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“J’ai cherché une mine comme on cherche un point de passage dans le sous-sol terrestre, un accès aux formes qui le structurent, aux matières qui le composent, aux mouvements qui l’animent, à ce qu’il recèle de trésors et de ténèbres, à ce qu’il suscite comme convoitise et précipite comme invention. Je l’ai cherchée comme on cherche la porte de cet espace inconnu sur quoi s’appuient nos existences, espace dont je ne sais s’il est vide ou plein, s’il est creusé d’alvéoles, de grottes ou de galeries, percé de tunnels ou aménagé de bunkers, s’il est habité, s’il est vivant.”
Maylis de Kerangal
SUR LE MODE DES GRANDS REPORTAGES
Dotée d’une carte blanche dans le cadre des résidences « Mineurs d’un autre monde », Maylis de Kerangal prend un vol à destination de Kiruna et nous emmène en Laponie suédoise. Sur le mode du reportage littéraire, elle nous invite à la découverte de l’une des plus grandes exploitations minières encore en activité.
LA VILLE DE KIRUNA
Kiruna est une ville de 18 154 habitants. Sa création en 1903 découle directement de la présence d’un gisement de fer issu du bouclier scandinave et reste encore aujourd’hui au fondement de l’économie de la cité.
La société minière LKAB est créée en 1890 pour exploiter le gisement. 1,1 milliard de tonnes de minerai ont été extraits en 110 ans d’exploitation.
En 2004 les résultats d’un diagnostic des sols révèlent que la ville menace de s’effondrer. Une opération débutée en 2009 vise à déplacer la ville minière de 5km...
UNE APPROCHE KALÉIDOSCOPIQUE
Nous suivons l’auteure dans son exploration des lieux au fil de chapitres courts, à travers lesquelles elle nous livre autant de points de vue que d’informations pour appréhender Kiruna dans ses multiples dimensions : historique, urbanistique, économique, politique, géographique et humaine.
Mais surtout, au fil de ses recherches et de ses rencontres, se dresse le portrait sensible d’hommes et plus particulièrement de femmes qui ont marqué l’histoire des lieux, manifestant ainsi l’importance de leurs luttes pour obtenir considération, reconnaissance et autorité au sein de cette industrie minière.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Née en 1967,
Maylis de Kerangal a été éditrice pour les Éditions du Baron perché et a longtemps travaillé avec Pierre Marchand aux Guides Gallimard puis à la jeunesse. Elle est, aujourd’hui, notamment membre du collectif Inculte. L’oeuvre de Maylis de Kerangal, principalement publiée aux Éditions Verticales, a été primée à de nombreuses reprises.
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Seitenzahl: 74
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Extérieur nuit. La piste d’atterrissage de l’aéroport international de Kiruna découpe au sol une surface pâle dont la résolution augmente à mesure que l’avion descend. Une fois posé sous les projecteurs, l’appareil se vide par l’avant et par l’arrière, les deux passerelles donnant sur le tarmac couvert de neige, où le froid se déclare direct, où les passagers s’avancent en file indienne vers l’aérogare, où ceux qui attendent plissent les yeux, brandissent des affichettes siglées, se signalent, tout cela avant les accolades et les baisers – un homme immense, prolongé d’un bonnet à pompon, se casse en deux pour enlacer une souris à lunettes qu’il fait disparaître dans son anorak.
Le vol du soir a duré une heure et demie. Au sol, les confettis lumineux, coalisés en nappes denses au-dessus de Stockholm, se sont espacés, puis ont fini par disparaître, laissant place à un noir épais dont je me demande, rivée au hublot, s’il désigne l’étendue inhabitée que l’avion survole ou la matière de la nuit qu’il traverse. Plus tard, j’éprouve ce même trouble sur la portion de route qui sépare l’aéroport de la ville : l’espace autour du car est fondu au noir, relief et végétation indistincts, profondeur de champ inconcevable. Seuls les phares du véhicule construisent l’extérieur, ils font surgir la route dans une courte distance, ils la créent, blanche, deux traces parallèles et une crête centrale, les bas-côtés recouverts d’une épaisse couche de neige, des sapins, parfois une clôture de bois, et ce renard blanc, adulte, qui longe en solitaire la lisière du monde sauvage.
À l’entrée dans la zone urbaine, la route s’élargit sous les réverbères, elle rallie un réseau, la neige prend des couleurs. Le nom de Kiruna apparaît dans son cartouche mais rien de singulier encore, c’est une forme déserte et vague, aléatoire, que brossent des pinceaux de lumière.
Abords ordinaires de petite ville européenne industrialisée, même banalité, même neutralité : hangars fonctionnels, centres commerciaux et parkings grillagés, enchaînement de ronds-points, alignements de maisons individuelles en bord de route, barres d’immeubles de taille moyenne, mais aussi un essaim de grues géantes dressées dans l’obscurité, dont les flèches sont balisées de feux règlementaires rouges et blancs. Depuis quelques minutes, de rares voitures ont surgi sans bruit autour de l’autocar, elles roulent lentement, nous font escorte, je baisse la tête pour voir le profil des conducteurs, leurs mains nues sur le volant, les chiffres luminescents sur le tableau de bord, mais la nuit retient tout.
Halos, rayons, à-plats sombres, bribes de bâtiments et portions de voies, les réverbères déballent maintenant la ville en pièces détachées sans que je parvienne à rapporter ce que je vois par la vitre de l’autocar au plan que j’ai longuement regardé avant de venir. Ce que je perçois le mieux, dans ces rues désertes, ce sont les intérieurs domestiques, ces décors que cadrent des fenêtres décorées de bougies électriques ou de guirlandes lumineuses, lesquelles déversent dans la rue une lumière chaude d’autant plus réconfortante que la nuit est glacée.
C’est seulement au moment où je reconnais la mine, où j’identifie sa forme alors qu’elle se masse dans l’axe de la route – sommet plat, profil en palier, pente douce – que l’espace s’organise, qu’il trouve soudain son unité. Elle est là, close et mate, plus noire que le ciel, dressée au-delà d’une surface plane, et claire – la clarté fluorescente de la neige dans la nuit. Est-elle proche ou lointaine ? Je n’en sais rien, il manque une silhouette humaine dans le paysage. Ce qui me frappe sur-le-champ, c’est son emprise.
J’ai cherché une mine où aller. Une mine active, bruyante et peuplée – et non un bassin industriel désactivé, recyclé en patrimoine muséal témoignant d’un passé, archivant une histoire humaine. J’ai commencé par chercher des trous dans la terre, des trous gigantesques que centrait un puits noir – le cœur d’une cible – et, enroulée tout autour, une route en spirale taillée dans la roche pour y descendre. J’ai collecté sur la toile des photographies aériennes de mines à ciel ouvert, la mine de Bingham Canyon, en Utah, la mine de Palabora en Afrique du sud, ou encore celle de Victor Diamond au Canada, des gouffres qui semblaient avoir été forés par une perceuse géante, le pas de vis traçant autour de l’orifice des cercles concentriques allant s’élargissant comme si l’on avait jeté un caillou dans une terre liquide. Après quoi, j’ai été revoir Mirny en Yakoutie du Nord, la mine de diamants qui siphonne tout l’espace et convertit les immeubles en Lego, en jouets dérisoires – de cette fosse, un type était sorti qui fumait des Lusitania et parcourait la planète de chantier en chantier, un homme de grand format dipsomane et pudique, que j’avais suivi pendant plusieurs années et que j’avais aimé. J’ai repensé aux mines de cuivre de l’Atacama au Chili à propos desquelles je possédais des récits, des photos nocturnes, étoilées, et aux mines de charbon de Datong, en Chine, que j’avais approchées en août 1991 – le minibus aux rideaux poisseux s’embourbe en fin d’après-midi, la campagne est défoncée, crépusculaire, elle ressemble à l’idée que je me fais d’une zone de violence, les traînées de fumée noire obscurcissent le ciel au-dessus des puits, les mineurs circulent partout sur le site, des chiens errent, bientôt des gens sortent des maisons troglodytes, des vieillards, des gamins surexcités, un attroupement se forme autour de moi, il y a ces visages à touche-touche qui me fixent, ces mains qui se tendent pour atteindre mon nez, qui me tapent ou me caressent, je ne sais pas bien.
J’ai cherché une mine comme on cherche un point de passage dans le sous-sol terrestre, un accès aux formes qui le structurent, aux matières qui le composent, aux mouvements qui l’animent, à ce qu’il recèle de trésors et de ténèbres, à ce qu’il suscite comme convoitise et précipite comme invention. Je l’ai cherchée comme on cherche la porte de cet espace inconnu sur quoi s’appuient nos existences, espace dont je ne sais s’il est vide ou plein, s’il est creusé d’alvéoles, de grottes ou de galeries, percé de tunnels ou aménagé de bunkers, s’il est habité, s’il est vivant. J’ai voulu descendre dans la mine, passer la tête sous la peau de la planète comme on passe la tête sous la surface de la mer afin d’entrer dans une autre réalité aussi déterminante et invisible que l’est l’intérieur du corps humain. J’ai voulu vivre cette expérience, j’ai voulu l’écrire : je suis partie à Kiruna.
J’ai imaginé Kiruna, j’ai prononcé son nom. Je me suis figuré un site industriel hors de proportion, illisible, un espace blanc, souillé, fumant, et quelque part, enfoui, un trésor. J’ai pensé au grand Nord, la terre continentale, plate et dilatée, j’ai visualisé le cercle polaire, cette ligne fictive tracée sur le globe terrestre à hauteur du 63e parallèle et qui, à elle seule, produisait des visions : la pénombre bleutée, le froid, la glace, le renne et l’ours blanc, les hommes rares, la fourrure, le tambour des lapons et les aurores boréales, mais aussi les polars scandinaves crépusculaires et sanglants, les gerçures et la neige. Des visage sont rappliqué eux aussi, prélevés dans des films et, à ceux, si beaux, des héroïnes suédoises bergmaniennes – Liv Ullmann ou Bibi Andersson par exemple –, j’ai préféré appeler celui de Rooney Mara, forte incarnation de Lisbeth Salander dans l’adaptation de Millénium au cinéma – cheveux noir corbeau, piercings et tatouages, la robustesse dans un corps frêle, la rationalité transgressive, la solitude de la hackeuse bipolaire. J’ai choisi Kiruna parmi toutes les mines parce qu’elle est la plus grande mine de fer du monde et d’emblée, j’ai frémi devant ce que cette pole position augurait de colossal, de sonore, de démesuré. Mais je n’ai pas noté tout de suite que, située à 145 km au nord du cercle polaire et couvrant une superficie d’environ 20 000 km2, il s’agissait à la fois de la ville la plus septentrionale de Suède et de la commune la plus étendue du pays. De fait, Kiruna n’est pas une ville mais un territoire, ce qui est différent.