La gouvernante - Marie La Fragette - E-Book

La gouvernante E-Book

Marie La Fragette

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Beschreibung

En 1793, Charlotte, une jeune noble française contrainte à l’exil en Angleterre pour échapper à la guillotine, se retrouve malgré elle en position de gouvernante chez des parents éloignés. Déterminée à retrouver son fiancé et sa place perdue, elle suscite rapidement le chaos dans cette respectable demeure anglaise par ses maladresses et ses faux pas. Dans cette romance qui rend hommage à Jane Austen, plongez dans les péripéties d’une héroïne au verbe acéré, pour une comédie romantique aussi drôle que vive.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Marie La Fragette est passionnée de littérature anglaise et adepte des comédies. Elle est l’auteure de "Chasse de tête" et "La société des kamikazes amateurs" publiés chez Les Nouveaux Auteurs respectivement en 2010 et 2015.

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Marie La Fragette

La gouvernante

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marie La Fragette

ISBN : 979-10-422-3904-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Partie I

Fuite en avant

Quand les vagues deviennent anglaises

Le 15 février 1793

Quand on la regarde depuis la mer, la côte de Dieppe ressemble à un gros rouleau de dentelle étalé sur le ciel gris.

Jamais encore, Charlotte n’avait vu la mer.

Aller observer les vagues à une dizaine de lieues ? Elle n’avait jamais été ce type de jeune fille. Ce type de jeune fille qui peindrait l’allée de son château pour ensuite l’accrocher dans le salon. À quoi cela rimerait-il ? Elle connaissait par cœur le chemin de peupliers qui menait à son domaine. Il eût été bien ridicule de faire une copie de ce qu’il suffisait de contempler par la fenêtre.

Bien sûr, dans ses grands livres d’images, elle avait observé des esquisses et des tableaux représentant les océans lointains à l’écume étincelante. Mais celle-ci, tout près de chez elle, elle ne l’avait jamais vraiment regardée.

Les océans qu’elle observait dans les livres étaient chauds et charriaient dans leurs gros rouleaux des étoiles de mer et du sable brûlant. Elle aimait aussi à étudier les gravures de ces hommes décorés de plumes qui vous regardaient, une lance à la main, prêts à se jeter sur vous.

C’est étrange, Charlotte avait toujours eu peur de ces hommes et du silence. Le soir, quand elle s’endormait dans sa chambre, elle entendait le long cri de la chouette et évitait de repenser aux grands yeux fixes de ses livres d’images. Par une peur enfantine, elle craignait que dans son sommeil, de grands indigènes la décapitent et mettent sa tête sur des lances. Et quand elle entendait, le lourd pas de Thomas dans la cour, elle tentait, pour se rassurer, de compter l’espace entre chacun des raclements que ses pas faisaient sur la terre battue.

Quelle ironie, que de penser que finalement c’est de Thomas qu’elle aurait dû avoir le plus peur !

Car parmi ceux qui avaient réellement décapité la moitié de ses connaissances, il n’y avait évidemment aucun indigène.

Non, elle n’avait jamais vu la mer avant de s’exiler en Angleterre.

Elle n’avait évidemment rien à y faire. Les terres de son père étaient bien à dix lieues de distance. Elle n’en sortait que pour se rendre chez ses cousins, chez les amis qui habitaient les environs et à Versailles une fois l’an et encore.

Elle ne voulait pas penser à Versailles. Elle devait se concentrer uniquement sur l’écume devant elle.

Dans quelles eaux à présent naviguait-elle ?

Les vagues qu’elle voyait se fendre sur la coque étaient-elles françaises ou déjà anglaises ? Elle se demanda un instant si en pareille occasion, elle se devait de faire quelque chose.

Une chanson, une prière, un soupir ?

Elle avait quitté son pays et s’en voulait de tant d’indifférence.

Mais elle avait si froid dans la vilaine cape qui appartenait à Rose, sa bonne, qu’elle ne pouvait penser à rien d’autre.

Un gros monsieur passa devant elle. Elle frissonna en baissant les yeux. Une jeune paysanne ne regarde pas les hommes dans les yeux. Ni une comtesse d’ailleurs.

Mais elle n’avait été élevée ni comme l’une ni comme l’autre. Son père, qui se disait grand lecteur de Rousseau, pensait qu’il ne fallait pas que l’éducation dénature les enfants. Sa paresse à vrai dire plus que ses convictions avaient érigé cette doctrine en principe.

Ceci faisait partie des choses qui mettaient en rage tante Adèle. Mais lorsque l’on réfléchissait à la façon dont tante Adèle avait fini, on se disait qu’elle aurait tout aussi bien pu gagner du temps en s’irritant moins. Ce n’est pas ce qui lui aurait permis de garder sa tête, mais elle aurait assurément gagné moins de rides.

Charlotte s’approcha de la rambarde. Le soleil déclinait et elle accueillait avec soulagement l’obscurité qui mettrait un terme à cette affreuse journée.

Elle arriverait le lendemain en Angleterre.

Une journée habituellement, c’était peu et comment expliquer que cette durée qu’elle vivait insouciante depuis quasiment sa naissance allait la précipiter de l’autre côté de son existence ?

La nuit n’allait pas être confortable. Elle regarda les autres passagers déambuler autour d’elle. Elle ne pouvait même pas songer à dormir avec ces gens.

Pourtant il le faudrait bien, car si elle avait difficilement convaincu le gros homme du pont qu’elle s’appelait Jeannette Bourbarré et qu’elle allait, pour le compte de son père marchand d’étoffe, négocier de la toile indienne, cela ne durerait pas très longtemps s’il la voyait errer seule toute la nuit sur le pont en se lamentant comme une tragédienne.

Charlotte poussa un soupir de fatigue et de dégoût et se résolut à entrer dans la cabine qui lui avait été assignée.

Cela sentait le beurre rance et la fumée. Ce qui était curieux, car sur un bateau personne ne faisait de feu.

Une femme donnait le sein à un solide nourrisson et son mari, probablement, se curait les ongles avec un canif en face d’elle. Deux autres enfants s’amusaient à se cacher sous les couchettes tandis qu’un groupe d’hommes s’invectivaient en patois au cours d’une partie de dés.

Charlotte n’avait jamais été très assidue dans ses visites aux pauvres. Malgré les remontrances de tante Adèle, dès qu’elle le pouvait, elle feignait d’être indisposée quand on la pressait d’apporter des paniers garnis aux maisons indigentes du bourg.

À titre personnel, elle n’avait rien contre les pauvres et s’ils avaient été moins repoussants, elle n’eût pas demandé mieux que de les visiter.

Néanmoins, elle commençait à comprendre, dans cette cabine exiguë, en quoi il eût été plus utile de sortir que se rester toute la journée à rêvasser sous son pommier.

Quand on n’entendit plus rien que le roulis et dès que son nez fut habitué à l’odeur rance, Charlotte mit la main dans sa poche et tâta la lettre de lord Percy.

Les formules étaient ampoulées, derrière la politesse alambiquée, elle n’avait aucune idée de l’accueil qu’elle recevrait à Crescent House.

Elle avait relu tant de fois la missive qu’elle la connaissait par cœur. Elle pouvait en réciter des passages entiers sans que cette connaissance n’y ajoute d’ailleurs aucune clarté.

Les expressions telles que « ils seront très heureux de votre addition au cercle familial », ou « Isabella est extrêmement heureuse de bénéficier bientôt du charme de votre compagnie » ne la renseignaient nullement sur la disposition de la famille Percy à son égard.

Elle doutait d’ailleurs qu’Isabella, âgée de seulement six ans, ait fourni le moindre commentaire sur la personne qui allait rejoindre sa maison si elle se basait sur le peu d’intérêt qu’elle-même avait toujours porté aux grandes personnes à cet âge.

Elle espérait en revanche qu’ils ne s’attendaient pas réellement à ce qu’elle se charge de l’éducation de cette enfant, pour son bien comme le sien.

Elle espérait être bien vite dégagée de toute autre fonction que celle de tenir compagnie selon son bon vouloir. Elle ne doutait pas que ce fût dans cet esprit que lord Percy fît d’ailleurs allusion à son rôle dans la maison.

Une formule cependant, par-dessus toutes les autres, l’emplissait de perplexité, c’était celle qui concluait la lettre : « Nous ne doutons pas que vous trouverez en notre demeure un asile susceptible de vous faire attendre sans trop d’incommodité le retour en vos terres natales en des circonstances plus favorables. »

Charlotte, en lisant ces mots, se demandait si lord Percy entendait, de fait, le français. En effet, quelle curieuse façon de répondre à quelqu’un qui vous explique que le pays est à feu et à sang. Elle finit par s’endormir, bercée par le roulis et les subtilités de l’anglais qu’elle ne maîtrisait pas encore tout à fait. Elle se répétait dans sa tête, pour ne pas oublier, Crescent House, 24 Terensford street, Londres.

Une fois en Angleterre, en effet, il lui faudrait seule trouver le moyen de rejoindre cette adresse.

Après, elle n’avait pour la première fois de sa courte vie, absolument aucune idée de ce qui lui arriverait.

La chambre

Charlotte regarda autour d’elle.

Elle regardait les murs blancs, avec quelques accrocs. La chaise en paille. Le petit lit.

La petite table en bois avec son écritoire grossière. Même si elle ne connaissait pas les coutumes anglaises, même si elle venait tout juste d’arriver et qu’elle était encore tout étourdie par son voyage, il n’y avait pas lieu de douter. Elle était dans une chambre de domestique. À moins que les lords anglais ne dorment tous dans des chambres de domestiques ?

Pour des questions de mœurs ? Les sauvages selon Bougainvilliers mangeaient de la chair humaine, il était plausible que les Anglais considèrent les chaises en paille comme le comble du luxe ?

Mais elle écarta immédiatement cette image saugrenue. En arrivant, un peu avant la nuit, elle avait été impressionnée par les dimensions de l’escalier. On pouvait au moins y descendre à cinq ou six de rang même si elle admettait qu’il était peu probable que les Anglais le fassent.

Il y avait également de l’ivoire sur la rambarde et du marbre dans tout le vestibule. Bien que l’on soit en ville, d’ailleurs, le vestibule avait la taille de la salle à manger de son père.

Le majordome avait lui-même si fière allure avec sa perruque poudrée qu’elle l’avait pris pour lord Percy. Cette méprise, dès son arrivée, était bien regrettable. Elle était heureuse que personne n’ait été témoin des effusions gênantes dont elle l’avait gratifié.

C’est-à-dire qu’après deux jours et demi de voyage à ne manger qu’un bout de pain noir, elle aurait pu embrasser n’importe qui (de décent) qui lui offrirait le gîte et le couvert.

Elle ne l’avait pas fait. Elle avait juste remercié le faux lord Percy de son accueil et quand il fut tout à fait évident qu’il ne comprenait pas le français, elle se lança dans une traduction effrénée du réconfort qu’elle éprouvait à être accueillie chez lui, de sa joie d’être arrivée, du voyage qui avait été absolument abominable.

À sa grande honte, elle se souvint que sous le coup de l’émotion, elle avait probablement demandé au majordome si elle pouvait l’appeler « mon oncle ».

Celui-ci avait fini par bafouiller qu’il n’était pas lord Percy, qu’il s’appelait Chambers et qu’elle était indeed la bienvenue même s’il était peu recommandé qu’elle l’appelle son oncle.

S’il n’avait d’ailleurs pas eu l’air tout à fait désorienté, elle aurait pensé qu’il se payait sa tête.

Et à présent qu’elle voyait cette chambre, elle se demandait de nouveau si elle était victime d’une sorte de trait d’humour anglais.

Comment pouvait-on penser la reléguer dans une telle pièce ?

Elle sentait une espèce de courant d’air passer dans la cheminée et emplir d’une bise glaciale la pièce sombre.

Elle chercha à sonner pour faire monter le majordome et dissiper ce malentendu, mais se rendit compte qu’il n’y avait pas de sonnette.

Évidemment. Les domestiques ne se sonnent pas eux-mêmes.

Elle était donc bien dans une chambre de domestique.

Charlotte n’avait pas mangé de façon convenable depuis deux jours, elle était trempée de son voyage et se sentait aussi faible qu’un enfant, mais il était hors de question qu’elle restât se morfondre dans une chambre de domestique.

Elle reprit son petit bagage et suivit dans le chemin inverse le long couloir sombre par lequel elle était arrivée. Elle aurait d’ailleurs dû douter au fur et à mesure qu’il se rétrécissait qu’elle ne fût pas conduite dans une suite royale. La confusion dans laquelle elle se trouvait encore expliquait qu’elle n’ait pas eu la présence d’esprit de réagir plus tôt. Elle redescendit enfin l’immense escalier en colimaçon de la demeure londonienne en tentant de ne pas glisser sur le marbre lourd.

Elle chercha des yeux une sonnette, mais n’en vit pas non plus dans le grand hall d’entrée.

Mais où les gens ici sonnaient-ils leurs domestiques ?

À bout, elle décida qu’elle ne ferait pas un pas de plus.

Sans plus de cérémonie, elle cria : « Hé ho ! »

Elle s’interrompit surprise par la résonance de son cri dans l’escalier. Elle adorait les échos, mais se dit qu’il était peu convenable à la fois de réclamer une chambre due à un hôte de son rang et en même temps de s’entraîner à faire vibrer les échos dans l’escalier.

Au bout de deux minutes interminables, Charlotte était prête à crier de toutes ses forces quand le majordome fit son apparition dans le corridor, d’un coup.

— Mademoiselle ? dit-il.

Et déjà, il donnait à ce mot prononcé en français toute l’application qui lui deviendrait avec le temps insupportable.

— Pourriez-vous m’indiquer où sont les sonnettes dans cette maison ? lui lança Charlotte.
— Les sonnettes ? répéta Chambers.

C’était un homme entre deux âges avec une légère tendance à l’embonpoint. Lorsqu’il était décontenancé, c’est-à-dire à chaque fois quasiment que Charlotte lui adresserait la parole, les deux coins de sa bouche s’étiraient vers le bas accentuant la ressemblance vague qu’il entretenait déjà avec un batracien en perruque.

— Les sonnettes, insista Charlotte en ajoutant le mime à la parole. Pour sonner les domestiques.

Chambers se tourna et lui désigna de la main un petit guéridon derrière lequel, effectivement, on voyait distinctement la clochette.

Elle se sentit stupide de ne pas l’avoir remarqué, mais afin de ne pas perdre la face, elle se dirigea la tête haute vers la table et saisit la cloche afin de la sonner distinctement.

— Je suis déjà là, lui fit remarquer Chambers.
— Et je vous en remercie, reprit Charlotte en utilisant le ton haut perché que sa tante Adèle prenait toujours pour s’adresser aux domestiques. Je vous ai fait appeler, car il semble y avoir eu une méprise dans l’attribution des chambres.

Le majordome haussa un sourcil.

L’anglais de Charlotte, déjà assez limité, ne lui permettait pas d’exprimer toute l’indignation qui montait en elle.

— C’est la chambre que monsieur a fait préparer pour vous, répondit, imperturbable, Chambers.
— Il y a erreur, insista Charlotte. Je suis la cousine de monsieur.
— Son excellence, reprit Mason.
— Comme cela vous sied, répliqua telle.

Chambers regarda tout autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas quelque part, une autre demoiselle française qui put expliquer sa méprise.

— Ainsi, je suis lasse du voyage et vous prie de bien vouloir me donner une chambre.
— Je regrette Mademoiselle, dit-il en appuyant sur le « Mademoiselle », il semblerait que je ne prenne mes ordres que de son excellence.

Charlotte lui fit son plus beau sourire. Celui qu’elle utilisait pour que le fermier lui donne des pommes.

— Si vous ne me donnez pas une chambre, lui dit-elle, je resterais ici.
— Je vous demande pardon ? lui demanda Chambers, interloqué.
— Oui, ici. Je ferai ma chambre dans le couloir, ici même. Cela me semble bien chauffé.
— Mais vous ne pouvez pas faire cela !
— Et pourquoi pas ? insista Charlotte. Je pourrais tout aussi bien utiliser ce guéridon comme table de nuit.
— Mais…

Il semblait très ennuyé. Les raisons pour lesquelles une jeune fille française ne pouvait pas se faire une chambre dans le corridor ne manquaient pas, mais il était si choqué qu’il ne parvenait pas à les ordonner. De plus, les vêtements de la susdite française dégoulinaient sur le marbre et il était chagriné de demander à Daisy qui avait mal au dos de recommencer le travail accompli le matin même.

De plus s’il y avait eu méprise et que cette personne était réellement, malgré les apparences, une cousine de son excellence, il risquait de commettre un impair.

Il passa d’une jambe à l’autre pour adopter une contenance et s’inclina légèrement.

— Je vous prie de m’excuser Mademoiselle si j’ai commis une méprise. Cette chambre était celle des gouvernantes précédentes. J’ai cru, peut-être à tort, qu’il fallait vous y installer.

Charlotte inclina la tête sans rien dire comme elle avait vu tante Adèle le faire lorsque sa couturière s’était trompée de modèle et lui avait promis de tout reprendre dans le même tissu.

Chambers passa devant elle sans lui proposer de monter sa valise, qu’elle laissa, du coup, en bas de l’escalier.

Il l’accompagna au deuxième étage. Les dimensions du couloir étaient déjà bien plus encourageantes.

Tout au bout de l’étage, la chambre était composée d’une grande armoire en chêne, d’un lit, cette fois-ci de grande dimension recouvert de brocart rouge.

La table de travail était située face à la fenêtre et donnait sur le parc. Celui-ci, invisible depuis la rue, était composé d’une allée centrale bordée de buis. Les dimensions étaient très honorables pour une maison de ville. Il y avait un puits au milieu du jardin et de très beaux massifs de fleurs bordaient la terrasse qui longeait la maison. Charlotte s’y connaissait assez peu en fleurs, mais elle devait reconnaître qu’en plein hiver, elle avait rarement vu cela en France.

— Mon bagage est resté en bas, dit-elle, et je veux bien un feu.

Avant qu’il ait le loisir de lui couper la parole, elle poursuivit, très vite : « Et pour le dîner, ce sera un simple potage, merci. »

Chambers regardait la chambre, puis Charlotte, puis ses pieds, sans savoir manifestement comment donner du sens à l’ensemble.

Son visage bougea imperceptiblement et il dit enfin d’une voix un peu tremblotante.

— Bien, mademoiselle. Je vais faire venir Daisy.

Charlotte hocha la tête tout en espérant que Daisy ne fût pas un valet envoyé pour la mettre dehors.

Mais non, la jeune personne qui entra était une petite chose toute frêle et couverte de taches de rousseur. Charlotte n’avait jamais vu une peau aussi blanche et des cheveux aussi roux. Ils formaient autour de sa tête un halo orangé.

Elle s’inclina maladroitement et dit quelque chose avec un accent si prononcé que Charlotte ne la comprit pas.

— Pouvez-vous m’apporter de l’eau chaude ? lui demanda-t-elle en détachant chaque syllabe.

Elle était lasse et se retenait de ne pas la supplier de lui fournir séance tenante un bain, une soupe et des habits propres.

Elle s’assit sur le lit, hésitant entre le soulagement d’être arrivée saine et sauve et l’inquiétude quant à son sort et son statut dans cette maison.

— Lord Percy est-il ici ?
— Non, Mademoiselle, répondit Daisy en attisant le feu. Mais il doit rentrer la semaine prochaine avec le reste de la famille. Je vais revenir avec votre eau.

Elle disposait donc de quelques heures pour se reposer et retrouver une mise correcte.

Cela faisait trois jours qu’elle avait quitté la France. En se plaçant devant le miroir, elle eut un choc, bien qu’elle ne se fît pas d’illusion sur son apparence.

Ses cheveux semblaient s’être totalement émancipés de son chignon, le col même de sa robe était crasseux et de grands cernes barraient son visage. Elle avait quelque douze heures pour retrouver l’apparence d’une demoiselle et mobiliser tous les rudiments d’éducation qu’elle possédait.

Un coup à la porte la fit se lever. Deux valets entraient portant une espèce de bassin en bois, oblongue qui évoquait à Charlotte la mangeoire dans laquelle buvaient les vaches de son père.

Gale entra à sa suite avec une immense serviette et Charlotte comprit que l’on attendait d’elle qu’elle se plongeât dans cette espèce de baquet.

Au début, cela se passa bien. Elle ressentit même un certain bien-être au contact de l’eau chaude.

Mais lorsqu’elle fut totalement immergée, la panique la gagna et il fallut le renfort de deux femmes de chambre supplémentaires pour éponger les litres d’eau répandus sur le sol.

Suite à cela, Charlotte décida qu’il était temps de rester seule et se fit la promesse d’attendre le lendemain avant de se faire à nouveau remarquer.

Elle aperçut sa malle devant la chambre et lorsque Chambers lui eut jeté un dernier regard noir avant de quitter la chambre, elle récupéra ses effets et ferma la porte.

Sa malle contenait en tout et pour tout deux robes noires, car elle portait le deuil de son père. Le châle blanc en dentelle de sa mère, et la broche à perle qui le fermait était le seul effet personnel qu’elle avait emporté.

Tout ce qui n’avait pas brûlé avait été confié à Rose. Il restait en vérité très peu de choses. Un peu d’argenterie et quelques étoffes. De la belle bibliothèque de son père, elle n’avait pu sauver qu’un livre.

Ce n’était pas même un de ses écrivains favoris. Titus et Bérénice. Même dans le bateau, lorsqu’elle s’ennuyait cruellement, elle n’avait pas réussi à suivre deux lignes. Elle-même était sur le point de quitter sa terre et tout ce qu’elle connaissait. Ce n’était pas pour s’assommer avec les scrupules de personnages de la Grèce antique. Ou de la Rome antique, peu importait !

Mais elle aimait à caresser le cuir de la reliure. Si elle fermait les yeux, elle entendait le feu crépiter et elle voyait les larges mains de son père, feuilleter après le dîner les pages brunies de ces volumes reliés avec soin. Elle-même lisait aussi, souvent, directement sur le tapis, à ses pieds. Mais elle n’aimait rien tant que de regarder les flammes et plisser les yeux jusqu’à ce que tout soit rouge et chaud.

Charlotte sentit la nostalgie la gagner et se leva prestement pour étendre dans l’armoire les deux robes propres. Daisy était repartie avec sa tenue de voyage, son petit nez plissé de dégoût parmi les taches de rousseur.

Elle avait quelques peignes en écaille qu’elle disposa sur la coiffeuse et fut obligée de reconnaître que c’était tout à fait misérable.

Alors elle souffla brusquement la bougie et se coucha avant de sombrer dans la plus totale mélancolie.

Tante Adèle

Tante, Adèle n’avait pas été comme une mère pour elle.

Mais peut-être était-ce ce qui s’en était le plus rapproché ? C’était la sœur de sa défunte mère. Elle vivait à quelques lieues, au Clos.

Il fallait à peine une demi-heure à pied pour rejoindre son château de chez son père.

Dès ses dix ans, Charlotte sentit qu’il y avait quelque chose de différent entre la maison de ses cousins et la sienne.

Tante, Adèle semblait avoir beaucoup de problèmes.

La majorité de ceux-ci se résumaient aux domestiques, à la difficulté qu’il y avait à trouver, de nos jours, quelqu’un de confiance, aux maux de dos de la cuisinière, à la malhonnêteté des jardiniers, aux mœurs légères de la fille de cuisine. Il y avait également quantité de choses qui semblaient, comme un fait exprès, aller de travers. Le marchand d’étoffes qui n’avait plus cette Indienne si élégante que l’on avait entièrement utilisée pour une moitié de rideaux seulement. Le boucher qui avait quitté le bourg emportant avec lui l’avance que lui avait octroyée tante Adèle sur les commandes du mois. Les Durville qui avaient tant de mal à répondre à l’heure pour un simple dîner, alors comment penser à un plan de table ?

Évidemment, elle se tordait aussi les mains à cause de Sophie. Sophie qui avait tant de mal à sourire en société et à émettre deux mots lorsque sa cousine avait la langue si bien pendue.

Charlotte faisait évidemment partie des problèmes de sa tante. Elle n’était pas élevée. Elle n’avait jamais bénéficié des conseils d’une gouvernante digne de ce nom. Elle était habillée de manière tout à fait extravagante. Elle lisait des ouvrages qui n’auraient jamais dû tomber entre les mains d’une jeune fille.

Son père, lui, semblait avoir au contraire très peu de motifs de contrariété. Dans sa maison, rien ne bougeait lorsque celle de Tante Adèle semblait soumise à un perpétuel mouvement. Il y avait assez peu de meubles et les arrangements effectués par sa mère n’avaient jamais été remplacés. Toute son enfance Charlotte avait pressé sa joue contre le velours vert qui encadrait la fenêtre du salon. Elle avait admiré les scènes de chasse sur la grande tapisserie de la salle à manger.

Son père n’avait pas de problème de domestique. Seule Rose, une cuisinière, une fille de chambre et un valet suffisaient à leur confort.

Le soir, seuls, ils mangeaient une grosse soupe épaisse et crémeuse sur le bois de la table.

Charlotte n’avait jamais vu son père, comme tante Adèle composer des menus et ordonner des recettes.

C’était, disait celle-ci, qu’il leur manquait une femme de charge. Mais son père n’en voulut jamais entendre parler.

— Rose est bien suffisante, disait-il.

Et il ne s’agissait pas de la surcharger avec des tracasseries inutiles.

Quand l’été venait, Tante Adèle se faisait du souci pour son jardin et mettait un grand chapeau de paille pour donner ses recommandations au jardinier.

Quand l’automne s’annonçait, il s’agissait de, vite, cueillir les fruits et les mettre en conserve. Il fallait que le grenier se remplisse et que les grosses marmites fument des confitures à enfermer pour l’hiver dans des bocaux en verre qui seraient alignés dans le garde-manger.

Cerise. Fraise. Mûre.

Tante Adèle en faisait donner à Rose de peur que « la petite » en manque.

— Comme si, marmonnait Rose, on ne pouvait pas la nourrir nous-même.

Le seul moment où Charlotte ne voyait pas Tante Adèle se faire du souci, c’était l’hiver lorsqu’elle prenait ses quartiers à Versailles quatre ou cinq mois par an.

Certainement, l’installation dans sa maison de ville, l’organisation des réceptions et les toilettes à commander étaient une source importante de contrariétés de tous ordres, mais elle ne put jamais en être spectatrice, car elle et son père restaient toujours à la campagne.

Tous les ans, Tante Adèle et oncle Philippe venaient faire leurs adieux en partant.

Elle portait une petite voilette et se poudrait le visage. Oncle Philippe remettait ses hautes chausses qui grinçaient un peu. Ils venaient apporter leurs salutations et se charger de toutes les commissions que son père voudrait leur confier à la capitale.

Il y avait en général fort peu de choses. Il acquiesçait mollement lorsque sa belle-sœur lui proposait de se charger du trousseau de sa fille. Car, il n’y avait rien qu’il trouva plus pénible que les embarras de toilette. Il ne demandait pas mieux que de s’en décharger sur quelqu’un qui n’avait de cesse de vouloir prendre sur elle toutes les obligations possibles.

Une fois ces détails réglés, il pressait à la porte le comte et la comtesse de Tréville, en évoquant l’état des routes et le jour qui baissait.

Pendant ce temps, Charlotte envoyait à sa cousine Sophie, restée derrière la vitre du carrosse, des grimaces et des baisers.

Lorsque, à leur départ, son père se frottait les mains, elle feignait de partager sa satisfaction, mais au fond, commençaient pour elle les mois les plus longs de l’année.

Lorsque Pâques était passé, le beau temps ramenait tante Adèle et son cortège de soucis.

Charlotte feignait pour ne pas peiner son père, de lever à son image les yeux au ciel, mais elle bénissait le retour du printemps qui lui ramenait sa compagne, les parties et, plus tard, les bals.

Tante Adèle avait l’habitude, en la retrouvant, de faire le compte de ses progrès. Et tandis que sa cousine avait, en son absence, enrichi sa connaissance du latin et de la peinture des perspectives, elle ne pouvait, elle-même que s’enorgueillir d’avoir passé l’hiver à lire et à faire des ourlets.

Son père, en effet, ne se faisait pas moitié autant de soucis que tante Adèle sur l’éducation de sa fille. Charlotte avait passé son enfance à se servir dans sa bibliothèque au gré de ses envies. Il pensait que trop d’instruction ne pouvait que nuire dans une époque où le plus puissant n’était pas le plus savant, mais le plus doué en courbettes. Tante, Adèle était fâchée que son père ne prît pas plus de peine à cacher ses piques face à une jeune fille influençable.

Charlotte connaissait donc Montaigne et Rabelais, lectures peu recommandées pour une jeune femme, mais se trouvait tout à fait ignorante lorsqu’il s’agissait d’arts réputés plus féminins, tels que le dessin ou le chant.

Tante Adèle trouvait dans cet état de fait de nombreuses sources de chagrin. Elle aurait aimé honorer la mémoire de sa sœur défunte jusqu’à porter la plus extrême attention à l’éducation de sa nièce.

En lieu et place, il lui avait été donné de contempler au long des années, les idées saugrenues de son beau-frère, piqué de modernité, qui avait fait de sa fille un étrange mélange de philosophe et d’ignorante.

Oncle Philippe, qui avait réussi l’exploit de traverser son enfance sans lui laisser un seul souvenir marquant, se contentait d’acquiescer que tout ceci était fâcheux, qu’une gouvernante serait en effet bien plus appropriée à une jeune fille et qu’il était douteux que dans ces conditions, l’enfant fît un beau mariage. Comment en effet une telle éducation pouvait-elle préparer Charlotte au rôle qu’elle serait censée tenir dans une maison ?

Évidemment, on pouvait dire qu’ils avaient eu à la fois tort et raison.

Oui, car Henry, leur deuxième fils mit à peine une semaine un été à tomber amoureux d’elle et quelques heures à peine à convaincre ses parents de lui donner leur consentement.

Mais non, l’éducation de son père ne l’avait nullement préparée à devenir gouvernante en Angleterre.

C’était le 8 août 1793. Deux jours plus tard, l’on apprenait la chute de la Monarchie. Et le soir même, Henry s’exilait pour rejoindre les armées royales.

Charlotte avait donc, pour deux journées de fiançailles, doublé sa tante d’une future belle-mère, ce qui, jusqu’au moment où elle serait décapitée, lui ouvrirait un terrain infini de tracasseries.

Quand pourrait-on célébrer les noces ? Faudra-t-il passer par un prêtre ayant prêté serment ? Et si l’on faisait revenir son frère, l’abbé qui était on ne sait où ? Charlotte serait-elle à même avec des hanches si étroites de mettre des enfants au monde ? Et en ces temps de suspicion serait-il bien vu d’organiser un grand repas de noces ? Est-ce qu’un déjeuner ne serait pas suffisant ? Les amis comprendraient, pour sûr.

Quant à Sophie, il faudrait également songer à la marier. Mais impossible en ce moment d’organiser la moindre fête…

Non, Tante Adèle n’avait pas été une mère pour Charlotte. Mais certainement, elle avait été ce qui s’en rapproche le plus.

Le cauchemar

Ses cauchemars commençaient toujours de la même façon :

Elle était dans la maison. Son père dormait à l’étage. Puis elle entendait des ricanements et elle voyait se refléter sur les vitres, le rouge et l’or brûlants.

Des flammes qui grimpaient, des coups, des cris, des ricanements.

Charlotte se redressa dans son lit.

Elle entendait réellement un ricanement.

Elle alluma la bougie de sa table de nuit et se redressa.

Elle s’assit et contempla tout étourdie les silhouettes des meubles envoyer leur reflet sur les murs blancs sous l’effet des rayons de lune blanche.

Le cœur battant, elle chercha des yeux quelque objet qui put lui servir contre un révolutionnaire.

Rose lui avait bien murmuré avant de la quitter de se tenir sur ses gardes. À Londres, se tenaient des espions à la solde des républicains prêts à occire les émigrés. Non contents de leur confisquer tous leurs biens, ils se cachaient parmi les Anglais et dès que leur vigilance était endormie, ils les tuaient.

Charlotte avait ri de ces récits contés à mi-voix. Rose roulait des yeux d’une drôle de façon en lui disant ces sombres prophéties. C’était au moment de son départ et elle se cachait depuis deux jours déjà dans la maison de sa mère, à quelques lieues des cendres de son château.

Rose semblait quelque part plus affectée encore qu’elle-même de l’incendie. Elle ne passait pas dix minutes à la même tâche, affectée au point de parler seule. Elle maudissait les vauriens qui avaient eu l’outrecuidance de piller les lieux où elle avait vécu toute sa vie. Alors qu’elle aidait sa protégée à serrer dans le maigre ballot ses derniers effets, elle la mettait encore en garde :

— Méfiez-vous, mademoiselle Charlotte, c’est au moment où vous ne vous y attendrez plus que vous risquerez encore votre peau. Il y a des espions partout. Ce sont eux qui ont ourdi le complot contre votre tante la Comtesse. Ce sont aussi eux qui seront là-bas avec les Anglais. Les Anglais sont avec eux. Il ne faudra faire confiance à personne, mademoiselle Charlotte…

À présent, Charlotte se disait qu’elle avait eu tort de rire. Ces espions étaient même redoutablement efficaces puisqu’ils venaient la tuer dans son lit la première nuit de son arrivée en Angleterre. Elle éprouvait des difficultés à rassembler ses pensées. Elle ressentait seulement confusément le danger et il lui semblait que son cœur montait et descendait dans sa cage thoracique. Ce qu’elle savait être impossible, même avec les faibles rudiments de physiologie qu’elle possédait.

Charlotte se leva et regarda autour d’elle. Elle ouvrit frénétiquement les tiroirs les uns après les autres et finit par trouver un coupe-papier.

Peut-être se faisait-elle des idées ? Mais le ricanement derrière la porte se faisait de plus en plus présent.

La famille était absente et à cette heure, les domestiques étaient couchés. Toute présence était éminemment suspecte. Ils allaient venir. Portant les mains à son cou, comme se protéger, elle se ravisa. Mieux valait aller au-devant du danger que d’attendre d’être égorgée dans son lit. Prenant son courage à deux mains, elle ouvrit la porte d’un grand coup sec, brandissant le coupe-papier. Celle-ci était moins lourde qu’elle l’aurait cru et elle cogna contre le mur avec fracas. Les ricanements cessèrent et Charlotte tendit devant elle sa chandelle, le coupe-papier bien serré dans l’autre poing.

Elle avait peu eu l’occasion de croiser beaucoup de révolutionnaires, encore moins des espions. Quoi qu’il en soit, les deux personnes devant elle ne ressemblaient ni à l’un ni à l’autre.

Elle se trouvait devant un monsieur et une dame. Manifestement coupés dans leur chemin par son apparition, ils sursautèrent et s’écroulèrent à moitié l’un sur l’autre contre le mur du couloir. La femme était rousse avec de très longs cheveux tressés dans son dos. Elle portait un manteau pourpre et sa robe était à tel point décolletée que sa poitrine menaçait de s’envoler.

L’homme éclata de rire. Il semblait avoir bu.

Même partagée entre la peur et la confusion, au milieu de la nuit, Charlotte fut obligée de remarquer que c’était un fort bel homme. Il était plus grand qu’Henry, mais plus trapu aussi, brun avec des favoris assez prononcés. Sa chemise était en dehors de son pantalon et il portait de hautes chausses en cuir brun. Sa redingote, mise de travers sur ses larges épaules, était en velours bordeaux. Ses traits n’étaient pas spécialement fins ni aquilins. Le nez était un peu fort et les yeux trop rapprochés. Mais ils étaient aussi noirs que du velours. Sa physionomie, sans doute, était de celles que l’on n’oublie pas. Pour l’heure, il riait, appuyé sur sa compagne qui émettait des gloussements aigus et peu distingués.

Si elle en jugeait par leur tenue et leur attitude, ils ne revenaient pas d’un salon littéraire et ils cherchaient clairement le premier lit venu où s’affaler.

Rassurée quant à sa survie et désireuse de ne pas laisser durer la gêne, Charlotte dit d’une voix qu’elle tâcha de rendre la plus ferme possible :

— Puis-je savoir qui vous êtes et ce que vous faites ici ?

Devant leur air ébahi, elle se rendit compte qu’elle avait parlé en français.

Le jeune homme s’était arrêté de rire un court instant avant de reprendre de plus belle.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda la femme rousse d’une voix gutturale.
— Elle me demande ce que je fais ici ? Tu entends Mitsy ? Ce que je fais ici ?

La femme rousse, qui lui semblait pour le coup un peu plus vieille, sous son fard et son rouge, éclata d’un rire aigu.

Charlotte tremblait et sa chandelle faisait de petits soubresauts.

Non, que les deux individus aient l’air de sans-culottes, mais ses nerfs, trop rudement éprouvés par des mois de tension, commençaient à lâcher.

Elle aurait voulu sonner pour appeler de l’aide, mais elle tremblait tellement qu’elle ne savait plus où se diriger.

— Vous faites du bruit, se défendit-elle. Je vais sonner, reprit-elle en anglais.

À ce moment, Chambers se matérialisa au bout du couloir, comme s’il avait passé la nuit, là, à attendre.

Charlotte l’appela du bout du couloir.

— S’il vous plaît, reprit-elle de plus en plus agacée par les gloussements. Est-ce que n’importe qui peut faire irruption ici ivre mort ? Ce sont de drôles de façons.

Chambers la regarda avec curiosité avant de se tourner vers le jeune homme qui tentait de retrouver une contenance tandis que la femme recouvrait tant bien que mal de sa cape les flots de sa poitrine.

— Monsieur Percy, puis-je faire quelque chose pour votre service ? demanda-t-il enfin.

Charlotte sentit la couleur quitter son visage. Le duc. Le cousin de sa mère était un homme de l’âge de son père. Cet ivrogne devait être son fils. Oui, son fils, ainsi débraillé, manifestement alcoolisé et en compagnie d’une femme qui n’avait rien d’une dame.

— Rien du tout Chambers, je suis désolé que vous soyez réveillé.
— Mais pas du tout, répliqua Chambers.

Pas du tout ? Charlotte de plus en plus stupéfaite se demandait pourquoi Chambers disait ainsi avec componction : « Pas du tout monsieur, pas du tout. » Niait-il qu’il soit éveillé ou que ce soit un dérangement de trouver son maître en pleine nuit ivre avec une prostituée ?

— Qui êtes-vous ? demanda le jeune homme en regardant Charlotte.

Bougeant d’un pied sur l’autre, elle posa le coupe-papier qu’elle brandissait toujours.

Elle prit alors conscience qu’elle portait une chemise très peu élégante, et qu’elle était décoiffée. Quelles drôles de circonstances pour faire des présentations !

Elle se consola en pensant que monsieur Percy aurait probablement plus honte qu’elle en se rappelant son état d’ébriété. Elle avait bien tort sur ce point.

— Je suis Charlotte de Valandray.

Il haussa les sourcils.

— La nouvelle « mademoiselle », je suppose ?

Il haussa un sourcil en direction de Chambers comme pour demander confirmation.

— Je suis aussi votre cousine, répliqua Charlotte avec tout l’aplomb dont elle était capable.
— Je ne savais pas que vous étiez un peu français, lui lança la femme appuyée sur son bras d’un ton caressant.
— Mais moi non plus, répliqua monsieur Percy qui réajusta sa redingote, pardon, je ne vous ai pas présentées…

Charlotte se sentit alors de nouveau paniquer. Était-il possible qu’elle se soit trompée en prenant cette femme pour une fille de mauvaise vie ?

— Madame la duchesse ? demanda-t-elle d’un ton incertain.

Cette question fut accueillie par un éclat de rire général. Elle crut même voir la lèvre de Chambers trembler légèrement.

— Je préférerais que vous m’appeliez son altesse, répliqua la femme rousse.

Et elle fit une profonde révérence.

Mortifiée, Charlotte claqua la porte. Elle eut cependant le temps d’entendre monsieur remarquer.

— Elle, au moins, n’a pas de moustache.

Et il partit d’un nouvel éclat de rire, imité par sa compagne.

L’aube avait déjà rosi les murs blancs quand Charlotte s’endormit, trop énervée malgré son épuisement.

Car lorsqu’elle refaisait le compte de sa journée, elle était forcée d’admettre que tout ne se présentait pas selon les meilleurs auspices.

Elle avait appelé le majordome « mon oncle », une prostitué, « madame la duchesse » et prit le fils du duc pour un révolutionnaire aviné.

Elle pensait difficilement pouvoir faire pire. Naturellement, elle avait tort.

Crescent House

Quand elle descendit, la maison était vide et silencieuse.

Pas de traces du jeune Percy, Dieu merci, ni de la femme rousse.

Dans la lumière de la journée, la maison lui semblait encore plus grande. L’escalier qui lui avait déjà la veille causé une forte impression lui donnait à présent le vertige.

Certes, le Clos était une vaste demeure et Valandray, sa propre maison n’était pas non plus une chaumière.

Mais elle n’avait jamais vu une telle entrée. Tante Adèle se serait fait beaucoup de soucis sur comment lustrer cette immense rampe.

Charlotte n’était pas, la veille, entrée dans les salons.

Il y en avait cinq, en enfilade, qu’elle traversa sur la pointe des pieds, comme un intrus.

La première porte ouvrait sur la salle à manger. Une très grande table la traversait de part en part. Des plats en argent y étaient disposés. Elle ne pouvait voir ce qu’ils contenaient sous leurs cloches et résista à l’envie de se mettre à table pour achever sa visite.

Elle devait, et c’était plus fort qu’elle, regarder jusqu’où allaient les pièces de réception.

Le deuxième était un boudoir décoré de chintz bleu. De grands oiseaux brodés traversaient la toile qui tendait le canapé ainsi que les rideaux.

Il y avait des petites porcelaines de Chine bleues, des statuettes et des vases. Une table de travail en bois blanc faisait face à la fenêtre et donnait sur la large rue passante.

Le troisième salon était plus vaste avec de grands portraits aux murs et de larges peintures qui recouvraient l’ensemble des surfaces. On pouvait facilement s’y tenir à vingt, estima Charlotte. Elle s’assit sur un des sofas et se sentit toute petite dans la pièce.

La quatrième pièce était un fumoir. Dans l’air flottait une légère odeur de tabac et de vanille. Les assises étaient brunes et bordeaux. Son oncle Philippe possédait au Clos une pièce du même type, mais il n’osait y fumer, car cela donnait à tante Adèle de terribles migraines.

Enfin venait la bibliothèque dont les rayonnages montaient jusqu’au plafond. Avec satisfaction, Charlotte nota que son père possédait certainement autant de livres avant qu’ils ne brûlent.

Elle passa son doigt, comme elle le faisait chez elle, sur le cuir des reliures et se sentit mieux sans pouvoir comprendre pourquoi.

Elle lut le nom des auteurs familiers. Shakespeare, Blake, Locke, mais aussi Racine, Corneille, Montaigne.

Puis Homère, Ovide, Marc Aurèle.

Charlotte prit les Métamorphoses et lut les premiers vers :

In noua fert animus mutatas dicere formas

Corpora ; di, coeptis, nam uos mutastis et illas,

Adspirate meis primaque ab origine mundi

Ad mea perpetuum deducite tempora carmen

Je suis porté par mon esprit à parler des corps qui se changent en formes nouvelles/O Dieux, vous qui avez aussi ordonné ces mutations/Donnez de l’inspiration à mon entreprise et que vous accompagniez ce chant qui aille sans jamais s’arrêter de la première origine du monde à aujourd’hui.

Les mêmes vers de l’autre côté de la Manche.

Charlotte certes n’avait rien d’une érudite, mais son père tenait et c’était bien son seul souhait, à ce qu’elle passe toutes ses matinées penchée sur les livres de la bibliothèque. Parfois, elle ne faisait rien d’autre que de rêver à la fenêtre et parfois, prise malgré elle, elle se surprenait à aller au bout d’un ouvrage.

Charlotte referma le livre et le remit à la place exacte où elle l’avait trouvé.

Elle revint sur ses pas, sursauta dans le fumoir en croisant Chambers. Il donnait des instructions à une femme de chambre et lui montrait une petite tache sur l’un des coussins.

Il fut plus surpris qu’elle encore en la croisant. Et il sembla même à Charlotte qu’il se demandait qui elle était. Elle fit un petit salut de tête hautain pour masquer sa gêne et fit mine de poursuivre sa route.

Mais Chambers se racla la gorge.

— Ceci, dit-il solennellement, est le fumoir où se retrouvent, après le dîner les hommes.

Charlotte se demanda s’il pensait qu’elle ne savait pas ce qu’était un fumoir ou s’il voulait simplement l’avertir des mœurs anglaises. Elle ne put s’empêcher de lui répondre :

— Je m’en souviendrai lorsque je voudrais fumer ma pipe après le dîner.

Il eut un drôle de hoquet et Charlotte se retint de rire en rejoignant la salle à manger.

Au moins, personne ne lui avait proposé de prendre son petit déjeuner dans la cuisine. Le couvert était dressé et visiblement, elle n’était pas la première à s’asseoir à table. Les plats étaient entamés et quelques miettes éparses sur la nappe témoignaient de la présence d’un autre convive.

Avec satisfaction, Charlotte en déduit que le jeune duc était probablement déjà descendu, ce qui lui épargnait la honte de le revoir si vite après la scène mortifiante de la nuit dernière.

Elle souleva une des cloches et se trouva face à des petits morceaux de viande à l’odeur si prononcée qu’elle eut un haut-le-cœur.

Charlotte héla la femme de chambre qui revenait du fumoir.

— Mais qu’est-ce que c’est ? lui dit-elle en montrant le plat.

Méfiante, comme si elle s’attendait à un mauvais tour, la femme de chambre s’approcha avec méfiance de Charlotte et jeta un œil rapide dans le plat.

Elle haussa les épaules.

— Ce sont des rognons ! dit-elle comme si elle énonçait une évidence.

Puis elle regarda Charlotte installée à table avec désapprobation.

— L’ancienne mademoiselle prenait ses repas à l’office, avec nous, lâcha-t-elle avant de s’éloigner.
— Il ne vous a pas échappé, je pense que je ne suis pas l’ancienne mademoiselle, lui répondit Charlotte avec humeur.
— Je suis la cousine de monsieur ! poursuivit-elle en criant à demi.

Mais la femme de chambre était déjà partie et Chambers qui venait d’entrer la regardait avec une pointe d’inquiétude.

— Mademoiselle a besoin de quelque chose ?
— Non, je parlais à la femme de chambre, répliqua Charlotte.
— Bien sûr, répondit Chambers, hésitant. Bien sûr.

À présent, il penserait sûrement qu’elle parlait toute seule, mais après tout, cela n’avait pas la moindre importance.

Charlotte ouvrit les plats les uns après les autres. Il y avait des œufs, du fromage, ces rognons assaisonnés avec du persil et une autre version, semble-t-il, accommodée avec de la tomate. Il y avait aussi du lard très fin et grillé qui ruisselait de graisse.

Elle se sentit prise de nostalgie pour la brioche au beurre que Rose lui apportait tous les matins et trouva enfin quelque chose qui ressemblait à du pain.

Elle se risqua à y étaler de la confiture d’orange. C’était si amer qu’elle dut boire précipitamment une gorgée de thé pour en faire passer le goût.

Après quoi, elle n’osa plus rien goûter d’inconnu et se décida pour les œufs. Au moins, c’étaient des œufs. Même s’il lui semblait totalement incongru de les consommer de bon matin.

Ils auraient tout aussi bien pu se passer d’un ou deux salons et prendre la peine de servir une brioche décente au petit déjeuner, estima Charlotte. Au temps pour tante Adèle. Sa table, au moins, ne manquait jamais de rien.

Charlotte, en buvant son thé, admira les broderies de la nappe blanche et la délicatesse de la porcelaine. Sa tasse était si fine qu’elle en était presque transparente. Elle la leva à la lumière et vit jouer les pâles rayons de soleil sur vaguelettes de thé.

Elle goûta au silence de cette matinée de février.

Elle comprit à cet instant qu’il était à présent très peu probable qu’un sans-culotte vienne jusqu’ici la tuer.

Et dans la chaleur du feu de bois qui rendait confortable même sa fine robe de popeline, dans la blancheur de la table et la brillance de la vaisselle en argent, alors que l’horloge en face d’elle sonnait les huit heures, sans savoir pourquoi, elle sentit les larmes inonder ses joues.

Elle vérifia que ni Chambers ni aucune femme de chambre ne pouvait la voir et s’essuya sans vergogne dans la serviette en dentelle brodée.

Un déjeuner presque parfait

Charlotte s’ennuya assez rapidement, seule dans la grande maison.

Que pouvait-elle faire à part visiter les différentes pièces et sans cesse se trouver face à des domestiques qui, à chaque fois, la regardaient comme si elle était sur le point de mettre les objets de valeur dans ses poches ?

Ils ne se lassaient pas, à chaque fois qu’ils la voyaient, de lui rappeler les us et coutumes de l’ancienne « Mademoiselle ».

Manifestement, elle créait le trouble parmi les domestiques en montrant ostensiblement qu’elle ne comptait nullement reprendre l’emploi et le rôle de cette mademoiselle Annette.

Le deuxième jour après son arrivée, Mason, la femme de chambre lui monta les tabliers de mademoiselle Annette pour lui demander si elle souhaitait les repriser.

Charlotte la regarda avec consternation.

— Je ne compte absolument pas porter de tablier.
— Mais avait répliqué Mason, mademoiselle Annette portait toujours son tablier.

Le lendemain, Mason lui faisait savoir que la salle d’étude avait été nettoyée et qu’elle avait tout juste le temps s’y préparer quelques aménagements avant le retour de la famille.

Charlotte la regarda comme s’il lui avait proposé de bêcher le jardin.

Manifestement, elle n’était pas ici Charlotte de Valandray. Elle était une « Mademoiselle » et on attendait d’elle qu’elle se conforme à cet emploi.

D’après ce qu’elle pouvait voir qu’une Mademoiselle fût aussi une cousine de son Excellence, chassée de son château par la révolution, ne rentrait pas dans les conceptions du majordome et des femmes de chambre. Une Mademoiselle était une Mademoiselle. Elle n’avait pas de château, pas de fiancé en exil. Elle n’exigeait pas qu’on lui serve des œufs à la coque dans sa chambre et prenait ses repas à l’office.

Quatre jours après son arrivée, lorsqu’elle fut assurée que personne ne pourrait la voir, Charlotte se décida tout de même à monter à la salle d’études. En effet, il fallait se rendre à l’évidence, l’on attendait d’elle qu’elle y passe du temps avec cette miss Isabella.

Elle n’avait pas eu, elle-même, de salle d’étude, passant son temps à la bibliothèque où elle lisait sur un coin de table, aussi fût-elle agréablement surprise par la jolie pièce toute meublée de bois blanc.

Si l’on ne s’arrêtait pas sur la température glaciale qui y régnait, il était possible d’imaginer y passer quelques après-midi.

Deux pupitres de larges dimensions faisaient face à une grande fenêtre donnant sur le jardin. Comme elle se situait au dernier étage, elle était plus lumineuse que les étages inférieurs. Au sol, un parquet clair donnait une impression de chaleur à la pièce. Peut-être parce que c’était un peu la même teinte que le parquet de sa chambre à Valandray.

Il y avait plusieurs étagères contenant des boîtes de couleurs, des nécessaires de couture et de broderie, des pochoirs, et même dans une pochette en cuir du matériel d’enluminure.

Au mur, des aquarelles étaient accrochées. Elles n’étaient pas signées, aussi, Charlotte en déduisit qu’elles n’étaient pas l’œuvre d’Isabella. Elles représentaient des natures mortes qui se renvoyaient à travers la pièce leurs formes rondes et chaudes.

Il y avait deux chevalets de taille différente et cette vision gâcha quelque peu la joie de Charlotte. Est-ce que l’on attendait d’elle qu’elle peigne ?

Elle avait une fois, avec sa cousine Sophie, l’été de leurs quinze ans, celui où peut-être elles s’étaient le plus mortellement ennuyées, essayé de peindre la façade du Clos.

Elles avaient emprunté à l’office des tabliers et s’étaient postées face au château, prenant pour cible la façade où le lierre montait si gracieusement. Sophie prenait des cours de dessins et parvint à peu près à donner une forme reconnaissable aux contours de la maison. Charlotte, qui pourtant avait en tête très nettement le résultat attendu, ne put que constater l’écart entre ce qu’elle imaginait et ce qui ressortait sur la toile.

— Mais qu’est-ce donc ? avait demandé son père le soir, alors qu’elle lui montrait, incertaine son aquarelle.

Elle avait préféré ne pas répondre et s’était contentée, par la suite, de lire à côté de sa cousine lorsque celle-ci peignait.

Sophie était tout de même un peu poseuse, à l’époque, elle pouvait l’avouer.

Il fallait absolument qu’elle évite toute situation la mettant en présence d’un chevalet ou elle ne répondait plus de sa réputation dans la maison. Elle eut un instant l’idée de les briser tout net, mais se ravisa très vite, réalisant que de toute évidence, elle serait assez rapidement soupçonnée.

Elle ouvrit alors les pupitres et s’assit pour consulter les cahiers. Ils contenaient des leçons de français, de mathématiques et de latin.

Au moins, se dit-elle, je parle mieux français que cette demoiselle qui semblait avoir beaucoup de difficultés à différencier les auxiliaires, être et avoir.

Elle fit un peu la grimace en revanche devant les mathématiques. Le latin ne lui poserait pas de problème, car elle le lisait bien, mais elle n’avait en revanche aucune idée de comment l’apprendre à une tierce personne.

Est-ce que traduire les Métamorphoses serait une bonne idée par exemple ?

Une autre étagère contenait quelques albums illustrés. Charlotte s’assit directement sur le parquet pour les feuilleter. Il y avait un livre sur les arbres. Les feuilles de chêne, de bouleau, de hêtre y étaient reproduites dans leurs plus petites ramifications.

Une page était consacrée au temps des floraisons, sans qu’elle sût pourquoi, cette page l’emplit de mélancolie. Elle referma l’album pour le remettre à sa place.

Elle n’avait pas envie de quitter la salle d’étude pour retourner errer seule dans les couloirs. Elle n’osait pas emprunter de livres dans la bibliothèque de peur qu’on prenne cela pour un larcin et que Chambers ne la renvoie avant même le retour de son maître.

Elle avait bien sûr elle la lettre de Henry, mais elle était lasse de la relire. Henry n’étant pas d’un naturel très optimiste, sa missive ressemblait plus à une longue plainte qu’à une lettre d’amour. Et si elle devait ne garder que ce qui concernait ses sentiments pour elle, cela faisait tout au plus deux lignes.

C’était bien peu pour nourrir des semaines de solitude.

Elle pouvait toujours lui écrire à Coblence, mais elle n’avait plus rien à lui raconter. Elle lui avait déjà envoyé une lettre le lendemain de son arrivée pour lui exprimer sa satisfaction d’être saine et sauve, dans un endroit où elle pouvait écrire sans trop craindre que ses lettres fussent interceptées.

À présent, à part lui faire le compte des salons du duc de Percy et lui décrire les tableaux et les rideaux, il n’y avait pas grand-chose à ajouter.

Et ce serait comme lui faire le compte de tout ce qu’il avait perdu. Ce n’était pas une excellente idée.

Elle serait bien sortie voir la ville, mais elle n’avait pas beaucoup d’argent et préférait ne pas le perdre à prendre des fiacres. Elle ne savait pas si Londres était une ville sûre et elle pouvait se perdre et ne plus retrouver la maison.

En un mot, elle mourrait de peur. Il était bien plus raisonnable de rester dans la maison.

Elle resta dans la salle d’étude jusqu’à ce qu’elle soit littéralement gelée. En redescendant, elle croisa Daisy qui montait avec un seau et un balai.

— Daisy, l’interpella-t-elle, je déjeunerais bien ce midi dans la salle à manger.

La jeune femme s’arrêta et la regarda.

— Je ne suis pas Daisy, répondit-elle, placidement, je suis 0’Barry.

Charlotte considéra les taches de rousseur et allait répliquer vertement que l’on se payait sa tête quand elle avisa que peut-être ces taches de rousseur-là étaient un peu plus jeunes.

— Peu importe, répliqua-t-elle, O’Brian.
— O’Barry.
— O’Barry faites dire à Daisy que je déjeunerai dans la salle à manger.

Mais impitoyable, O’Barry poursuivit :

— C’est le genre de choses qu’il faut demander à Mason…

Charlotte ne s’en laissa pas compter :

— Allez donc le dire à Mason, O’Brian !
— O’Barry…

Elle fixa alors la jeune servante dans les yeux avec autant d’intensité qu’il lui était possible d’en mettre. Et la femme de chambre finit par baisser les siens.

— Bien, Mademoiselle, conclut-elle.

Puisqu’il s’agissait de passer encore une journée seule ici, autant faire en sorte que le temps s’étire plus agréablement. Elle s’était contentée d’œufs et de tartines depuis son arrivée, cela serait agréable de prendre son repas dans la grande salle à manger et non dans sa chambre.

Elle descendit et décida de se coiffer comme elle le faisait pour aller dîner au Clos. Elle releva ses cheveux en plusieurs rouleaux qu’elle disposa autour de sa tête. Cette lourde coiffure dégageait son visage et son cou, la faisant paraître plus grande.

Le climat de Londres ne seyait d’ailleurs pas particulièrement à ses cheveux. Ils menaçaient à tout instant de s’affranchir de la forme qu’elle leur imposait en des milliers d’affreux frisottis. Néanmoins, coiffée comme cela, elle ressemblait un peu à ce qu’elle était en France. Rabattant sur elle les deux pans de son châle, elle les accrocha avec la broche en perle de sa mère, seul bijou qui lui restait. Puis restant assise jusqu’à ce que le gong sonne midi, elle relut quelques vers de Titus et Bérénice sautant les passages (et ils étaient nombreux), qui l’ennuyaient et traînant des minutes entières sur d’autres.

Tousmesmoments ne sont qu’un éternelpassage – De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage…

Quand une heure sonna, elle descendit, son châle serré en croix sur ses épaules, bien droite. Elle se félicita, car elle commençait à apprivoiser les dimensions de l’escalier. Lorsque la famille reviendrait, elle y serait si habituée qu’elle se fondrait dans le décor. À sa grande satisfaction, la table était bien mise dans la salle à manger. Une assiette était dressée et une petite cloche en argent, comme celles qui ornaient la table de petit déjeuner le premier jour de son arrivée, était posée sur un plat rond.

La salle à manger était vide et personne ne se trouvait là pour lui retirer sa chaise et l’aider à s’asseoir, mais Charlotte aimait autant être seule. Elle était de plus en plus mal à l’aise avec les domestiques et Chambers semblait toujours se tenir derrière elle pour l’avertir d’une méprise ou de quelque chose que sûrement, à sa place, l’ancienne Mademoiselle aurait fait d’une autre façon.

Elle s’assit donc en bout de table seule, et dominait à cette position toute la salle à manger.

Elle déplia alors d’un grand geste sa serviette blanche et l’étala sur ses genoux. Pour une fois, dehors, il ne pleuvait pas. Il faisait clair et Charlotte ressentit comme un regain d’optimisme en envisageant les jolies fleurs disposées pour elle à table.

De même, les housses qui ornaient les fauteuils depuis le départ du Duc avaient été retirées et pour un peu, Charlotte se serait sentie accueillie.

Elle retira alors la cloche et se pencha pour sentir le plat qu’on lui proposait. Elle eut alors un haut-le-cœur si violent qu’elle manqua se trouver mal.

Bien disposée sur un lit de salade, ses pattes symétriquement étendues, se trouvait une grenouille.

C’était la chose la plus dégoûtante qu’elle eût jamais vue. Elle ouvrit les yeux et se pencha de nouveau pour s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé. Pas de doute. Bien grillée, sur son lit de salade et décoré de tomates, elle voyait une authentique grenouille, telle que celles qu’elle attrapait, enfant avec ses cousins. Il ne lui était jamais venu à l’esprit d’en manger.

Quelles drôles de mœurs que celles des Anglais. Mais elle entendit un rire étouffé à travers la porte et comprit instantanément qu’elle était la cible d’une mauvaise plaisanterie.

D’un coup, sentant son sang bouillir, elle se leva pour remettre à leur place les impertinents qui avaient osé profiter de sa solitude et de son exil pour en faire leur cible.

Sentant des mois de colère remonter en elle, elle se dirigea d’un pas lourd vers la porte, claquant tant qu’elle le pouvait ses brodequins sur le parquet ciré et elle ouvrit d’un grand coup sec, la porte de la salle à manger.

— Comment avez-vous osé ? cria-t-elle en direction du vestibule.

Et elle claqua la porte de toutes ses forces.