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Justin Lemarque, détective privé spécialisé dans les phénomènes paranormaux, est mandaté pour retrouver une femme disparue dans un château du XI siècle. Accompagné de son assistante fantôme, Adélaïde, il se lance dans une enquête qui le transporte à travers des dimensions parallèles, peuplées de créatures étranges dotées de capacités extraordinaires. Au fil de ses découvertes, Justin apprend des vérités troublantes sur l’origine de ses propres pouvoirs. En tant qu’héritier de Jarl Lelligrunnn, un être capable de voyager entre les univers et né de l’union d’un guerrier normand du XI siècle et d’une femme extraterrestre, Justin est destiné à devenir l’Overlagsen, l’être supérieur, sauveur des mondes opprimés. Saura-t-il maîtriser ses dons et accomplir sa mission ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Georges Chaboud est, depuis son adolescence, fasciné par la science-fiction, le fantastique et les phénomènes paranormaux. Auteur de trois romans policiers, il revient avec "L’Overlagsen" à ses premières amours, explorant à nouveau les territoires des phénomènes étranges, du fantastique et de la science-fiction.
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Georges Chaboud
L’Overlagsen
Roman
© Lys Bleu Éditions – Georges Chaboud
ISBN : 979-10-422-4012-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Les cloches de l’église du petit village du Chazelet ont déjà sonné les neuf heures et pourtant, en ce mois de janvier 1788, la température dans la province du Berry est encore très négative. Justinien Delorme, frissonnant, relève le col de son vieux manteau foncé et réajuste son chapeau, un galurin noir à bord court. De taille moyenne, c’est un homme solide, trapu. Les quelques mèches de cheveux qui dépassent de son couvre-chef dévoilent la blondeur de sa toison. Accentué par la couleur bleu marine de ses yeux, ce jeune homme possède le regard vif des gens intelligents. À vingt-cinq ans, il poursuit une formation d’avocat grâce à l’aide financière apportée par son père, régisseur du château de Chazelet.
Devant lui, à une centaine de mètres au sud-est du château, il voit la forêt, blanchie par la bise nocturne. Il hésite un instant puis accélère le pas pour atteindre bientôt le sous-bois. Jusqu’ici clairsemé, celui-ci devient de plus en plus dense à mesure qu’il s’enfonce dans la végétation. Il suit un sentier qu’il connaît par cœur, jusqu’à arriver à un endroit discret, dissimulé par des fougères persistantes : un trou dans le sol large d’un mètre cinquante. Il regarde autour de lui, puis dégage les larges feuilles qui masquent sous le sol l’entrée d’un tunnel dont la hauteur de plafond n’excède pas un mètre soixante, suivant une déclivité de quarante-cinq degrés. Des planches à demi enfouies dans la terre forment une sorte d’escalier rudimentaire qui mène, quatre mètres plus bas, à une trappe condamnée par une grosse serrure. La pente est si raide et les marches tellement irrégulières qu’il est préférable de descendre en position assise. Justinien atteint la trappe et sort de sa besace une clé en fer forgé qu’il introduit dans la serrure. Enfin, il soulève péniblement la porte, puis la laisse retomber vers l’arrière. Il aperçoit alors les premières marches d’un escalier en pierres taillées, la luminosité ne permettant pas de distinguer le reste de l’ouvrage. Fixée au mur, au niveau de la quatrième marche, presque à hauteur de plafond, une petite étagère sert de réserve à bougies. Justinien sort de son sac un briquet à amadou inspiré des pistolets « Queen Ann ». L’ustensile est plutôt imposant, mais c’est le seul qu’il a pu se procurer. Il prend une bougie qu’il allume et commence à descendre. D’abord en position assise, le plafond n’étant pas encore assez haut, il se relève aux trois quarts de l’escalier et arrive alors dans le hall d’entrée du souterrain. Les murs et le plafond sont entièrement renforcés par des pierres cimentées. La pièce mesure trois mètres de long sur deux de large et possède une hauteur sous plafond de presque deux mètres. Face à l’escalier, l’entrée du souterrain est renforcée par deux piliers monolithiques en pierres de taille reliés en leur sommet par une poutre transversale. Toujours sa bougie à la main, il franchit l’entrée de la galerie pour arriver face à un mur sur lequel est fixé un porte-torche. Deux possibilités s’offrent à lui pour continuer d’avancer, à gauche ou à droite. Justinien récupère la chandelle qu’il allume puis emprunte le couloir de gauche. Il poursuit sa route pour arriver à une pièce un peu plus large que le tunnel. De nouveau, deux choix se présentent à lui, continuer tout droit ou prendre un passage à gauche. Il décide de ne pas changer de direction et continue sa route. Quelques pas plus loin, sur la droite, un trou cylindrique creusé dans la paroi à un mètre du sol correspond au puits de ventilation reliant la galerie à l’extérieur afin d’assurer le renouvellement de l’air. Il poursuit son chemin pour arriver à une petite pièce carrée de deux mètres de côté qui matérialise l’extrémité de la galerie. Contre le mur d’en face est placé un grand banc en chêne à haut dosseret, au-dessus duquel une niche, creusée dans la roche au milieu de la paroi, abrite une Sainte Vierge en marbre blanc. Sur une petite colonne en acajou située à droite de la banquette, un support creux permet à Justinien de poser son éclairage. Il s’assied et attend impatient l’arrivée de sa dame. Tous les jeudis, les « Jovis Dies » comme elle aime les appeler en latin, sa dulcinée vient le rejoindre secrètement dans ce souterrain à dix heures. Il faut dire que son amour secret n’est pas n’importe qui : elle est la châtelaine de Chazelet, Adélaïde-Marie de Rogres de Lusignan de Champignelles, Marquise de Douhault.
Il est bientôt l’heure et comme elle n’est jamais en retard, il se lève, croise les mains derrière son dos et s’approche de l’entrée de la pièce pour mieux distinguer le couloir et la guetter. Aucune lueur n’éclaire le fond du tunnel.
C’est étrange, se dit-il, elle est toujours ponctuelle, c’est bien la première fois !
Justinien retourne près du banc puis se rassied. Il attend encore une heure, espérant qu’Adélaïde n’a subi qu’un petit contretemps, mais doit bien se rendre à l’évidence, elle ne viendra pas aujourd’hui. Déçu, il décide de retourner au château. Il reprend le chemin inverse et dépose sa chandelle dans le porte-torche, face à l’escalier de sortie qu’il gravit. Il franchit la trappe, la referme soigneusement, remonte la pente raide puis, une fois sorti, replace les fougères pour masquer à nouveau l’entrée du souterrain. Il retourne au château, traverse le pont surmontant les douves et pénètre dans l’enceinte de la citadelle. Là, il rencontre un palefrenier de ses connaissances tirant le licou d’un cheval pour le mener aux écuries.
— François ! Tu vas bien ?
— Bonjour, Justinien ! Un peu fatigué, mais ça va.
— Tu as vu la marquise aujourd’hui ?
— Tu n’es pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Madame est partie pour Paris vendredi dernier, elle n’est pas encore rentrée. Je crois qu’elle a des problèmes avec son frère suite au décès de leur père, le comte de Champignelles, sûrement à cause de l’héritage. Ça ne risque pas de m’arriver !
— À Paris ?
— Demande à Émilie, la femme de chambre, elle revient du village. Elle sait tout ce qui arrive au château.
Justinien se retourne et aperçoit une grande dame portant un panier en osier rempli de fruits. Elle est vêtue, sous un corsage de droguet aux tons gris, d’une chemise blanche en lin. Sa jupe longue en lin gris clair laisse entrevoir ses chevilles protégées de bas de laine blancs. Elle fixe le sol, le visage grave. Justinien accourt vers la dame qui, surprise, relève promptement la tête.
— Excusez-moi de vous avoir fait peur, Madame, mais pourriez-vous me donner des nouvelles de la marquise ?
— Elle est partie pour Paris, mais devrait déjà être rentrée. Je suis très inquiète, elle m’avait dit qu’elle rentrerait de bonne heure aujourd’hui pour assister, comme tous les jeudis, à une entrevue importante qu’elle ne voulait pour rien au monde manquer. Cela n’est pas son habitude de faire défaut à son rendez-vous hebdomadaire.
— Rendez-vous hebdomadaire ? feint d’ignorer Justinien.
— Oui ! Enfin, je suis persuadée qu’elle a un am…
Émilie ne termine pas sa phrase, surprise par le bruit caractéristique d’un carrosse entrant en trombe dans la cour du château. C’est celui de la maîtresse des lieux. Le cocher arrête le noble attelage et descend pour se diriger vers les seules personnes présentent dans la cour.
— Madame est décédée, crie-t-il, ils l’ont déjà enterrée !
— Quoi ? s’époumone Justinien.
— On a fait une halte à Orléans, chez sa cousine de La Roncière et là, elle est tombée malade et est décédée pendant la nuit. Ça n’est pas normal ! Elle aurait fait une mauvaise réaction à un repas. Ce qui est étrange, c’est qu’ils l’ont inhumée à la hâte dans le cimetière commun alors qu’il y a un caveau familial à Champignelles. Il n’y a même pas eu d’office religieux.
Justinien est dévasté. Décontenancé par ce qu’il vient d’entendre, il sort en courant de la cour du château et reprend la direction de la forêt. Il continue son chemin vers le souterrain et s’arrête devant l’emplacement du trou masqué par les fougères puis s’agenouille. Il croise les doigts pour prier, penche sa tête en avant et pleure. Entre deux sanglots, il murmure quelques mots sous forme de promesse : Jamais je ne t’oublierai, je chercherai la vérité et punirai ceux qui t’ont fait du mal. Je te le promets.
Tout à coup, une voix qu’il reconnaîtrait entre mille résonne dans la forêt.
— Je suis là mon chou, je serai toujours là !
*
Dans son carrosse qui la mène à Paris, Adélaïde se remémore le cours de son existence et les circonstances qui l’ont amenée à quitter son domaine pour retrouver son frère Armand.
D’un physique plutôt agréable, Adélaïde est une femme épanouie. Ses cheveux blonds grisonnants ondulés, dont une mèche masque en partie son large front, mettent en valeur son visage rond. Son père la raillait souvent en la comparant à un mouton, mais elle n’y prêtait pas attention, car son charme et sa silhouette élancée séduisaient la gent masculine. Ses yeux gris bleuté, encadrés de longs cils recourbés, lui confèrent un regard pétillant et captivant. Une enjouée, bien placée sur sa joue gauche au niveau du pli formé lors de ses nombreux sourires, atteste de sa bonhomie. À vingt-trois ans, comme il est de coutume au XVIIIe siècle, son père, le comte Charles de Rognes, lieutenant-général des armées du Roy, lui choisit un époux, le marquis Louis-Joseph de Douhault, de plus de vingt ans son aîné. Après son mariage en août 1764, elle réside désormais au château de Chazelet, dans la province du Berry. Bien que cette demeure soit lugubre à souhait, Adélaïde, d’un tempérament plutôt joyeux, y vit paisiblement appréciée des domestiques et des paysans du village. Une seule ombre à ce tableau idyllique, son marquis de mari. Atteint de ce que les médecins nomment « la maladie de l’esprit », il lui arrive fréquemment d’avoir des crises de folie. Hélas, lors d’une particulièrement violente, il faillit tuer Adélaïde en utilisant une dague de vénerie. Le père de la jeune châtelaine, le comte Charles de Rognes, pour protéger sa fille, obtint du Roi de France une lettre de cachet lui permettant de faire interner Louis-Joseph à Charenton. Adélaïde devient alors curatrice de son mari et gère désormais seule le domaine de Chazelet.
Après la mort soudaine de son père en 1784, puis celle de son mari interné en 1787, la marquise de Douhault se retrouve à la tête d’une immense fortune. Cependant, son frère Armand, par des manœuvres frauduleuses, lui dérobe une grande partie de l’héritage. Convaincue qu’il est responsable du décès de son père, Adélaïde décide de lui rendre visite à Paris pour régler ses comptes. Lasse de ses réflexions et fatiguée du voyage, elle décide de s’arrêter chez sa cousine de La Roncière à Loury, près d’Orléans. Ravie de la visite de sa parente, la cousine organise quelques réjouissances. Une des distractions appréciées chez certains nobles étant de goûter différents tabacs à priser, Adélaïde, curieuse, tenta l’expérience. À peine entame-t-elle une deuxième pincée qu’elle est prise de malaise et perd connaissance. Au fil des heures, elle tombe alors dans un état de catalepsie. Sa santé se dégrade rapidement et son décès est constaté au petit matin.
*
Adélaïde entrouvre les yeux. Elle ne voit pas le plafond de la chambre où les domestiques l’ont allongée, mais constate qu’elle est debout dans une pièce aux murs blancs. La salle n’est pas cubique, mais est constituée d’une dizaine de faces. Éclairée d’une lumière nivéenne douce, elle ne possède aucune ouverture. Étonnamment, Adélaïde n’a pas peur, elle se sent reposée, calme. Soudain, au centre d’un mur face à elle, un orifice rond se crée. D’abord étroit, il s’agrandit peu à peu pour couvrir la totalité de la cloison. Ce n’est pas à proprement parler une ouverture, car elle est obstruée par un voile ayant la consistance d’une bulle de savon. Elle s’approche et aperçoit, par transparence, une forêt. Un homme est agenouillé devant un trou assez large. Les doigts croisés pour prier, la tête penchée en avant, il sanglote un moment puis murmure :
— Jamais je ne t’oublierai, je chercherai la vérité et punirai ceux qui t’ont fait du mal. Je te le promets.
Adélaïde reconnaît l’homme qui n’est autre que Justinien. Elle avance et traverse la fine paroi. Une sensation étrange la fait frissonner, elle ne ressent plus son poids, elle lévite. Étrangement, elle s’accommode sans difficulté à son nouvel état. Elle s’avance vers son amant.
— Je suis là mon chou, je serai toujours là ! dit-elle comme soulagée.
Justinien se lève en se retournant. Il a entendu la voix et cherche l’endroit d’où elle peut provenir. Tout à coup, face à lui, une lueur bleu ciel naît à deux mètres du sol. Son intensité augmente progressivement jusqu’à devenir brillante avant de s’agrandir graduellement puis se transformer en une silhouette de femme. L’image devient de plus en plus nette et ses contours perceptibles. C’est elle ! Adélaïde, sa bien-aimée, est en lévitation et le regarde avec amour. Vêtue d’une longue robe blanche et chaussée de sabots en bois, elle descend jusqu’à toucher le sol. Il se lève d’un bond et court vers elle, les bras tendus, le cœur battant. Il veut la serrer contre lui, sentir son parfum, entendre son rire. Il veut lui dire qu’il l’aime, qu’il est prêt à tout pour la protéger. Il veut lui demander comment elle a survécu, qui lui a menti. Il veut tout savoir, tout comprendre, tout partager avec elle.
— Tu… C’est toi ? Tu es…
— Je suis morte ! dit-elle crûment.
— Tu es un… Fantôme ?
Adélaïde ne répond pas. Elle regarde ses mains, s’agenouille pour toucher la terre, essaie d’en prendre une poignée, mais n’y parvient pas. Elle se redresse doucement, regarde Justinien, étonnée, puis lui sourit en haussant les épaules.
— Oui !
*
Justin arrive devant le portail en fer forgé du 66, rue Robert Dupont, à Asnières-sur-Seine. C’est là qu’il vit, au deuxième étage d’un petit appartement qui fait aussi office de bureau pour son agence de détectives privés. Justin est un homme d’une cinquantaine d’années, mesurant un mètre soixante-quinze, robuste et sportif malgré quelques rondeurs. Ses yeux bleu marine, surmontés de sourcils arqués et épais, lui donnent un regard intense et profond. En ce mois de mai 2018, chaud pour la saison, il porte un borsalino qui dissimule en partie son front plissé. La résidence se compose de deux bâtiments jumeaux des années trente, de sept étages chacun, construits en petites briques grises. Le portillon d’entrée, en fer forgé noir verni soutenu par deux colonnes également en briques, ouvre sur une cour qui sépare les deux immeubles. Sur le pilier de gauche, un portier interphone affiche les numéros et les noms des résidents. Justin utilise sa clé magnétique pour ouvrir la grille. Il traverse la cour puis, arrivé à la moitié du bâtiment de gauche, pénètre dans un petit hall où se trouvent les boîtes aux lettres. Il emprunte l’escalier étroit typique des anciens immeubles, composé de marches en bois verni avec une rampe en fer forgé ornée d’une main courante du même bois. Sur la porte droite du deuxième étage, une plaque en laiton porte des lettres noires : L.D.D.E. Ces initiales signifient Lemarque Détective Département de l’Étrange. Justin pénètre dans l’appartement. Les murs du couloir principal sont décorés d’un grand nombre de photographies représentant des personnages mystiques et autres vues de lieux énigmatiques. On y trouve par exemple la photographie d’une forteresse du XIIIe siècle sous-titrée « La Dame Blanche du château de Bonaguil », ou encore un Ouija accroché au mur à côté d’un attrape-rêve. En entrant, sur la droite, il y a une petite pièce qui sert de toilettes, signalée par une plaque en émail où l’on peut lire : Golem de Prague. Sur la porte, une affiche montre un personnage en argile aux traits grossiers, qui semble sortir d’un conte fantastique. Le couloir mène à une salle pas très grande servant de salon d’attente et à deux autres petits corridors conduisant perpendiculairement vers d’autres pièces. Il prend ensuite le corridor de droite, qui le mène à son bureau. Les murs sont également tapissés de posters étranges. Il y a des créatures fantastiques, des monstres inquiétants, des paysages imaginaires. C’est une pièce lumineuse, avec une grande fenêtre qui donne sur la rue. Sur le bureau de Justin, il y a un cadre avec une photo d’une femme africaine. Elle a le corps peint de couleurs vives, d’ocre rouge, de blanc ou de gris de cendres et porte une coiffe fleurie. Elle appartient aux Surmas, un peuple de la vallée de l’Omo en Éthiopie. Elle fixe l’objectif avec un regard innocent et fascinant. Justin admire toujours cette photo avant de commencer sa journée. C’est un rituel pour lui. Il pose son chapeau sur le portemanteau, puis s’installe à son bureau. Il ouvre le tiroir droit, où il garde un livre ancien. C’est une copie du manuscrit de Voynich, un document mystérieux écrit il y a six siècles dans une langue inconnue. Personne n’a jamais réussi à déchiffrer son contenu ni à expliquer ses illustrations. On y voit des châteaux, des dragons, des plantes, des planètes, des silhouettes nues et des symboles astronomiques. Certains pensent qu’il s’agit d’un livre de botanique, d’autres d’un traité d’astrologie ou de magie. Justin est fasciné par ce manuscrit, et il essaie depuis des années d’en percer le mystère. Justin referme le tiroir. Une enveloppe en papier kraft est posée, bien centrée sur son bureau, laissée bien évidemment par Randy, son aide-enquêteur et éventuellement secrétaire. Cet homme d’origine rwandaise d’un bon mètre quatre-vingt-dix à la carrure impressionnante, ingénieur informaticien de formation, est sorti de prison depuis peu. Il a été incarcéré pour une sombre histoire de diamant volé lié à des meurtres commis par un détective privé qu’il avait cru bon d’engager afin de rechercher cette pierre qui appartenait à l’un de ses amis, sorcier guérisseur de son village natal. Justin a obtenu la libération conditionnelle de Randy à la condition que celui-ci exerce un travail stable.
— Viens travailler avec moi à l’agence de détectives, lui proposa-t-il. Je t’apprendrai le métier, je te formerai, je te ferai progresser. Tu pourras utiliser tes dons pour le bien, pour aider les gens, pour résoudre des énigmes, pour combattre le crime. Tu pourras être fier de toi.
Randy n’a réfléchi qu’une seconde avant d’accepter. Justin l’a donc embauché. C’est alors qu’il a découvert que Randy était un praticien de la médecine traditionnelle africaine qui a appris auprès de son grand-père, lequel était un grand sage. Il connaît les secrets des plantes, des minéraux, des animaux. Il sait communiquer avec les esprits. Il peut aider les gens à guérir de leurs maux physiques et spirituels.
Justin ouvre l’enveloppe et en sort un dossier qu’il pose sur le sous-main. C’est une nouvelle affaire. Il relève la tête et regarde l’angle gauche de la pièce. Elle est là. Celle qui le suit depuis de nombreuses années déjà le regarde avec, comme toujours, son sourire quelquefois mélancolique, mais souvent chaleureux, voire amoureux. Adélaïde est là, ou plutôt, le fantôme d’Adélaïde est là. Il se souvient.
*
Un matin de septembre 1978, Justin, quatorze ans, accompagna son oncle Antoine Lemaistre pour visiter un souterrain dans l’Indre. Cette galerie, près du château de Chazelet, au cœur de la forêt domaniale, avait été creusée et aménagée en secret à la demande d’une ancienne châtelaine, Adélaïde Marie, marquise de Douhault, en 1780. L’arrière-saison était magnifique, mais la forêt semblait cacher un mystère. Justin sentait une étrange atmosphère et il avait le cœur qui battait à tout rompre. Il se demandait ce que son oncle lui réservait comme surprise et il n’osait pas trop lui poser de questions.
— Tonton ! Il faut prendre un ticket pour entrer ? demanda-t-il timidement à son oncle.
— Non ! Nous allons le visiter sans rien dire à personne, répondit Antoine d’un air malicieux.
— Pourquoi on est venu en cachette ? On n’a pas le droit d’entrer dans le souterrain ?
— C’est beaucoup plus drôle comme ça, tu ne trouves pas ? Et puis, il y a quelque chose que tu dois savoir…
— Quoi donc ?
— Ce souterrain est hanté par le fantôme de la marquise Adélaïde.
Justin frissonna. Il ne savait pas si son oncle plaisantait ou pas. Il avait envie de faire demi-tour, mais il était aussi curieux de voir ce qui se cachait sous terre. Il suivit son oncle jusqu’à arriver à deux jeunes bouleaux aux troncs entrelacés d’un mètre cinquante de haut.
— Tu as vu tonton ? s’écria-t-il en montrant les curieux végétaux.
— Chut ! On va nous entendre, chuchota Antoine en portant l’index sur sa bouche. Ils sont amoureux, ajouta-t-il en regardant les arbrisseaux. Mais ne t’attarde pas, nous sommes presque arrivés.
En effet, à quelques mètres des arbres, il aperçut un lit de fougères légèrement courbées vers le sol. Sous la végétation, il distingua un trou large d’un mètre cinquante. Il écarta précautionneusement les feuilles pour accéder à l’entrée d’un tunnel en pente de quarante-cinq degrés dont la hauteur de plafond n’excédait pas un mètre soixante.
— J’y vais le premier, dit-il à son neveu après s’être assis pour entamer la descente. Suis-moi bien et ne fais pas de bruit. On ne sait jamais ce qu’on peut rencontrer là-dessous.
À la fin de la galerie, à environ cinq mètres, il arrive face à une trappe au sol condamnée par une grosse serrure. Il sort une vieille clé de sa poche de veste et enclenche l’ouverture de la porte qu’il bascule en arrière.
— Tu viens ? lance-t-il à Justin.
L’adolescent hésite, il pense au fantôme et commence à avoir peur.
— Je t’attends ici, tonton, je ne veux pas entrer là-dedans !
L’oncle sourit en haussant les épaules.
— OK ! Je laisse la porte ouverte. Sois patient, j’en ai pour un petit moment. Alors tu ne bouges pas d’ici d’accord ?
— Oui tonton !
Justin regarde son oncle pénétrer dans la cavité et disparaître. Il attend un instant pour être certain que la porte reste bien ouverte puis, soulagé, pousse un soupir. Que va-t-il bien pouvoir faire en attendant ?
— Bonjour Justinien !
Justin sursaute en entendant cette voix de femme venue de nulle part. Il regarde à gauche, à droite puis se retourne. Et là, à quelques pas de lui, une femme aux cheveux bouclés blonds grisonnants, le regard bleu étincelant, lui sourit. Pensant qu’il s’agit de la propriétaire du château, il répond à son sourire et s’explique.
— Je suis avec mon oncle, on ne fait rien de mal. C’est de ma faute, je voulais visiter le souterrain et comme j’ai beaucoup insisté, tonton a bien voulu me le faire découvrir. Je vais aller le chercher et comme ça vous…
— Arrête ! Tu es vraiment bavard ! Tu ne me reconnais pas ?
L’adolescent, les yeux exorbités, commence à comprendre en remarquant que la femme flotte à quelques centimètres du sol.
— Tu… Vous êtes la… Le fantôme ? Vous êtes Adélaïde ?
— Oui mon chou, murmure-t-elle avec nostalgie. Et toi, comment t’appelles-tu ?
— Justin ! répond-il, Justin Lemarque.
— Justin ! Tu ne te souviens plus de moi ? demande Adélaïde.
— Vous êtes le premier fantôme que je rencontre, répond-il, étonné de ne pas ressentir de peur devant cette femme en lévitation.
— Bien sûr ! Je vais attendre que tu sois plus grand. Je te retrouverai dans quelques années et alors, tu sauras qui je suis, qui tu étais.
À peine sa phrase achevée, Adélaïde commence à se dissiper en gardant toujours son sourire puis disparaît entièrement. Justin, ébahi par ce qu’il vient de vivre, regarde droit devant lui, les yeux écarquillés. Cette scène, il la revivra en rêve pendant des années jusqu’au jour où, en octobre 1984, après la visualisation d’un reportage sur l’histoire d’un autre fantôme, celui de la belle Lucie du château de Veauce dans l’Allier, il décida de s’y rendre pour constater lui-même le phénomène.
Lucie était une belle jeune fille de 18 ans, au service du seigneur des lieux, le baron Guy de Daillon en 1560. Celui-ci la courtisa, ce qui déplut à son épouse, Jacqueline de La Fayette. Lorsque le baron dut s’absenter plusieurs mois, obligé de guerroyer pour le compte du Roi, il désigna un sénéchal pour gérer les droits de haute et basse justice. Cet officier étant redevable à Jacqueline de La Fayette, la baronne en profita pour faire condamner et enfermer sa rivale dans la prison de la tour dite Mal-Coiffée. Peu nourrie dans une geôle où les nuits sont froides et humides, Lucie devint l’ombre d’elle-même et mourut. Son corps fut jeté dans une oubliette du château. Depuis ce jour, la pauvre fille hanterait la partie supérieure couverte de la forteresse, de la tour Mal-Coiffée à celle de l’Horloge en passant par le chemin de ronde, et ce, après les douze coups de minuit.
Justin demanda au propriétaire de la citadelle l’autorisation de passer une nuit entière dans les lieux et celui-ci lui accorda. Arrivé à 22 heures, une lampe torche à la main, il lui fallut attendre le tintement des cloches annonçant l’heure des apparitions. Dans le silence de la nuit bourbonnaise, il déambula calmement d’une tour à l’autre, s’arrêtant longuement au niveau des meurtrières pour admirer le ciel étoilé. Tout à coup, un premier coup de bourdon le fit sursauter. Justin patienta jusqu’au dernier puis se dirigea vers la prison de la tour Mal-Coiffée. Il s’arrêta net à l’entrée. Au milieu de la pièce commune aux différentes geôles, une silhouette floue lumineuse d’un bleu ciel très vif scintillait. Justin, stoïque, patienta quelques instants puis s’approcha de l’apparition. Le scintillement s’atténua et la forme commença à devenir plus distincte jusqu’à l’apparence complète du fantôme de Lucie. Justin éteignit sa lampe. Elle le fixa longuement d’un regard interrogateur.
— Vous me voyez complètement ? dit-elle surprise.
— Oui, Lucie… Vous êtes bien Lucie n’est-ce pas ? répond-il quelque peu impressionné.
— Vous êtes le premier à me distinguer telle que je suis, remarque-t-elle, les gens, d’ordinaire, ont du mal à me reconnaître. Vous êtes médium ? Comment vous appelez-vous ?
— Justin Lemarque ! Je dois vous avouer que c’est la première fois que je croise un… une revenante.
— Justin ?
Lucie semble étonnée. Elle fixe son interlocuteur en fronçant les sourcils puis se tourne. Elle avance vers un coin de la pièce avant de se dissiper progressivement et disparaître définitivement. Justin ne comprend pas ce qui se passe. Il n’a rien dit de choquant, mais après qu’il a décliné son identité, elle sembla surprise, interloquée.
— Tant pis ! dit-il à voix haute, résigné et heureux tout de même d’avoir vu pour la seconde fois un fantôme.
Il a attendu quelques minutes dans l’espoir de voir réapparaître Lucie, mais en désespoir de cause, il décide de redescendre de la tour Mal-Coiffée et de quitter le château. Il reviendra un autre jour. Il vient seulement d’emprunter le pont qui traverse les douves que la lumière bleue scintille de nouveau face à lui, se transformant peu à peu en une silhouette féminine. Lucie est revenue.
— Elle t’attend toujours ! murmure-t-elle en le tutoyant.
— Elle m’attend ? Qui m’attend ?
— Adélaïde-Marie de Rogres de Lusignan de Champignelles, Marquise de Douhault ! Ne dis pas que tu l’as oubliée ?
— Vous connaissez le fant… Adélaïde ?
— Oui ! Elle attend que tu viennes la revoir. Elle m’a déjà parlé de toi, ce que tu étais pour elle, du couple que vous formiez.
— Mais, la première fois que je l’ai vu, j’avais quatorze ans.
— Non ! Tu avais vingt-cinq ans et tu t’appelais Justinien Delorme.
— Justinien Delorme ?
— Vous étiez amants en 1787 et un an après, en janvier, elle est décédée. Depuis, son âme n’a pas trouvé de corps compatible, tout comme moi, ajoute-t-elle d’une voix triste. Tu ne te souviens toujours pas ?
— C’était dans une vie antérieure ?
Lucie le regarde tendrement.
— Elle a de la chance, tu as l’esprit ouvert. Retourne la voir, elle t’expliquera tout.
*
Cinq années se sont écoulées avant que Justin n’ait décidé de se rendre au château de Chazelet. Durant ce lustre, il a suivi une formation d’agent de recherches privées qui lui a permis d’obtenir le titre certifié de détective, agent de recherches privées. Après de nombreux mois à enquêter pour une agence, il a obtenu l’autorisation préfectorale nécessaire pour ouvrir sa propre agence de détectives privés. Bien que passionné par son métier, les affaires qu’il a eues à traiter jusque-là n’étaient pas valorisantes. Il travaillait essentiellement pour des agences de recouvrement ou des compagnies d’assurances et traquait de pauvres hères incapables à régler leurs échéances. Las de ces enquêtes ordinaires, il songea à se reconvertir. Mais que faire d’autre, sa seule vraie passion étant l’étude des phénomènes paranormaux. C’est alors qu’il repensa aux fantômes qu’il avait rencontrés et plus particulièrement à Lucie. Elle lui avait fait remarquer qu’il la distinguait mieux que les autres personnes qui avaient eu la possibilité de l’observer. Qui plus est, Lucie prétendait que dans une vie antérieure il aurait vécu une aventure avec Adélaïde-Marie, Marquise de Douhault, au XVIIIe siècle. Il décida de partir pour le Berry rencontrer Adélaïde.
*
Il est six heures du matin quand Justin arrive à l’orée de la forêt du château de Chazelet. Il regarde aux alentours pour être certain de n’être vu par personne puis pénètre dans le bois. Il avance lentement en essayant de se remémorer le chemin qu’ils avaient pris il y a environ dix ans, son oncle et lui, pour trouver le souterrain d’Adélaïde. La végétation lui paraît beaucoup plus dense et l’absence de sentier ne lui facilite pas la tâche. Enfin, face à lui, il voit deux arbres entrelacés d’une dizaine de mètres de hauteur. Il approche du but. Prudemment, il progresse encore de quelques pas, puis s’arrête. Devant lui, un lit épais de fougères lui rappelle l’entrée du souterrain. Pour confirmation, il s’agenouille et écarte doucement la végétation et enfin dégage un grand orifice qui correspond au début de la galerie en pente qui mène à l’accès de la cavité souterraine. Il se relève et regarde autour de lui, espérant apercevoir Adélaïde. Hante-t-elle toujours les lieux ? Après une bonne heure d’attente, rien ne se produit. Désabusé, il décide de partir. Il regarde une nouvelle fois l’entrée du souterrain puis les alentours et enfin rebrousse chemin. À peine a-t-il avancé de quelques pas qu’il entend une voix douce lui murmurer à l’oreille.
— Tu n’es pas très patient ! Je t’attends depuis si longtemps !
Justin s’immobilise. Il se retourne et fait face au fantôme d’Adélaïde. Elle est si proche de lui qu’il pourrait presque la toucher, enfin, si cela était possible.
— Pourquoi te manifestes-tu toujours derrière moi, répond-il faussement sérieux, se rappelant sa première rencontre lorsqu’il était adolescent.
Adélaïde le regarde fixement puis le dévisage.
— Tu n’as pas changé, tu es le même jeune homme que lorsque je t’ai aimé en 1788.
— Je ne me souviens pas de mes vies antérieures, dit-il comme pour s’excuser.
— Je comprends ! Cela veut dire que ton âme a trouvé le bon support et qu’elle n’éprouve pas le besoin de revivre son passé. Pourtant, tu es différent de la plupart des « vivants », tu as vu Lucie avec une netteté exceptionnelle. La plupart des gens ne peuvent nous observer et parmi ceux qui en ont la capacité, ils nous distinguent translucides, diaphanes et généralement aux contours troubles, vaporeux.
Justin boit les paroles d’Adélaïde. Il s’étonne de ne pas être impressionné par ce qu’il vit en ce moment, cela lui semble même logique, converser avec un fantôme lui paraît naturel.
— Comment connais-tu l’existence de Lucie ?
— Les âmes en attente d’un corps accordable se trouvent dans un monde qui fait partie de ce que les théologiens appellent « les limbes ». C’est un univers parallèle à celui des vivants dans lequel les âmes qui ont rencontré la même personne se transmettent leurs souvenirs sur celle-ci.
— Ce monde, c’est celui dont se souviennent ceux qui ont vécu une expérience de mort imminente, une EMI ?
— EMI ? s’étonne Adélaïde, je ne connais pas ce terme. Non ! Ils ne peuvent voir que l’entrée de la pièce des transferts. Soit on est mort, soit vivant, il n’y a pas d’intermédiaire.
— La pièce des transferts ?
— Lorsque l’on décède, l’âme entre dans une pièce éclairée d’une lumière blanche reposante. Si un fœtus dans le monde des vivants possède une glande pinéale compatible, l’âme y est attirée et s’y incruste. Cela se produit à 6 mois de grossesse, période où toutes les cellules nerveuses du futur bébé sont formées. Par contre, si aucune adaptation n’est possible, l’âme doit attendre et erre dans les limbes. Certains ayant eu une mort tragique peuvent devenir des « fantômes » et attendent généralement à l’endroit qui les a le plus marqués de leur vivant. C’est cela l’utilité de la pièce des transferts, les guider soit vers un fœtus soit dans un lieu qui leur était cher. Mais toi, pourquoi es-tu revenu à l’entrée du souterrain ?
Justin réfléchit avant de répondre. Il ne va pas lui avouer qu’au début, ce n’était que par simple curiosité.
— Je ne sais pas ! J’ai été comme aspiré par ce lieu et surtout par l’envie de te revoir.
Adélaïde, ravie, le regarde amoureusement.
— Je te suivrai partout où tu iras, lui répond-elle avant de disparaître.
À partir de ce jour, Justin décida de se spécialiser dans les enquêtes liées aux évènements paranormaux et de renommer son agence en L.D.D.E., Lemarque Détective Département de l’Étrange.
*
Justin regarde Adélaïde qui se rapproche de lui sans aucun mouvement de ses jambes.
— C’est une nouvelle affaire ? dit-elle, excitée.
— Je suppose !
— Ouvre vite ! s’impatiente-t-elle.
— Tu y as pris goût n’est-ce pas ?
— Ouvre mon chou !
Le détective saisit l’enveloppe en papier kraft et regarde à l’intérieur. Il en sort une lettre écrite en caractères calligraphiés qui lui rappellent le soin avec lequel les gens écrivaient au début du siècle dernier. La missive est rédigée par un certain Gilbert de Chauvigny de Blot, lieutenant-général des armées du Roi et châtelain de la forteresse de Saint-Rémy-de-Blot, Château-Rocher. Le noble personnage demande à Justin Lemarque de retrouver sa mie, disparue à proximité de la rivière de la Sioule aux alentours du pont reliant Saint-Rémy-de-Blot à la commune de Menat.
— Il y a encore des gens qui possèdent un nom pareil de nos jours ! s’amuse Justin.
— Quel nom ? interroge Adélaïde.
— Gilbert de Chauvigny de Blot, lieutenant-général des armées du Roi.
— J’ai connu un Gilbert de Chauvigny, annonce fièrement la noble revenante. C’était un homme borné, têtu comme une mule. Je ne savais pas qu’un de ses descendants possédait Château-Rocher.
— Bref ! Il me demande de le rencontrer au Château le plus rapidement possible. Inutile de me préciser le jour, je ne quitte jamais ma demeure, ajoute-t-il. Il a attisé ma curiosité, se réjouit Justin, mais je ne vois pas en quoi je peux être concerné. C’est à la police qu’il doit s’adresser.
— Tu as besoin d’argent, un noble ça peut rapporter gros, précise l’aide fantomatique. Quand partons-nous ?
— Je dois attendre que Randy soit arrivé pour me décider.
À peine a-t-il terminé sa phrase qu’il entend la porte d’entrée se fermer bruyamment.
— Quand on parle du loup !
L’assistant-détective se dirige directement vers le bureau de son patron. Comme à l’accoutumée, il parcourt du regard l’ensemble de la pièce dans l’espoir de voir apparaître Adélaïde avant de mettre un pied dans le bureau.
— Bonjour, patron !
— Combien de fois ne t’ai-je demandé de ne pas m’appeler patron ! Un simple bonjour mon maître suffit.
— Bien bwana ! lance-t-il avec un large sourire. Tu as lu la lettre que je t’ai laissée ? ajoute-t-il plus sérieusement.
— Oui et je vais accepter cette affaire. Je pars demain matin pour le Puy-de-Dôme. Je te laisse gérer les tâches courantes et surtout, tu me contactes si tu as quelque souci.
— Adélaïde t’accompagne ? dit-il un peu inquiet.
— Rassure-toi, je l’emmène, répond le détective amusé.
*
Justin vient d’arriver à l’auberge du château de Saint-Rémy-de-Blot, un charmant établissement écologique, en bordure de la départementale 99, situé à deux pas de la bibliothèque du village. Il a hâte de découvrir les secrets du châtelain Gilbert de Chauvigny de Blot, lieutenant-général des armées du Roy, qui lui a envoyé une mystérieuse lettre datée d’il y a une semaine. Après avoir déposé ses bagages dans sa chambre confortable, il se change pour s’adapter à la chaleur estivale. Il opte pour un pantalon en lin bleu ciel et une chemise blanche en coton léger, avec un col montant qui lui donne un air distingué. Il descend ensuite au bar de l’auberge, où il espère obtenir des informations sur le noble local. Il s’installe sur un tabouret au comptoir et interpelle l’hôtesse, qui lui sourit aimablement.
— Bonjour Monsieur Lemarque, que puis-je vous servir ? Un rafraîchissement ou un apéritif peut-être ?
— Bonjour Madame, je vous remercie. Je vais prendre un Martini blanc, s’il vous plaît.
— Très bien, je vous apporte ça tout de suite.
L’hôtesse se retourne pour préparer la commande et Justin en profite pour lancer le sujet qui l’intéresse.
— Dites-moi, vous connaissez le châtelain du coin, Gilbert de Chauvigny de Blot ?
— Le châtelain ? Mais il n’y a pas de châtelain ici ! Le château est en ruine depuis des siècles !
— Comment ça ? Mais regardez cette lettre ! C’est lui qui me l’a envoyée il y a une semaine !
Justin sort la lettre de sa sacoche et la tend à l’hôtesse, qui la compulse avec étonnement.
— C’est incroyable ! Cette lettre semble authentique, mais je vous assure qu’il n’y a personne qui habite le château !
— Alors comment expliquez-vous ça ? Qui est ce Gilbert de Chauvigny de Blot ?
— Je n’en ai aucune idée ! Peut-être devriez-vous aller à la mairie ou à la bibliothèque pour vérifier l’état civil. Demandez Renée, c’est une vraie encyclopédie sur l’histoire de la région !
— Renée ? Qui est-ce ?
— C’est la bibliothécaire. Elle travaille ici depuis des années et elle connaît tous les secrets du village.
— Merci pour le tuyau ! Et pour le Martini, vous pouvez me le réserver ? J’aimerais tout d’abord aller à la bibliothèque.
— Je vous le mets dans le réfrigérateur. Vous déjeunerez ici ?
— Oui Madame ! À tout de suite.
Justin sort de l’auberge, déterminé à résoudre ce mystère. Il traverse la départementale et emprunte un petit chemin pavé qui le conduit directement à l’annexe de la mairie. C’est un bâtiment modeste d’une quinzaine de mètres de côté. Justin pousse la porte vitrée de l’entrée et découvre l’unique personne présente en ce lieu. Il s’agit sans doute de la fameuse Renée. Celle-ci se retourne en entendant le bruit de la porte et accueille Justin avec un sourire.
— Bonjour, Monsieur !
— Bonjour, Madame !
— Vous cherchez un livre particulier ? Vous êtes du coin ?
— Je suis de passage, c’est la gérante de l’auberge qui m’a recommandé de me renseigner auprès de vous.
— Ah, vous parlez de Mme Lefèvre ? C’est une bonne amie à moi. Elle tient bien son établissement.
— Oui, elle est très sympathique. Elle m’a offert une chambre confortable.
— Et qu’est-ce qui vous amène dans notre petit village ?
— Voilà ! Je suis détective privé, explique-t-il en lui tendant sa carte professionnelle. Je suis venu dans votre charmant village suite à une lettre qui m’a été envoyée par un certain Gilbert de Chauvigny de Blot, lieutenant-général des armées du Roi. Tenez ! Vous pouvez la lire.
Renée prend la missive et la parcourt. Elle rend la lettre à Justin en le dévisageant.
— Mais c’est incroyable ! Vous êtes certain que ce n’est pas une blague ?
— Je ne sais pas, Madame. C’est pour ça que je suis venu vous voir. Vous connaissez l’histoire du château ?
— Bien sûr ! Je suis la bibliothécaire du village et je m’intéresse beaucoup au patrimoine local. Ce Gilbert de Chauvigny de Blot, lieutenant-général des armées du Roi, est mort il y a plus de 200 ans, en 1783 pour être précis. Il a effectivement possédé le château, mais l’a cédé à son neveu Hugues de Champs. Lisez l’histoire de Château-Rocher et vous verrez. La dernière propriétaire, se nommait Marie Adélaïde Delpoux de Nafines et a obtenu que la forteresse soit classée au titre des Monuments Historiques.
Justin reste bouche bée un instant puis se reprend.
— C’est incroyable ! Comment se fait-il que je reçoive une lettre d’un homme mort depuis si longtemps ? Qui me l’a envoyée ? Et pourquoi ?
— Je n’en ai aucune idée, Monsieur. Peut-être que quelqu’un s’amuse à vos dépens. Ou peut-être que c’est un signe du destin.
— Un signe du destin ?
— Oui, peut-être que cette lettre vous invite à découvrir un secret enfoui dans le château. Qui sait ce que vous pourriez y trouver ?
Justin sent son cœur battre plus vite. Il se dit qu’il ne peut pas ignorer cette énigme qui se présente à lui. Il remercie Renée pour son aide et lui demande si elle peut lui prêter le livre sur l’histoire du château. Elle accepte volontiers et lui souhaite bonne chance dans son enquête.
— Profitez-en pour visiter notre beau pays, termine Renée en rendant la lettre du « farceur ».
— C’est ce que je vais faire. Au revoir, Madame.
Justin quitte la bibliothèque et retourne vers l’auberge, désenchanté. Adélaïde, qui n’était pas réapparue depuis la sortie de la chambre, se matérialise devant lui.
— Marie Adélaïde Delpoux ! Elle possède le même prénom que moi, c’est un signe. Nous devrions visiter ce château, par simple curiosité.
— Puisqu’on est là ! Mais d’abord, je dois me sustenter.
*
Au nord de Saint-Rémy-de-Blot, du parc de stationnement réservé aux visiteurs du château, on peut admirer le panorama en contrebas de la vallée de la Sioule. Un chemin d’un peu plus de cent cinquante mètres mène directement du parking à l’entrée du site, après la traversée d’un petit pont de pierres. Justin prend son temps, tant la vue sur la vallée où coule la Sioule est magnifique. Après avoir tout considéré, une journée d’excursion compensera la honte d’avoir été leurré. À proximité des ruines du château, ce qu’il en reste permet d’imaginer la majesté impressionnante de l’ancienne forteresse dont l’utilité première était la surveillance de la vallée de la Sioule et du pont de Menat qui, pendant longtemps, a été l’unique point de traversée de la rivière. À ce moment, un étrange phénomène se produit. Le ciel ensoleillé jusque-là d’un bleu limpide, seulement taché par quelques légers cumulus duveteux d’un blanc flamboyant, commence à s’assombrir. Les nuages deviennent gris avant de s’étendre et couvrir une bonne moitié de la région, le château se trouvant au centre de ce plafond brumeux. La luminosité devient de plus en plus faible. C’est à ce moment qu’Adélaïde se matérialise.
— Tu ne devrais pas continuer, mon chou, je perçois quelque chose de surnaturel.
— Quelque chose de surnaturel ? Et c’est un revenant qui dit ça ! Le temps change tout simplement, quoi de plus commun !
— Non ! C’est différent.
Justin ne répond pas, hausse les épaules et continue d’avancer. Il longe un premier bâtiment rectangulaire, ou plutôt les restes d’un bâtiment, et arrive à un escalier en « L » menant à la cour intérieure, juste avant une première tour dont la partie supérieure a presque entièrement disparu, à l’exception de quelques merlons ayant résisté au temps. Il s’arrête un instant pour admirer l’architecture cylindrique composée de pierres taillées insérées avec art. Il gravit les premières marches et arrive au palier intermédiaire. À ce moment précis, les nuages devenus menaçants s’estompent et le ciel redevient bleu intense.
— Tu vois ! Le temps change rapidement par ici, il n’y a rien de surnaturel, fait-il remarquer à sa compagne spectrale.
— Avance vers la basse-cour !
Justin monte les dernières marches pour poser ses pieds sur le sol de la cour intérieure. Là, il n’en croit pas ses yeux ; la forteresse est entièrement reconstituée. Face à lui, un haut rempart relie les constructions d’angle : le haut donjon de forme rectangulaire où se trouve certainement la demeure seigneuriale dans l’angle droit de la partie sud et ouest, et une tour carrée à gauche. Justin se retourne et constate que le paysage est devenu invisible à partir du palier, masqué par un brouillard dense.
— Tu saisis ce que je voulais te faire comprendre, dit Adélaïde en posant une main sur l’épaule droite de son complice.
Justin ne répond pas puis, étonné, tourne la tête vers la main.
— Mais ! C’est la première fois que tu arrives à me toucher ! Comment est-ce possible ? s’étonne-t-il.
— Je… Je ressens ta chaleur… Que m’arrive-t-il ?
Surprise, elle se penche en avant et constate que ses pieds touchent le sol. Elle s’accroupit en tendant le bras et ramasse un peu de terre qu’elle porte à son visage avant de se relever en secouant la main.
— Cette odeur ! J’avais oublié que la terre sentait bon. Ah ! Mon chou ! Je suis heureuse, murmure-t-elle avant de se blottir contre Justin qui, un peu gêné, l’enlace maladroitement.
— Que nous est-il arrivé ? s’étonne-t-il. On dirait que nous sommes revenus dans le passé.
— Je ne comprends pas non plus.
— Viens ! Allons rencontrer ce Gilbert de Chauvigny de Blot, lance Justin en retrouvant ses esprits.
— S’il existe !
Ensemble, ils se tournent vers l’enceinte du château et constatent qu’il n’y a pas âme qui vive, l’endroit est désert. Ils pénètrent dans la cour et se dirigent face à eux vers la muraille. À deux mètres de celle-ci, un petit escalier en pierres de taille conduit vers la droite, à l’entrée du donjon. Justin arrive le premier, Adélaïde se déplaçant en marchant doucement pour se réhabituer. Une large porte arquée en bois à deux ventaux condamne l’entrée de la tour. Justin frappe le bois plusieurs fois, mais il est évident que l’épaisseur de la structure amortit les coups. Il se recule en guettant l’apparition espérée de quelqu’un à une fenêtre des étages, mais c’est le silence total. Adélaïde enfin arrivée à ses côtés lui suggère de crier. Justin s’exécute.
— Gilbert de Chauvigny ? hèle-t-il en tapant de nouveau sur la porte.
Il recule et regarde vers les fenêtres dans l’espoir d’avoir enfin une réponse, mais rien ne se passe et pourtant, il a la sensation d’être observé. Brusquement, le battant droit de la porte s’ouvre avec l’inévitable couinement de charnières mal graissées. Justin regarde Adélaïde qui, pas le moins du monde impressionnée, le gratifie d’un sourire en effectuant une légère génuflexion et en tendant le bras pour lui indiquer le chemin afin qu’il entre le premier.