L’ordre de Tara - Tome 1 - Jacques Caouder - E-Book

L’ordre de Tara - Tome 1 E-Book

Jacques Caouder

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Beschreibung

La gendarmerie de Ploërmel enquête sur le meurtre bestial d’une femme, lié à un mystérieux ordre, implanté en Bretagne. Parallèlement, la gendarmerie de Loudéac examine la mort par épectase d’un avocat du barreau de Brest. Il est découvert dans sa poche de veste des choses bizarres qui éveillent chez le procureur les souvenirs d’une enquête tristement bouclée. Cela l’amène à suspecter la présence d’une confrérie ésotérique dans la région. La police de Rennes quant à elle mène une enquête sur la disparition de fœtus au CHR de la ville. Confrontés à des personnages forts, les enquêteurs doivent agir avec professionnalisme malgré le climat délétère qui règne au sein des Armées nationales.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Caouder, officier supérieur de Marine, aujourd’hui officier honoraire de Marine, nous livre son ouvrage "L’ordre de Tara – Tome I – Le pentacle Brittany". Un roman dans lequel son expérience se mêle à son imagination.

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Jacques Caouder

L’ordre de Tara

Tome I

Le pentacle Brittany

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jacques Caouder

ISBN : 979-10-422-3042-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Bretagne intérieure, forêt de Lanouée, nuit du samedi 17 septembre 1999

La petite clairière baignait dans la froideur de la lumière lunaire.

Campé sur ses jambes, les poings sur les hanches, l’homme regardait les cimes des arbres qui se découpaient sur le fond livide du ciel. Autour de lui, la végétation était impénétrable à la vue. Il s’imagina au fond d’un puits. Nullement affecté par cette sensation étrange, il s’étira et bâilla : il se sentait bien dans cette nature sauvage.

Sortant sa boîte de cigarillos, il en prit un qu’il huma tout en le roulant doucement entre ses doigts. L’allumant, il toussota à la première bouffée.

La fumée émanait une odeur âcre, agressive aux senteurs des espèces végétales de la forêt.

Un corps était allongé à ses pieds, sans vie. Il bougonna.

« Petite conne… Quelle mouche t’a piquée pour aller les braver ? Croyais-tu pouvoir te tirer aussi facilement de leurs griffes ?Depuis le temps que tu les côtoyais, tu aurais dû apprendre à les connaître, savoir qu’on ne les quitte pas. Ce sont eux qui t’éjectent ! En plus, tu les menaces de te rendre chez les pandores, s’ils refusent de te laisser partir… Impensable, pour eux, évidemment. Tu signais, là, ton arrêt de mort… Puterelle ! Quel gâchis ! »

Il se baissa et s’accroupit. Des traces noires apparaissaient à la base du col de la petite conne. Lui enlevant sa parure, il la remplaça par une autre et se redressa.

Debout, il chercha du regard un morceau de boissuffisamment solide. Il en devina un, parmi de jeunes pousses de myrtilles. Une dernière taffe tirée, le cigarillo écrasé contre sa semelle et fourré dans l’une des poches de sa parka, il alla le prendre.

« Bon, ce n’est pas le tout, il me faut finir le job… »

Revenu auprès du cadavre, le bâton bien en main, il asséna méthodiquement des coups secs sur l’ensemble du corps. Satisfait du résultat, il jeta le gourdin rouge de sang dans les broussailles et décampa.

Retrouvant sa voiture dans une laie forestière située à quelques encablures de là, il quitta, promptement, les lieux pour déboucher sur la D155. Là, il s’arrêta pour appeler son commanditaire :

— C’est fait.

— Bien. Le solde vous sera versé à 14 h. Même lieu.

Chapitre 2

Samedi 18 septembre, matinée

Job Lagadec était bien matinal, ce matin du 18 septembre. C’est qu’il avait de bonnes raisons de l’être, le bougre : son fouineur de garde forestier n’attendait qu’une chose, le surprendre en train de relever ses lacets ! L’autre jour, ça avait failli être le cas. Mais il avait pu échapper à son œil fureteur en se dissimulant prestement derrière une muraille de fougères et bosquets.

Homme simple, solitaire, ours à ses heures, Job Lagadec aimait le braconnage.

Avançant à pas mesurés, prenant garde à ne pas écraser des brindilles qui dénonceraient sa présence, il perçut un bruit venant de l’avant. Il s’arrêta et demeura aux aguets… Mais tout était silencieux. Il allait repartir, quand, cette fois, il saisit des froissementsde feuillage. Fouillant la végétation du regard, il entraperçut un écureuil roux qui, sautant de branche en branche, se rapprochait de sa position. Il sourit…

Le voyant, le rongeur s’arrêta. Son corps plaqué contre le tronc d’un bouleau, sa jolie petite tête tournée vers l’homme, il le fixait, immobile.

Le visage de Job respirait le bonheur. Adressant un tout petit signe à l’animal, il fit un, deux, trois pas très lentement, dans sa direction. Délicatement, il alla déposer un quignon de pain sur une souche. Le sous-bois exhalait une odeur forte d’humus. Lagadec la respira à s’enivrer. Après un dernier clin d’œil au petit mammifère, il reprit sa marche, comblé…

Le regard attentif, Job dégageait les obstacles qui se présentaient devant lui, avec attention. Il atteignit le premier collet. Un lapin s’y trouvait, piégé. Le mammifère rangé dans sa gibecière, il reprit sa marche. Une cinquantaine de mètres plus loin, il remarqua de la fougère foulée…

« Oh ! Oh ! Quelqu’un est passé là. Et c’est récent. »

Les plantes rabattues matérialisaient un sillon. De la manière dont elles étaient couchées, l’homme des bois déduisit que la personne venait de la droite…

« Ce n’est certainement pas mon abruti de garde qui a fait ça… »

Il choisit de remonter la piste… Une odeur fade qu’il ne connaissait que trop bien, l’odeur douceâtre du sang, agressa soudain ses narines. Poursuivant, il aperçut une tache rouge. Intrigué, il observa alentour : rien ne trahissait une présence. Le silence était total. Se dirigeant vers la chose, il déboucha dans une trouée et découvrit l’horreur : un mélange confus d’os brisés et de chairs à nu d’un corps humain était là, allongé par terre, couvert de mouches. Le mouchoir sur la bouche, il s’approcha et nota que les vêtements étaient ceux d’une femme. Une violente nausée le saisit.

Chez lui, il se servit une rasade de vin qu’il avala d’un trait…

Ces os brisés, ces chairs sanguinolentes étaient omniprésents à son esprit. Jusqu’à l’odeur du sang qu’il sentait sur les manches de sa veste !

Les coudes sur la table, la tête entre les mains, il tirait une gueule de déterré, statufié…

Quand il sortit de sa torpeur, il se servit une autre rasade de vin.

« Et maintenant ? marmonna-t-il. Parce que c’n’est pas tout ça. Elle, là-bas, je ne peux, tout de même, pas la laisser en pâture aux charognards… Ça ne se peut pas… Et puis, ça ne se fait pas ! C’est aller l’enterrer qu’il me faut faire !

Il s’apprêtait à se mettre en branle, lorsqu’il réalisa le danger de sa démarche.

— Oh ! Là ! Là ! C’n’est pas bon du tout, ça. Bougonna-t-il. Aller l’enterrer, c’est retourner là-bas… Et vu l’heure, c’n’est certainement pas le moment d’aller montrer mon cul… Des fois qu’il me surprendrait en train de creuser, ce sont les emmerdes que je connaîtrais, oui. Il irait raconter que c’est moi qui l’ai zigouillée…

La tête balançant de gauche à droite, de haut en bas, Job ne savait quelle décision prendre… Soudain, ses mains s’agitèrent et frappèrent violemment le plateau de la table : une idée germait dans son cerveau embrumé !

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! Mais c’est l’évidence même… Ce sont les gendarmes qu’il me faut prévenir ! Eux sauront s’en occuper. Ils ne la laisseront pas là-bas… Du coup, moi, j’en serai débarrassé… Ouais, c’est ça qu’il me faut faire… Mais gaffe à ne pas trop en dire ! Car une fois prévenus, l’andouille de garde forestier l’apprendra forcément… »

L’esprit troublé, le braconnier se mit à se gratter le caillou avant de se servir une nouvelle rasade de vin, puis une autre… Le nectar faisait son effet. Le brigand des bois se sentait de plus en plus fort, plus sûr de lui, prêt à ferrailler contre l’officier des Eaux et forêts…

Frappant le de dessus de la table du plat de la main, il se leva d’un bond et renversa, malencontreusement, sa chaise.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! brailla-t-il, le poing levé. Qu’il vienne s’y frotter, ce rejeton de conneau ! Il sera servi ! C’est moi qui t’le dis !

Dehors, il se dépoitrailla. L’air vif de la campagne le grisait, ajoutant à son état d’ivresse.

Chapitre 3

Samedi 18 septembre, brigade de gendarmerie de Ploërmel

Le téléphone sonnait au standard de la brigade.

— Gendarmerie nationale, maréchal des logis-chef Dubois, à qui ai-je l’honneur ?

Un renâclement pour toute réponse, il réitéra :

— Gendarmerie nationale, maréchal des logis-chef Dubois : je vous écoute…

Un autre renâclement…

— Gendarmerie Na…

Une voix se manifesta, cette fois :

— Ça va. Je t’entends bien ! Mais, c’est qu’c’n’est pas facile à dire, c’que j’ai à te dire.

La voix était pâteuse. Une voix de rogomme.

— Dire quoi ?

— Que j’ai trouvé un cadavre, tiens ! Qu’c’est même une femme !

« Bon sang de sort ! Le gugusse est beurré comme un petit Lu ! »

— Si c’est une plaisanterie, je vous conseille vivement de raccrocher ! avertit-il.

Une voix braillarde le coupa sèchement :

— Qu’est-ce qu’tu m’dis ? Une plaisanterie ? Tu m’prends pour qui, hein ? Nom de Dieu de nom de Dieu ! Écoute-moi bien, petit ! Moi, je ne déconne pas avec la Mort, t’entends ? La Mort, moi, je la respecte ! Alors, si j’te dis que j’ai trouvé un cadavre, c’est qu’c’est vrai ! Maintenant, si tu ne veux pas m’entendre, t’as qu’à le dire et te démerder tout seul. Moi, ce que j’en dis, c’est pour qu’on ne le laisse pas pourrir là-bas. Ça ne se fait pas. Tu comprends, ça ? Alors, c’est quoi qu’tu décides, hein ?

Le gendarme ne s’attendait pas au coup de semonce du soûlaud ni à ses états d’âme.

Hé ! Calmos, mon vieux. Si tu continues comme ça, tu vas te péter une durite !

— Vous avez raison. Il ne faut pas le laisser, là-bas. Dites-moi où il se trouve. Nous irons le récupérer.

— À la bonne heure, mon gars. T’voilà raisonnable. Alors, écoute bien, hein ? Ouvre grandes tes oreilles !

— Mes oreilles sont grandes ouvertes et vous écoutent !

— C’est bien. C’est dans la forêt de Lanouée qu’il l’est. Tu connais ?

Dubois connaissait !

— La forêt de Lanouée est grande. Soyez plus précis ?

— Si tu veux, mon gars… Il est du côté du hameau Le Pas-aux-Biches… Tu vois ça ?

— Hum ! Par rapport au hameau, il est où ?

— Deux kilomètres dans l’est. Ça te parle ?

— Pouvez-vous m’en dire plus ? Quand et par quel hasard l’avez-vous trouvé ?

La voix s’emporta, désagréable :

— T’es fin limier ou quoi ? Parce qu’tu commences à me les gonfler avec tes questions. Qu’est c ’qu’ t’es en train de me chercher, là, hein ? Peu importe les circonstances ! Moi, j’te dis que je l’ai trouvé ce matin, voilà ! Même que c’est une femme habillée de rouge… Tiens ! J’te parie même que, quand tu la verras, tu feras comme moi, tu dégobilleras ta bectance, mon gars ! Parce qu’elle n’est pas belle à voir ! Ça non !

— J’imagine que…

— Non ! Tu ne peux pas imaginer ! C’est inimaginable !

— Alors, le mieux est que nous nous rencontrions le plus tôt possi…

Clac !

— Putain ! Il m’a raccroché au nez !

Chapitre 4

Informé de la présence d’un cadavre dans la forêt de Lanouée, le capitaine Fragès, commandant la brigade de gendarmerie de Ploërmel, retrouva ses gendarmes réunit au P.C. opérations :

— Nous venons d’apprendre qu’un homme a découvert le cadavre d’une femme, dans la forêt de Lanouée. À environ deux kilomètres dans l’est du hameau Le Pas-aux-Biches…

— Espérons que ce ne soit pas une blague, railla le gendarme Petitbon. Car l’homme en question était, paraît-il, pompette ?

— Hon hon. Mais au vu de ce qu’il a raconté, ça me semble, quand même, solide. Et puis, si c’est une blague, ça nous fera une sortie aérée. Un excellent exercice physique.

— Tout à fait, approuva Paré, l’adjudant de la brigade. Pour tous, départ dans une demi-heure. Tenue de combat, rangers, calots et parkas.

Ancien du 3e RPIMa, Fragès gardait le goût de l’action. Aller battre la campagne, avec ses hommes, le réjouissait.

Suite à l’attaque terroriste du Drakkar à Beyrouth, où nombre de ses camarades avaient été tués lâchement, écœuré par la frilosité du politique pour les venger, il avait demandé à changer de corps. Sous-officier émérite, ses chefs avaient tenté de l’en dissuader. Peine perdue.

La République manquant de gendarmes, sa candidature pour la Maréchaussée avait été retenue. S’adonnant à son nouveau métier, ambitieux, il préparait et réussissait le concours d’entrée à l’école des Officiers de la Gendarmerie.

Espacés les uns des autres de deux, trois mètres, les gendarmes avançaient en ligne de front, dans le sous-bois.

L’équipe cynophile, placée au centre du dispositif des recherches, se tenait légèrement sur l’avant. Le chien, un berger allemand, donnait de la voix. Régulièrement, il se retournait et regardait son maître, impatient d’être lâché.

Ils avançaient depuis plus de deux heures, quand l’animal se mit à l’arrêt, halenant… La bête avait récupéré une odeur.

Tirant sur sa laisse, nerveux, il demandait que son maître le lâche. Effaçant le cran de verrouillage de la laisse enrouleuse, le berger allemand partit vivement sur la droite, entraînant son maître. La formation fit, aussitôt, mouvement pour s’orienter dans la direction prise par l’équipe cynophile. Quelque deux cents mètres plus loin, le maître-chien distingua une tache rouge, noyée dans les airelles :

— Ici ! cria-t-il.

Fragès commanda à ses hommes de s’arrêter et se dirigea vers l’endroit indiqué. Bientôt, il sentit une odeur fétide qui se dégageait de la zone en question. Elle lui rappela de tristes souvenirs…

Il frissonna à la vue du corps. Sa vue se brouilla. Les corps sanguinolents, déchirés, éclatés, tronqués de ses camarades, resurgirent à sa mémoire et se substituèrent au corps brisé, étendu devant lui…

Poings et mâchoires serrés, il contint un hurlement de rage !

Cette fureur dominée, il « revint sur les lieux » et balaya du regard les alentours. Il releva un dégueulis à quelques pas ainsi que des plantes écrasées en enfilade…

Le gel des lieux matérialisé sur un rayon d’une trentaine de mètres autour du substrat, Fragès et Paré suivirent la piste matérialisée par l’écrasement des fougères :

— Voyons où ça nous mène…

Ils débouchèrent dans une laie. Des traces de chaussures d’homme marquaient le sol.

— Elles ne sont pas vieilles, mon Capitaine. Et par leur espacement, je dirai que le gaillard est de bonne taille et pressé.

Remontant le layon, ils découvrirent des traces de pneus de voiture indiquant que le chauffeur avait manœuvré pour faire un demi-tour… D’un geste réflexe, Fragès les montra du doigt :

— Son forfait accompli, l’assassin regagne sa voiture et met les voiles…

— Oh ! Oh ! Regardez ! Ici, ses pas se mêlent à ceux d’une femme ! Un vrai coup de bol, ça ! Ces traces auraient pu disparaître, écrasées, sous les roues de la bagnole ! C’est, possiblement, ici que le couple est descendu de voiture…

Les pas les entraînaient dans l’espace déboisé…

— Leurs pas s’arrêtent ici !

Le sous-officier, le ton amusé, glosa :

—Ils s’entremêlent, mon Capitaine. Mmm… Là, ils se sont, peut-être, fait un petit câlin ?

— Vous êtes un romantique, dites-donc !

Le ton inchangé, le sous-officier poursuivit :

— Ça me plaît assez de penser ça… Et ne voyant plus les talons aiguilles, je dirais que le gugusse porte la donzelle bien pelotonnée contre lui.

— Vraiment touchant et protecteur, si nous ne connaissions pas la suite ! Néanmoins, imaginons la scène comme vous la suggérez. Prêtons donc, à cet homme, un soupçon de galanterie…

Les pas les menèrent à l’endroit où le couple avait pénétré dans le sous-bois.

— Vu, adjudant ?

— Affirmatif.

Afin de ne pas polluer la zone du crime, Paré commanda de tracer un chemin neutre pour accéder au cadavre.

De son mobile, Fragès appela les techniciens en identifications criminelles, le procureur et le médecin légiste.

Environ une heure plus tard, les voitures du procureur et celle du médecin légiste se présentaient dans l’espace déboisé…

Les marques de civilités rendues, Fragès suggéra aux arrivants de chausser des bottes.

Le procureur cachait mal sa répugnance à la vue du corps. Pressé, il déclara qu’il prenait la direction de l’enquête et que le corps était à la disposition du légiste. Se tournant vers Fragès, il demanda si une couverture photo des lieux avait été faite ?

— Tout à fait.

— Des indices ?

— Des bijoux, dont un bracelet gravé d’un prénom Jeanne et d’une date 15.09.77.

— Ses prénom et date de naissance ?

— Probablement… On a, également, relevé les empreintes des pas d’un couple et celles de pneus d’un véhicule léger dans le layon où vous vous êtes garé.

— Exploitables ?

— Absolument. Enfin, cerise sur le gâteau, nous avons trouvé l’arme du crime. Elle est derrière vous.

La vue du morceau de bois maculé de sang ne fit qu’ajouter à la gêne du magistrat.

— Seigneur ! Quelle horreur !

Sortant, de sa poche de manteau, sa boîte de londrès, il en prit un. Fébrile, il l’alluma :

— Les techniciens en identifications criminelles ont été prévenus ?

— Affirmatif. Ils ne devraient plus tarder.

— Je l’espère bien !

À cet instant, le procureur n’avait qu’une hâte : celle de quitter les lieux… Se raclant la gorge, il s’adressa au médecin légiste qui examinait le corps :

— Vous en avez encore pour longtemps, Toubib ?

— Je termine, Monsieur. Bordel ! Quelle boucherie ! Le détraqué qui a fait ça aurait certainement été promu général en chef chez Pol Pot !

— Mais encore ?

— Eh bien, la mort remonte à une douzaine d’heures, tout au plus, bougonna-t-il en se redressant. La question qui se pose est : était-elle en vie lorsque pleuvaient les coups ? Je pense que non, mais sans certitude réelle ?

— Éclairez !

— Dans cette purée sanguine, je note que la base du col au niveau de la nuque est épargnée et présente une meurtrissure noire due à une strangulation. Pour moi, cette jeune femme a donc été étranglée, avant d’être réduite à l’état de charpie.

Eliès, le visage livide, tirait longuement sur son cigare…

— Parfait, Toubib. On évacue le corps, marmonna-t-il en lâchant des volutes bleuâtres.

Perdant patience :

— Bon sang ! Que font les TIC ?

— Ils arrivent, déclara Paré… Écoutez…

Le vrombissement d’un moteur Renault était perceptible.

— Moteur d’estafette, ce sont eux.

Les TIC prirent rapidement possession du périmètre de la scène de crime. Grâce au travail effectué, préalablement, par leurs collègues de la police technique de proximité, leur intervention fut rondement menée. Recherche, prélèvement et conditionnement de traces et indices réalisés, le procureur se détourna du lieu du drame.

— Dieu ! Quelle abomination ! Ce meurtre dépasse tout entendement…

Las, il descendit le chemin menant à la laie forestière. Fragès et Paré marchant sur ses talons. Nerveusement, d’une chiquenaude, il expédia le reste de son cigare devant luipour l’écraser au passage.

— Humide comme elle est, la nature ne risque pas de flamber, mais ça va mieux en le faisant, commenta-t-il pour expliquer son geste.

S’arrêtant :

— Crénom de nom ! La proximité du cadavre me gênait terriblement, avoua-t-il en se frottant les mains… Comment peut-on s’acharner, comme ça, sur un corps ? C’est dément !

Paré haussa les épaules :

— Si l’assassin voulait qu’on ne puisse pas identifier cette femme, je dirais que ce qu’il a fait est plutôt efficace.

Deux paires d’yeux regardèrent le sous-officier qui, fronçant les sourcils, interrogea :

— Quoi ? J’ai dit une connerie ?

Son chef sourit :

— Non. Mais, si c’est là son intention, pourquoi lui laisse-t-il ses vêtements et ses bijoux ? Tout particulièrement ce bracelet gravé d’un prénom et d’une date ?

Paré, hocha la tête.

— C’est vrai que de le lui avoir laissé manque de cohérence…

Toujours aussi fébrile, le procureur inféra :

— Déshabiller un corps dans cet état est mission impossible !

— Mais avant de le démolir, cela lui était chose possible.

— Avant ! Avant ! Vous en avez de bonnes, Fragès ! Allez donc savoir comment ça s’est passé avant !

Le ton, l’attitude gestuelle du magistrat dénonçaient toujours sa nervosité.

— Pourtant…

— Quoi ?

— Si c’est à dessein qu’il l’a écharpée, afin de ne pas pouvoir l’identifier, il avait une solution bien plus radicale et plus sûre.

— Laquelle ?

— L’enterrer ou la brûler… ou encore la couler ?

Mû par un besoin de tabac, le procureur reprit un cigare. Aspirant une longue goulée de fumée, il la laissa s’échapper sous forme d’anneaux.

— Ah ! Comme ça fait du bien… Développez, Fragès. À quoi pensez-vous ?

— À l’idée suggérée par l’adjudant Paré, mais sous un autre angle.

— C’est-à-dire ?

— L’assassin ne l’ayant pas fait disparaître de la surface de la Terre, on peut penser que c’est peut-être pour qu’on trouve le corps et qu’on retienne, de facto, que cette femme se prénomme Jeanne et qu’elle serait née le 15 septembre 1977 ?

Le magistrat haussa les épaules.

— Pourquoi faire simple quand on peut faire compliquer, hein ? Ce n’est, quand même, pas la première fois qu’un criminel abandonne sa victime, habillée ou pas.

— Oui, mais j’ai, tout de même, l’idée qu’ici l’assassin nous force la main !

— Jusqu’à preuve du contraire, nous ne pouvons pas, non plus, ne pas retenir que le bracelet est le sien et que ce qui y est gravé correspond bien à son prénom et à sa date de naissance ?

— Certes, et je peux me tromper. Mais si le cadavre est Jeanne, née le quinze septembre mille neuf cent soixante-dix-sept, je dirai que l’assassin a manqué étonnamment de cohérence !

Eliès tapota nerveusement son cigare :

— Visiblement, retenir que ces bijoux sont les siens est trop simple, pour vous. Mais, nom d’un pétard ! Ce n’est pourtant pas, non plus, la première fois que l’on trouve un cadavre habillé avec sa parure ! Pourquoi serait-ce si étrange, ici ?

L’officier haussa les épaules :

— Maquiller un crime est fréquent ! Et c’est l’impression que ça me donne, ici !

L’entêtement du gendarme ne fit qu’ajouter à l’agacement du magistrat.

— Pour vous, ça serait donc une mise en scène ?

— Je vous l’ai dit. Tout ça manque de cohérence.

— Eh bien, vous nous l’apprendrez car je vous charge de conduire l’enquête. Un juge d’instruction vous sera adjoint. À présent, je me vois dans l’obligation de vous laisser. Vous voudrez donc bien m’excuser, mais j’ai affaire au TGI. On se voit demain, 10 h, à la Brigade.

Le procureur parti, paré, restait songeur. Son chef pensait-il vraiment que ce crime.pouvait être une mise en scène ? Il lui posa la question.

— Vouloir faire passer un mort pour un autre, c’est du déjà-vu, Adjudant.

— Tout à fait. Mais pourquoi dans le cas présent ?

Un air de doute, une main qui se lève pour retomber aussitôt, Fragès lâcha :

— Parce que je trouve l’identification de ce corps trop facile.

Le sous-officier observa son chef.

— L’assassin n’est peut-être pas aussi machiavélique que vous semblez le supposer. Après tout, ce crime est, peut-être, tout bonnement, un crime gratuit, imputable à un monstre sanguinaire, un maniaque de la batte ?

L’officier haussa les épaules.

— Peut-être, mais ce n’est pas mon sentiment.

Breton, enfant de la campagne, Fragès avait connu, sans doute trop tôt, l’effort physique. Que ce soient les tâches domestiques ou celles des champs, il les avait assumées autant que faire se peut. Autant que lui permettait son jeune corps au fur et à mesure qu’il grandissait.

Gaillard de 1,87 m, 81 kg de muscles, il avait le visage illuminé d’un regard direct, tendre ou froid, difficilement alors supportable, c’est selon.

De cette silhouette bien charpentée, il est un détail que ne pouvaient pas ne pas remarquer les personnes qui le rencontraient la première fois, c’étaient ses mains. Les mains de Fragès dégageaient une puissance redoutable.

Chapitre 5

Journée du 18 septembre, 18 h 23

De la fenêtre de son bureau, Fragès observait Maryse Trévoux en train de décharger ses provisions du coffre de sa voiture.

Malgré la fraîcheur de cette fin de journée, la jeune femme portait un simple pull en cachemire, moulant à souhait sa poitrine généreuse. Une large ceinture, serrée à la taille, mettait en valeur les courbes rondes de ses hanches. Les quelques centimètres apparents de ses jambes gainées de bas irisés reliaient, tels des traits d’union, son pan de jupe à ses bottes. Ses cheveux blonds « coiffés-décoiffés », son maquillage soutenu sans être provoquant, la rendaient aguichante. Elle le savait.

Il resta la regarder jusqu’à ce qu’elle eût fini. Alors qu’elle refermait le coffre de son véhicule, elle se redressa et se retourna pour lui faire face, souriante, sûre d’elle.

Décontenancé, Fragès lui adressa un petit signe de la main auquel elle répondit spontanément. Après un second geste aussi discret, il s’en retourna s’asseoir derrière sa table de travail.

Tout en parcourant les notes afférentes au cadavre de la forêt de Lanouée, il pensa à son directeur des cours à l’école des officiers de la gendarmerie. Une mimique rieuse anima son visage en se souvenant de ce qu’il aimait rappeler à ses élèves :

La synergie développée par la contribution du flair des uns et de la chance des autres, associée à la mise en œuvre de moyens rationnels, par des personnels qualifiés et motivés, doit aboutir, messieurs, à la défaite de l’adversaire commun : le criminel.

« Mmm… S’il se trouvait à ma place, aujourd’hui, partagerait-il mon hypothèse ? Ou me dirait-il, avec sa gouaille désarmante, que j’ai encore, et toujours, l’esprit tortueux ? Avancerait-il que ce meurtre n’est, ni plus ni moins, que celui d’un détraqué, d’un sadique ? Qu’il n’y a alors pas lieu d’y voir une quelconque mystification ? Fils de jèze, me demanderait-il si… Zut ! »

Quelqu’un frappait à la porte…

— Entrez !

— Je ne vous dérange pas ? interrogea l’adjudant Paré en entrouvrant la porte.

— Quelle question ! Bien sûr que non. Qu’est-ce qui vous amène ?

— Jeanne !

— Ça, c’est original. Dame Jeanne va nous être au menu quelque temps.

— Bien sûr, mais ce que j’ai trouvé, en interrogeant JUDEX, n’est pas piqué des hannetons.

— C’est-à-dire ?

— Deux meurtres similaires à celui de Lanouée y sont répertoriés. Ils concernent deux jeunes femmes, une aide-soignante de vingt et un ans et une coiffeuse de vingt-deux. L’une a été assassinée dans la forêt de Brotonne, dépendant du parc régional des Boucles de la Seine ; l’autre dans la forêt de Milly, située dans le parc régional de Loire-Anjou-Touraine. Toutes les deux ont été massacrées à coups de gourdin… Tout comme notre inconnue.

— Nom de Zeus ! Et ça s’est passé quand ?

— Il y a trois ans pour l’aide-soignante ; l’année dernière pour la coiffeuse.

— Perpétrés par la même personne ?

— Les deux femmes ayant été violentées sexuellement, ça a permis de définir l’ADN de l’assassin. Il s’agit du même homme. Quant à leurs identifications, elles ont été possibles grâce à leurs amis qui ont parfaitement reconnu les bracelets et colliers récupérés. Nos camarades ont ainsi pu découvrir qu’elles étaient toutes les deux orphelines. Heu, tout ça ne va pas déplaire à Eliès !

Un ange passa…

Quel con je fais ! songeait Fragès en se triturant les mains…

— Le tueur aurait donc frappé une troisième fois ? Et à Lanouée ?

— N’étant pas sous les verrous, on peut le supposer, en effet.

— Ce n’est pas Dieu possible. Pourquoi ces coups de bâton ?

— Je vous l’ai dit. Pour moi, c’est un détraqué de psychopathe, un fou de la batte. C’est tout. Les fêlés dans cette catégorie sont légion, mon Capitaine.

— Que disent nos collègues ?

— JUDEX ne nous renseigne pas sur le sujet. Je vais, toutefois, les appeler… J’ai fait des recherches sur les Jeanne nées en France en 1977. On en dénombre cent quatre-vingt-neuf. Mais nées le 15 septembre, elles seront forcément beaucoup moins. Retrouver leurs parents ne devrait donc pas m’être difficile. J’ai préparé un message SAPHIR dans ce sens.

— Montrez-moi, ça…

Chapitre 6

Lundi 20 septembre

Les journaux régionaux relataient la macabre découverte dans la forêt de Lanouée :

Le corps d’une femme découvert dans la forêt de Lanouée. Hier matin, prévenue par un appel anonyme, la gendarmerie de Ploërmel, aidée d’une équipe cynophile et de renforts des brigades de la région, a découvert le corps d’une jeune femme à environ 3 kilomètres du lieu-dit Le Pas-aux-Biches. La cellule d’investigation de la gendarmerie, le procureur de la République et le médecin légiste se sont rendus sur place. Son identité n’est pas connue. Ce que nous sommes en mesure d’écrire, c’est qu’elle est de corpulence moyenne et a le cheveu de jais. Vêtue d’une robe rouge, elle portait les bijoux suivants : un collier de perles blanches, des pendants et un bracelet. Selon le capitaine Fragès, chargé de l’enquête, la jeune femme a été sauvagement assassinée. Une autopsie du corps est en cours. Un appel à témoins est lancé. Toute personne connaissant, ou ayant aperçu, une femme correspondant à ce signalement, est priée de contacter la gendarmerie de Ploërmel.

Un numéro d’appel suivait.

À Rennes, un homme prenait connaissance de l’article, perplexe.

Dans la ferme de Kerloas, un lieu-dit de Plouarzel, une commune du Finistère, le couple Legrand s’affairait autour de leurs vaches encagées sur les deux quais de la salle de traite. Il leur restait une dizaine de bêtes à traire avant la venue du camion laitier.

— On devrait se séparer de quelques vaches, souffla Odette Legrand : ça m’est de plus en plus difficile de faire ça, matin et soir.

Son mari fit un bond :

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Vendre ? Tu te sens bien ? Après tous les frais qu’on a engagés dans cette installation, on irait vendre des bêtes ? Ça, c’est la meilleure ! Tu déraisonnes, ma pauvre ! Ce n’est pas moins, mais plus de bêtes qu’il nous faudrait acheter pour rentabiliser la machine !

— Plus de bêtes ? T’en rends-tu compte de ce que tu dis ?

— Parfaitement… Quatre-vingt-dix, voilà ce qui serait bien…

— Pourquoi pas cent, tant que tu y es !

— Cent, ce serait le nombre idéal pour nous. Ça amortirait le coût des trayeuses. Mais, je te devine bien, va ! En me disant ça, ce n’est pas de pénibilité ni de nombre de bêtes qu’il s’agit ! C’est autre chose, et tu le sais bien ! Parce qu’enfin, Odette, si tu étais honnête avec toi-même, tu ne viendrais pas me dire que le travail est difficile avec ces trayeuses automatiques !

— S’il n’y avait que la traite ! Mais, ça, ajouté aux autres tâches de la journée, oui, c’est difficile pour moi. Je suis à bout, Fernand !

— À bout ? Ne me raconte pas des salades ! Je vais te dire ce qui ne va pas chez toi, pourquoi tu te plains. Ce qui ne va pas, c’est ton manque de sommeil. Et ça, ça te crève. C’est aussi simple que ça. Dors un peu plus et tu verras ! Tu seras bien plus d’attaque pour le boulot ! Tu ne viendras plus me parler de fatigue !

Ils bavardaient sans se voir. Chacun s’affairant autour de son quai. Ils finissaient un lavement des pis. Dans la foulée, ils « branchèrent » les faisceaux à quatre manchons sur les trayons : les pompes commencèrent à aspirer l’or blanc des laitières pour le refouler dans un tank placé à petite distance, dans une pièce nickel chrome.

— Voilà ! reprit Fernand. Il n’y a plus qu’à attendre qu’elles soient vidées. C’est dur, ça ?

Comme sa femme ne lui répondait pas, il la relança :

— Hé ! Tu m’entends ?

— Je t’ai entendu, finit-elle par répondre, tandis qu’elle nourrissait généreusement de farine de blé et de soja les paisibles ruminants qui se trouvaient sur son quai… Éludant la question de son mari :

— C’est vrai que je ne dors plus. Et tu sais pourquoi !

— Tu me les gonfles avec ça, Odette ! Parce que pour être têtue, t’es sacrément têtue ! Une vraie cabocharde ! Voilà ce que tu es ! Enfin, combien de fois, devrais-je te dire et te redire que tu te fais du mouron pour que dalle !

— Bien sûr. Parce que, pour toi, tout va s’arranger, n’est-ce pas ?

— Exactement ! Positive, nom de Dieu !

— Pfft… Je le voudrais bien, mais je ne le peux pas !

— Évidemment ! Ce serait trop simple ! Mais bordel ! Tu ne vois donc pas que t’es en train de perdre la boule en continuant à broyer du noir ? Quand je te dis que tout va s’arranger, qu’on va recevoir une carte, un coup de fil, tu pourrais, quand même le croire, non ?

La femme, la quarantaine passée, s’emporta :

— T’es vraiment aveugle, inconscient et d’une jobarderie désarmante, mon pauvre Fernand ! Ça va s’arranger, on varecevoir une carte, un coup de fil ! Mais, malheureux, c’est ce que tu me répètes tous les jours ! Quand donc vas-tu changer de registre et te réveiller, niquedouille ? Ouvre les yeux et regarde la situation avec lucidité !

— Lucidité ? Je suis aussi lucide que toi !

— Si c’était le cas, tu serais inquiet autant que moi. Tu ne dormirais plus, toi non plus. Tu passerais des nuits blanches, comme moi. Mais toi, c’est autre chose ! T’es pas un tendre, toi ! Cette situation ne t’affecte pas…

— Arrête, Odette !

— Non ! Combien de fois devrais-je te dire, moi aussi, que depuis le temps que notre fille est partie, nous aurions dû avoir de ses nouvelles ? Que ce n’est pas normal que nous n’en recevions pas ! Mais, ça, ça ne te dérange pas. T’es un homme, un costaud ! Un stoïque ! Mais avec des écailles sur les yeux !

— Nom de Dieu ! Arrête, je te dis !

— Non ! Je ne m’arrêterai pas ! Quand vas-tu te rendre compte que c’est plus qu’angoissant de ne pas savoir ce que notre petite fille devient ? Quand vas-tu réaliser, à la fin,que jamais, jamais, elle ne nous a laissés sans appeler, sans nous écrire ! T’entends ce que je te dis, innocent que tu es ?

— Bon Dieu ! Innocent, maintenant ! Tu ne crois pas que ça suffit, comme ça ?

— Non ! Je n’en ai pas fini ! Ne vois-tu donc pas que c’est tout ça qui me travaille, me mine, me taraude ! Que c’est ça qui fait que je n’ai plus le cœur à l’ouvrage ?

Soupirant :

— Quand je te dis que je suis fatiguée, Fernand, tu dois me croire ! Je suis fatiguée d’attendre, fatiguée d’inquiétude, fatiguée de ne pas savoir. T’entends ? Tu comprends, ça ?

— Fais chier, Odette… Mais je comprends, va ! Plus que tu ne le penses. Toutefois, tu ne m’empêcheras pas de dire que ça ira mieux, pour toi et pour nous, quand tu arrêteras d’avoir ces pensées tristes, quand tu arrêteras de négativer ! De broyer du noir… Quand je te dis qu’elle va nous donner des…

Plus qu’exaspérée par la candeur de son mari, Odette alla pour lui balancer un mot ordurier. Elle se retint, mais s’emporta, néanmoins :

— ARRÊTE ! NE ME SORS PLUS JAMAIS ÇA !

— Hé ! Calme-toi ! Je ne suis pas sourd. Inutile de beugler ! Tu énerves les vaches en braillant comme tu le fais ! Écoute-moi, plutôt…

— NON ! C’est toi qui vas m’écouter ! J’ai eu un très mauvais pressentiment, cette nuit !

— Allons bon ! Voilà autre chose ! À quoi t’as bien pu penser encore ?

— Que notre petite fille est un danger et qu’il nous faut faire quelque chose !

— Faire quoi ?

— J’ai besoin de savoir, Fernand. Je ne vis plus…

À vrai dire, Fernand ne comprenait pas, non plus, le silence de leur fille. Jusqu’à présent, Jeanne avait toujours pris la peine de les appeler régulièrement. Or, cela faisait quatorze jours qu’elle était partie et qu’ils étaient sans nouvelle.

Malgré tout, il ne pouvait se résoudre à se ronger les sangs, comme Odette. Certes, il en voulait à sa fille pour son comportement. Il se promettait de le lui faire savoir dès qu’elle se manifesterait. Pour autant, le catastrophisme n’était pas dans ses gênes.

— D’accord. Mais faire quoi précisément ?

— Aller à la gendarmerie !

— Bordel ! Pour leur dire quoi ?

— Ce que je ressens au plus profond de moi : l’angoisse d’une mère pour son enfant !

— Nom de Dieu ! Qu’est-ce que tu vas chercher-là ! Notre fille est majeure.

— Et alors ? Qu’est-ce que ça à avoir ?

— Ben, qu’ils ne feront rien !

— Comment ça, ils ne feront rien ? Et pourquoi donc ?

— Parce qu’elle est majeure.

— Tu dis n’importe quoi.

— Non. C’est comme ça !

— T’en es sûr ?

— C’est ce que j’ai entendu.

— Ils sauront bien m’écouter, quand même, non ?

— Oui, bien sûr.

— Eh bien ! Je saurai alors les convaincre de retrouver notre petite fille ! C’est tout ce que je leur demanderai. Ce n’est tout de même pas la mer à boire, si ?

— Peut-être… Et encore… Mais, si jamais ils acceptent de la chercher, ne t’attends pas à ce qu’ils te disent où elle est ni ce qu’elle fait ! Encore moins qu’ils lui demandent de rentrer à la maison !

— Avoir de ses nouvelles me suffira.

Les têtes ne donnaient plus. Les pompes s’arrêtèrent. Les faisceaux de manchons lâchèrent les mamelles pour pendouiller sur leurs griffes de retenue. Les vaches s’en allèrent d’elles-mêmes pâturer, faisant place aux suivantes…

Chapitre 7

Le lait collecté, le camion-citerne manœuvra pour repartir. Fernand resta le regarder s’éloigner.

Il n’était pas pressé de rentrer. Il appréhendait de retrouver Odette…

Les dernières vaches traites, elle s’était approchée de lui. Elle l’avait regardé tristement :

— Mon pauvre Fernand, tu ne sembles vraiment pas comprendre la situation ni ce que je ressens, avait-elle murmuré.

— S’il te plaît ! Ne recommence pas ton cinéma. J’en ai plus que ma claque de tes jérémiades. Et j’ai suffisamment à faire…

— Peut-être, mais ce que je ressens, c’est en MOI ! ICI !

Joignant le geste à la parole, elle lui avait saisi la main et l’avait posée sur son ventre :

— Là, au plus profond de moi, où notre petite fille s’est faite, une voix me crie qu’elle est en danger !

Il l’avait prise dans ses bras :

— Odette, calme-toi… Je t’en prie… Ne pense pas, ça… Tu te fais du mal… Et ça me fait du mal… Notre petite Jeanne ne nous a pas oubliés. Elle va nous donner de ses nouvelles, c’est certain… Peut-être même qu’aujourd’hui…

Il avait senti son corps se raidir et se dégager de son étreinte.

— Innocent ! lui avait-elle murmuré placidement en le laissant en plan.

Si jusqu’alors il s’en était foutu des inquiétudes de sa femme, les balayant d’un revers de main et en usant de mots durs, là, l’attitude de sa femme l’ébranlait étrangement.

Et si c’est elle qui avait raison ? Qu’il était arrivé malheur à Jeanne ? Car, tout de même, c’est bien vrai que c’est la première fois que Jeanne part sans nous donner de ses nouvelles… Qu’est-ce qui fait que cette fois elle ne le… Non, je déconne. S’il lui était arrivé un accident, nous en aurions été prévenus… C’est évident. Mmm… Si je vais dire ça à Odette, ça ne fera qu’empirer la situation… Le mieux que j’aie donc à faire, c’est d’aller lui dire que je suis d’accord avec elle pour aller voir les gendarmes. En nous rendant chez eux, son moral remontera certainement. Et puis, eux, ils sauront quoi lui dire…

Rentrant à la maison, il trouva Odette dans la cuisine, assise à la table. Des larmes coulaient le long de son visage. Les mains jointes, ses lèvres remuaient, mais aucun son ne sortant de sa bouche. Il supposa qu’elle priait.

S’approchant, il l’entoura de ses bras tendrement.

— Viens, Odette. Allons à la gendarmerie, chuchota-t-il, pauvrement.

Il n’était pas dix heures, quand ils se mirent en route. Ils avaient parcouru tout juste un kilomètre lorsqu’ils croisèrent la bagnole du facteur qui se rendait chez eux. Fernand pensa faire demi-tour, des fois qu’il était porteur d’une lettre de Jeanne, mais le regard d’Odette, figé droit devant, l’en dissuada.

Chapitre 8

Fin de matinée, gendarmerie de Ploërmel

Les gendarmes Maurice Trévoux et Armand Petitbon étaient maussades, comme leurs camarades en général. Tous se considéraient incompris, mal-aimés et oubliés des politiques. Et là, voilà qu’une note de la direction du personnel prévenait qu’une affectation d’un gendarme sous-officier en brigade territoriale se limitera,dorénavant, à quatre, cinq ans en métropole et deux ans en outre-mer. Tous les deux étaient concernés : ils arrivaient à l’échéance fatidique l’année prochaine.

— Tu vois, ce sera au moment où nous connaîtrons le mieux la région et ses habitants qu’il nous faudra penser à aller poser nos guêtres ailleurs. Et recommencer à zéro.

— Ouais. C’est du n’importe quoi. Disponibilité opérationnelle, ils appellent ça ! Mais ils se foutent de qui ?

— Disponibilité, peut-être ! Perte de capacités opérationnelles, sûrement ! Putain ! Tu ne peux pas savoir combien ça me fout les boules !

— Et à moi, donc ? surenchérit Petitbon en se levant pour aller se servir un café. Tu crois que je n’ai pas les glandes avec leurs conneries ? Tous des enfoirés… Tu prends un café ?

— Volontiers.

Maurice Trévoux prit la tasse que son camarade lui présentait. La portant à ses lèvres, il la reposa brutalement :

— Putain ! Il est brûlant ton jus !

— Tu veux des glaçons ?

— Oh ! Qu’t’es drôle ! maugréa-t-il… Dis-moi, avec ces nouvelles donnes, qu’est-ce que tu comptes faire, l’année prochaine ?

— Moi ? Mais je me sens très bien, ici. Je vais, donc, demander à prolonger une année de plus.

— Tu plaisantes ?

— Non.

— Si tu fais ça, ils ne te rateront pas pour ton avancement. Tu risques de rester maréchal des logis-chef à vie.

— Et alors ? Je me trouve très bien, comme ça.

— Aujourd’hui. Mais il y a la retraite au bout. Partir adjudant-chef ou major, c’est un peu plus confortable que maréchal des logis. Les pépètes sont au rendez-vous.

Petitbon opina :

— Évidemment… Il n’empêche qu’ils me font chier, là-haut. Car, à chaque fois qu’il y a un nouveau patron à la Direction, il faut qu’il ponde de nouveaux trucs. À croire qu’il n’a rien d’autre à foutre que de modifier, voire entériner le travail de son prédécesseur pour apposer sa signature !

Le gendarme s’emportait. Sans réfléchir, il but une gorgée de café :

— Ouille ! Mais c’est bien vrai qu’il est hyper chaud, ce jus ! Merde, alors ! J’ai failli me brûler la glotte, dis donc !

— Quand je te le disais, s’amusa son collègue… Un vrai cautère, ce caoua. Tiens ! Remue-toi, il y a ton zinzin qui sonne.

— Ah ! Celui-là, il n’arrête pas de sonner.

Petitbon râlait par habitude. Trévoux, un doigt sur la bouche :

— Méf ! Vieux. C’est peut-être la direction du personnel ?

— Ha, ha, t’es vraiment marrant… Bon, voyons voir qui c’est… Gendarmerie nationale, maréchal des logis-chef Petitbon, j’écoute… Qui ? Lamber ? Jeanjean Lamber ?… Ben ça alors, si je m’y attendais ! Depuis le temps qu’on ne s’est pas vus ! Sacré vieux bandit, va ! Ça me fait vraiment plaisir de t’entendre. Attends, une seconde…

La paume de la main sur le combiné, Petitbon rencarda son collègue :

— Jean Lamber. Un camarade de cours. Je t’expliquerai…

Reprenant le « vieux bandit » :

— Voilà, je suis tout ouïe. Qu’est-ce qui t’amène ?… Quoi ?… Oui, c’est bien nous qui nous en occupons… Non, c’est récent. On a trouvé le corps, hier matin. Pourquoi ?... Hein ? Mais, Jeanjean, tout est écrit dans le message qu’on a balancé la veille… Oui, ça correspond… Ah ! Ça, je n’en sais rien, camarade… Bien sûr que ça dérange. Mais ils ne sont pas les seuls à travailler… Hé ! Ce n’est pas de mon ressort, ça ! C’est celui du chef… Mais pourquoi t’inquiéter pour eux ? On n’est pas des brutes dans la Maison, si ?… Ah non ! C’est bien trop long à noter. Faxe-moi tout ça : déclaration des parents ; lieu où ils crèchent ; ce qu’ils font ; ce que fait leur fille ; tout le saint-frusquin, quoi… Une RIF ? Mais pourquoi ? Elle est majeure, leur fille… Ah ?… Non, non, t’as bien fait. J’aurais fait comme toi… Sans problème, mon ami… Non, je te dis. Ne t’inquiète pas… C’est ça, on se tient au courant. Kenavo.

Le combiné n’était pas raccroché que Trévoux s’emballait :

— Aurions-nous une Jeanne née le 15/09/77 qui manquerait à l’appel ?

Hochant la tête, Petitbon acquiesça :

— T’as tout compris… Putain ! Quand les parents vont l’apprendre, tu imagines le choc ?

Chapitre 9

Lundi 20 septembre, après-midi

Fragès, Paré et Beaupré arrivèrent sous les coups de quinze heures à la brigade de Saint-Renan. Jean Lamber les attendait…

Odette et Fernand, les voyant arriver dans la cour de leur ferme, laissèrent tout en plan. Pour chacun, leur venue ne présageait rien de bon. Odette se rapprochait déjà de son mari qui lui prit la main. Allant à leur rencontre :

— C’est pourquoi ?

Les visages défaits des Legrand embarrassaient Jean Lamber. Lui qui souhaitait les informer des évènements de Lanouée, ne le put. Dodelinant du corps, il se tourna vers Fragès :

— S’il vous plaît, mon Capitaine. Dites-le-leur. Moi, je ne peux pas. J’ai la glotte nouée.

Pas vraiment surpris par la dérobade du sous-officier, Fragès opina du bonnet. Remerciant le couple de bien vouloir les accueillir, il leur expliqua la raison de leur présence. Legrand lâcha la main de sa femme. Frémissant d’inquiétude, il interrompit l’officier !

— Un événement dramatique du côté de Josselin, vous dites ? Et en quoi ça nous regarde ?

Fragès hocha la tête. Sortant une petite trousse de sa poche, il leur présenta son contenu. Odette Legrand pâlit :

— Mon Dieu ! Mais ce sont les bijoux de Jeanne ! Regarde, Fernand ! Le bracelet est le sien !

— Oui, ce sont bien les bijoux de Jeanne ! Comment ça se fait qu’ils soient en votre possession ? Où ont-ils été trouvés ?

Odette bouscula son mari.

— Malheureux ! Ne vois-tu donc pas que, c’est notre fille, l’événement dramatique dont ils parlent ? Que c’est sur son corps qu’ils ont été récupérés ! Oh ! Mon Dieu ! Je le savais ! Je le savais ! Je savais qu’il était arrivé malheur à notre petite Jeanne ! Oh ! Toi ! Toi ! Pourquoi ne m’as-tu donc pas écoutée ?

— Mais Odette, attends ! Il n’a pas dit que c’est…

— LAISSE-MOI ! cria-t-elle en courant à la maison.

Consterné, Fernand Legrand l’accompagna du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans leur demeure. Se tournant, alors, vers Fragès :

— Excusez mon épouse ! Mais elle est à bout de nerfs depuis le départ de Jeanne, notre petite fille… Rapport à son silence… En plus, parler d’un événement dramatique récent, puis voir les bijoux de notre enfant en votre possession, comprenez que ça fasse un choc… Où et quand les a-t-on trouvés ?

Son regard balayait les regards du quatuor. Ce qu’il y lut chez Lamber le troubla. L’effroi de qui perçoit la réalité de la situation éclatait dans ses yeux !

— Ma femme a donc raison, murmura-t-il le visage décomposé. L’événement dramatique dont vous parlez concerne notre petite Jeanne ?

— Pouvons-nous entrer, monsieur Legrand ?

Une atmosphère lourde régnait dans la pièce. Un silence tombal… Assis autour de la table de la cuisine, les cinq hommes regardaient la maîtresse des lieux. Sa tête reposait sur la poitrine.

Les secondes passaient, pénibles. Tout d’un coup, Fernand Legrand les exhorta, d’un ton qu’il voulait ferme, à leur dire la vérité.

— Et ne tournez pas autour du pot ! Surtout pas. Vous êtes ici pour notre fille Jeanne. Alors, parlez-nous-en. Que lui est-il arrivé ?

— Samedi matin, il a été découvert le corps sans vie d’une jeune femme dans la forêt de Lanouée. Nous nous sommes rendus sur les lieux et nous y avons récupéré ces bijoux…

Brusquement, Odette cria sa douleur, interrompant le gendarme.

— Je le savais ! Je le savais ! Tout en moile disait !

La violencede la voix les prit aux tripes. Les yeux de Fernand s’embuèrent de larmes.

— Croyez bien que nous en sommes sincèrement désolés, murmura l’officier…

Un ange passa, troublé par les sanglots d’Odette.

— Désolés, désolés… Ce sont des mots, rien que des mots, ragea Legrand, la bouche animée de tremblements… Que pouvez-vous savoir de ce que nous ressentons ?

— Nous ne sommes pas à votre place, c’est vrai. Tout aussi vrai, on ne compatit qu’aux misères que l’on partage ! Néanmoins, je vous le redis, Monsieur et Madame Legrand, nous sommes désolés et nous le pensons sincèrement.

La voix étranglée, le fermier hocha la tête.

— Ça s’est passé quand ?

— L’avant-veille. Dans la nuit du 17.

— Qui lui a fait ça ?

— Nous ne sommes qu’au tout début de l’enquête, Monsieur Legrand.

— Quand pourrons-nous voir notre petite Jeanne ?

— Dès que possible.

— C’est maintenant que nous voulons la voir !

Pour Fragès, il était hors de question de leur permettre de voir leur fille dans cet état. Éludant la question, il leur déclara qu’une autopsie était en cours pour déterminer les causes exactes de la mort et de sa datation :

— Ces données sont impératives. Nous devrons, ensuite, nous assurer de son identification. Identification qui sera confirmée par des analyses complémentaires.

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Des analyses complémentaires ? Vous vous foutez de qui ? Pensez-vous que nous ne sommes pas capables de reconnaître notre petite Jeanne ?

Fragès se fendit d’un pieux mensonge :

— Bien sûr que vous l’êtes. Mais il s’avère que les parents de trois autres jeunes filles nées en France le 15 septembre 1977, prénommées également Jeanne, sont, de même, sans nouvelle de leur enfant. Tout comme vous.

— Mais les bijoux récupérés sur le corps sont ceux de notre enfant ! Cela ne vous suffit donc pas ?

— Hélas, non ! Le meurtrier lui ayant totalement brisé le corps, seules les empreintes génétiques des parents permettront son identification.

Legrand déglutit avec difficultés.

— Mon Dieu ! Vous rendez-vous compte de ce que vous êtes en train d’insinuer ?

— Que la possibilité que le corps ne soit pas celui de votre enfant ! Pour le savoir, nous aurons donc besoin de votre collaboration.

— C’est-à-dire ?

— Que vous acceptiez que le docteur Beaupré, ici présent, vous prélève de la salive.

Sur le chemin du retour, l’adjudant exprima son désaccord avec son chef. Pour lui, c’était une connerie d’avoir pris la liberté d’avancer aux Legrand l’existence de trois « Jeanne » nées le même jour que leur fille :

— C’est un fol espoir que vous leur avez donné en disant ça !

— Peut-être… Mais c’est la seule réponse qui m’est venue à l’esprit pour justifier mon refus de les autoriser à voir le corps ! Découvrir leur fille dans cet état les aurait rendus zinzin ad vitam aeternam ! Mais, apparemment, vous ne me semblez pas de cet avis ?

— Bien sûr que si ! Mais…

Se tournant vers le légiste :

— Rendre le corps plus sympathique, c’est possible, Toubib ?

— Heu, je peux le rendre acceptable aux parents.

— Formidable. Merci, Toubib. Mon Capitaine ? Que ferons-nous si l’empreinte génétique prouve que c’est la fille Legrand ?

— Simple : exeant les autres familles ! Dans le cas contraire, qui est, selon moi, le plus probable, exeant les Legrand. Ça vous va ?

— Tout à fait. Un problème demeurera, toutefois, si le corps n’est pas celui de Jeanne Legrand. Quid des bijoux ?

— Nous reverrons les Legrand dans le cadre de la RIF établie par les Rénanais. Ça, ça devrait passer, non ?

— Je suppose que oui. Mais s’il s’avère que c’est leur fille, ils exigeront mordicus de la voir. Là, nous ne pourrons plus le leur refuser !

— Nom de Zeus ! Arrêtez donc de vous masturber le cerveau ! On avisera en temps voulu, OK ?

— Mmm…

Chapitre 10

Lundi 20 septembre, banlieue rennaise, soirée

À 21 h pétantes, deux hommes frappaient à l’huis d’une villa rennaise. Une femme leur ouvrit. Un parfum subtil émanait de sa personne.

— Bonsoir, mes doux amis.

— Bonsoir, Blanche, susurrèrent-ils en l’embrassant.

La quarantaine, le cheveu à la garçonne, elle les prit par la main et les entraîna dans son salon.

L’ordre du jour de la soirée du 9 octobre balayé, Blanche leur servit un vieux lambig. Comme toujours…

Enfoncé dans son fauteuil, son verre prisonnier de ses mains, Bertrand Quizac était dans les nuages : le rôle qui lui avait été attribué, lui convenait tout à fait.

Soudainement, Benoit Kergrist le tira de sa rêvasserie :

— Dis-moi, Bertrand, qu’est-ce qu’il a pris à ton nettoyeur de démolir Natacha et la laisser sur le terrain ? Que je sache, on lui avait demandé de l’enterrer ! Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

— Bonne question. J’ai, moi-même, été surpris en l’apprenant, répondit Bertrand en hochant la tête de bas en haut. Je l’ai donc contacté pour lui demander pourquoi…

— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Qu’enterrer un corps, ce n’était pas sa tasse de thé.

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ces salades ?

— Tu m’as bien entendu.

— Tu rigoles ?

— Non. Son truc à lui, c’est noyer, mais pas enterrer.

— Je rêve ou quoi ? C’est ça, je dois rêver ! T’as entendu, Blanche ? Notre homme de main fait dans la délicatesse.

— J’ai entendu et je comprends que c’est un homme sensible.

— Du foutage de gueule, oui !

— Merde, Benoît ! Quel jeu tu joues, là ? reprit Bertrand Quizac. Je t’ai dit ce qu’il m’a dit ! Point barre !

— Hé ! Calmos, compagnon.

— Je crois que ça vaut surtout pour toi. Moi, ça va encore. Mais continue à te gausser sur le sujet, je le serai moins, crois-moi !

D’une voix tranchante, Blanche s’interposa :

— Ça suffit ! Toi, Benoît, tu la fermes ! Poursuis, Bertrand !

— OK, ronchonna Kergrist. Mais ça ne m’empêchera pas de penser que ce mec a fait une sacrée bourde, en faisant ça !

— Ferme-la ! On t’écoute, Bertrand !

— Merci, Blanche… Voilà… Tout d’abord, je tiens à vous préciser que c’est la première fois qu’on lui demande d’enterrer uncorps. Comme je vous l’ai dit, il a refusé de le faire parce que ce n’est pas son truc.

D’un geste de la main, Blanche stoppa Benoît qui allait réagir. S’agitant sur son fauteuil, elle prévint :

— Épargne-nous les états d’âme de ton sicaire, Bertrand : viens-en au fait.

— Très bien… Notre homme, qui avait connaissance de meurtres de femmes commis par la même personne, des meurtres non élucidés, a copié exactement le mode opératoire de l’assassin en question, afin que les gendarmes retiennent que c’est lui qui a de nouveau frappé.

— Qu’est-ce qu’ils ont de particulier, ces meurtres ?

— Dans les deux cas, l’assassin a démoli le corps de ses victimes à coups de batte de base-ball.

— Fot-en-cul… Et c’est ce qu’a fait notre homme ?

Bertrand opina de la tête.

— Oui. Et il a utilisé une Mercédès 280 Élégances de 1995, un véhicule semblable à celui de l’assassin.

Blanche eut une mimique amusée. Après un coup d’œil surle vernis noir de ses ongles, elle demanda :

— Pourquoi lui a-t-il laissé ses bijoux ?

— Ce ne sont pas ceux de Natacha. Ceux-là, il les a récupérés. Les bijoux qu’il a laissés sont ceux de Jeanne Legrand.

— Pourquoi ?

— Parce que les deux femmes assassinées ont pu être identifiées grâce à leurs bijoux. On peut donc penser que lorsque les gendarmes récupéreront les bijoux de Jeanne Legrand, ils retiendront que c’est elle qui a été occise et son assassin tout désigné !

— Ça marchera ?

Bertrand hésita… Prenant son verre, il en sirota quelques gouttes…

— Pourquoi pas ? Leurs collègues ont bien avalé les dires des personnes qui ont reconnu les bijoux… Hum, où ça peut poser problème c’est que Natacha, tout en ayant sensiblement la même taille que Jeanne Legrand, n’est pas de type européen. Mais, ça, les pandores ne le savent pas. Natacha leur est totalement inconnue.

Benoît rugit :

— Bon sang ! S’il l’avait enterrée, comme on le lui avait demandé, la question ne se poserait même pas ! Je ne vois, ici, que des emmerdes à venir ! Car si, jusqu’à présent, les pandores ne connaissaient pas plus Natacha que, probablement, Jeanne Legrand, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Jeanne Legrand leur devient soudainement connue. Ils vont s’y intéresser et découvrir la supercherie ! Ils chercheront, alors, à savoir qui est l’autre ! Tout ça va nous créer de gros ennuis ! Bon Dieu ! C’est un connard, ce mec !

— Tu te répètes, Benoît ! Le fait est qu’il ne l’a pas enterrée ! Alors, réfléchissons, par conséquent, sur ce qu’il a fait et non sur ce qu’il aurait dû faire. OK ?

— Ça va ! J’ai compris. Mais je soutiens qu’il a pris des libertés qu’on ne peut pas accepter. On doit lui rappeler expressément, s’il veut continuer à travailler chez nous, de se conformer aux ordres et rien qu’aux ordres. Un ancien militaire doit pouvoir comprendre, ça, non ?

Blanche le fixait. Elle connaissait Benoît depuis longtemps. Homme prudent, pragmatique ; elle savait pouvoir compter sur lui.

— Nous le lui dirons. Maintenant, tu te calmes.

Se tournant vers Bertrand :

— Le corps, il l’a… aussi brisé ?

Bertrand hocha la tête de haut en bas :

— Oui.

— Dans ce cas, il y a toutes les chances que les flics n’y voient que du feu.

Une nouvelle fois, Benoît se manifesta :

— Tu parles ! Ils trouveront rapidement les parents de Jeanne Legrand. Ils feront une comparaison d’ADN et découvriront que ce n’est pas leur fille !

— Pourquoi prendraient-ils la peine de faire ça ? Pourquoi douteraient-ils que le corps n’est pas celui de Jeanne Legrand ?

— Enfin, Blanche, tu les prends pour des dindons ? Nous les connaissons suffisamment pour savoir qu’on ne les promène pas, comme ça !

— C’est vrai. Cependant, il y a, ici, des éléments qui, jouant en notre faveur,devraient les pousser à aller dans le sens souhaité par notre sicaire !

— Ah, oui ? Lesquels ?

— Ayant confirmation, par les parents Legrand, que les bijoux sont ceux de leur fille ; que d’autres meurtres non résolus, et tout à fait pareils à celui-ci, ont été perpétrés dans d’autres régions, qu’en déduiront-ils, que feront-ils, d’après toi ?

— Ils penseront que le tueur a frappé une nouvelle fois et s’associeront aux recherches de leurs collègues pour le coincer. C’est ça que tu veux entendre ?

— Oui. Et, à mon avis, c’est ce qu’ils feront.