La grande porte - Maurice Maeterlinck - E-Book

La grande porte E-Book

Maurice Maeterlinck

0,0

Beschreibung

Nous sommes tous en attente devant cette porte qui ne sépare pas seulement la vie de la mort, mais encore le passé de l'avenir, le connu de l'inconnu et l'homme de son Dieu.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Maurice Maeterlinck, né le 29 août 1862 à Gand (Belgique) et mort le 6 mai 1949 à Nice (France), est un écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911.

Figure de proue du symbolisme belge, il reste aujourd'hui célèbre pour son mélodrame Pelléas et Mélisande (1892), sommet du théâtre symboliste mis en musique par Debussy en 1902, pour sa pièce pour enfants L’Oiseau bleu (1908), et pour son essai inspiré par la biologie La Vie des abeilles (1901), œuvre au centre du cycle d'essais La Vie de la nature, composé également de L'Intelligence des fleurs (1910), La Vie des termites (1926), La Vie de l’espace (1928) et La Vie des fourmis (1930).

Il est aussi l'auteur de treize essais mystiques inspirés par Ruysbroeck l'Admirable et réunis dans Le Trésor des humbles (1896), de poèmes recueillis dans Serres chaudes (1889), ou encore de Trois petits drames pour marionnettes (1894, trilogie formée par Alladine et Palomides, Intérieur, et La Mort de Tintagiles).

Son œuvre fait preuve d'un éclectisme littéraire et artistique (importance de la musique dans son œuvre théâtrale) propre à l'idéal symboliste.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 173

Veröffentlichungsjahr: 2021

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Maurice Maeterlinck

La grande porte

– 1939 –

 

LA GRANDE PORTE

Dans un de mes drames pour marionnettes, La Mort de Tintagiles, on voit une jeune fille que j'appelle Sœur Ygraine, se meurtrir les mains à frapper une énorme porte, massive, inexorable et sans échos, derrière laquelle agonise son petit frère que vient d'emporter la mort.

Nous sommes tous en attente devant cette porte qui ne sépare pas seulement la vie de la mort, mais encore le passé de l'avenir, le connu de l'inconnu et l'homme de son Dieu. J'y ai meurtri mes mots et mes pensées, comme Ygraine s'y meurtrissait les mains ; et la porte ne s'est pas ouverte.

Puisque nous ne pouvons atteindre Dieu, tournons autour de lui comme des aveugles.

Mais tourner autour de Dieu, n'est-ce pas tourner autour de l'homme ? Assurément, mais d'un homme qui n'est plus celui autour duquel nous tournons tous les jours.

On me dit : vous interrogez Dieu pour déifier l'homme. Nullement. Dieu n'ayant jamais répondu, j'interroge l'homme pour apprendre à connaître celui qui le créa. Je n'ai pas d'autre moyen.

Si l'homme avait été Dieu, il ne se serait pas fait tel qu'il est. On a déjà assez de mal à comprendre que Dieu l'ait fait ainsi. A quoi l'on répond : Il ne l'a fait ainsi que pour le mettre à l'épreuve. Quelle épreuve ? Pouvait-il espérer qu'il se révélerait autre qu'il l'avait fait ?

On me dit encore : pourquoi vous qui n'êtes pas croyant, tournez-vous ainsi autour du Dieu de ceux qui croient ? Parce qu'il n'y a plus, pour l'instant, d'autre image de la divinité. On ne peut tourner autour d'un univers qui n'a pas de visage et ne répond pas encore.

Du reste, ce n'est pas autour du Dieu des croyants que je tourne, mais autour du Dieu que je cherche et dont j'entrevois l'ombre.

« J'écrirai ici mes pensées sans ordre, disait Pascal à propos du Pyrrhonisme, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein ; c'est le véritable ordre, et qui marque toujours son objet par le désordre même. »

C'est le désordre seul que je suis capable d'imiter.

Savoir d'abord qui je suis, où je suis, d'où je viens, où je vais, et pourquoi je suis.

Chercher Dieu c'est prier. La véritable prière est l'ardent désir d'apprendre à connaître ce qu'on adore dans l'inconnu.

Je n'ai pas fait autre chose ; et peut-être ai-je prié plus réellement que bien des croyants qui passent leur vie dans l'oraison.

Rien ne peut être détruit ; rien n'a été créé. Ce qui n'a pas été créé existe depuis toujours et existera toujours. Où mettriez-vous la fin dans ce qui n'eut pas de commencement ? Impossible d'introduire le néant dans le créé. Où prendriez-vous le non-être, puisque vous êtes et que tout est ? Ce qui est ne peut penser ce qui n'est pas.

S'il y avait quelque part du créé, ce serait évidemment de l'incréé qui l'aurait créé ; cet incréé nous l'appelons Dieu. Cela n'explique rien, parce que l'incréé est aussi inexplicable que le créé ; mais épargne un détour inutile et une double inexplication. Qu'une chose ait été créée, apporte deux incompréhensibles : 1° qu'elle a été créée ; 2° que celui qui l'a créée n'a pas été créé. Simplifions et disons que tout est incréé comme Dieu. Il ne reste qu'un incompréhensible et c'est bien suffisant.

Ne nous alarmons pas devant l'incompréhensible. Ne sommes-nous pas nous-mêmes, des pieds à la tête, totalement incompréhensibles ?

Si nous comprenions quelque chose à ce que nous sommes, nous ne serions plus, nous n'aurions jamais été ce que nous sommes.

Si les expériences d'un certain Morley Martin sont un jour homologuées par la science, nous verrons plus loin, dans le chapitre consacré aux Préexistences, que tout préexiste en idées, en puissance, en vies, en formes indestructibles et que si, à nos yeux, tout semble sortir de l'incréé, il y était déjà.

Si vous voulez aller plus loin, vous me demanderez : Qu'y avait-il avant la préexistence ? L'éternité.

Le mot préexistence est un mot qui ne devrait pas exister. Il est impossible que quelque chose préexiste dans ce qui existe depuis toujours. Exister devrait suffire ; mais les mots trop usés ne disent plus la moitié de ce qu'il faudrait dire et l'on est obligé de les sectionner ou de les hypertrophier pour leur restituer l'une ou l'autre partie de leur sens véritable.

Si l'on m'avait dit à ma naissance  : « Tu ne nais que pour mourir », j'aurais répondu : « Pourquoi m'appeler à vivre ? » J'aurais préféré ne pas naître.

Si l'on avait le choix, seuls les plus sots n'hésiteraient point. Les plus sages s'abstiendraient et ce serait la sélection à rebours, la sélection des pires.

On me dit : il est facile de démolir, mais il faut rebâtir ; c'est là qu'on vous attend. J'attends aussi.

Quand les moines prient, quand ils chantent les louanges de leur Dieu, n'est-ce pas eux-mêmes qu'ils implorent et qu'ils louent ? Peuvent-ils faire autre chose ?

SARPÉDON

Zeus lui-même n'a pu arracher à la mort son fils Sarpédon qui fut tué par Patrocle et qui était condamné par le Destin.

Sur l'ordre de Zeus, Apollon emporta le corps, le parfuma d'ambroisie, le «  revêtit d'habits immortels » et le remit au sommeil et à la mort.

Et Zeus ne se révolta point, il accueillit la décision en silence, cherchant à la tourner ; comme pour tromper la mort.

Le Christ ne fit-il pas comme Zeus lorsqu'il demanda à son Père de détourner le calice, en ajoutant : « Néanmoins que votre volonté soit faite et non la mienne. » Rien n'est changé.

Notre Dieu fut toujours, lui aussi, soumis au Destin. Qu'est-il au fond ce Destin ? Le présent déjà partout réalisé. Hic et nunc et semper.

Mais cet éternel présent, qui l'a fait, qui le fait ?

Sarpédon, simple épisode de l' Iliade, préfigure tout le drame chrétien. Le Christ aussi est embaumé, revêtu d'habits immortels, et déposé aux pieds de son Père impuissant à empêcher la mort.

Si nos dieux mêmes, quels qu'ils soient, y sont soumis et se débattent vainement contre lui, que voulez-vous que nous fassions ?

Heureusement on ne sait pas, on ne veut pas savoir qu'on lutte en vain. Toute notre liberté n'est que dans notre ignorance. Il faut en user comme si l'on savait ; comme si l'on pouvait modifier l'immuable. Agissons comme si nous étions libres, nous serons aussi heureux, aussi courageux que si nous ne savions pas que le but est déjà atteint ; et par surcroît, nous saurons quelque chose que ne savent point ceux qui se croient libres. Nous aurons un fond plus ferme et une grande certitude qu'ils ne possèdent point, car savoir qu'on ne sait pas est la plus belle certitude. Cela se verra dans nos yeux qui regardent plus loin et plus haut que les leurs. Moins qu'eux, nous nous agiterons dans le vide. Nous ne ferons que l'essentiel pour nous défendre et échapper à notre sort. Les petitesses disparaîtront, car ce qui est essentiel est toujours grand.

Zeus savait-il que Sarpédon ne pouvait échapper au Destin ? Il savait qu'il n'échapperait pas à la mort. Pourquoi, vaincu d'avance, aurait-il lutté pour gagner quelques jours ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, Sarpédon embaumé et « vêtu d'habits immortels » aurait été déposé à ses pieds.

Qu'en fit-il par la suite ? La mythologie ne le dit point. Probablement une étoile ou le morceau d'étoile que nous serons tous. Nous sommes tous, au fond, fils de Zeus, et du même Zeus impuissant contre la mort, puisque lui-même est mort.

Ce que nous appelons Destin est la face de notre Dieu que nous n'avons pas encore eu la force ou le désir de regarder.

Nous croyons trop facilement que notre existence a mis une empreinte indélébile sur le petit tas de matière qu'anima notre vie ; mais toute matière, quelle qu'elle soit, porte des milliards d'empreintes qui ont droit à l'extravagant privilège que nous revendiquons. Toutes les empreintes se valent, étant toutes éternelles.

S'il n'y a pas de vie d'outre-tombe : injustice inexplicable, inexpiable des malheurs qui accablent certains innocents, certains justes. S'il y a vie d'outre-tombe, qui est responsable du bien et du mal qu'il a fait ? Nous ne comprendrons jamais.

Pourquoi nous avoir fait voir tant de choses, pour nous montrer qu'elles sont sans but et incompréhensibles ?

« Dieu ou rien », dit de Sertillanges. Pourquoi rien et qu'est-ce que rien ? Quand rien devient-il possible ?

Le néant n'est concevable qu'à condition de le considérer comme le tout dont il n'est que la négation.

« Dieu ou tout. » Dieu ne peut s'empêcher d'être tout.

Les idées que nous croyons claires ne sont que des idées que nous ne creusons plus.

Si nous savions pourquoi nous sommes ici, il est probable que nous comprendrions encore moins que maintenant que nous ne le savons point.

Savoir qu'on est et savoir pourquoi l'on est, ce serait être Dieu.

Pourquoi Dieu empêcherait-il les morts de nous dire la vérité, s'il y avait une vérité qu'on pût dire, et s'il y avait des morts ?

Mais pourquoi tout se passe-t-il dans une ombre éternelle ?

Nul espoir de mieux, puisque le passé et l'avenir furent, sont et seront toujours le présent. Il faut l'accepter tel qu'il est et tâcher de n'y point trouver le malheur.

Vivre dans l'incertain et le provisoire, tout en sachant fort bien qu'on est dans le certain et l'éternel.

Le jour que je mourrai, j'ignorerai tout ce qui se passera comme je l'ignorais le jour que je suis né. N'est-ce pas le même événement ?

Il ne compterait point s'il n'y avait pas de comptes à rendre. Mais à qui en rendrait-on ? Et pourquoi des comptes ? Pour quelques niaiseries qui ne comptent pas ?

Apprendre à se dire : tout ce qui m'advient, n'advient pas à moi, passe à côté de moi, ne me regarde point. Pourquoi serait-ce moi ? Pourquoi serait-on sûr qu'on existe ? Cela tient à si peu de chose.

Nous tenons avant tout à ce que nous appelons notre personnalité, notre moi, comme s'ils n'étaient pas une poignée de poussière qui se perd dans l'espace dès que la mort nous ouvre les mains.

Il est probable que si l'on pouvait, comme le fait le cinéma, accélérer le temps, transformer les siècles en secondes, nous serions étonnés de voir le même homme constamment reparaître et faire les mêmes gestes. Nous aurions très nettement l'impression qu'il ne meurt que pour revivre, ou plutôt qu'il ne meurt jamais réellement, mais espace simplement ses présences.

Nous sommes-nous jamais connus ? Fûmes-nous jamais ce que nous croyions être ?

Les autres ne commencent de nous connaître que lorsque nous sommes morts.

Nous connaîtrons-nous quand nous ne serons plus ?

Il n'est pas impossible que de millénaires en millénaires, nous reparaissions sur la terre. Mais serons-nous encore nous-mêmes, c'est-à-dire ce que nous sommes aujourd'hui, puisque tout ce qui nous entourera : les mœurs, le climat, les paysages, les maisons, les hommes sera transformé ? Si nous nous rencontrions au coin d'une rue, nous reconnaîtrions-nous sous un ciel qui ne ressemblerait plus à celui sous lequel nous avions vécu ?

Nous n'emporterons pas nos yeux dans notre vie d'outre-tombe, par conséquent nous n'y verrons rien de ce que nous voyons aujourd'hui. Ce sera autre chose dont nous n'aurons jamais la moindre idée sur cette terre.

Comment saurions-nous ce que nous sommes, quand nous savons à peine que nous sommes ?

Comment Dieu saurait-il qu'il est et pourquoi il est ? S'il y avait une réponse au pourquoi, cette réponse serait Dieu.

Il fut, est, sera, étant toujours. Si rien n'existait, tout existerait, comme si rien était tout.

Rien de plus instable que les volontés, les pensées de nos dieux. Elles changent selon les hommes. L'idée de Dieu, dans un homme qui n'est pas une bête endormie, s'élève ou s'abaisse chaque jour.

C'est pourquoi le Dieu qui nous condamnera aux peines éternelles ne sera jamais que nous-mêmes.

Si je me convertissais ? Et après ? Qu'y aurait-il de change ? N'a vais-je point le droit de me demander ce qu'est Dieu ? Quel mal pouvaient faire à autrui mes doutes et mes questions ?

Quels péchés ai-je commis qui méritent d'autres châtiments qu'une gifle, une chiquenaude, un coup de règle sur les doigts ou des félicitations.

Mon seul crime sera de n'avoir pas connu Dieu. Est-ce ma faute s'il ne s'est pas fait connaître tel qu'il désirait que je le connusse ? J'ai fait ce que j'ai pu, et ce qu'il a voulu.

Mes idées sur Dieu, n'est-ce pas lui qui les fit naître en moi, n'est-ce pas lui qui posa les questions et donna les réponses ?

Dieu aurait-il un ennemi ; et s'il en avait un, serait-il encore Dieu ?

Pouvons-nous pécher, même si nous le voulons absolument ?

Le grand balancier : Totum et Nihil. Alter et Ego, disait un filleul de guerre que je n'ai plus revu.

L'index amputé va-t-il se répandre en imprécations contre l'injustice du destin qui n'a pas écrasé les autres doigts ?

L'humanité a déjà dépassé ce qu'elle peut comprendre et s'assimiler sans péril de mort.

Rappelons-nous, néanmoins, que l'univers n'est pas, ne peut être un acte de désespoir et que rien de ce qui s'y trouve n'a de raison de désespérer. Il est impossible que l'infini n'existe que pour notre malheur.

Les formes, l'activité, les surprises du destin, à la suite de nos inventions de plus en plus dangereuses (chemins de fer, cycles, autos, avions, etc.), ne donnent-ils pas à ce destin, un visage que nous n'avions pas encore vu ? Il semble se multiplier. Est-il plus malveillant qu'autrefois ?

Rien ne peut débarrasser l'homme de cette idée saugrenue et stupide qu'après la mort il sera toujours ce qu'il fut, que son moi, dépouillé de son corps restera reconnaissable, que ce moi, impossible et méprisable, continuera d'être durant l'éternité et qu'on le récompensera ou le torturera jusqu'à la fin des mondes.

Quels morts, si nous en avions le pouvoir, ressusciterions-nous ? Vous me direz : tous. C'est à voir, ne serait-ce qu'au point de vue de leur propre bonheur.

Ce qu'ils appellent la grâce, pourrait-il me faire croire ce qui n'est pas croyable ?

Les religions ont encombré, obscurci et empoisonné la conscience et la lucidité des hommes en appelant péchés des actes qui n'ont aucune importance.

Quand nous rencontrerons aux plages d'outre-tombe les gens que nous avons connus sur les rives de ce monde, nous serons probablement fort étonnés de constater que ceux qui étaient idiots dans la vie demeurent également idiots dans la mort.

Où va la vie qui ne peut pas mourir, lorsqu'elle quitte les morts ? Et pourquoi quitte-elle un homme ?

Nous ne comprenons pas que le Dieu très haut, très bon, très sage, très juste et très puissant que nous adorons au sommet de nos pensées, ait pu créer des monstres et des malheureux.

Il doit être autre chose que nous avons à chercher ailleurs qu'en nous-mêmes et que nous ne trouverons pas en cette vie.

Plus nous nous croyons petits, plus notre Dieu devient grand ; plus notre Dieu devient grand, moins nous sommes petits.

Nul homme, jusqu'ici, n'a élevé sa pensée à la hauteur de Dieu.

La présence de la mort obscurcit l'issue du long couloir voûté qui mène au cœur de la maison.

Découvrira-t-on quelque jour pourquoi nous vivons ? Est-il possible de l'imaginer ? A quoi bon ? Vivre c'est être, et être n'a pas de raison d'être.

Il eût été si simple de ne rien créer. Rien ni personne n'aurait souffert dans le bonheur de n'être point.

Essayez de vous représenter les heures heureuses de la vie. Que verrez-vous ? Presque rien, c'est, dans la main, de l'eau qui coule entre les doigts.

Et les jours malheureux ? Ils sont déjà, comme ceux d'aujourd'hui, dans l'ombre de la mort.

Le temps est sur l'éternel présent comme un parasite qui l'envahit, le recouvre et le cache. Nous ne voyons que le parasite et croyons qu'il est ce qu'il cache.

« Si nous étions de purs esprits, ai-je dit dans Devant Dieu, nous n'aurions plus la notion de l'espace. »

Aurions-nous encore celle du temps ? Nous la perdrons bien avant celle de l'espace ; nous la perdons déjà dès cette vie. Il ne nous restera donc rien de ce qui faisait tout le fond de notre existence. Nous ne saurons plus où ni depuis quand, ni jusqu'à quand nous sommes.

Et si nous ne le savons pas, que serons-nous ?

Ce n'est pas ce qu'on pense qu'il est difficile d'exprimer, mais ce qu'on ne pense pas encore et que l'on sait déjà.

Les idées noires sont des idées qui sont encore dans l'enfance. Elles s'éveillent et nous tourmentent durant la nuit. Une idée adulte n'est jamais indélébilement noire.

Nous avons créé Dieu parce que nous avions peur du néant qui, n'existant pas, ne pouvait nous faire aucun mal.

Mais puisque ce Dieu ne dépendait que de notre imagination, pourquoi l'avoir créé vindicatif, souvent injuste, exigeant, tyrannique, incompréhensible et cruel ?

Parce que nous le sommes.

Dieu ne juge point, n'enregistre point, ne prend pas de notes. Il regarde simplement ce qu'il a toujours vu.

Le jugement dernier n'aura pas lieu. Il a déjà eu lieu. Il a eu lieu dès le commencement ; si le mot commencement avait un sens acceptable quand il s'agit de Dieu.

«  Ainsi on explique tout, on découvre tout ; mais quand on a tout expliqué, on ne sait rien, et quand on a tout découvert, on ne voit rien  », dit Louis Veuillot, dans Les Odeurs de Paris.

Et quand nous saurons, que ferons-nous ?

«  Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu'il ne voit pas », dit Bossuet dans un Sermon sur les anges.

Je n'aurais pas osé l'affirmer.

Du même Bossuet dans le même sermon : « Ce que voient les hommes doit leur faire rechercher ce qu'ils ne voient pas. »

Ceux qui n'ont pas mérité le ciel et n'y seront entrés que grâce au stratagème d'une confession in extremis ne s'y trouveront-ils pas plus gênés que ne le seront, au milieu des flammes, les damnés qui n'auront pas mérité l'enfer ?

Né en 1862, mort en... L'un est-il plus important que l'autre, même pour celui qui subit les deux événements ? Qu'est-ce qu'être mort ? Le saura-t-on jamais, même quand on le sera ? C'est peut-être énorme, formidable et probablement rien du tout...

Ne pas naître ne serait rien, ne pas mourir serait terrible.

Les mots fin et commencement ne correspondent à aucune réalité imaginable. Ce sont deux mots d'intérêt local et provisoire qui n'ont de sens que dans le petit coin où nous végétons.

Si Dieu n'avait rien créé, qu'y aurait-il ? Il y aurait Dieu, n'est-ce pas suffisant, n'eût-ce pas été préférable ? Incréés nous étions en lui,

à l'abri de tous maux. Pourquoi nous faire sortir pour être malheureux ? Mais même hors de lui, nous sommes encore en lui, puisque nous ne pouvons être ailleurs.

Après ce qu'il a fait, comment pouvons-nous espérer autre chose ? Le retour à ce qui était avant qu'il créât ? A quoi bon cette sortie et ce retour simulés, et impossibles ?

Tout ce qui est détruit par le temps est conservé par l'espace qui n'est qu'un aspect du temps.

«  Il n'y a pas de raison, ai-je dit dans La Vie de l'Espace, il n'y a pas de raison pour que l'image de la vie, peut-être la vie même, s'efface jamais dans l'espace et le temps. »

Et si l'image ne s'efface point, qu'est-ce qui s'efface et où cela nous mène-t-il ?

Pourquoi l'image serait-elle plus durable, plus vivante que ce qu'elle représente ?

Si tous les hommes mouraient d'un seul coup sur la terre, il n'y aurait rien de changé dans l'univers ; et s'il existe sur d'autres mondes, des intelligences semblables à l'homme, elles ne s'apercevraient même pas que ]a terre n'est plus.

Mettre Dieu a la place de la création éternelle, c'est reculer pour ne pas sauter plus loin dans l'inconnu.

Il est, du reste, probable que toutes les hypothèses se valent, parce que toutes ne valent rien.

Tout ce que nous voyons dans l'espace, tous ces mondes qui se précipitent jusqu'aux dernières limites de nos télescopes, ces immensités désertes, et ces astres qui les sillonnent, parmi lesquels nous cherchons Dieu, il est fort probable que ce n'est pas du tout ce que nous croyons voir et que nos yeux nous trompent de façon inimaginable. Le saurons-nous un jour ? Et si nous ne devons pas le savoir, pourquoi nous trompe-t-on de la sorte ?

En attendant, vivons comme si nous savions tout, mais en cherchant toujours comme si nous ne savions rien.

Imaginons l'éternelle béatitude comme un instant unique. Nous n'aurons pas le temps de nous y ennuyer, puisqu'il n'y aura plus de temps. Nous sentirons que nous sommes. Nous n'aurons plus besoin de la durée pour être et l'instant suffira et remplacera tout. Nous serons l'instant même que nous étions, que nous sommes et que nous serons.

Durant combien de siècles, parmi les délices du paradis ou les flammes de l'enfer, connaîtrai-je que c'est toujours moi qui jouis ou qui souffre ?

Durant combien de millénaires, ma pauvre conscience frileusement maintenue dans l'immensité d'outre-tombe, se retrouvera-t-elle dans les foules qui la submergeront et saura-t-elle que les bonheurs ou les malheurs qui errent dans l'éternité sont pour elle ou les autres ?