L’interprétation économique de l’histoire - Edwin R.-A. Seligman - E-Book

L’interprétation économique de l’histoire E-Book

Edwin R. A. Seligman

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Beschreibung

L'existence de l'homme dépend de son aptitude à subvenir à ses besoins. La vie économique est par suite la condition fondamentale de toute vie. Toutefois, puisque la vie humaine est la vie de l'homme en société, l'existence individuelle se meut dans les cadres de la structure sociale et est modifiée par lui. Ce que les conditions d'entretien sont pour l'individu, les rapports semblables de production et de consommation le sont pour la communauté. C'est à des causes économiques qu'il faut donc en dernière analyse rapporter ces transformations dans la structure de la société qui conditionnent elles-mêmes les relations des classes sociales et les manifestations variées de la vie sociale.
Dans les pages de ce livre, on essaiera d'expliquer la genèse et le développement de la doctrine du matérialisme historique ou de l’interprétation matérialiste de l'histoire, et d'apprécier la valeur et l'importance véritable de cette théorie par la science moderne.

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L’interprétation économiquede l’histoire.

L’interprétation économiquede l’histoire

Préface{1}

Les philosophes n'ont pu jusqu'ici se mettre d'accord sur le sens exact à attribuer aux thèses réunies habituellement sous la rubrique du matérialisme historique, sur la meilleure manière de les utiliser dans les recherches d'érudition, sur la valeur scientifique des inductions auxquelles ont été conduits les auteurs qui les ont adoptées. Les embarras de la critique auraient été bien moindres si elle s'était reportée aux circonstances en raison desquelles ces formules, si célèbres et cependant si mal comprises d'ordinaire, ont été construites. Les doctrines marxistes auraient été, si l'on avait procédé de la sorte, éclairées par la lumière même qu'elles recommandent de projeter sur l'histoire ; il me paraît certain, d'ailleurs, qu'on ne, saurait vraiment approfondir un système philosophique considérable si on ne le soumet pas à I'épreuve de ses propres principes de méthode nul doute que le marxisme ne soit un de ces systèmes qui ne sauraient être jugés au moyen seulement des normes d'une vague critique.

Marx ne s'était point préoccupé autant que l'ont affirmé si témérairement beaucoup des écrivains qui se posent pour ses interprètes autorisés, de ces fins ambitieuses que ceux-ci prétendent atteindre en suivant ce qu'ils nomment les règles du matérialisme historique il n'a point donné (les canons d'interprétation universelle, propres à fournir l'explication fondamentale de tous les grands faits, aux savants qui étudieraient une époque quelconque. Il y a une bonne raison pour que son but fût autre: c'est qu'il ne paraît avoir eu, sur une notable partie du passé et notamment sur l'antiquité classique, que des connaissances assez sommaires ; il avait assez de sers pour ne pas se hasarder à énoncer des lois lui auraient été trop facilement contestables.

Il a concentré, le plus fréquemment, sa pensée sur une catastrophe qui devait, d'après ses vues personnelles, provoquer, à bref délai, l'écroulement du régime capitaliste ; il a voulu instruire des hommes qui partageaient, d'une manière plus ou moins complète, ses pressentiments relativement aux destinées cil monde moderne ; il a été ainsi amené à mêler, d'une façon souvent trop intime, des conceptions très propres à éclairer le développement historique et des considérations uniquement destinées aux socialistes de son temps.

Le théoricien de la méthode historique qui voudrait écrire un traité en s'inspirant des idées marxistes, devrait commencer par écarter tout ce qui est spécifiquement révolutionnaire. Je comprends sous cette rubrique ce que Marx a dit : pour persuader à ses amis qu'ils pouvaient avoir pleine confiance dans la venue annoncée de la catastrophe ; pour leur montrer sous quelle forme il était le plus convenable de signaler des vices de la société capitaliste aux gens habitués à raisonner des choses sociales, en vue de les amener au socialisme ; pour leur donner enfin des conseils de prudence. Dans ce qui demeurerait de l'enseignement marxiste, il faudrait établir une classification sévère des formules, car celles-ci présentent des valeurs bien diverses pour l'historien : tantôt elles peuvent être employées à peu près pour tous les temps, en conduisant aux sources les plus importantes des éclaircissements à découvrir ; tantôt elles ne peuvent être employées qu'avec prudence pour certaines époques et parfois elles ne nous révèlent que des aspects très accessoires des phénomènes.

*

La préface que Marx plaça en 1859 en tête de la Critique de l'économie Politique, est éminemment propre à montrer comment les préoccupations socialistes de l'auteur tenaient plus de place dans son esprit que l'idée de construire une philosophie de l'histoire. Il nous apprend d'ailleurs lui-même, dans le fragment autobiographique que renferme ce document, que ses travaux (nt été tous dominés par le désir qu'il éprouvait d'éclaircir des don, es conçus au sujet des doctrines socialistes communes.

D'après lui on peut établir quatre grandes divisions dans la formation du monde économique actuel : il y a eu l'époque asiatique, l'antiquité classique, la féodalité et la bourgeoisie moderne ; tout cela forme, suivant, son appréciation des valeurs, une préhistoire ; nous parvenons maintenant à la fin des temps qui furent caractérisés par les antagonismes qu'on rencontre, au sein du processus de production{2} ; une révolution engendrera un système nouveau débarrassé de ces antagonismes, sur l'histoire duquel Marx croyait en 1859 qu'il n'y avait aucune prévision à proposer {3}. Un peu plus haut, il avait tracé un schéma de révolution à prendre le texte littéralement, ce schéma devait expliquer le passage de l'une quelconque des quatre époques à la suivante{4}.

« A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de là société se trouvent contrariées par les rapports de production existants (gerathen in Widerspruch mit den vorhandenen Produktions verhaeltnissen) ou encore, si l'on se place, au point de vue juridique, par les rapports de propriété dans lesquels elles avaient jusqu'alors progressé (mit den Eigenthumsverhaeltnissen innerhalb deren sie sich bisher bewegt hatten). Au lieu d'être des formes du développement des forces productives (Aus Entwicklungsformen der Produktivkraefte), ces rapports se changent en chaînes pour celles-ci (schlagen in Fesseln derselben um). Alors commence une époque de révolution sociale. Avec le changement de la base économique (Mit der Verhaenderung der oekonomischen Grundlage) se bouleverse, plus ou moins rapidement, toute la gigantesque superstructure (waelzt sich der ganze ungeheure Ueberbau um) ».

Il est évident que cette description ne s'applique en aucune façon, aux deux premiers passages ; elle ne saurait nous faire comprendre comment l'économie de l'antiquité classique a succédé à celle du monde oriental et elle ne jette aucune lumière sur l'Europe préféodole. Ce tableau a été évidemment inspiré par l'histoire de la Révolution française ; il ne peut d'ailleurs exister aucun doute ce point, quand on se reporte au passage du Manifeste communiste dans lequel Marx, douze ans auparavant, avait parlé de cette transformation :

« Les moyens de production et de circulation (Produktions und Verkehrsmittel) sur la base desquels la bourgeoisie s'est formée, ont été engendrés (erzeugt) dans la société féodale.

A un certain degré du développement {5} de ces moyens de production et de circulation, les rapports dans lesquels la société féodale produit et commerce, l'organisation féodale de l'agriculture et de la manufacture, en un mot, les rapports féodaux de propriété ne correspondirent plus aux forces productives déjà développées (entsprachen den schon entwickelten Produktivkraeften nicht mehr). Ils enrayèrent (hemmten) la production au lieu de la favoriser (foerdern). Ils se transformèrent en autant de chaînes (Sie verwandelten sich in eben so viele Fesseln). Elles devaient être brisées : elles turent brisées (sie wurden gesprengt) ».

Immédiatement après avoir ainsi exposé l'oeuvre de la Révolution française, Marx passe aux faits qui se produisent sous les yeux de ses lecteurs, et il les expose de manière à faire ressortir les analogies qu'il croit trouver entre le temps présent et la fin du XVIIIe siècle; il espère les amener ainsi à regarder une catastrophe prochaine comme étant extrêmement vraisemblable :

« Les rapports bourgeois de production et de circulation, les rapports bourgeois de propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait jaillir par enchantement (hervorgezaubert hat) de si puissants moyens de production et de circulation, ressemble au sorcier qui ne peut plus dominer les forces souterraines qu'il a évoquées {6}... Les forces productives dont elle dispose, ne servent plus à l'amélioration (Befoerderung) du rapports bourgeois de. propriété. Au contraire elles sont devenues trop puissantes pour ces rapports ; elles sont contrariées par eux (von ihnen gehemmt) ; si elles surmontent cet obstacle (dies Hemmnitz  überwinden), elles jettent dans le désordre (bringen in Unordnumg) toute la société bourgeoise ; elles mettent en danger (gelfaehrden) l'existence de la propriété bourgeoise ». Marx estime que la société ne peut surmonter les crises que par un procédé barbare qui consiste à supprimer beaucoup de forces productives, ou par la découverte de nouveaux débouchés, - procédé en apparence plus savant, mais fort dangereux, qui tend à susciter la création de nouvelles forces productives et qui rend ainsi plus graves les crises futures. Il conclut ainsi : « Les armes (Waffen) avec lesquelles la bourgeoisie a renversé la féodalité, se tournent maintenant contre la bourgeoisie{7} ».

En raison de ces ressemblances qu'il croit trouver entre la situation de 1847 et celle de 1789, Marx croit avoir établi que, selon toute vraisemblance, une catastrophe se produira, dès que le prolétariat, organisé en puissance politique, sera à même d'utiliser les armes que la bourgeoisie a forgées.

Aujourd'hui on rencontrerait, sans doute bien peu de personnes disposées à regarder comme satisfaisantes les analogies que Marx regardait comme si démonstratives. En admettant même que les crises se produisent suivant le tableau qu'il trace, on peut Opposer à sa thèse des objections qui la ruinent de fond en comble :

1° L'Ancien Régime, par sa fiscalité mal établie, par les usages. féodaux et par une réglementation tracassière, empêchait souvent la naissance de forces productives ; Marx nous parle, pour le, temps actuel, de maux qui se manifestent à des intervalles assez éloignés {8}, par suite d'une création exagérée de forces productives.

Les crises provoquent la fermeture d'usines, la ruine des patrons, la misère de nombreux travailleurs ; elles créent de la pauvreté, mais tout autrement que n'en créait l'Ancien Régime.

Théoriquement elles menacent l'existence de la propriété, car le caractère essentiel de la propriété bourgeoise est la stabilité {9} et dans les pays (comme l'Amérique) où les crises sont fréquentes, la richesse offre, au contraire, un caractère fluent. La bourgeoisie croyait que le Code civil avait assuré à sa propriété une sécurité parfaite, qui théoriquement, au moins, lui manquait avant la Révolution. Le rapprochement est assez lointain entre les temps anciens et les temps actuels.

Tous les maux des crises remontent à des erreurs commises, durant les années prospères, sur les besoins à satisfaire ; les excès peuvent être extrêmement graves chez les peuples qui poussent l'esprit de concurrence jusqu'au délire; c'est pour cette raison que Marx rend la propriété individuelle responsable des crises. Il n'est pas possible de concevoir comment les erreurs qui les engendrent pourront disparaître, tant que l'âme humaine sera sensible aux excitations du hasard ; le hasard ne pourra jamais disparaître de la consommation, ne fût-ce qu'en raison des accidents climatériques. La propriété privée n'est pas uniquement responsable des désastres décrits par Marx et on ne saurait donc la comparer à la directe féodale.

2° La Révolution française a voulu écarter du chemin parcouru par les producteurs, des Cens qui les gênaient et qui n'avaient aucun rôle utile dans la production ; les chefs d'industrie ont tiré un très grand profit de l'indépendance ainsi conquise. La révolution prolétarienne attendue par Marx aurait dû écarter ces chefs d'industrie et livrer les forces productives à une classe qui n'avait encore eu aucune influence sur la direction des affaires. On pourrait dire qu'il y a contradiction entre les deux genres de bouleversements que Marx identifiait.

3° Pour la commodité de sa thèse, Marx a réduit la Révolution française à être seulement la suppression des droits féodaux, suppression qui aurait été opérée dans le but de favoriser le progrès de la production. Si l'on réfléchit à l'importance de cette opération et à celle qu'aurait la suppression du capitalisme, on est effrayé de la prodigieuse différence quantitative qui existe entre ces deux choses que Marx trouve si analogues ; il s'agissait en 1789 d'une cinquantaine de millions annuels!

Si la Révolution avait eu pour but essentiel celui que Marx lui attribue, nos pères auraient bien mal choisi la solution qu'ils adoptèrent ; beaucoup d'économistes ont montré que la liquidation de la féodalité a été faite dans d'autres pays par des procédés qui ont eu sur l'avenir des peuples des conséquences moins lourdes que celles de la Révolution française. La disparition du régime seigneurial a eu tant d'avantages pour les producteurs que ceux-ci out pu, sans gêne, payer leur libération. Si donc le rapprochement proposé par Marx était valable, on devrait conclure, par voie d'analogie, que le passage de l'économie capitaliste à une économie d'ordre plus élevé devrait permettre de racheter les entreprises actuelles et que, par suite, une catastrophe semblable à celle de la Révolution française constituerait une solution barbare.

En 1847, Marx était beaucoup trop dominé par ses passions révolutionnaires pour songer à de telles objections. En 1859, il ne s'est plus occupé de la Révolution française, mais uniquement de la révolution prolétarienne future ; il en a parlé en s'inspirant des tableaux du Manifeste communiste; mais il a donné à sa thèse une forme si abstraite qu'il n'a pas été arrêté par les difficultés qu'aurait pu soulever une analyse portant sur des détails concrets ; il a complété son schéma par une phrase relative à la ruine des idéologies, qui ne correspond à rien de ce qu'on trouve dans les tableaux de 1847, mais qui rappelle, très brièvement, ce qu'il avait écrit sur la disparition des idéologies qui suivrait la révolution prolétarienne. Le schéma ne se rapporte certainement pas à l'histoire, comme on pourrait croire, tout d'abord ; mais à des hypothèses sur l'avenir.

*

Le Manifeste communiste avait eu pour objet principal de fournir aux socialistes des armes propres à combattre les défenseurs de la bourgeoisie. Le schéma révolutionnaire de 1859 indique dans quelle voie Marx jugeait désormais utile de s'engager pour trouver de bons arguments contre le régime capitaliste. Immédiatement après, il indique dans quelles voies il lui parait mauvais d'entrer ; il avertit les socialistes (toujours trop pressés de disputer sur le terrain idéologique) qu'il ne faut pas juger (beirtheilen) une époque troublée en partant des théories que les acteurs du drame composent pour s'expliquer à eux-mêmes la lutte sociale ; on ne songe pas, en effet, à juger un individu d'après l'opinion qu'il a de lui-même ; ces théories doivent être, au contraire, expliquées par le conflit qui existe entre les forces productrices sociales et les rapports de production. Ainsi les socialistes devront s'en tenir aux arguments qui répondent aux indications du schéma.

Viennent ensuite trois principes sur lesquels il est très nécessaire d'appeler l'attention vigilante des personnes qui veulent complètement se rendre compte de ce document. Ces principes ne sont évidemment pas destinés à guider l'historien dans ses recherches ; leurs énoncés sont d'ailleurs tellement vagues qu'on a pu se demander parfois à quoi ils pourraient servir ; mais on leur accordera une grande importance si on les considère comme des conseils de prudence adressés aux révolutionnaires qui croient pouvoir forcer la marche des événements par une puissante volonté guidée par une imagination créatrice très riche. De pareilles règles ne peuvent être données que sous une forme assez souple, tant en raison de leurs origines, qu'en raison de la manière de les appliquer. Elles sont, en effet, fondées sur quelques faits seulement, interprétés par des gens d'un esprit particulièrement ingénieux. Pour être utilisées comme il convient, il faut que des hommes avisés sachent incliner l'enseignement du maître dans le sens de leur expérience personnelle. Rien ne ressemble donc moins à des lois que ces avertissements.

En lisant les trois textes suivants, il est impossible d'avoir de doutes sur leur nature :

1°  « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que ne se soient développées toutes les forces productives qu'elle est capable de contenir (für die sie weit genug ist) ;

2° « De nouveaux rapports de production d'un ordre plus élevé (neue hoehere Produktionsverhaeltnisse) ne viennent point prendre la place des anciens avant que leurs conditions matérielles d'existence (die materiellen Existenzbedingungen derselben) n'aient mûri dans le sein de l'ancienne société (im Schootz der alten Gesellschaft selbst ausgebrütet worden sind) ;

3° « L'humanité ne se pose jamais de problèmes (Aufgaben) qu'elle ne peut pas résoudre ; car, si l'on regarde les choses de près, on s'aperçoit qu'un problème éclôt (entspringt) seulement là où les conditions matérielles de sa solution (die materiellen Bedingungen ihrer Loesung) existent déjà {10}, ou sont, tout au moins, engagées dans le processus de leur devenir (im Process ihres Werdens begriffen sind) ».

Cette dernière règle est évidemment énoncée pour éloigner les socialistes de l'utopie; mais la restriction qu'elle renferme permet de se donner beaucoup de liberté ; s'il n'avait pas fait de restriction, Marx se serait condamné lui-même ; car, un peu plus bas, il pose le problème de l'antagonisme des classes et il en annonce la solution. « Les forces productives qui se développent dans le sein de la société bourgeoise, créent (schaffen) en même temps les conditions matérielles pour la solution de cet antagonisme.

L'examen critique de ces conseils achève de montrer que toute cette partie de la préface de 1859, qui commence au schéma révolutionnaire, ne doit pas être entendue comme un enseignement de méthodes historiques, mais comme un enseignement de méthodes de polémique recommandées aux socialistes.

*

L'économie moderne présente un caractère qui a souvent paru paradoxal aux psychologues; elle comprend les activités les plus communes des hommes et cependant elle peut donner naissance à une science ayant l'allure d'une mécanique rationnelle. Il existe d'autres genres sociologiques qui semblent comporter, eux aussi, mais d'une manière moins complète et moins générale, une disparition de toute considération psychologique, en sorte qu'on pourrait comparer certaines genèses historiques à des genèses physiques.

Marx écrit, par exemple, dans le Capital

« La législation de fabrique, cette première réaction consciente et méthodique (erste bewusste und planmaessige Räckwirkung) de la société contre son propre organisme, tel que l'a fait le mouvement spontané de la production capitaliste (auf die naturwüchsige Gestalt ihres Produktionsprocesses) est un fruit aussi naturel (eben so sehr ein nothwendiges Produkt) de la grande industrie que les chemins de fer, les machines automates et le télégraphe électrique » {11}.

Ce texte est facile à comprendre. Les hommes qui avaient amené le parlement anglais à voter des lois limitant la durée du travail dans les usines avaient agi sous l'influence des mobiles les plus divers ; il est facile de reconnaître, en suivant dans le Capital l'histoire de cette législation, que le parlement n'avait pas été décidé par les raisons d'intérêt général que des savants firent valoir pour justifier les réformes accomplies, au temps où leurs résultats apparurent à tout le monde comme bienfaisants {12}. Quand on cherche à démêler l'imbroglio si compliqué de cette genèse législative, on s'aperçoit bien vite qu'on perd sa peine en s'arrêtant aux détails; autant vaudrait essayer de comprendre le pro grès de l'industrie moderne en étudiant les biographies des inventeurs auxquels sont dus les innombrables machines qu'elle emploie. Les activités sont à ce point enchevêtrées que dans le résultat on n'a plus intérêt à discerner les volontés individuelles.

On peut donc dire de l'économie moderne, (et d'un assez grand nombre de phénomènes sociaux que les mouvements y sont aveugles, inconscients ou quasi-matériels ; nous venons de voir que Marx les nomme spontanés, naturels ou nécessaires ; sa terminologie m'a paru, depuis longtemps, propre à engendrer des équivoques.

a) Lorsqu'on étudie l'histoire d'un mouvement sensiblement aveugle, il n'y a pas d'inconvénient à le comparer aux changements dont traitent les sciences naturelles ; mais il en est tout autrement. lorsqu'on parle de ce mouvement d'une manière générale, en le considérant à la fois dans le passé et dans l'avenir. Dans le premier cas, la terminologie marxiste est inutile, car elle n'ajoute rien à nos connaissances; dans le second, elle nous induit sophistiquement à croire que nous pouvons prévoir l'avenir, par analogie avec le passé, comme s'il y avait une loi> physique imposant au mouvement une même allure dans tous les temps ; des hypothèses qui ont une vraisemblance parfois assez médiocre, peuvent être ainsi transformées en théorèmes infaillibles.

Les contemporains de Marx, en observant comment s'était produit le passage de la petite production à une gigantesque industrie, pouvaient ne pas trouver d'inconvénient à laisser qualifier ce mouvement de spontané, de naturel ou de nécessaire, au lieu de le qualifier d'aveugle, d'inconscient ou de quasi-matériel. Mais si nous nous reportons au schéma révolutionnaire que Marx a tracé dans l'avant-dernier chapitre du tome premier du Capital, nous reconnaissons bien vite les inconvénients de la terminologie marxiste. Des chefs d'industrie sont, dit-il, continuellement supprimés par la concurrence des potentats du, capital, dont le nombre ne cesse de décroître ; la misère des travailleurs s’accroît ; le monde marche à une catastrophe ; la disparition des moyens entrepreneurs « s'accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste » ; et « la production capitaliste engendre, elle-même, sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature (erzeugt mit der Nothwen digkeit eines Naturprocesses ihre eigne Negation). » On ne parlerait pas avec plus d'assurance de résultats des calculs astronomiques.

Cette sophistique a eu de grandes conséquences dans la propagande socialiste, car les révolutionnaires ont pu, grâce à elle, faire prendre pour des vérités certaines des vues très problématiques sur l'avenir ; les chefs du Parti obtinrent ainsi la confiance absolue de leurs adhérents ; on comprend qu'ils désirent maintenir des équivoques qui sont si favorables à leurs intérêts; mais les intérêts de l'histoire ne sont pas les mêmes que ceux de la social-démocratie et on doit repousser énergiquement, des études historiques, la terminologie marxiste de la nécessité.

b) Bien que Marx ait toujours parlé avec le plus grand mépris des sociologues idéalistes, son langage ressemble souvent, d'une manière étrange, à celui d'un homme qui attribuerait à l'histoire la mission d'exécuter des décrets de la raison. Nous avons vu, dans le tableau de la Révolution française, que les chaînes dans lesquelles la féodalité avait enserré la production, devaient être brisées et qu'elles furent brisées ; dans l'avant-dernier chapitre du premier volume du Capital, la catastrophe attendue est présentée comme la conclusion d'un mouvement de la dialectique hégélienne ; etc.

Marx nous a appris lui-même les, raisons qui lui faisaient adopter ce langage ; vers la fin de la préface écrite en 1873 pour la deuxième édition du Capital, on lit: « Le procédé d'exposition doit se distinguer formellement du procédé d'investigation (muss sich die Darstellungsweise formell von der Forschungsweise unterscheiden). À l'investigation de faire la matière sienne, dans tous ses détails, d'en analyser les diverses formes de développement et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble (kann die wirkliche Bewegung entsprechend dargestellt werden). Sil'on y réussit de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale (Gelingt diess und spiegelt sich nun das Leben des Stoffs ideell wieder), ce mirage peut faire croire à une ,construction a priori (so mag es aussehn, als habe man es einer Konstruktion a priori zu thun) ».

Ainsi l'idéalisme n'était pour Marx qu'un artifice de rhétorique, permettant d'employer des images qui donnent du mouvement une impression particulièrement claire. Les disciples socialistes de Marx n'avaient pas, en général, un esprit critique quelque peu exercé ; entendant affirmer que le mouvement social est nécessaire et trouvant ce mouvement décrit dans un langage tout semblable à celui qu'emploient les professeurs de physique, ils ont cru que les formules étaient rigoureusement adéquates à une réalité scientifique.

Dans l'enseignement de la physique, l'usage le plus répandu est d'exposer d'abord les théories ; on fait ensuite des expériences pour montrer aux élèves comment la théorie coïncide avec les phénomènes ; niais les élèves ne regardent point ces expériences comme une démonstration de la théorie ; elles ne sont, à leurs yeux, que l'application des vérités que possède la science. Les Américains emploient souvent avec succès un procédé pédagogique tout à fait opposé ; ils ne cherchent pas à exposer les résultats d'investigations, mais à mettre les étudiants sur la voix de la redécouverte{13} ; cette méthode convient fort bien à des gens auxquels on veut inspirer cet esprit d'inquiétude perpétuelle qui prend un car-ictère de tourment chez les grands inventeurs. Chez nous, au contraire, on veut inspirer à l'étudiant une confiance parfaite dans la science constituée ; l'expérience prouve que notre méthode exerce une si grande fascination sur l'esprit qu'elle dépasse parfois le but, allant jusqu'à engendrer une véritable superstition.

Les chefs de la social-démocratie, se sont trouvés fort bien des superstitions qu’entretenait chez leurs adhérents le langage idéaliste employé par Marx et encore exagéré par ses successeurs ; les socialistes ont cru qu'ils étaient en possession d'une sorte d'astronomie historique, découverte pour eux par des génies extraordinaires ; le Parti a profité du prestige énorme dont a joui la science jusqu'à ces derniers temps dans toutes les classes et qui n'a point été encore diminué dans le monde de l'enseignement primaire. Il est tout naturel que les Intellectuels socialistes aient du goût pour des sophismes qui, en écartant tout doute de l'esprit de leur,-, auditeurs naïfs, les livre sans défense à leur autorité ; mais le véritable historien doit redouter la terminologie marxiste qui tend à fausser les caractères spécifiques de l'histoire.

c) Lorsque nous sommes convaincus qu'un genre de phénomènes appartient à un type de nécessité, nous sommes, du même coup, convaincus que ces phénomènes doivent être intelligibles, au moins pour leur partie principale. Tout le monde est d'accord sur le principe; mais peu de personnes ont réfléchi sur la manière de l'appliquer. Dans la deuxième préface du Capital, Marx dit que sa méthode est l'exact opposé de celle de Hegel. « Pour Hegel le mouvement de la pensée (Denkprocess), qu'il personnifie sous le nom d'Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'Idée (Demiurg des Wirklichen, das nur seine aeussere Erscheinung bildet). Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme (Bei mir ist ungekehrt das Ideelle nichts andres als das im Menschenkopf umgesetzte und übersetzte Materielle). » Il résulte de là évidemment que pour rendre intelligible un genre de nouvelle nécessité, il faut faire sur la raison un travail constructif qui l'amènera à s'adapter à ce nouveau genre.

Ce travail peut présenter parfois d'extrêmes difficultés. Les Grecs nous ont transmis un système merveilleux d'intelligibilité, qui a fait ses preuves dans les sciences physiques, parce que la raison a été adaptée par les Grecs au mouvement de choses invariables, mues suivant des lois éternelles. Depuis que les biologistes ont accepté l'hypothèse évolutionniste, les philosophes ont fait les plus grands efforts pour adapter la raison à un système de variation des espèces ils n'ont pas encore réussi ; Bergson est le seul qui soit parvenu à quelques résultats, grâce à une audace qui a étonné plus d'un de nos contemporains.

Jusqu'au jour où le syndicalisme révolutionnaire a pris un notable développement, les socialistes n'ont pas trouvé dans le monde une réalité sur laquelle ils pussent essayer d'adapter la raison ; et cependant ils voulaient établir l'intelligibilité d'un mouvement historique nécessaire aboutissant à la catastrophe du capitalisme ; ils ont résolu cette question, presque tous, de la manière la plus grossière. Ils ont cru que l'intelligibilité de la révolution était suffisamment démontrée par des arguments démontrant l'absurdité du régime capitaliste et ils ont construit ces arguments en empruntant sophistiquement leurs prémisses à l'idéologie bourgeoise ; ils ont ainsi établi qu'ils ne comprenaient rien aux principes de la philosophie.