y avait quelque chose d’autre qui se dégageait d’elle, qu’il n’arrivait pas entièrement à identifier. Une sorte d’aura invisible, ancestrale et sauvage, qui l’enveloppait et qui pulsait lentement au rythme des battements de son cœur.
Mais l’aura semblait délavée, ternie. Comme l’ombre passée de quelque chose de beaucoup plus puissant.
Dangereuse ? Sans aucun doute.
Intéressante ? Foutrement que oui.
Et probablement la plus belle femme qu’il ait jamais eu l’honneur de croiser.
Il remarqua enfin le long lacet en cuir brun, enroulé deux fois autour de son cou. Une fine plaque rectangulaire en bois d’ébène, de moins de quatre centimètres de long, était accrochée au collier. Il pouvait apercevoir le sigil gravé grossièrement dans le bois noir.
— Mercenaire, hein ? il déclara avec un nouveau sourire mutin, ses iris scintillant sous le soleil brutal. Je croyais que vous ne preniez jamais parti ?
— Faut bien se nourrir, rétorqua Nea. Quelque chose me dit que ces types seraient prêts à lâcher une jolie somme pour vous avoir.
L’inconnu pinça les lèvres en la considérant d’un regard coincé entre l’amusement sincère et un soupçon de peine, avant de lancer un rapide coup d’œil par-dessus l’épaule de la jeune femme.
Les hommes étaient en train de franchir les derniers rangs serrés de la foule en désordre, soulevant de nouvelles protestations véhémentes à leur passage.
— Vous savez, il reprit en relevant la tête vers Nea, en temps normal, j’aurais adoré continuer cette agréable conversation. Mais…
La seconde suivante, il enroula sa main gauche autour du poignet qui tenait la dague, éloignant la lame de son cou dans un mouvement vif, avant d’envoyer son genou droit cogner contre la hanche de Nea.
Cette dernière étouffa un grognement de douleur en basculant sur le côté—et il en profita pour lui dérober son arme d’un petit coup du plat de la main contre ses phalanges.
Elle se remit aussitôt sur ses pieds sans laisser le temps à son corps de toucher entièrement le sol, se relevant sur toute sa hauteur pour lui faire face. Ses yeux lançaient des éclairs menaçants.
L’inconnu gardait la dague pointée sur elle, son sourire insupportable à nouveau accroché à ses lèvres.
— Peut-être une prochaine fois, qui sait ? il reprit entre deux respirations rapides.
Il lança un dernier regard aux hommes qui repoussaient les badauds, avant de reporter son intérêt sur Nea.
— À plus tard… Blondie, il ajouta en étirant son sourire, révélant une rangée de perles blanches.
Nea fronça le nez devant le surnom ridicule, et il fit tournoyer la dague dans sa main d’un léger mouvement de poignet, la rattrapant par le bout de la lame entre son pouce et son index, avant de la lancer vers le sol.
Nea fit un pas de côté pour éviter l’arme, dardant son regard furieux sur la lame qui s’enfonçait à la verticale dans la terre sèche, juste devant ses pieds. Elle releva la tête vers l’inconnu—mais il avait déjà filé.
Moins de cinq secondes plus tard, les types lancés à la poursuite de l’étranger arrivaient à son niveau en beuglant aux passants de s’écarter, la dépassant sans un regard dans sa direction.
Le souffle court, Nea les suivit des yeux alors qu’ils poursuivaient leur route comme un troupeau de buffles essoufflés, avant de se pencher pour récupérer sa dague, l’arrachant à la terre d’un geste brusque et frustré.
Il avait de la force, elle nota, non sans une once d’étonnement. La lame avait été enfoncée jusqu’à la garde.
— Joli garçon, lança Apiyo à sa gauche.
Nea lui lança un regard en coin franchement dubitatif, la foule autour d’eux reprenant le cours normal de leur journée comme s’il ne s’était rien passé de particulier.
Les courses-poursuites étaient une chose récurrente sur Karukera.
Apiyo retroussa un coin de ses lèvres dans un sourire entendu, ses iris bruns pétillant de malice.
— Arrogant et stupide, marmonna Nea en secouant la tête, rangeant son arme à sa hanche. Il se retrouvera bien vite avec une autre lame sous la gorge.
— Dommage, soupira rêveusement Apiyo.
Nea roula des yeux au ciel, encore agacée par ce court échange avec l’inconnu.
Mais elle était aussi un peu curieuse. Ce n’était pas tous les jours qu’elle trouvait un adversaire capable de la désarmer avec autant de facilité. Encore moins de semer tout aussi habilement (et avec autant d’entrain) le genre de traqueurs lancés à sa poursuite.
Vu ses capacités, elle aurait penché pour un soldat. Mais ses mains le trahissaient. Elles étaient soignées, et la bague à son index était beaucoup trop raffinée pour ce grade. Peut-être un membre d’une cour étrangère, alors ? Son physique lui rappelait Anshar, mais il pouvait tout aussi bien venir d’un des territoires du sud, pour ce qu’elle en savait.
— Tu sais, reprit Apiyo de sa voix chaude, quand je te parlais de prendre du temps pour toi, ce genre de spécimen rentre dans le sujet.
Nea fronça les sourcils en se tournant vers son amie, la dévisageant avec un fond de dégoût qui fit plisser son nez.
— Ça te ferait pas de mal, ajouta Apiyo avec malice, en haussant les épaules d’un air détaché.
— Okay, à plus tard, lâcha Nea d’une voix sans expression, en se détournant.
La mine sombre, elle se faufila parmi les badauds qui flânaient tranquillement, le rire de son amie l’accompagnant sur plusieurs mètres avant qu’il ne soit noyé par les centaines de conversations.
Le soleil était passé sous la ligne d’horizon depuis une bonne heure, maintenant. La nuit était claire et dégagée, la chaleur toujours moite et étouffante à peine soulagée par une brise marine qui venait de l’ouest.
Nea déambulait tranquillement au milieu des badauds esseulés, le coin de ses lèvres légèrement retroussé sur un côté face à toute cette frénésie entraînante et familière.
La ville était envahie de locaux et d’étrangers aux visages joyeux, les joues rougies par l’alcool. Beaucoup d’habitants étaient encore à pied d’œuvre pour finaliser leurs costumes ou les décors qui accompagneraient les processions, réunis en groupes plus ou moins nombreux sur les terrasses couvertes des cases colorées. L’odeur lourde et sucrée des Hibiscus effeuillés embaumait l’air saturé de moiteur et d’iode.
On entendait le clapotis discret de l’eau caresser avec paresse les flancs des navires amarrés le long des quais, et la résonance endiablée des instruments de plusieurs groupes de musiciens dispersés dans toute la ville. Des percussions de toutes sortes et des chants ancestraux, des rythmes puissants qui rappelaient tout à la fois la terre, l’eau, le feu et l’air.
Si Madzi n’avait pas officiellement commencé, son effervescence se faisait déjà ressentir dans les sourires et les conversations.
La semaine de Madzi était un hymne à Karukera, à l’instar des autres fêtes annuelles qui rythmaient la vie de ses habitants. À la richesse de son sol, de sa faune et de sa flore. On y célébrait la fin de la saison sèche et le début de la saison des pluies. On remerciait les dieux des récoltes passées et de celles à venir.
À toute cette énergie étourdissante qui parcourait les rues de l’île s’ajoutaient le chant lancinant de milliers de grenouilles et la symphonie des grillons tout aussi nombreux.
Nea avait grandi avec ces nuits tropicales bruyantes.
Elle se rappelait encore de la toute première fois qu’elle avait entendu la musique si particulière de Karukera. Comment la sérénade des grenouilles et des grillons s’était soulevée dans les derniers flamboiements du soleil couchant, alors qu’elle avait trouvé refuge sous les branches des arbres qui bordaient la petite plage où elle avait échoué. Elle avait eu l’impression de devenir complètement sourde, tant le bruit avait été obsédant.
Aujourd’hui, elle avait du mal à s’imaginer passer une seule nuit sans cette mélodie quotidienne. Même si cette musique était devenue, elle aussi, un synonyme de sa prison.
Nea tourna à un angle, quittant l’avenue principale et son agitation. Elle remonta la ruelle étroite qui refluait des odeurs de mauvais alcool et de détritus, rejoignant une entrée en renfoncement située tout au bout, à gauche.
La peinture turquoise de la porte s’écaillait par endroit à force de subir les bourrasques de vent iodé venant du large, révélant le bois brut et délavé en dessous, et la poignée en cuivre était oxydée par le sel. Audessus de l’entrée, l’enseigne suspendue aux couleurs tout aussi passées annonçait en lettres alambiquées le nom de l’endroit ; Au Biloko.
Nea tourna la poignée, s’engouffrant à l’intérieur de la salle rehaussée de lourdes poutres de bois sombre, auxquelles étaient accrochés deux grands lustres rustiques en métal.
La taverne était bondée de clients bruyants qui se pressaient les uns aux autres sur chaque espace disponible. Sur toute la salle du bas, sur les marches de l’escalier en bois qui menait au premier étage, et le long de la galerie qui desservait les quelques chambres d’appoint qu’offrait l’établissement. Une forte odeur d’alcool, de sueur et de sel flottait dans l’air.
Des bougies plantées dans des monticules d’ancienne cire illuminaient les visages exaltés, accentuant les contrastes de tous ces traits marqués par le soleil. Une peau grêlée, un œil manquant, ou une cicatrice impressionnante se révélait par instant sous les tricornes, au détour d’un regard.
Quelques silhouettes délicates se baladaient parmi tout cet étalage de testostérone—des corps voluptueux enveloppés de robes vaporeuses, des sourires charmeurs et charmants qui desservaient leurs courbes à des mains trop baladeuses et trop rustres la plupart du temps.
Des mains qui, si elles dépassaient trop les limites, se voyaient sans hésitation mises à la porte de l’établissement par la tenancière ; Madame Mirembe. Cette dernière surveillait ses filles d’un œil aguerri et protecteur, et ils étaient rares les hommes à oser l’affronter.
Il était insolite, voire même impensable, de voir débarquer un visage inconnu derrière les murs de la taverne. Ceux qui visitaient l’île restaient le plus souvent le long des rues principales, peu enclins à s’aventurer dans les nombreuses ruelles tortueuses de la ville.
Et pour cause.
Le Biloko avait depuis longtemps été revendiqué par toute la pire canaille qui pouvait débarquer sur Iliso. Ici, tant que l’on avait quelque chose à vendre, on trouvait toujours un acheteur potentiel. Le marché noir qui s’opérait discrètement à la lueur des bougies était presque aussi réputé que celui de la ville.
Bien que ce qui s’échangeait ou se vendait était loin de ce qu’on trouvait sur les étals colorés qui remplissaient la place principale.
Nea se fraya un chemin à travers les corps vociférants, cherchant en même temps du regard son rendez-vous.
Elle avait eu affaire à ces hommes plus d’une fois au fil des ans, et elle savait toujours comment allumer la flamme de la convoitise dans leurs yeux. Un mot placé au bon moment, une invitation lancée en l’air… Il y avait toujours une faille. Derrière leurs airs pompeux et leurs expressions de façade, il était assez facile de trouver l’engrenage qui déclencherait le reste.
Évidemment, ça ne l’avait pas empêchée de se retrouver empêtrée dans les ennuis une fois ou deux. Mais elle avait toujours réussi à s’en sortir magnifiquement. Sans compter qu’il était rare que quelqu’un s’amuse à jouer avec elle.
Sa réputation la précédait.
Nea n’avait aucun souvenir de sa vie avant son arrivée à Karukera. Quand elle avait débarqué sur le port pour la première fois, il ne lui restait plus que son prénom et la robe qu’elle avait sur les épaules, dont les pans et les manches avaient difficilement essuyé son séjour en mer. Elle n’était qu’une gamine sans passé, sans histoire, sans identité.
Elle avait passé ses premières années sur l’île à vivre au jour le jour, chapardant et troquant tout ce qu’elle pouvait se mettre sous la main et dormant là où elle le pouvait. Elle n’avait pas mis longtemps à comprendre les lois et les codes qui s’opéraient entre les habitants et les voyageurs.
Rapidement, elle était devenue le nom à connaître quand on cherchait à s’approprier des objets rares.
Jusqu’à ce qu’elle se fasse arrêter à ses douze ans, après avoir tué deux hommes trop entreprenants.
Elle avait été conduite devant la gouverneur Oluwaseyi, qui n’avait pas mis longtemps à voir le potentiel dans cette gamine crasseuse aux cheveux pâles et au regard farouche.
Pour lui éviter les fers—Nea avait quand même poignardé deux hommes et accumulé les vols et échanges louches pendant longtemps— la gouverneur lui avait proposé de payer sa dette en s’enrôlant dans la garde royale.
Nea avait accepté. À présent avec un toit au-dessus de la tête et un repas chaud tous les jours, elle s’était plongée corps et âme dans son apprentissage.
À quinze ans, elle maniait les armes mieux que quiconque et gagnait chaque combat à mains nues contre ses confrères et consœurs soldats.
À dix-sept ans, elle était régulièrement envoyée en mission à divers endroits de l’île. Des missions qui étaient devenues de plus en plus dangereuses avec le temps, parce qu’on savait qu’elle les mènerait à bien sans même avoir à lever le petit doigt.
Pendant ces dix années à porter le blason de son île d’adoption, elle n’avait jamais regardé en arrière. Jamais regretté son choix. Elle avait trouvé sa place et son identité.
Mais tout avait changé trois ans plus tôt, quand le monde s’était effondré sur ses épaules.
Elle avait quitté Fort Wolimba pour se reculer loin de tout le monde, incapable de continuer à honorer ses devoirs après ce qui s’était passé.
Tout à coup, cette île qui l’avait accueillie et éduquée pendant toutes ces années lui était devenue étrangère, hostile. Elle avait voulu s’enfuir, quitter cette terre et ne jamais se retourner. Tout oublier.
Mais, évidemment, ce n’était pas de l’avis de la gouverneur. Cette dernière avait bien accepté sa démission au vu des circonstances, mais sans pour autant lui retirer ses chaînes invisibles. Nea avait toujours une dette envers Karukera.
Alors, elle avait continué à accepter les missions qu’on lui apportait, sans résister, attendant le jour où elle pourrait enfin prendre la mer et partir à la découverte d’autres horizons.
Nea s’arracha aux doigts tentaculaires de son passé qui s’agrippaient à ses bras, forçant sa conscience à revenir dans le moment présent alors qu’elle apercevait enfin son rendez-vous.
Il était installé à sa table habituelle, dans un coin de la salle, à droite de la cheminée. Deux de ses matelots se tenaient debout derrière lui, leurs bras massifs croisés sur leur torse encore plus massif.
Son vieux tricorne en cuir posé sur ses longs cheveux noirs emmêlés par le sel et le vent, il glissait son regard attentif à droite et à gauche, écoutant d’une oreille les conversations qui bourdonnaient dans tous les sens. Les doigts fins de sa main droite tapotaient distraitement la table sur un rythme que lui seul semblait entendre, et la longue cicatrice qui tombait devant son œil gauche (scindant son sourcil en deux et descendant le long de sa joue en laissant l’œil intact) ressortait contre la lueur dorée des bougies posées au milieu de la table. Ses iris sombres, de la même couleur que le bois de son navire, se relevèrent vivement quand la silhouette de Nea se détacha parmi les clients.
— Capitaine Callahan ! scanda Nea en s’approchant.
Elle tira la chaise libre qui faisait face au capitaine, se laissant tomber sur l’assise avant de croiser ses chevilles sur le bord de la table, lançant un regard au visage charmant.
Le capitaine Callahan (Cal, pour les intimes) était un des pirates les plus illustres de sa génération. À tout juste vingt-sept ans, il comptait déjà pas moins de seize navires sous ses ordres, et ses exploits étaient répétés dans tous les ports du monde. Il était réputé pour son intransigeance et ses manières en affaires, mais aussi pour sa soif de découverte et sa férocité dans les attaques qu’il lançait aux malheureux qui croisaient sa route.
Nea le connaissait depuis quelques années, maintenant. C’était lui qui lui donnait les missions les plus complexes, l’envoyant toujours plus loin chercher ce dont il avait besoin. La dernière fois, il avait fallu six mois à Nea pour accéder à sa requête.
Mais elle honorait toujours ses commandes.
— Ton sourire est un ravissement, comme toujours, reprit Nea avec nonchalance, en notant l’air légèrement pincé que le capitaine affichait.
Les fines rides d’expression au coin des yeux du capitaine étaient légèrement plus pâles que le reste de son visage, à force de plisser les yeux contre le soleil qui gouvernait les eaux du monde.
— Je serais peut-être de meilleure composition si tu arrivais à l’heure de temps en temps, il rétorqua, arquant son sourcil scindé.
— Tu devrais apprendre à apprécier les petits moments de la vie, Cal. Ça te dériderait, elle répliqua avec un sourire en coin.
Elle observa la commissure des lèvres du capitaine se recourber légèrement, un éclat malicieux s’éveillant dans ses iris sombres.
— Tu l’as, si j’en juge par ton assurance, il demanda d’un ton plus détendu, en posant son dos contre le dossier de sa chaise.
— Bien sûr que oui. Je ferais une bien piètre mercenaire dans le cas contraire.
— Bien, alors finissons-en. J’ai d’autres affaires à régler avant de partir.
— D’abord l’argent, annonça Nea, sans se départir de son calme.
Le capitaine pinça les lèvres d’un air ennuyé, sondant un instant l’éclat métallique dans les yeux rivés sur lui, qui pétillaient d’amusement. Il finit par faire un signe de tête à l’homme dans son dos à sa gauche, qui s’avança d’un pas pour déposer une bourse en cuir au milieu de la table.
Nea esquissa un sourire en entendant les pièces d’or cliqueter brièvement entre elles quand elles rencontrèrent le bois dur. Elle tendit un bras vers son paiement, ne perdant pas de temps à retirer le cordon qui fermait le sac pour en jauger le total.
Face à elle, le capitaine restait l’observer avec attention, suivant des yeux chaque inflexion de ses mains alors qu’elle prenait tout son temps pour s’assurer du bon paiement de sa commande. Il sentit une boule chaude remonter le long de son œsophage et répandre un goût d’impatience dans sa gorge, un éclat amusé s’éveillant dans son regard.
Depuis maintenant cinq ans qu’il la connaissait, Nea faisait invariablement exprès de prendre son temps pour compter son argent, même si elle savait pertinemment bien qu’il payait toujours rubis sur ongle. C’était sa façon à elle de le titiller et de lui rappeler qu’elle ne baissait jamais sa garde.
Quand elle fut enfin satisfaite, Nea referma la bourse pour la ranger avec soin dans sa petite besace accrochée en travers de son buste, avant de plonger une main dans une des poches intérieures de sa veste, récupérant un petit sac en velours noir.
Elle le fit tourner un instant entre ses doigts agiles, le jaugeant tranquillement, avant de le lancer au capitaine par-dessus la table.
— De l’obsidienne d’Ecetír, elle déclara en l’observant récupérer le sachet. Je dois dire que ça m’a donné pas mal de fil à retordre, étant donné sa rareté, mais…
Elle termina sa phrase par un sourire satisfait, ses iris suivant les mains hâtives du capitaine qui ouvraient le sac pour en sortir son contenu.
Une pierre noire et luisante, de la taille d’un œuf de poule environ, tomba dans la paume ouverte du capitaine, qui étira ses lèvres avec satisfaction.
— Le dernier artefact connu fabriqué à partir de ce gisement d’obsidienne réside sur la tête de l’héritier de la lignée de l’Air, il murmura, fixant avec convoitise la pierre brute qui reposait dans sa paume. Une couronne entièrement sculptée à partir d’un seul bloc, presque aussi ancienne que le peuple qui l’a conçu, il ajouta en la prenant entre le pouce et l’index, la levant à hauteur de son visage pour l’admirer.
Nea observa la pierre qui reflétait avec rondeur la lueur des flammes des bougies—la façon dont sa couleur semblait aspirer la lumière autour d’elle, comme si elle était un morceau de la nuit la plus sombre que le monde ait jamais connue. Elle pouvait presque sentir la magie résiduelle d’Ecetír se disperser dans l’atmosphère et picoter ses sens, comme un milliard de particules invisibles qui flottaient autour d’eux.
— Comment tu as réussi à l’avoir ? il demanda enfin, détachant son attention de la pierre pour regarder Nea.
— Je ne révèle jamais mes sources, elle rappela calmement, considérant la gourmandise qui brillait dans les iris sombres.
Le capitaine l’observa un instant d’un air appréciatif, avant de ranger son acquisition dans une poche intérieure de sa veste.
— Tu restes combien de temps en ville ? il demanda, tout en récupérant son verre de rum ambré posé devant lui.
— Seulement pour la nuit, elle éluda, lançant un regard distrait sur sa gauche.
Deux hommes étaient en train de se chamailler autour d’une partie de cartes, l’un disputant la dernière action et l’autre réfutant outrageusement. Les trèfles, les carreaux, les cœurs et les piques se mirent à voler dans tous les sens une seconde plus tard, et les types commencèrent à balancer leurs poings en avant, attirant l’attention de toute la taverne sur eux.
Nea détourna la tête, indifférente à la bagarre qui se propageait rapidement dans son dos, renvoyant son regard sur celui du capitaine.
Ce dernier la fixait avec une intensité particulière de sous son tricorne légèrement penché sur son front, le fond de ses yeux brillant d’une ardeur latente à laquelle elle était devenue familière.
— J’imagine qu’il n’y a pas de temps à perdre alors, il déclara d’une voix rauque.
— Pas vraiment, non.
Le capitaine esquissa un sourire en coin en parcourant le visage élégant qui le fixait farouchement, avant d’amener son verre à ses lèvres pour le finir d’une seule longue gorgée impatiente.
La porte d’entrée de la petite chambre s’ouvrit à la volée, claquant bruyamment contre le mur.
Leurs lèvres scellées dans un baiser passionné, Nea et le capitaine titubèrent dans la pièce sombre, leurs souffles extatiques rebondissant contre les murs, leurs ombres s’allongeant dans le rectangle doré qui courrait sur le sol.
On entendait le vacarme habituel de la taverne résonner depuis le rez-de-chaussée, les verres qui se brisaient par instant et les éclats de voix de Madame Mirembe, qui tentait de contrôler la bagarre qui s’était étendue au reste de la clientèle.
Son bras droit fermement enroulé autour de la taille de Nea, Cal leva son autre main pour refermer la porte dans un geste agité, avant de faire pivoter la jeune femme contre le mur le plus proche. Dans le couloir, les deux hommes de main du capitaine se postèrent devant la porte pour monter la garde, leur visage impassible et bourru surveillant les mouvements de la taverne.
À présent dépossédée de la lumière douce qui venait de la salle principale, la chambre plongea dans une obscurité presque totale. Les angles des meubles rudimentaires étaient à peine illuminés par les rayons du clair de lune, qui entraient par les deux petites fenêtres qui donnaient sur le port.
Nea lâcha une exhalaison étouffée quand son dos cogna contre le mur, ses lèvres se retroussant doucement face à l’impatience qu’elle sentait dans les caresses et les baisers de Cal. Elle agrippa le long manteau en cuir qu’il portait, le lui retirant avec des gestes haletants alors que ses paupières se fermaient un instant quand il glissa ses lèvres le long de son cou.
Le manteau tomba sur le parquet défraîchi dans un bruit mat, en même temps que le vieux tricorne, et Nea releva ses mains vers la chemise du capitaine, arrachant presque les petits boutons.
Cal grogna de plaisir contre ses tympans, ses dents mordillant la peau chaude juste derrière son oreille. Ses mains calleuses remontèrent jusqu’à la mâchoire de Nea pour la saisir dans une douce brutalité, avant que ses lèvres ne viennent à nouveau posséder les siennes.
Nea soupira lourdement contre sa langue, le bout de ses doigts parcourant le torse hâlé et ses hanches se collant aux siennes avec une envie à peine contenue.
— T’es pressée, il fit remarquer contre les lèvres entrouvertes, alors qu’elle le débarrassait de sa chemise.
Il lui retira sa veste une seconde plus tard, l’envoyant valser à l’autre bout de la chambre en même temps que sa besace.
— Je croyais que tu avais d’autres affaires à régler, rétorqua Nea, d’une voix rendue éraillée par l’excitation. C’est toi qui es pressé.
— Je suis parti pendant presque deux mois, rappela Cal, ses mains descendant jusqu’à la ceinture de Nea pour la défaire rapidement.
La ceinture, alourdie par les dagues, bourses en cuir et autres accessoires que Nea gardait toujours sur elle, tomba au sol dans un cliquetis bruyant.
— Et tu veux me faire croire que t’as pas trouvé un corps pour te réchauffer pendant tout ce temps ? elle demanda dans un murmure rauque.
— Elles ont pas ta rage, il ronronna avec une intensité particulière.
Nea sentit ses orteils se recroqueviller dans ses bottes, la voix suave du capitaine embrasant tout son corps.
Leur liaison durait depuis un peu moins d’un an. Ils l’avaient commencé dans cette même taverne, dans cette même chambre, à la suite d’un échange particulièrement houleux concernant une demande complètement rocambolesque du capitaine. Ils s’étaient balancé les pires atrocités au visage, avant que leur colère ne se transforme en passion virulente qui les avait consumés jusqu’au petit matin. Depuis, ils se voyaient une ou deux fois par mois—parfois plus, parfois moins, en fonction des voyages de Cal.
Ça allait très bien à Nea. Pas de sentiments. Pas d’attaches. Seulement un peu de chaleur grappillée au gré des marées.
Elle n’en avait parlé à personne autour d’elle. En partie parce qu’elle avait encore honte de trouver du réconfort dans les bras d’un autre homme.
Trois ans avaient passé, mais le craquement qui s’était déployé en elle ce jour-là, et qui avait terrassé son âme, semblait toujours aussi vivace et douloureux. Elle avait parfois l’impression d’être coupable de haute trahison, alors qu’en fait elle ne faisait que remplir maladroitement le vide laissé par l’absence de Zion. Un vide qui refusait d’être assouvi, quoi qu’elle puisse faire.
C’est peut-être aussi pour ça qu’elle avait fini par se tourner vers Cal. Ils s’étaient toujours bien entendu, tous les deux, et ça depuis la première affaire qu’is avaient conclu ensemble. Il y avait un respect entre eux. Un passé. Cal la connaissait assez pour savoir qu’il y avait des portes qu’elle ne voulait pas ouvrir.
Incapable de contrôler son impatience grandissante, Nea arracha ses lèvres à celles du capitaine, posant une main sur son torse pour le faire reculer jusqu’au lit. Elle avait la tête qui tournait un peu du baiser qu’ils venaient d’échanger.
Callahan passa sa langue sur sa lèvre inférieure en la dévorant du regard, ses pieds reculant docilement jusqu’au lit, jusqu’à ce que ses mollets ne touchent le cadre en bois. Il se laissa tomber sur le dos sur les draps en lin, un sourire avide étirant ses lèvres alors que Nea se débarrassait de son haut, debout face à lui.
Il sentit son désir grandir un peu plus quand la poitrine nue se dévoila sur la lumière bleutée de la nuit. Ses iris sombres survolèrent la peau hâlée, parsemée de cicatrices de tailles et d’âges différents, et les bras presque entièrement couverts de tatouages—des lignes géométriques complexes et des symboles collectionnés au fil des années, comme un rappel de tout ce qu’elle avait vécu pour en arriver là où elle était aujourd’hui.
C’était une tradition ancestrale sur Karukera. Des rites qui perduraient depuis des siècles, depuis les premières tribus. Callahan ne connaissait pas un seul habitant qui n’avait pas au moins un tatouage sur le corps. Ces dessins célébraient des naissances, des unions, des passages à l’âge adulte, des drames, des changements importants… Tout ce qui pouvait constituer une vie.
C’était aussi une façon qu’ils avaient d’honorer leurs dieux. À la différence de la plupart des autres royaumes du monde, les habitants de Karukera n’avaient jamais érigé aucun temple pour leurs divinités. Ils préféraient les honorer grâce à leurs chants, leurs musiques et leurs danses, expliquant que leur foi résidait dans leur cœur et que c’était leur corps qui était le temple. Et si le corps devenait le temple, alors pourquoi ne pas en décorer les murs ?
Beaucoup de pirates s’étaient convertis à cet art du tatouage. Cal en avait lui-même quelques-uns, qui célébraient chaque navire gagné et ajouté sous son pavillon au fil des ans.
Le capitaine sentit le reste de sa patience se dissiper d’un seul coup quand Nea s’approcha pour tirer sur le lien de son pantalon, et il se redressa dans un mouvement vif en lui agrippant les hanches, la faisant basculer sur le lit pour se mettre au-dessus d’elle.
En appui sur une main, il laissa le bout de ses doigts bagués courir le long du buste de Nea—depuis sa gorge et dans l’échancrure de ses seins, jusqu’à son ventre et puis plus bas—ses lèvres revenant mordiller l’espace sensible derrière son oreille.
Nea se cambra contre lui en sentant sa main glisser sous la taille de son pantalon et venir explorer l’espace brûlant entre ses cuisses, ses ongles s’enfonçant dans les épaules larges qui la surplombaient.
À ce stade, le foutu bruit blanc qui tournait en boucle dans sa tête s’était enfin calmé, laissant sa place à une effusion purement charnelle. Bercée par le supplice exquis que Cal lui offrait avec dextérité, elle bascula la tête en arrière en laissant son corps prendre les commandes sur ses pensées, oubliant et s’oubliant tout à la fois.
Son désir pulsant de plus en plus fort, Callahan ferma les yeux, bercé par le corps de Nea qui se mouvait au rythme de ses caresses et par les lamentations pleines d’ivresse qu’elle déversait contre ses tympans, avant de se relever pour les débarrasser du reste de leurs vêtements.
Pantalons, bottes, dagues supplémentaires consciencieusement cachées… tout termina au sol sans ménagement.
Nea se cambra d’un seul coup quand il la pénétra jusqu’à la garde, ses hanches recopiant automatiquement ses mouvements implacables.
Son cœur claquant contre ses côtes, Cal releva la tête pour venir happer les lèvres charnues, avant que Nea ne le fasse basculer sous elle dans un mouvement agile et impatient.
Il descendit ses mains sur ses hanches alors qu’elle se redressait au-dessus de lui, vrillant ses iris sombres sur la poitrine nue, ses doigts s’enfonçant doucement dans les courbes chaudes. Nea accéléra leur danse intime, et il se redressa vers elle pour coller son torse contre le sien, enroulant ses bras autour d’elle.
Nea avait cette espèce de lâcher-prise qui le rendait dingue. Une brutalité et une douceur qui se mélangeaient et qui débordaient dans ses soupirs. Elle n’avait pas toujours été comme ça ; une émotion brute sur le point d’imploser.
Même si elle avait toujours été sauvage (après tout, elle n’avait pas vraiment eu le choix pour survivre), elle était loin d’être la personne qu’elle était quand il l’avait rencontrée.
À l’époque, elle était beaucoup plus calme et posée, arborant fièrement la tunique de la garde royale et même le collier autour de son cou. Elle savait qui elle était.
Il était au courant de ce qui s’était passé. Les gens parlent sur Karukera. Et il la connaissait assez pour savoir qu’il ne valait mieux pas aborder le sujet sans son consentement. Il savait aussi qu’il n’était qu’une passade. Une distraction. Celui qui lui permettait, peut-être, de soulager un peu tout ce poids qu’elle entretenait et qu’elle traînait jour après jour.
Ça lui allait. Il s’était pris d’affection pour Nea depuis la première fois qu’ils avaient fait affaire ensemble, et il n’y avait rien qu’il pouvait lui refuser.
Nea plongea ses doigts dans les cheveux longs du capitaine, agrippant les mèches à la base de sa nuque, le corps bercé par les grognements qu’il lâchait contre sa poitrine et par ses coups de reins sans pitié, avant de s’abandonner totalement, sa gorge relâchant un feulement rauque contre l’air lourd et moite qui s’immisçait dans chaque parcelle d’atmosphère.
Callahan lâcha un grondement brut contre ses seins quelques secondes plus tard, leurs corps enlacés se crispant jusqu’à l’extase alors qu’il resserrait ses bras autour de sa taille dans un mouvement compulsif.
Il y eut un long battement qui flotta autour d’eux, ondulant dans leurs pensées pétries de soupirs, avant que la réalité ne revienne les envelopper. Le vacarme de la taverne qui leur parvenait depuis la porte fermée, l’animation dans la rue en contrebas et le rythme de tambours lointains, le clapotis des vagues contre les coques des navires…
Le front posé sur l’épaule de Cal, les yeux fermés, Nea s’autorisa encore une minute entière de pause, d’entre-deux sans réflexions où ses muscles se détendirent doucement… avant de se redresser.
Elle croisa le regard sombre du capitaine, ses pupilles dilatées et ses lèvres gonflées et sèches, sa main gauche glissant distraitement dans les mèches noires emmêlées—dans un geste tendre qu’elle ne calcula même pas.
Le plus difficile, c’était de voir le visage de Zion se superposer en filigrane. Même encore aujourd’hui.
D’apercevoir son sourire immense et ses iris bruns entourés de longs cils épais, sa peau noisette tendue sur ses traits ciselés et ses cheveux crépus qu’il gardait toujours très courts.
Toutes ces lignes, toutes ces courbes familières qui s’imposaient à sa vision, sans pour autant lui donner la chance de les caresser une dernière fois.
Nea cilla plusieurs fois, effaçant l’image qui hantait ses rétines.
— Quand est-ce que tu repars ? elle demanda enfin en se détachant de Cal.
— Dans trois jours.
Ses mains toujours posées sur les hanches de Nea, il tendit les bras pour l’accompagner dans son mouvement alors qu’elle se relevait, attardant son regard sur les courbes élégantes.
— On passe la semaine sur Ubongo, le temps que Madzi se termine, et ensuite on fait étape vers le nord, il ajouta.
Il l’observa un moment alors qu’elle se rhabillait, fixant sa longue crinière pâle. Sa tresse froissée laissait échapper plusieurs mèches fines, lui donnant un léger air débraillé que peu de gens avaient pu observer.
— Et toi ? il demanda en s’asseyant au bord du lit. Du travail de prévu ?
— Rien pour l’instant. En fait, je pensais peut-être prendre un peu de vacances, elle avoua en haussant une épaule indécise.
— Des vacances ? s’étonna Cal, en attrapant son pantalon pour l’enfiler.
— Ouais, elle marmonna en se tournant vers lui, bouclant en même temps sa ceinture.
— Je crois que je ne t’ai pas vue prendre un seul jour de repos depuis que je te connais, il reconnut, ses sourcils s’arquant de surprise.
Il termina d’enfiler ses bottes en cuir, avant de planter ses coudes dans ses genoux, relevant la tête vers Nea.
— Qu’est-ce que tu vas faire de tout ce temps ?
— Je sais pas, je pourrais… Je pourrais finir de rénover ma case, ou bien… ou bien faire des trucs. J’y ai pas vraiment réfléchi, elle marmonna en secouant la tête.
— C’est bien, murmura Cal avec un sourire.
Nea haussa encore les épaules, ses iris gris parcourant le sol d’un air distrait et incertain. Il pouvait voir son idée s’effilocher à chaque mouvement de cils, écrasée par sa culpabilité.
— Nea… il appela avec douceur, tendant la main.
Il enroula délicatement ses doigts autour du poignet fin, l’attirant à lui pour qu’elle vienne se positionner entre ses jambes, avant de relever la tête vers elle.
— Tu as le droit de t’arrêter de temps en temps, il lui rappela avec plus de gravité, en sondant le regard voilé. Personne ne viendra te juger pour ça.
Il avait raison. Personne ne la jugerait.
Elle le faisait très bien toute seule.
Ce n’était pas l’idée de prendre du repos qui l’angoissait. Mais plutôt d’avoir tellement de temps pour elle qu’elle n’aurait pas le choix, à un moment ou à un autre, de faire face à ses démons. D’affronter toutes ces heures de repos déguisées en tempête intérieure. Tout ce silence et ce calme factices, qui s’allongeaient douloureusement jusqu’à l’infini, jusqu’à ce qu’elle se retrouve à bout de souffle et pantelante, à genoux devant ses erreurs.
Évidemment, il avait fallu qu’il se fasse arrêter par la garde royale…
Jahan ravala un soupir contrit, avant de lancer un regard aux deux gardes qui marchaient de chaque côté de lui, chacun avec une main fermement enroulée autour de ses bras.
Il détailla un moment les visages impassibles et les mentons fièrement relevés qui fixaient droit devant eux. Le claquement des talons de leurs hautes bottes de cuir résonnait contre les murs en pierre sombre du long couloir, s’ajoutant au cliquetis incessant des chaînes qui liaient ses poignets. Des torches murales disposées tous les trois mètres balançaient l’ondulation de leurs flammes sur les contrastes, allongeant les ombres.
Il avait réussi à semer les hommes lancés à sa poursuite, mais pas sans mettre une bonne dose de désordre à travers les rues d’Iliso. Pour quelqu’un qui avait souhaité passer inaperçu pendant son séjour improvisé sur Karukera, il pouvait repasser. Ces types étaient plus tenaces que des bernacles.
Sa brève—bien que très agréable—rencontre avec cette mercenaire au marché lui avait fait perdre des secondes précieuses, qu’il avait dû amortir en renversant à son passage une bonne dizaine de charriots remplis de vivres. Sans compter tous les paniers gavés de denrées diverses. L'un des types avait fini sa course tête la première dans un étal à poissons (pour son plus grand plaisir) et il avait été en bonne voie pour quitter le centre de la ville—avant que la garde ne lui tombe dessus au détour d’une rue.
Jahan releva la tête quand ils tournèrent à droite sur un couloir plus large, arrêtant son attention sur les doubles portes en bois qui se profilaient à l’autre bout. Deux gardes immobiles vêtus de la tunique beige ornée du blason de Karukera (une tortue luth brodée en fils d’or) encadraient les portes, chacun armé d’une lance qu’ils tenaient à la verticale.
Il baissa à nouveau la tête, posant son regard sur la bague en argent à son index gauche. La devise de sa famille, finement gravée dans le métal, semblait le lorgner avec insistance.
Ne fais confiance à personne.
Les mots de Minoo, sa sœur cadette, se répétaient en boucle dans son esprit. Comme une comptine redondante et entêtante, qui l’avait accompagné depuis le moment où il avait lu son message, jusqu’à son arrivée sur Karukera, et tout le long de la semaine qu’il venait de passer sur l’île, à se cacher et à essayer de trouver un moyen discret de rentrer chez lui.
À présent à quelques secondes de rencontrer la gouverneur Oluwaseyi, il savait qu’il allait devoir user de toute la finesse dont il était capable pour rester sous le radar. Parce que si son arrestation par la garde royale lui offrait le privilège de se cacher un temps de ses poursuivants, ça n’enlevait en rien à la précarité de sa situation.
Plus les jours passaient coincé sur cette île, plus il mettait sa famille en danger, et plus le nouveau pouvoir en place sur Anshar prenait de l’ampleur. Il jouait contre le temps et contre une montagne de questions sans réponses.
Ne fais confiance à personne.
Il avait encore du mal à imaginer que Sutekh ait pu sciemment renverser le pouvoir de son royaume. Un homme qu’il avait connu toute sa vie, réputé pour sa bonté, sa patience et ses conseils réfléchis. Un homme apprécié pour ses traits d’esprit et sa gentillesse, qui avait dévoué sa vie entière au pharaon. Qu’est-ce qui avait pu se passer pour qu’il change aussi drastiquement de comportement ?
Jahan avait douté pendant un temps. Il avait espéré que Minoo se trompait. Qu’elle avait peut-être même tout inventé pour l’obliger à rentrer chez lui.
Mais le silence qui avait suivi la dernière missive de sa sœur, et l’absence prolongée de Sati, avaient suffi à corroborer les dires de sa cadette. Jamais son dragon ne serait resté aussi loin de lui aussi longtemps, s’il avait su qu’il était en danger.
Non, il allait devoir se débrouiller seul cette fois.
Jahan lança un regard prudent aux deux gardes qui l’entouraient, son attention focalisée sur ses mains enchaînées. Avec des gestes lents, il utilisa son pouce gauche pour faire glisser son anneau vers le bout de son index, avant de dissimuler le bijou aux creux de son poing.
Il releva la tête quand ils arrivèrent devant les doubles portes, cillant plusieurs fois pour s’extirper de ses réflexions. Les gardes de chaque côté de l’entrée tendirent un bras pour agripper chacun une poignée, avant de repousser les battants.
La salle d’audience était large et austère. Des torches murales