L'invasion des Français en Irlande en 1798 - Valerian Gribayédoff - E-Book

L'invasion des Français en Irlande en 1798 E-Book

Valerian Gribayédoff

0,0

Beschreibung

Vivez l'un des nombreux épisodes extraordinaires des guerres de la France Révolutionnaire !

Ce livre plonge le lecteur dans un épisode fascinant du XVIIIème siècle, qui vit la rencontre de deux mondes profondément différents : la France Révolutionnaire et l’Irlande. Au cours de l’Histoire, ce fut l’une des très rares occasions durant lesquelles des troupes régulières françaises prirent pied dans l’île d’Émeraude. Cet épisode est d’autant plus marquant que le corps expéditionnaire français, venu défier la puissance anglaise, fut bien accueilli par la grande majorité de la population locale, alors que tout l’en séparait sur le plan des mentalités, notamment au sujet de la religion.

Un épisode militaire passionnant qui montre combien les libertés récemment acquises peuvent élever une population opprimée par des siècles de régime féodal et de tyrannie monarchique.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 219

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



VALERIAN GRIBAYÉDOFF

L’INVASION DES FRANÇAIS EN IRLANDE EN1798

L’INVASION DES FRANÇAIS EN IRLANDE EN1798

L’HISTOIRE MÉCONNUE D’UNE TENTATIVE HÉROÏQUE ET D’UNE OCCASION PERDUE DE SECOUER LE JOUG ANGLAIS

PAR VALERIAN GRIBAYÉDOFF

NOTE DU TRADUCTEUR

Valerian Michaelovich Gribayédoff (1858-1908) est un journaliste et illustrateur russe, qui étudia en Angleterre et travailla une grande partie de sa vie aux Etats-Unis et en France, où il se fit particulièrement remarquer en illustrant journaux et magazines. Trois des illustrations figurant dans ce livre – le seul ouvrage qu’il publia au cours de sa vie – sont d’ailleurs de sa propremain.

La liste originale d’illustrations de ce livre comprenait aussi une carte de la région irlandaise du Connaught. Les noms de lieux étant trop difficiles à déchiffrer sur la reproduction disponible, j’ai remplacé cette carte par quelques autres réalisées par mes soins (à l’exception de la carte représentant les contours de l’île d’Irlande, qui provient de D-maps.com).

Les cartes que j’ai ajoutées mentionnent les noms de lieux selon leur graphie actuelle et non selon celle utilisée dans l’ouvrage original : j’ai donc indiqué Swinford et non Swineford, Tobercurry et non Tubbercurry, etc. Dans le corps du texte, en revanche, j’ai conservé la graphie originale utilisée par l’auteur (Swineford, Tubbercurry, etc.), mais en mentionnant la graphie moderne dans une note de bas depage.

En plus de ces notes et de celles de l’auteur, j’ai également ajouté quelques autres notes là où des éclaircissements ou précisions m’ont paru nécessaires.

Henri Dehollain

LISTE DES ILLUSTRATIONS

Arrivée des vaisseaux français par Edw. Siebert

Portrait du général Sarrazin par V. Gribayédoff

Portrait de Lord Cornwallis par V. Gribayédoff

Sarrazin embrasse le cadavre d’un patriote par Edw. Siebert

La marche vers Castlebar par W. C. Fitler

Castlebar par HarryOgden

Portrait du Général Hutchinson par V. Gribayédoff

La fuite de Lake après Castlebar par le Baron C. deGrimm

Le bal après la bataille par Thomas Mc Ilvaine

Portrait du colonel Charles Vereker par Comerford

Retraite des Français par Edw. Siebert

Les collines ensanglantées de Ballinamuck par Charles Graham

La bataille de Killala par Edw. Siebert

SOURCES

–Rapports et lettres des généraux Lake, Trench, et Hutchinson.1798.

–Rapports officiels du général Humbert au Directoire et au Ministre de la Marine, 1798. Archives Nationales.

–Le Moniteur Universel. Ans VI etVII.

–Saunders’ Newsletter and Daily Advertiser. Dublin,1798.

–A Narrative of what Passed at Killalla, in the County of Mayo, and the Parts Adjacent, during the French Invasion in the Summer of 1798. By an Eye-witness. [Récit de ce qui s’est passé à Killala, dans le comté de Mayo, et dans les régions voisines, lors de l’invasion française durant l’été 1798. Par un témoin oculaire]. Londres,1800.

–Notice historique de la descente des Français en Irlande, au mois de Thermidor an VI. L. O. Fontaine. Paris,1801.

–Memoirs of the Rebellion in Ireland in the Year 1798 [Mémoires sur la rébellion enIrlande en 1798]. Sir R. Musgrave. Dublin,1801.

–History of the Rebellion in Ireland [Histoire de la rébellion en Irlande]. Rév. J. Gordon. Londres,1801.

–Personal Narrative of the Irish Rebellion of 1798 [Relation personnelle de la rébellion irlandaise en 1798]. C- H. Teeling. Belfast,1832.

–An Historical Review of the State of Ireland. Francis Plowden. Dublin,1805.

–Jones’ Narrative of the Insurrection in Connaught [Récit de Jones sur l’insurrection dans le Connaught]. Reprint. Carlisle, Pa.,1805.

–Pieces of Irish History. W. J. McNevin. New York,1807.

–Dissertations on the History of Ireland. C. O’Connor. Dublin,1812.

–Parochial Survey of Ireland. M. W. Monk. Dublin,1814.

–Rise and Fall of the Irish Nation. Sir Jonah Barrington,1815.

–Resumen Historico de la Insurrection de Nueva Espagna, desde su origen hasta el desembarco del Senor E. X. de Mina. Mexico,1821.

–Annuaire Nécrologique.Mahul. Année1823.

–Histoire du Consulat et de l’Empire. Adolphe Thiers.

–Views of South America and Mexico. New York,1826.

–Dublin Penny Journal. Dublin, 1833-34.

–Topographical Dictr. of Ireland. S. Lewis. London,1837.

–Nouvelle Biographie Universelle. Didot. Paris,1852.

–Biographie Universelle. Michaud. Paris,1843.

–A New Biographical Dictionary. H. J. Rose. London,1848.

–Correspondance du Marquis de Cornwallis. Londres,1859.

PRÉFACE

Cet ouvrage se propose de tirer d’un relatif oubli l’un des nombreux épisodes extraordinaires des guerres de la France Révolutionnaire. Cortez, Pizarre, et maints autres conquérants secondaires – et même des pirates, comme Morgan – ont trouvé leurs hérauts, mais l’histoire reste presque muette sur la descente du général Humbert en Irlande, en 1798. Il y a à peine plus de deux ans, un général anglais – Lord Wolseley, si je ne me trompe – a mis en avant lors d’un discours public « le fait glorieux qu’aucun envahisseur armé n’a jamais foulé le sol du Royaume-Uni depuis l’époque de Guillaume le Conquérant ». L’ignorance de l’orateur était excusable, si on considère que la majorité des livres d’histoire anglais mentionnent à peine le nom d’Humbert. Aucun d’entre eux ne rend justice à l’ampleur de ce qu’il est parvenu à accomplir, ni ne dépeint comme ils le mériteraient les exploits qui ont conduit sa petite armée jusqu’au cœur même de l’Irlande.

Maxwell, dans son Histoire de la révolte irlandaise, rendue célèbre par les illustrations de Cruikshank, consacre un chapitre et demi à l’histoire de l’expédition ; mais d’un point de vue strictement historique, son récit laisse beaucoup à désirer car il s’appuie exclusivement sur les rapports officiels et sur la version extrêmement partiale de Sir Richard Musgrave, auteur Tory (Dublin, 1801).1 Pour la même raison, le récit de la descente d’Humbert que donne James Froude dans son Histoire de l’Irlande, récemment publiée, s’avère superficiel et inexact. Le brave Français n’a d’ailleurs pas été mieux traité par ses propres compatriotes. Thiers l’expédie en six lignes, et Guizot par ces mots : « Une invasion française sous les ordres du général Humbert remporta dans un premier temps quelques succès, grâce à l’incompétence et à la complicité des milices irlandaises, mais fut bientôt repoussée. »

Deux années de recherches, portant notamment sur des documents et archives qui avaient dormi pendant près d’un siècle au British Museum et à la Bibliothèque de France et sentaient passablement le renfermé, m’ont convaincu qu’il s’agit là d’une véritable omission historique. Si l’expédition d’Humbert n’avait pas eu lieu au moment où l’attention de l’Europe était fixée sur Bonaparte et ses projets de conquête orientale, cet épisode aurait sans doute figuré dans les livres d’histoire aux côtés du « Pont d’Arcole », du passage du Grand-Saint-Bernard, de la « Charge de la Brigade légère », et d’autres faits bien connus du grand public.

Car enfin, quelle était la situation des Français lorsqu’ils ont débarqué en Irlande ? Leur effectif ne dépassait pas 1’100 hommes en tout et pour tout, et lorsqu’ils débarquèrent à Killala, le pays était occupé par 150’000 soldats anglais, parfaitement préparés à faire face à toute éventualité. Pendant trois semaines, l’envahisseur parvint à se maintenir malgré toutes les difficultés, défit plusieurs fois des forces ennemies sur le terrain – dont l’une était au minimum sept ou huit fois supérieure en nombre – et se rendit maître d’une province entière. Il ne capitula, face à la supériorité écrasante de l’ennemi, qu’après une marche sans répit d’une semaine au cours de laquelle tous les efforts des chefs anglais pour l’intercepter furent mis en échec. A ce moment, les Français avaient parcouru 150 milles en s’enfonçant à l’intérieur du pays. Comme on le montrera, le comportement d’Humbert n’était pas aussi donquichottesque qu’on pourrait le penser à première vue. Un regrettable retard de quelques heures l’empêcha de faire sa jonction avec une troupe nombreuse d’Irlandais insurgés. S’il avait pu les rejoindre, la route de Dublin lui aurait été grande ouverte, et l’histoire de l’Irlande aurait pu connaître un autre cours.

Il convient de dire quelques mots au sujet de plusieurs des sources que j’ai consultées, dont on trouvera la liste aux pages 13 et 14. Les chroniqueurs des événements de 1798 qui prennent parti contre les Anglais ont tous coutume de considérer les Mémoires de Sir Richard Musgrave comme totalement indignes de confiance. Certes, ce document est imprégné par les préjugés partisans et les convictions religieuses de son auteur, qui appartenait à la faction Tory du parlement irlandais et s’opposait à l’émancipation des catholiques. Il s’en prend violemment aux rebelles et au clergé catholique, les dénonçant à longueur de pages. Néanmoins, si on compare les Mémoires avec d’autres œuvres contemporaines sur la révolte – y compris celles d’auteurs pro-irlandais – on n’y trouve selon moi aucune déformation ou invention délibérée. En raison de ses liens avec le gouvernement, il a eu accès à de nombreuses sources d’information inaccessibles au commun des mortels, et son ouvrage reproduit en annexe les nombreux témoignages sous serment sur lesquels il fonde ses attaques contre les rebelles. Si Musgrave a péché, c’est surtout par omission et non par action, car il prend toujours soin de passer sous silence les cruautés commises au nom du roi et de la constitution. Dans ces conditions, on peut légitimement considérer que son manuscrit, une fois débarrassé de son parti pris, mérite d’être considéré comme une source historique. Malgré tous ses défauts, il jette une lumière abondante sur les événements de cette époque, si bien que je n’ai pas hésité à m’y référer très souvent.

Mes sources les plus précieuses sont d’une part un petit ouvrage intitulé Récit de Jones sur l’insurrection dans le Connaught, réédité à Carlisle (Pennsylvanie) en 1805,2 et d’autre part la Notice historique de la descente des Français en Irlande de Louis Octave Fontaine (Paris, 1801). Le premier ouvrage contient les récits de plusieurs participants – actifs et passifs – de ces événements tumultueux. Leurs récits, écrits dans un style simple mais éloquent, comportent souvent des détails frappants. Exempts de toute recherche d’effet littéraire et d’intention partisane, ils semblent marqués du sceau de la vérité. Je ne m’étendrai pas pour le moment sur la relation de Fontaine, car je reviendrai sur cet auteur dans le cours du récit. A ma connaissance, aucun de ces ouvrages n’a jamais été consulté jusqu’ici par un historien de la rébellion, et on peut d’ailleurs se demander s’il en existe encore plus d’un ou deux exemplaires.

Pour le pittoresque, l’invasion française de l’Irlande soutient la comparaison avec la conquête du Mexique par Cortez. Du point de vue américain, en particulier, cet épisode est d’autant plus intéressant que le héros achève sa vie en tant que citoyen américain, sur le sol américain, et après avoir vaillamment servi son pays adoptif durant la guerre de 1812. Mais en dehors de ces considérations, l’histoire de l’aventure d’Humbert a une signification morale qui, dans une république comme la nôtre, ne manquera pas d’être appréciée. Elle montre à la fois combien les libertés récemment acquises peuvent élever une population opprimée par des siècles de régime féodal et de tyrannie monarchique, et combien l’intolérance religieuse et politique peut au contraire avilir aussi bien le tyran que sa victime. C’est la raison principale pour laquelle je me suis aventuré dans un domaine qui appartient en principe aux historiens militaires.

L’auteur.

New York, le 15 avril1890.

1 Note du traducteur : historiquement, les positions du parti Tory sont conservatrices, favorables à l’ordre établi – et donc en l’espèce peu suspectes de sympathie pour les rebelles irlandais.

2 Un exemplaire de cet ouvrage très rare se trouve en possession de l’auteur.

CHAPITREI

Les événements qui débouchèrent sur une invasion française de l’Irlande

Tentatives d’invasion précédentes

Intrigues des IrlandaisUnis

Déclenchement de l’insurrection.

L’écho de la glorieuse révolution américaine ébranla en profondeur les anciennes monarchies d’Europe. Celle de la France ne tarda pas à y succomber, et l’année 1789 vit l’abolition de l’Ancien régime, avec ses nombreux abus, et l’aube d’une ère nouvelle porteuse de grandes promesses pour l’Ancien Monde. Les excès des démagogues et d’une populace excitée qui ont terni ces perspectives sont trop connus pour qu’il faille y revenir ; cependant, il n’est pas exagéré de dire qu’en dépit des folies et des crimes qui ont assombri cette époque, elle fut la plus grande qu’ait jamais connue la France en tant que nation. Cinq cent mille de ses fils, mal vêtus, affamés et mal entraînés, se levèrent contre les monarchies coalisées de toute l’Europe pour défendre leur patrie et l’idéal républicain. L’appel de la patrie en danger et les accents exaltants du chant de guerre de Rouget de l’Isle façonnaient des héros à partir de la glaise la plus ordinaire. Des hommes qui n’avaient jamais senti l’odeur de la poudre de toute leur vie marchaient d’un cœur léger et d’un pas ferme contre un ennemi bien discipliné. Sur la frontière du nord, c’était l’Anglais et l’Autrichien, à l’est le Prussien, et au sud l’Espagnol : tous entendirent leur cri de guerre enflammé et sentirent la pointe de leurs baïonnettes. Ces sans-culottes mal vêtus, non contents de bouter l’ennemi hors de leurs frontières, le poursuivirent jusque chez lui. Submergeant la rive gauche du Rhin et la Belgique, ils franchirent en plein hiver les canaux hollandais gelés, balayant les Anglais devant eux comme des fétus de paille ; et pour la première fois dans l’histoire du monde, on vit un détachement de cavalerie capturer une flotte entière de puissants vaisseaux de guerre, bloqués par la glace.

Mais en dépit de ses nombreux succès sur le champ de bataille, la jeune République restait confrontée à d’énormes défis. La puissance maritime de l’Angleterre se faisait sentir à un degré alarmant. Un cordon de vaisseaux anglais, allant de Dunkerque à La Rochelle et bordant tout le littoral méditerranéen, imposait un blocus efficace à chaque grand port, enlevant aux Français toute possibilité de renflouer des finances pratiquement épuisées. Chaque tentative pour briser ce cordon, ou même forcer le blocus, se solda par un désastre car malgré toute leur bravoure et leur bonne volonté, les marins de la République n’arrivaient pas à la cheville de leurs homologues britanniques. De fait, leur infériorité sur le plan technique, jointe au manque de discipline, avaient presque entièrement anéanti la marine française.

C’est dans ces circonstances que le Directoire Exécutif de la République Française tourna son attention vers l’Irlande, alliée potentielle. L’histoire des maux de l’Irlande a été tellement ressassée de nos jours, surtout en Amérique, qu’elle a cessé d’intéresser la plupart des gens. On pardonnera donc à l’auteur s’il s’attarde quelque peu sur la situation de cette malheureuse île, en proie aussi bien aux exactions de l’oppresseur qu’aux passions contradictoires des opprimés. Quoiqu’on puisse dire aujourd’hui pour excuser les méthodes des Anglais en Irlande, on ne saurait nier qu’à la fin du siècle dernier les griefs de ce pays étaient assez nombreux pour justifier le mécontentement qui y régnait – un mécontentement que la France encouragea dans son propre intérêt. Les catholiques étant privés de droits politiques, la majeure partie de la population n’avait aucune raison de soutenir des lois à l’élaboration desquelles elle n’était pas associée, et qui ne lui apportaient ni avantage, ni protection. Les protestations des personnes ainsi exclues, accompagnées trop souvent par des actes de violence, ne servirent qu’à déclencher les mesures répressives les plus sévères ; de sorte que le pays finit par connaître une période de terreur qui rappelait presque le martyre des Pays-Bas espagnols sous le régime sanguinaire du duc d’Albe. La population de districts entiers était contrainte de rester cloîtrée chez elle du coucher au lever du soleil, et pour s’en assurer, elle faisait l’objet de visites domiciliaires après la tombée du jour. Malheur à l’infortuné qui s’était absenté de chez lui : il retrouvait souvent son foyer réduit en cendres. Pire encore : dans certains cas, des personnes simplement soupçonnées de rébellion ou de complot furent tirées de leurs lits, et sans autre forme de procès, exécutées de sang-froid ou vouées à dépérir sur des pontons pestilentiels. Le tristement célèbre « Insurrection Act » punissait de la peine capitale le simple fait d’être affilié à une société secrète ; mais bien loin de briser la détermination des patriotes, qui s’étaient organisés au sein de la puissante « Société des Irlandais Unis », il ne servit qu’à leur faire prendre toute la mesure de leur sort misérable, leur insufflant le courage de fournir un effort décisif pour secouer ce joug humiliant.3

Le résultat tout naturel fut que le Conseil Exécutif de la Société s’empressa d’accepter les offres d’alliance du Directoire, en y mettant cependant comme condition expresse qu’aucune armée française débarquant en Irlande ne devrait dépasser dix mille hommes, et que ce pays, une fois libéré, devrait pouvoir choisir ses propres lois et sa propre forme de gouvernement sans ingérence étrangère. Le Directoire s’étant engagé à respecter ces conditions, une flotte fut armée peu de temps après dans le port de Brest sous le commandement du général Lazare Hoche, le héros de Weissenberg et de Quiberon, et sans contredit l’un des chefs les plus prometteurs des armées de la République. N’ayant pas encore trente ans, cet homme perspicace et réfléchi, à la volonté de fer, semblait promis par la destinée à une grande et glorieuse carrière. Fervent partisan des institutions démocratiques, il était en même temps hostile aux actes de sauvagerie qui avaient accompagné leur introduction dans son propre pays. Il convient d’ajouter que la libération de l’Irlande avait été son rêve ; il l’avait chaudement recommandée aux membres du Directoire et en avait longuement parlé à ses compagnons d’armes. Son argumentation était d’ordre à la fois sentimental et politique. L’Irlande, soutenait-il, avait fourni tant de braves régiments aux armées de la France, qu’on devait lui permettre de prendre sa part des avantages de la nouvelle ère républicaine. En décembre 1796, la flotte française appareilla de Brest et prit la direction de Bantry Bay, au sud de l’Irlande. Forte de 43 voiles, elle transportait une armée de 15’000 hommes, 40’000 fusils, un formidable train d’artillerie de campagne, et de puissants canons. Il est facile d’imaginer comment les choses auraient tourné si cette force imposante avait débarqué. L’impréparation des défenses anglaises est évidente au vu de ce qui s’est passé lorsque les Français débarquèrent pour de bon dix-huit mois plus tard. Il suffit de dire que l’Angleterre fut protégée une fois de plus par la Providence qui, pour le meilleur ou pour le pire, veille tout spécialement sur ce pays depuis le jour où l’Invincible Armada espagnole fut mise en pièces au milieu des vagues de la Manche. Après avoir subi tempête sur tempête, et avoir échoué complètement dans ses tentatives pour s’approcher des côtes irlandaises, la flotte française, quelque peu malmenée, mais sans avoir subi de pertes sérieuses, retourna à son mouillage au port de Brest.

Si l’échec de l’expédition de Bantry Bay doucha dans l’immédiat les espoirs des Irlandais Unis, il ne les découragea nullement. Leurs émissaires en France continuèrent à réclamer une nouvelle tentative, soulignant la force croissante et la cohésion de leur Société, dont les ramifications s’étendaient jusqu’aux plus lointains villages. Ces efforts furent en partie couronnés de succès, car au mois de juin suivant, la république batave, à la demande du gouvernement français, entreprit d’armer une flotte pour mener à bien le projet du général Hoche. Malgré le piètre état de ses finances et le désordre de son armée et de sa marine, la Hollande fut bientôt en mesure de rassembler au Texel seize vaisseaux de ligne et de nombreuses frégates, sous le commandement de l’amiral De Winter, ainsi qu’un corps de débarquement de treize mille hommes aux ordres de l’intrépide Daendels, commandant-en-chef de l’armée batave. Cette force représentait pratiquement la totalité des ressources disponibles du pays : des commentateurs enthousiastes ont décrit ces efforts pour libérer une nation sœur opprimée comme un cas extraordinaire de sacrifice national, sans précédent dans les annales de l’histoire moderne. Les attentes étaient élevées en Irlande, où bien des regards chargés d’espérance se tournaient vers la côte. Mais les patriotes étaient voués à une nouvelle déception. Les semaines puis les mois se succédèrent sans que les voiles des libérateurs n’apparaissent. Les éléments s’étaient à nouveau interposés en faveur de l’Angleterre : toutes les tentatives pour quitter le Texel avaient échoué à cause des vents contraires, et après être restées inactives pendant deux mois, les troupes durent débarquer, par manque de ravitaillement, et tout le projet fut abandonné.4

Sur ces entrefaites, les Irlandais Unis apprirent coup sur coup la mort du général Hoche, leur ami fidèle, et l’expulsion du Directoire de Carnot, qui avait organisé avec compétence l’expédition de Bantry Bay – de sorte que la réalisation de leur rêve semblait plus éloignée que jamais. A ce stade, toutefois, leurs espoirs furent à nouveau ranimés par la conclusion soudaine de la paix entre la France et l’Autriche, ainsi que par les assurances données en privé par le Directoire à leurs émissaires : un nouvel effort serait fait sous peu pour arracher l’indépendance de l’Irlande. Cette information, tout en inspirant confiance à la grande majorité des membres de la Société des Irlandais Unis, avait aussi le mérite de contenir leur impétuosité : un soulèvement prématuré aurait en effet nui durablement à leur cause. La période retenue pour concrétiser la promesse du Directoire était le printemps 1798, et le commandement du corps expéditionnaire devait être confié à Bonaparte, le sauveur de Toulon et le conquérant de l’Italie.

Pour la troisième fois, le gouvernement britannique s’alarma, et les Irlandais Unis se réjouissaient. Chaque Anglais capable de porter les armes fut appelé par son souverain à participer à la défense du pays. Une activité fiévreuse régnait dans les arsenaux et les chantiers navals, tandis que les boutiquiers bien nourris et les propriétaires terriens tremblaient pour leurs maisons et pour leurs bourses. Mais pour la troisième fois, le Destin se montra bienveillant envers la Grande-Bretagne. Bonaparte ne se souciait pas d’une mission aussi peu exaltante que de faire campagne dans les tourbières irlandaises. Son ardente imagination latine lui avait inspiré des rêves de splendeur orientale. L’Orient tout entier exerçait sa séduction sur lui : en premier lieu l’Egypte avec ses pyramides et ses sphinx, puis la Palestine et la Syrie avec leurs ruines antiques, et plus loin encore l’Inde aux richesses fabuleuses. Tels étaient les royaumes qui séduisaient sa fantaisie, et vers lesquelles il faisait voile avec la plus belle flotte jamais armée par la France depuis bien des années !

Le gémissement de déception et de désespoir qui jaillit des poitrines irlandaises, lorsque la flotte française appareilla pour l’Egypte, ne pouvait pas échapper aux dirigeants anglais : c’était un prémice des événements à venir. Un autre fait acheva de leur ouvrir les yeux : grâce à ses espions, le gouvernement britannique s’aperçut que des émissaires des Irlandais Unis avaient délibérément fait obstacle aux négociations de paix entamées à Lille par Lord Malmesbury, ambassadeur d’Angleterre. Il s’avéra que ces hommes étaient en contact étroit avec les chefs de l’armée française, dont Bernadotte, Desaix et Kilmaine, et qu’ils utilisaient leur influence pour s’opposer aux ouvertures de paix anglaises. L’exposé de ces faits à la chambre des pairs irlandaise par le Lord Chancellor 5 lui-même ne fit qu’exacerber la crise. La politique de coercition redoubla de vigueur, l’objectif du Cabinet – selon ce qu’on en a dit – étant de pousser le pays à la rébellion armée, afin d’avoir un prétexte pour le dépouiller de ses derniers vestiges d’indépendance. Ce plan, s’il a réellement existé, ne fonctionna que trop bien. Poussés à bout par les actions arbitraires des chefs militaires, qui, au mépris de toute légalité, n’hésitaient pas à se substituer aux tribunaux ordinaires, faisant passer en cour martiale des citoyens accusés de simples infractions, les membres de la Société abandonnèrent finalement toute retenue, et au mois de mai 1798, entrèrent en rébellion ouverte, d’abord aux environs de Dublin, puis dans les comtés de Kildare, de Wexford et de Wicklow, et enfin en Ulster.

Il n’entre pas dans mon propos de s’étendre sur les horreurs qui ont suivi. Les deux camps rivalisèrent de barbarie et d’inhumanité. Mais en toute justice, il convient de faire cette distinction : les rebelles étaient en majorité des paysans ignorants et fanatiques, ne voyant que les injustices dont on les accablait : leurs actes étaient donc excusables dans une certaine mesure. Tel n’était pas le cas des troupes disciplinées de Sa Majesté, ni, surtout, de la milice protestante anglo-irlandaise, qui ont largement mérité un opprobre éternel par leur comportement sanguinaire, sans égal dans l’histoire de la guerre moderne. Pendant des mois les provinces révoltées furent livrées à la vindicte du conquérant, et des scènes de dévastation et de pillage se produisaient tous les jours. La Société des Irlandais Unis avait pratiquement cessé d’exister, et la main de fer du despote semblait tenir le pays terrifié plus étroitement que jamais sous sa poigne mortelle. C’est à cette heure suprême de misère qu’une nouvelle électrisante se répandit à toute vitesse de colline en vallée, et de ville en hameau : une armée française avait débarqué à Killala, dans la province de Connaught, et était en marche pour délivrer l’Irlande de l’oppresseur !

3