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Les lendemains de la Chouannerie. Dans une atmosphère de campagne barbare où interviennent des pâtres jeteurs de sorts et des vieilles femmes hantées par le souvenir de leurs débauches, Jeanne Le Hardouey, une aristocrate claudélienne mésalliée d'âme et de corps à un acquéreur de biens nationaux, est " ensorcelée " par un prêtre, l'abbé de La Croix-Jugan qui a tenté de se suicider par désespoir de la cause perdue et dont le visage monstrueux porte la trace des tortures que lui ont fait subir les Bleus. " J'ai tâché, disait Barbey, de faire du Shakespeare dans un fossé du Cotentin. "On trouvera Jeanne noyée dans un lavoir et Jéhoël de La Croix-Jugan sera tué d'une balle inconnue au moment où, relevé d'interdit, il célèbre sa première messe dans l'église de Blanchelande. Au lecteur de découvrir le meurtrier.
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Jules Barbey d' Aurevilly
Le roman de L’Ensorcelée est le premier d’une série de romans qui vont suivre et dont les guerres de la Chouannerie seront le théâtre, quand elles n’en seront pas le sujet.
Ainsi que l’auteur le disait dans l’introduction de son ouvrage, publié pour la première fois en 1851, diverses circonstances de famille et de parenté l’ont mis à même de connaître mieux que personne (et ce n’est pas se vanter beaucoup) une époque et une guerre presque oubliées maintenant, car pour que le destin soit plus complet et plus grande la cruauté de la Fortune, il faut parfois que l’héroïsme et le malheur ressemblent à ce bonheur dont on a dit qu’il n’a pas d’histoire.
L’histoire en effet manque aux Chouans. Elle leur manque comme la gloire et même comme la justice. Pendant que les Vendéens, ces hommes de la guerre de grande ligne, dorment, tranquilles et immortels, sous le mot que Napoléon a dit d’eux, et peuvent attendre, couverts par une telle épitaphe, l’historien qu’ils n’ont pas encore, les Chouans, ces soldats de buisson, n’ont rien, eux, qui les tire de l’obscurité et les préserve de l’insulte. Leur nom, pour les esprits ignorants et prévenus, est devenu une insulte. Nul historien d’autorité ne s’est levé pour raconter impartialement leurs faits et gestes. Le livre assez mal écrit, mais vivant, que Duchemin des Scépeaux a consacré à la Chouannerie du Maine, inspirera peut-être un jour le génie de quelque grand poète ; mais la Chouannerie du Cotentin, la sœur de la Chouannerie du Maine, a pour tout Xénophon un sabotier, dont les mémoires, publiés en 1815 et recherchés du curieux et de l’antiquaire, ne se trouvent déjà plus.
Dieu, pour montrer mieux nos néants sans doute, a parfois de ces ironies qui attachent le bruit aux choses petites et l’obscurité aux choses grandes, et la Chouannerie est une de ces grandes choses obscures, auxquelles, à défaut de la lumière intégrale et pénétrante de l’Histoire, la Poésie, fille du Rêve, attache son rayon.
C’est à la lueur tremblante de ce rayon que l’auteur de l’Ensorcelée a essayé d’évoquer et de montrer un temps qui n’est plus. Il continuera l’œuvre qu’il a commencée. Après L’Ensorcelée, il a publié Le Chevalier Des Touches ; il publiera Un Gentilhomme de grand chemin, Une tragédie à Vaubadon, etc., etc., entremêlant dans ses récits le roman, cette histoire possible, à l’histoire réelle. Qu’importe, du reste ? Qu’importe la vérité exacte, pointillée, méticuleuse, des faits, pourvu que les horizons se reconnaissent, que les caractères et les mœurs restent avec leur physionomie, et que l’Imagination dise à la Mémoire muette : « C’est bien cela ! » Dans L’Ensorcelée, le personnage de l’abbé de la Croix-Jugan est inventé, ainsi que les autres personnes qui l’entourent ; mais ce qui ne l’est pas, c’est la couleur du temps reproduite avec une fidélité scrupuleuse et dans laquelle se dessinent des figures fortement animées de l’esprit de ce temps. L’écueil des romans historiques, c’est la difficulté de faire parler, dans le registre de leur voix et de leur âme, des hommes qui ont des proportions grandioses et nettement déterminées par l’histoire, comme Cromwell, Richelieu, Napoléon ; mais le malheur historique des Chouans tourne au bénéfice du romancier qui parle d’eux. L’imagination de l’auteur ne trouve pas devant lui une imagination déjà prévenue et renseignée, moins accessible, par conséquent, à l’émotion qu’il veut produire, et plus difficile à entraîner.
J.-B. d’A.
Septembre 1858.
La guerre de la Chouannerie, assez mal connue, et qu’on ne retrouve, ressemblante et vivante, que dans les récits de quelques hommes qui s’y sont mêlés comme acteurs, et qui, maintenant parvenus aux dernières années de leur vie, sont trop fiers ou trop désabusés pour penser à écrire leurs mémoires, cette guerre de guérillas nocturnes qu’il ne faut pas confondre avec la grande guerre de la Vendée, est un des épisodes de l’histoire moderne qui doivent attirer avec le plus d’empire l’imagination des conteurs. Les ombres et l’espèce de mystère historique qui l’entourent ne sont qu’un charme de plus. On se demande ce que l’illustre auteur des Chroniques de la Canongate aurait fait des chroniques de la Chouannerie, si, au lieu d’être Écossais, il avait été Breton ou Normand.
Il est bien probable qu’on se le demandera encore, après avoir lu le livre que nous publions. Cependant des circonstances particulières ont mis l’auteur en position de savoir sur la guerre de la Chouannerie des détails qui méritent vraiment d’être recueillis. Les populations au sein desquelles la Chouannerie éclata, pour s’éteindre si vite, sont les populations de France les plus fortement caractérisées. Quoique essentiellement actives et se distinguant par les facultés qui servent à dominer les réalités de la vie, la poésie ne manque pas à ces races, et les superstitions qu’on retrouve parmi elles, et dont L’Ensorcelée est un exemple, ou plutôt un calque, montrent bien que l’imagination est au même degré dans ces hommes que la force du corps et que la raison positive.
Du moins si, comme les populations du Midi, ils n’ont pas cette poésie qui consiste dans l’éclat des images et le mouvement de la pensée, ils ont celle-là, peut-être plus puissante, qui vient de la profondeur des impressions…
C’est cette profondeur d’impression qu’ils ont jusqu’à ce moment opposée aux efforts tentés depuis cinquante ans pour arracher des âmes le sentiment religieux. Ni les fausses lumières de ce temps, ni la préoccupation incontestable chez les Normands des intérêts matériels, auxquels ils tiennent, en vrais fils de pirates, et pour lesquels ils plaident, comme l’immémorial proverbe le constate, depuis qu’ils ne se battent plus, n’ont pu affaiblir les croyances religieuses que leur ont transmises leurs ancêtres. En ce moment encore, après la Bretagne, la Basse Normandie est une des terres où le catholicisme est le plus ferme et le plus identifié avec le sol. Cette observation n’était peut-être pas inutile quand il s’agit d’un roman dans lequel l’auteur a voulu montrer quelle perturbation épouvantable les passions ont jetée dans une âme naturellement élevée et pure, et, par l’éducation, ineffaçablement chrétienne, puisque, pour expliquer cette catastrophe morale, les populations fidèles qui en avaient eu le spectacle ont été obligées de remonter jusqu’à des idées surnaturelles.
Quant à la manière dont l’auteur de L’Ensorcelée a décrit les effets de la passion et en a quelquefois parlé le langage, il a usé de cette grande largeur catholique qui ne craint pas de toucher aux passions humaines, lorsqu’il s’agit de faire trembler sur leurs suites. Romancier, il a accompli sa tâche de romancier, qui est de peindre le cœur de l’homme aux prises avec le péché, et il l’a peint sans embarras et sans fausse honte.
Les incrédules voudraient bien que les choses de l’imagination et du cœur, c’est-à-dire le roman et le drame, la moitié pour le moins de l’âme humaine, fussent interdits aux catholiques, sous le prétexte que le catholicisme est trop sévère pour s’occuper de ces sortes de sujets… À ce compte-là, un Shakespeare catholique ne serait pas possible, et Dante même aurait des passages qu’il faudrait supprimer… On serait heureux que le livre offert aujourd’hui au public prouvât qu’on peut être intéressant sans être immoral, et pathétique sans cesser d’être ce que la religion veut qu’un écrivain soit toujours.
La lande de Lessay est une des plus considérables de cette portion de la Normandie qu’on appelle la presqu’île du Cotentin. Pays de culture, de vallées fertiles, d’herbages verdoyants, de rivières poissonneuses, le Cotentin, cette Tempé de la France, cette terre grasse et remuée, a pourtant, comme la Bretagne, sa voisine, la pauvresse aux genêts, de ces parties stériles et nues, où l’homme passe et où rien ne vient, sinon une herbe rare et quelques bruyères, bientôt desséchées. Ces lacunes de culture, ces places vides de végétation, ces têtes chauves pour ainsi dire, forment d’ordinaire un frappant contraste avec les terrains qui les environnent. Elles sont à ces pays cultivés des oasis arides, comme il y a dans les sables du désert des oasis de verdure. Elles jettent dans ces paysages frais, riants et féconds, de soudaines interruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects sévères. Elles les ombrent d’une estompe plus noire… Généralement ces landes ont un horizon assez borné. Le voyageur, en y entrant, les parcourt d’un regard, et en aperçoit la limite. De partout, les haies des champs labourés les circonscrivent. Mais si, par exception, on en trouve d’une vaste largeur de circuit, on ne saurait dire l’effet qu’elles produisent sur l’imagination de ceux qui les traversent, de quel charme bizarre et profond elles saisissent les yeux et le cœur. Qui ne sait ce charme des landes ?… Il n’y a peut-être que les paysages maritimes, la mer et ses grèves, qui aient un caractère aussi expressif et qui vous émeuvent davantage. Elles sont comme les lambeaux, laissés sur le sol, d’une poésie primitive et sauvage que la main et la herse de l’homme ont déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront au premier jour sous le souffle de l’industrialisme moderne ; car notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine.
Asservie aux idées de rapport, la société, cette vieille ménagère qui n’a plus de jeune que ses besoins et qui radote de ses lumières, ne comprend pas plus les divines ignorances de l’esprit, cette poésie de l’âme, qu’elle veut échanger contre de malheureuses connaissances toujours incomplètes, qu’elle n’admet la poésie des yeux, cachée et visible sous l’apparente inutilité des choses. Pour peu que cet effroyable mouvement de la pensée moderne continue, nous n’aurons plus, dans quelques années, un pauvre bout de lande où l’imagination puisse poser son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes. Alors, sous ce règne de l’épais génie des aises physiques qu’on prend pour de la civilisation et du progrès, il n’y aura ni ruines, ni mendiants, ni terres vagues, ni superstitions comme celles qui vont faire le sujet de cette histoire, si la sagesse de notre temps veut bien nous permettre de la raconter.
C’était cette double poésie de l’inculture du sol et de l’ignorance de ceux qui la hantaient, qu’on retrouvait encore, il y a quelques années, dans la sauvage et fameuse lande de Lessay. Ceux qui y sont passés alors pourraient l’attester. Placé entre la Haie-du-Puits et Coutances, ce désert normand où l’on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’homme ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin dans la poussière, s’il faisait sec, ou dans l’argile détrempée du sentier, s’il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu’il n’était pas facile d’oublier. La lande, disait-on, avait sept lieues de tour. Ce qui est certain, c’est que, pour la traverser, en droite ligne, il fallait à un homme à cheval, et bien monté, plus d’une couple d’heures.
Dans l’opinion de tout le pays, c’était un passage redoutable. Quand de Saint-Sauveur-le-Vicomte, cette bourgade jolie comme un village d’Écosse et qui a vu Du Guesclin défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral de la presqu’île, on avait affaire à Coutances et que, pour arriver plus vite, on voulait prendre la traverse, car la route départementale et les voitures publiques n’étaient pas de ce côté, on s’associait plusieurs pour passer la terrible lande ; et c’était si bien un usage, qu’on citait longtemps comme des téméraires, dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre, il est vrai, qui avaient passé seuls à Lessay de nuit ou de jour.
On parlait vaguement d’assassinats qui s’y étaient commis à d’autres époques. Et vraiment un tel lieu prêtait à de telles traditions. Il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher un ennemi. L’étendue, devant et autour de soi, était si considérable et si claire qu’on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages, et, dans la nuit, un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu’on aurait poussés dans son sein. Mais ce n’était pas tout.
Si l’on en croyait les récits des charretiers qui s’y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, il y revenait. Pour ces populations musculaires, braves et prudentes, qui s’arment de précautions et de courage contre un danger tangible et certain, c’était là le côté véritablement sinistre et menaçant de la lande, car l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des hommes.
Aussi cela seul, bien plus que l’idée d’une attaque nocturne, faisait trembler le pied de frêne dans la main du plus vigoureux gaillard qui se hasardait à passer Lessay, à la tombée. Pour peu surtout qu’il se fût amusé autour d’une chopine ou d’un pot, au Taureau rouge, un cabaret d’assez mauvaise mine qui se dressait, sans voisinage, sur le nu de l’horizon, du côte de Coutances, il n’était pas douteux que le compère ne vît dans le brouillard de son cerveau et les tremblantes lignes de ces espaces solitaires, nués des vapeurs du soir ou blancs de rosée, de ces choses qui, le lendemain, dans ses récits, devaient ajouter à l’effrayante renommée de ces lieux déserts. L’une des sources, du reste, les plus intarissables des mauvais bruits, comme on disait, qui couraient sur Lessay et les environs, c’était une ancienne abbaye, que la révolution de 1789 avait détruite, et qui, riche et célèbre, était connue à trente lieues à la ronde sous le nom de l’abbaye de Blanchelande. Fondée au douzième siècle par le favori d’Henry II, roi d’Angleterre, le Normand Richard de la Haye, et par sa femme Mathilde de Vernon, cette abbaye, voisine de Lessay et dont on voyait encore les ruines il y a quelques années, s’élevait autrefois dans une vallée spacieuse, peu profonde, close de bois, entre les paroisses de Varenguebec, de Lithaire et de Neufmesnil. Les moines, qui l’avaient toujours habitée, étaient de ces puissants chanoines de l’ordre de Saint-Norbert, qu’on appelait plus communément Prémontrés. Quant au nom si pittoresque, si poétique et presque virginal de l’abbaye de Blanchelande, – le nom, ce dernier soupir qui reste des choses ! – les antiquaires ne lui donnent, hélas ! que les plus incertaines étymologies. Venait-il de ce que les terres qui entouraient l’abbaye avaient pour fond une pâle glaise, ou des vêtements blancs des chanoines, ou des toiles qui devaient devenir le linge de la communauté, et qu’on étendait autour de l’abbaye, sur les terrains qui en étaient les dépendances, pour les blanchir à la rosée des nuits ?
Quoi qu’il en fût à cet égard, si on en croyait les irrévérencieuses chroniques de la contrée, le monastère de Blanchelande n’avait jamais eu de virginal que son nom. On racontait tout bas qu’il s’y était passé d’effroyables scènes quelques années avant que la révolution éclatât. Quelle créance pouvait-on donner à de tels récits ? Pourquoi les ennemis de l’Église, qui avaient besoin de motifs pour détruire les monuments religieux d’un autre âge, n’auraient-ils pas commencé à démolir par la calomnie ce qu’ils devaient achever avec la hache et le marteau ? Ou bien, en effet, en ces temps où la foi fléchissait dans le cœur vieilli des peuples, l’incrédulité avait-elle fait réellement germer la corruption dans ces asiles consacrés aux plus saintes vertus ? Qui le savait ? Personne. Mais toujours est-il que, faux ou vrais, ces prétendus scandales aux pieds des autels, ces débordements cachés par le cloître, ces sacrilèges que Dieu avait enfin punis par un foudroiement social plus terrible que la foudre de ses nuées, avaient laissé, à tort ou à raison, une traînée d’histoires dans la mémoire des populations, empressées d’accueillir également, par un double instinct de la nature humaine, tout ce qui est criminel, dépravé, funeste, et tout ce qui est merveilleux.
Il y a déjà quelques années, je voyageais dans ces parages dont j’aurais tant voulu faire comprendre le saisissant aspect au lecteur. Je revenais de Coutances, une ville morne, quoique épiscopale, aux rues humides et étroites, où j’avais été obligé de passer plusieurs jours, et qui m’avait prédisposé peut-être aux profondes impressions du paysage que je parcourais.
Mon âme s’harmonisait parfaitement alors avec tout ce qui sentait l’isolement et la tristesse. On était en octobre, cette saison mûre, qui tombe dans la corbeille du Temps comme une grappe d’or meurtrie par sa chute, et quoique je sois d’un tempérament peu rêveur, je jouissais pleinement de ces derniers et touchants beaux jours de l’année où la mélancolie a ses ivresses. Je m’intéressais à tous les accidents de la route que je suivais. Je voyageais à cheval, à la manière des coureurs de chemins de traverse. Comme je ne haïssais pas le clair de lune et l’aventure, en digne fils des Chouans, mes ancêtres, j’étais armé autant que Surcouf le corsaire, dont je venais de quitter la ville, et peu me chalait de voir tomber la nuit sur mon manteau ! Or, justement quelques minutes avant le chien-et-loup, qui vient bien vite, comme chacun sait, dans la saison d’automne, je me trouvai vis-à-vis du cabaret du Taureau rouge, qui n’avait de rouge que la couleur d’ocre de ses volets, et qui, placé à l’orée de la lande de Lessay, semblait, de ce côté, en garder l’entrée. Étranger, quoique du pays, que j’avais abandonné depuis longtemps, mais passant pour la première fois dans ces landes, planes comme une mer de terres, où parfois les hommes qui les parcourent d’habitude s’égarent quand la nuit est venue, ou, du moins, ont grand-peine à se maintenir dans leur chemin, je crus prudent de m’orienter avant de m’engager dans la perfide étendue, et de demander quelques renseignements sur le sentier que je devais suivre. Je dirigeai donc mon cheval sur la maison de chétive apparence que je venais d’atteindre, et dont la porte, surmontée d’un gros bouchon d’épines flétries, laissait passer le bruit de quelques rudes voix appartenant sans doute aux personnes qui buvaient et devisaient dans l’intérieur de la maison.
Le soleil oblique du couchant, deux fois plus triste qu’à l’ordinaire, car il marquait deux déclins, celui du jour et celui de l’année, teignait d’un jaune soucieux cette chaumière brune comme une sépia, et dont la cheminée à moitié croulée envoyait rêveusement vers le ciel tranquille la maigre et petite fumée bleue de ces feux de tourbe que les pauvres gens recouvrent avec des feuilles de chou, pour en ralentir la consomption trop rapide. J’avais, de loin, aperçu une petite fille en haillons, qui jetait de la luzerne à une vache attachée par une corde de paille tressée au contrevent du cabaret, et je lui demandai, en m’approchant d’elle, ce que je désirais savoir. Mais l’aimable enfant ne jugea point à propos de me répondre, ou peut-être ne me comprit-elle pas, car elle me regarda avec deux grands yeux gris, calmes et muets comme deux disques d’acier, et, me montrant le talon de ses pieds nus, elle rentra dans la maison, en tordant son chignon couleur de filasse sur sa tête, d’où il s’était détaché pendant que je lui parlais. Prévenue sans doute par la sauvage petite créature, une vieille femme, verte et rugueuse comme un bâton de houx durci au feu (et pour elle ç’avait été peut-être le feu de l’adversité), vint au seuil et me demanda qué que j’voulais, d’une voix traînante et hargneuse.
Et moi, comme je me savais en Normandie, le pays de la terre où l’on entend le mieux les choses de la vie pratique, et où la politique des intérêts domine tout à tous les niveaux, je lui dis de donner une bonne mesure d’avoine à mon cheval et de l’arroser d’une chopine de cidre, et qu’après je lui expliquerais mieux ce que j’avais à lui demander. La vieille femme obéit avec la vitesse de l’intérêt excité.
Sa figure rechignée et morne se mit à reluire comme un des gros sous qu’elle allait gagner. Elle apporta l’avoine dans une espèce d’auge en bois, montée sur trois pieds boiteux ; mais elle ne comprit pas que le cidre, fait pour un chrétian, fût la bâisson d’oune animâ. Aussi fus-je obligé de lui répéter l’ordre de m’apporter la chopine que j’avais demandée, et je la versai sur l’avoine qui remplissait la mangeoire, à son grand scandale apparemment, car elle fit claquer l’une contre l’autre ses deux mains larges et brunes, comme deux battoirs qui auraient longtemps séjourné dans l’eau d’un fossé, et murmura je ne sais quoi dans un patois dont l’obscurité cachait peut-être l’insolence.
– Eh bien ! la mère, lui dis-je en regardant manger mon cheval, vous allez me dire à présent quel chemin je dois suivre pour arriver à la Haie-du-Puits dans la nuit et sans m’égarer.
Alors elle allongea son bras sec, et, m’indiquant la ligne qu’il fallait suivre, elle me donna une de ces explications compliquées, inintelligibles, où la malice narquoise du paysan, qui prévoit les embarras d’autrui et qui s’en gausse par avance, se mêle à l’absence de clarté qui distingue les esprits grossiers et naturellement enveloppés des gens de basse classe.
Je n’avais rien compris à ce qu’elle me disait. Aussi je me préparais, tout en rebridant mon cheval, à lui faire répéter et éclaircir son explication malencontreuse, quand, s’avisant d’un expédient qui anima sa figure comme une découverte, elle tourna sur le talon de ses sabots ferrés, et s’écria d’une voix aiguë en rentrant à moitié dans le cabaret :
– Hé ! maître Tainnebouy, v’là un mônsieu qui demande le quemin de la Haie-du-Puits, et qui, si vous v’lez, va s’en aller quant et vous !
Sur ma parole, je ne me souciais pas trop du compagnon qu’elle me donnait de son autorité privée. Le Taureau rouge était mal famé, et l’air de la vieille n’avait rien de très rassurant. Si c’était, comme on le disait, un asile pour des drôles de toute espèce, pour tous les vagabonds sans aveu, que ce cabaret, qui semblait bâti par le diable devenu maçon pour l’accomplissement de quelque dessein funeste, on trouvera naturel que je n’inclinasse guère à recevoir de la main de la reine de ce bouge un guide ou un compagnon pour ma route dans cette dangereuse lande qu’il fallait traverser et que la nuit allait bientôt couvrir.
Mais ces réflexions, qui passèrent en moins de temps dans mon cerveau que je n’en mets à les exprimer, ne tinrent pas, malgré l’heure qui noircissait, la misérable réputation du Taureau rouge et l’air sinistre de son hôtesse, contre la présence de l’homme qu’elle avait appelé et qui vint à moi du fond de l’intérieur de la maison, montrant à ma vue agréablement surprise un de ces gaillards de riche mine, lesquels n’ont pas besoin d’un certificat de bonne vie et mœurs, délivré par un curé ou par un maire, car Dieu leur en a écrit un magnifique et lisible dans toutes les lignes de leur personne. Dès que je l’eus toisé du regard, mes défiantes idées s’envolèrent comme une nuée de corneilles dénichées tout à coup d’un vieux château par un joyeux coup de fusil tiré au loin dans la plaine. Je vis tout de suite à quelle espèce d’homme j’avais affaire.
Il semblait avoir toutes les qualités nécessaires au passage de la lande, c’est-à-dire, en deux mots, la figure la plus rassurante pour un honnête homme et les épaules les plus effrayantes pour un coquin.
C’était un homme de quarante-cinq ans environ, bâti en force, comme on dit énergiquement dans le pays, car de tels hommes sont des bâtisses, un de ces êtres virils, à la contenance hardie, au regard franc et ferme, qui font penser qu’après tout, le mâle de la femme a aussi son genre de beauté. Il avait à peu près cinq pieds quatre pouces de stature, mais jamais le refrain de la vieille chanson normande :
C’est dans la Manche
Qu’on trouve le bon bras,
n’avait trouvé d’application plus heureuse et plus complète. Il me fit l’effet, au premier coup d’œil, et la suite me prouva que je ne m’étais pas trompé, d’un fermier aisé de la presqu’île, qui s’en revenait de quelque marché d’alentour. Excepté le chapeau à couverture de cuve, qu’il avait remplacé par un chapeau à bords plus étroits et plus commode pour trotter à cheval contre le vent, il avait le costume que portaient encore les paysans du Cotentin dans ma jeunesse : la veste ronde de droguet bleu, taillée comme celle du majo espagnol, mais moins élégante et plus ample, et la culotte courte, de la couleur de la laine de la brebis, aussi serrée qu’une culotte de daim, et fixée au genou avec trois boutons en cuivre. Et il faut le dire, puisqu’il n’y pensait pas, cette sorte de vêtement lui allait vraiment bien, et dessinait une musculature dont l’homme le moins soucieux de ses avantages aurait eu le droit d’être fier.
Il avait passé, par-dessus ses bas de laine bleue à côtes, bien tendus sur des mollets en cœur, ces anciennes bottes sans pied qui descendaient du genou jusqu’à la cheville et dans lesquelles on entrait avec ses souliers. Ces anciennes bottes, qui n’avaient qu’un éperon, et qu’on laissait dans l’écurie avec son cheval, quand on était arrivé, étaient, aux jambes de notre Cotentinais, couvertes d’une boue fraîche qui y constellait une boue séchée, et elles disaient suffisamment qu’elles avaient vu du chemin, et du mauvais chemin, ce jour-là. La boue souillait aussi à une grande hauteur la massue du pied de frêne qu’il tenait à la main, et qu’une lanière de cuir, formant fouet, fixait à son solide poignet, dans des enroulements multipliés.
– J’n’ai jamais, me dit-il avec l’accent de son pays et une politesse simple et cordiale, refusé un bon compagnon, quand Dieu l’a envoyé sur ma route. Il souleva légèrement son chapeau et le remit sur sa forte tête brune, dont les cheveux épais, droits, coupés carrément et marqués des coups de ciseaux du frater qui les avait hachés d’une main inhabile, tombaient jusque sur ses épaules, autour d’un cou herculéen, lié à peine par une cravate qui ne faisait qu’un tour, à la manière des matelots.
– La vieille mère Giguet dit, monsieur, que vous allez à la Haie-du-Puits, où je vais aussi pour la foire de demain. Comme j’n’ai pas de bœufs à conduire, car vous avez un cheval trop ardent pour bien suivre tranquillement un troupeau de bœufs, j’pouvons, si vous le trouvez bon, faire route ensemble et nous en aller jasant, botte à botte, comme d’honnêtes gens, et, sauf votre respect, une paire d’amis.
La Blanche n’est pas tellement lassée, la pauvre bête, qu’elle ne puisse bien faire la partie de votre cheval. J’la connais. Elle a de l’amour-propre comme une personne. Auprès de votre cheval, elle va joliment renifler ! La lande est mauvaise, et, si c’est comme hier soir, dans les landes de Muneville et de Montsurvent, le brouillard nous prendra bien avant que nous n’en soyons sortis. M’est avis qu’un étranger, comme vous paraissez l’être, ne serait point capable de se tirer tout seul d’un tel pas et pourrait bien chercher sa route encore demain matin au lever du soleil, c’est-à-dire en pleine matinée, car le soleil commence d’être tardif dans cette arrière-saison.
Je le remerciai de sa politesse et j’acceptai sa proposition de grand cœur. Il y avait dans les manières, la voix, le regard de cet homme quelque chose qui attirait et qui eût forcé la confiance. Quoiqu’il fût Normand, son visage avisé n’était pas rusé. Il était presque aussi noir qu’un morceau de pain de sarrazin ; mais si tanné qu’il fût par le soleil et les fatigues, il avait aussi les couleurs de la santé et de la force. Il respirait la sécurité audacieuse d’un homme toujours par monts et par vaux, comme il l’était par le fait de ses occupations et de son commerce, et qui, comme les chevaliers d’autrefois, ne devait compter, pour sortir de bien des embarras et de bien des difficultés, que sur sa vigueur et sur sa bravoure personnelle.
L’accent de son pays, que j’ai dit qu’il avait, n’était pas prononcé et presque barbare comme celui de la vieille hôtesse du Taureau rouge.
Il était ce qu’il devait être dans la bouche d’un homme qui, comme lui, voyageait et hantait les villes… Seulement, cet accent donnait à ce qu’il disait un goût relevé de terroir, et il allait si bien à tout l’ensemble de sa vie et de sa personne, que, s’il ne l’avait pas eu, il lui aurait manqué quelque chose. Je lui dis franchement combien je m’estimais heureux de l’avoir pour compagnon de route. – Et, ajoutai-je, puisque vous parlez de brouillard, c’est assez l’heure où il commence ; – je lui montrai du doigt un cercle de vapeurs bleuâtres qui dansaient à l’horizon depuis que le soleil couché avait emporté les derniers reflets incarnats qu’il laisse après lui dans le ciel. – Il serait prudent peut-être de nous mettre en marche et de ne pas nous attarder plus longtemps.
– C’est la vérité, fit-il. Il est temps de filer notre nœud, comme disent les matelots. La Blanche a mangé sa trémaine, et je serai à vous dans une petite minute de temps. Mère Giguet, reprit-il de sa voix impérieuse et forte, combien la Blanche et moi vous devons-nous ?
Je le vis plonger la main dans une ceinture de cuir à poches, comme en portent les herbagers de la vallée d’Auge, et il paya ce qu’il devait à l’hôtesse, plantée sur le seuil à nous regarder. Il alla chercher sa Blanche, comme il l’appelait, et qui était digne de son nom, car c’était une belle jument blanche comme une jatte de lait, à naseaux roses, et qui, crottée jusqu’à la sous-ventrière, n’en était que plus digne de son très crotté cavalier. Elle mangeait sa trémaine, comme il avait dit, attachée à un anneau de fer incrusté dans le pignon du cabaret.
Cachée par un angle du mur, je ne l’avais pas remarquée. À peine eut-elle entendu la voix de son maître, qu’elle se mit à hennir et à frapper la terre de son sabot avec une gaieté qui ressemblait à une violence.
Maître Tainnebouy, puisque tel était le nom de mon compagnon de voyage, raffermit un énorme manteau bleu, posé en valise sur sa selle, brida sa jument et lui grimpa lestement sur le dos avec l’aisance de l’habitude et un aplomb qui eût fait honneur à un écuyer consommé. J’ai vu bien des casse-cou dans ma vie mais, de ma vie, je n’en ai vu un qui ressemblât à celui-là ! Une fois tombé en selle, il serra entre ses cuisses l’animal qu’il montait et le fit crier.
– Voilà qui vous prouvera, me dit-il avec l’orgueil un peu sauvage d’un fils des Normands de Rollon, que si nous sommes attaqués dans notre traversée, je suis homme à vous donner, tant seulement avec mon pied de frêne, un bon coup de main !
J’avais payé comme lui l’hôtesse du Taureau rouge, et j’étais remonté sur mon cheval. Nous nous plaçâmes comme il l’avait dit, botte à botte, et nous entrâmes dans cette lande de Lessay à la sombre renommée, et qui, dès les premiers pas qu’on y faisait, surtout comme nous les faisions, à la chute d’un jour d’automne, semblait plus sombre que son nom.
Quand on avait tourné le dos au Taureau rouge et dépassé l’espèce de plateau où venait expirer le chemin et où commençait la lande de Lessay, on trouvait devant soi plusieurs sentiers parallèles qui zébraient la lande, et se séparaient les uns des autres à mesure qu’on avançait en plaine, car ils aboutissaient tous, dans des directions différentes, à des points extrêmement éloignés. Visibles d’abord sur le sol et sur la limite du landage, ils s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même le jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu. C’était là pour le voyageur un danger toujours subsistant. Quelques pas le rejetaient hors de sa voie, sans qu’il pût s’en apercevoir, dans ces espaces où dériver involontairement de la ligne qu’on suit est presque fatal, et il allait alors comme un vaisseau sans boussole, après mille tours et retours sur lui-même, aborder de l’autre côté de la lande, à un point fort distant du but de sa destination. Cet accident, fort commun en plaine, quand on n’a rien sous les yeux, dans le vide, ni arbre, ni buisson, ni butte, pour s’orienter et se diriger, les paysans du Cotentin l’expriment par un mot superstitieux et pittoresque. Ils disent du voyageur ainsi dévoyé, qu’il a marché sur male herbe, et par là ils entendent quelque charme méchant et caché, dont l’idée les contente par le vague même de son mystère.
– Voilà le sentier que nous devons suivre, me dit mon compagnon, en me désignant, du bout de son pied de frêne, une des lignes blanches qui s’enfonçaient dans la lande.
Tenez votre cheval plus à droite, monsieur, et ne craignez pas de peser sur moi ! Le chemin va bientôt s’effacer, et il forme ici une traîtresse de courbe presque insensible. Dans quelques minutes, il sera nuit, et nous n’aurons pas la possibilité de nous orienter en nous retournant pour regarder le Taureau rouge. Heureusement que la Blanche connaît le chemin par où elle a passé comme un chien de chasse connaît sa voie. Bien des fois, en m’en revenant des foires et des marchés, le sommeil m’a pris sur ma selle, et je n’en suis pas moins pour ça bien arrivé, comme si j’avais sifflé tout le temps, pour me distraire, la chanson de M. de Matignon, l’esprit alerte et les yeux ouverts.
– N’était-ce pas là un peu imprudent ? lui dis-je ; car voyageant de nuit dans des routes peu fréquentées, comme celle-ci, par exemple, ne vous exposiez-vous pas à être attaqué à l’improviste par quelques misérables vauriens, comme il en rôde souvent le soir dans les campagnes isolées ; surtout si vous avez l’habitude de porter une ceinture de cuir aussi enflée que celle que je vous vois autour des reins ?
– Je ne dis pas que non, monsieur, répondit-il. Mais à la grâce de Dieu, après tout ! Il est des moments où, si solide qu’on soit, après avoir bu sous dix tentes différentes dans une foire, et s’être égosillé pour faire le marché d’une dizaine de bœufs, la fatigue vous prend et vous assomme, et on dormirait sur le clocher de Colomby, par une ventée Saint-François ; à plus forte raison sur la Blanche, qui a l’allure moelleuse comme le mouvement d’un ber et le pied sûr.
Mais pour ce qui est des mauvais gars dont vous parlez, c’est bien certain qu’ils eussent pu me jouer quelque vilain tour, s’ils m’avaient surpris ronflant sur ma selle, comme au sermon de notre curé. Heureusement que la Blanche n’a jamais avisé de mine suspecte, dans le clair de lune ou dans l’ombre, qu’elle n’ait henni à couvrir le bruit d’un moulin ! Allez ! j’étais toujours à temps sur la défensive et prêt à donner le compte aux plus malins qui seraient venus me tarabuster !
– Et vous l’avez donné quelquefois, lui demandai-je, car j’ai ouï dire que les routes étaient bien loin d’être sûres dans ce pays ?
– Oh ! deux ou trois petites fois, monsieur, répondit-il, des bagatelles qui ne valent pas la peine qu’on en parle ; un ou deux coups de bâton par-ci par-là, qui faisaient piauler mes coquins comme un chien qu’on fouette dans un carrefour. Mais jamais de raclée complète ! Ils ne l’attendaient pas ; ou ils décampaient, ou ils tombaient à terre comme un paquet de linge sale, et c’était le meilleur parti qu’ils avaient à prendre, car je n’ai jamais pu frapper un homme à terre… et la Blanche sautait par-dessus ! Mais de cela, il y a maintenant des années ; c’était dans le temps du fameux Lemaire, qui a été guillotiné à Caen, de ces soi-disant marchands de cuillers d’étain qui ont bouté le feu à plus d’une ferme… À présent les routes sont tranquilles, et peut-être, hors celle-ci, à cause de la lande, n’y en a-t-il pas une seule dans toute la Manche où il faille, comme j’ai vu, dans un temps, quand on y passait, se hausser sur les étriers pour regarder par-dessus les haies et faire un nœud de plus à la lanière de son bâton autour de son bras.
– Et voyagez-vous souvent dans ces parages ? lui demandai-je encore, ayant bien soin de régler le pas de mon cheval sur le pas du sien.
– Cinq à six fois par an, monsieur, dit-il. J’y fais ma tournée. J’y viens, de fondation, à la foire Saint-Michel de Coutances, à la Crottée, aux gros marchés de Créance, et il y en a deux en été et deux en hiver. Voilà à peu près tout, sauf erreur. Comme vous voyez, je ne suis pas bien grand coutumier de cette route-ci. Mes affaires sont de l’autre côté, du côté de Caen et de Bayeux, où je vais vendre aux Augerons de ce haut pays des bœufs qu’ils conduisent à Poissy, et qui sortent, comme tous ceux qu’ils y mènent, de nos herbages du bas Cotentin, et non pas de leur vallée d’Auge, dont ils sont si fiers.
– Je vois que vous êtes, lui dis-je souriant de son patriotisme d’éleveur, un herbager de la pointe de notre presqu’île ; car, quoique vous m’ayez pris pour étranger et que j’aie perdu l’accent qui dit à l’oreille d’un autre qu’on est son compatriote, je suis cependant du pays, et si mon oreille n’a pas oublié autant que ma langue les sons qui me furent familiers autrefois, vous devez être, à votre manière de parler, du côté de Saint-Sauveur-le-Vicomte ou de Briquebec.
– Juste comme bon poids ! s’écria-t-il avec une explosion de gaieté causée par l’idée que j’étais son compatriote, vous avez mis la main sur le pot aux roses, mon cher monsieur ! Vère ! je suis du côté de Saint-Sauveur-le-Vicomte, car je tiens à bail la grosse ferme du Mont-de-Rauville qui, comme vous le savez, puisque vous êtes du pays, est entre Saint-Sauveur et Valognes.
Je suis herbager et fermier, comme l’ont été tous les miens, honnêtes vestes rousses de père en fils, et comme le seront mes sept garçons, que Dieu les protège ! La race des Tainnebouy doit tout à la terre et ne s’occupera jamais que de la terre, du moins du vivant de maître Louis, car les enfants ont leurs lubies. Qui peut répondre de ce qui doit survenir après que nous sommes tombés ?…
Il dit ces derniers mots presque avec mélancolie. Je louai beaucoup l’honnête Cotentinais de cette résolution intelligente et courageuse, que malheureusement on ne trouve plus guère parmi les fermiers de nos provinces, enrichis par l’agriculture. Moi qui crois que les sociétés les plus fortes, sinon les plus brillantes, vivent d’imitation, de tradition, des choses reprises à la même place où le temps les interrompit ; moi, enfin, qui me sens plus de goût pour le système des castes, malgré sa dureté, que pour le système de développement à fond de train de toutes les facultés humaines, et qui, d’un autre côté, admirais l’aisance, la franchise, l’attitude du corps et de l’âme, cet aplomb, cette simplicité, toutes ces virilités qui circulaient noblement et paisiblement en cet homme, je trouvais qu’il avait doublement raison de vouloir que ses enfants ne fussent que ce qu’il était et rien de plus.
Je vis bien que cette grosse tête, placée sur de si robustes épaules et solide comme le créneau qui couronne une tour, ne s’était pas laissé lézarder par ces fausses idées qui courent le monde et qu’il avait dû entendre souvent exprimer dans les foires et les marchés où il allait. C’était un homme de l’ancien temps. Quand il avait parlé de Dieu, il avait mis la main sans affectation à son chapeau et l’avait soulevé.
La nuit n’était pas si bien venue que je n’eusse très bien discerné ce geste muet. Tout en nous avançant dans la lande, cerclée d’une brume mobile qui venait vers nous peu à peu sous une lune froide et voilée, je repris la conversation, que mes réflexions sur le sens droit de mon compagnon avaient un instant suspendue.
– Ma foi ! lui dis-je en regardant autour de moi, car le brouillard n’était pas encore assez épais pour que nous n’aperçussions pas devant et à côté de nous à de grandes distances, je suis fort disposé à vous croire, maître Louis Tainnebouy, quand vous exceptez des routes sûres de votre département cette lande de Lessay. Je suis comme vous un voyageur de nuit ; j’ai déjà bien couru, et en plus d’un pays dans ma vie ; mais je n’ai jamais vu, que je me rappelle, d’endroit qui se prêtât mieux à une attaque nocturne que celui-ci. Il n’y a pas d’arbres, il est vrai, derrière lesquels on puisse se cacher pour ajuster ou surprendre le voyageur, mais voilà des replis de terrain, des espèces de buttes derrière lesquelles un coquin peut se coucher à plat ventre pour éviter le regard de l’homme qui passe et lui envoyer un bon coup de fusil quand il est passé.
– Par l’oiseau de saint Luc, qui est le patron des bouviers, dit l’honnête fermier, vous seriez fort en devinailles, monsieur, comme on dit chez nous. Vous avez deviné tout à l’heure en m’entendant causer, que j’étais de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et v’là que vous devinez maintenant ce que les sacrés bandits étaient usagés de faire, quand il y en avait dans ces parages.
Vère, monsieur, comme vous dites, ils se blottissaient derrière ces buttes, à la façon d’un lièvre au gîte, car il y a bien des places comme celle-ci dans la lande, qui est bossuée comme la vieille casserole de cuivre d’un magnan. Le plus souvent, s’ils étaient deux, ils se mettaient comme qui dirait l’un ici, l’autre là, et au moment où vous passiez, l’un se levait tout droit de sa butte et sautait à la bride de votre cheval, tandis que l’autre, qui sortait aussi de sa cachette, vous empoignait la cuisse, et à eux deux ils vous avaient bientôt démonté. Quelquefois ils ne faisaient pas tant de cérémonies : ils se contentaient de vous envoyer une charge de plomb en guise de coup de chapeau. Qui diable entendait le coup de fusil dans ces espaces ? Tout au plus, de ce côté de la lande, la mère Giguet du Tauret rouge, qui se gardait bien d’en souffler un mot, de peur de discréditer sa maison.
– Et une maison qui ne flaire pas comme baume ! l’ami, repris-je. On m’a dit à Coutances qu’il ne fallait pas trop s’y arrêter.
– Ce sont là des mauvais propos et des commérages, repartit maître Louis Tainnebouy, une espèce de méchant renom qui tient au voisinage de la lande et à la mine de l’auberge plus qu’à autre chose. Je connais la mère Giguet depuis plus de vingt ans, monsieur. Son mari était boucher à Sainte-Mère-Église. Je lui ai vendu plus d’une couple de bœufs qu’il m’a toujours bien payés, rubis sur l’ongle, comme on dit. Mais le malheur est entré dans sa maison à la mort de sa fille, un beau brin de blonde, aux joues comme son tablier d’incarnat des dimanches, morte à l’âge des noces.
Elle n’avait pas dix-huit ans quand Dieu la prit. Pauvre jeunesse ! De ce moment-là, la chance a tourné pour les Giguet. Le père n’a plus eu le cœur à l’ouvrage. Il était toujours si hargagne, qu’on disait partout qu’il avait une maladie noire. Pour noyer son chagrin, il s’adonna à l’eau-de-vie et il a été promptement tourné. Quant à la mère, elle sécha sur pied comme un arbre frappé aux racines. Elle n’avait pas de garçon, et saigner des bœufs et en laver les courées n’est pas un métier qui convienne aux ciseaux ni aux mains d’une femme. Aussi bien ferma-t-elle son étal et s’en vint-elle s’établir à vendre du cidre au Tauret rouge. De sorte, ajouta-t-il avec un gros rire, qu’elle aura passé la moitié de sa vie à nourrir le monde et l’autre moitié à l’abreuver. Pour ce qui est des gens qui hantent sa maison, monsieur, ils ressemblent à ceux qui fréquentent les cabarets et les auberges. Ils ne sont ni mieux ni pis ; c’est comme partout : cinq mauvaises figures pour une bonne ! Quand on a un bouchon sur sa porte, ce n’est pas pour la fermer. Et d’ailleurs, quand il est gagné honnêtement, le sou du coquin n’a pas plus de vert-de-gris que celui de l’honnête homme, n’est-il pas vrai, monsieur ?…