La personne responsable - Grégory Van der Schuren - E-Book

La personne responsable E-Book

Grégory Van der Schuren

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Beschreibung

Métaphysique pour la vie

Notre société est de plus en plus complexe. Les exigences économiques ou professionnelles s’opposent au devoir moral et au fonctionnement de notre écosystème. Les exigences de vie sont de moins en moins compatibles avec la satisfaction de nos désirs, etc.
Lorsque l’on observe le processus qui se déploie jour après jour, on trouve toujours à redire pour suivre des obligations qui déshumanisent la vie. Pourtant, rien n’y fait : nous ne nous sentons pas plus responsables. À raison d’ailleurs, car il y a toujours des causes externes, contre lesquelles on ne peut pas rivaliser, qui nous conduisent droit vers un mur. Notre vie perd de son autonomie, la nature en souffre au même titre. Nous nous demandons, au travers de ce livre, qui en est réellement la cause, mais aussi qui en pâtit ? Qui en est véritablement victime ?
À travers une analyse approfondie, nous nous remettons en question en tant qu’être humain, et nous demandons qui est responsable, et de quoi surtout ?

Alliant une réflexion sur la notion de responsabilité, et d’âme, cet ouvrage met en question les limites de la liberté et égratigne l’illusion qui l’entoure.

EXTRAIT

Il est difficile de se sentir libre dans un monde oppressant, capricieux, dont nous ne semblons pas disposer d’une grande amplitude pour la réalisation de nos projets… Cependant, en formulant cette pensée, une double interrogation me frappe l’esprit. Tout d’abord, pour quelle raison trouverais-je le monde ainsi ? Les projets que je formule et réalise n’en proviennent-ils pas ? Je veux réussir ma vie ou être riche, exercer tel métier, une famille… Ici c’est la nature qui me contraint. J’ai besoin de me nourrir, de me loger. Là, c’est plutôt la société dans laquelle je vis qui limite ma liberté. Ses directives sont loin d’être simples, justes, objectives, et me perdent parfois lors de mes décisions, de mes choix. Je m’y perds car je ne sais pas toujours si ma personne, sans être soumise aux influences, aurait pris cette direction plutôt qu’une autre. Il est vrai que mes ambitions sont pures, mais qu’afin de les mettre en œuvre, les obstacles du monde les modifient en permanence. Je dois régulièrement les revoir à la baisse, m’adapter, accepter…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Grégory Van der Schuren est né en 1974 dans le bassin minier du nord de la France. En 2002, il quitte ces régions pour profiter du soleil au bord de la Méditerranée. Grâce à des missions intérimaires et quelques bonnes rencontres, il s’accroche à ses études à l’université de Toulouse, et se forme pour devenir psychanalyste. Titulaire d’un doctorat en philosophie, il enseigne cette discipline dans l’académie de Montpellier depuis plusieurs années. Il a aujourd'hui un cabinet de consultation.

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Grégory Van der Schuren

La personne responsable

Âme et Liberté

~

Métaphysique pour la vie

Ouverture Que faut-il entendre par le mot : responsabilité ?

Il est difficile de se sentir libre dans un monde oppressant, capricieux, dont nous ne semblons pas disposer d’une grande amplitude pour la réalisation de nos projets… Cependant, en formulant cette pensée, une double interrogation me frappe l’esprit. Tout d’abord, pour quelle raison trouverais-je le monde ainsi ? Les projets que je formule et réalise n’en proviennent-ils pas ? Je veux réussir ma vie ou être riche, exercer tel métier, une famille… Ici c’est la nature qui me contraint. J’ai besoin de me nourrir, de me loger. Là, c’est plutôt la société dans laquelle je vis qui limite ma liberté. Ses directives sont loin d’être simples, justes, objectives, et me perdent parfois lors de mes décisions, de mes choix. Je m’y perds car je ne sais pas toujours si ma personne, sans être soumise aux influences, aurait pris cette direction plutôt qu’une autre. Il est vrai que mes ambitions sont pures, mais qu’afin de les mettre en œuvre, les obstacles du monde les modifient en permanence. Je dois régulièrement les revoir à la baisse, m’adapter, accepter…

Cependant, d’autre part, je n’éprouverais pas ces pressions et difficultés si je ne m’étais pas accroché à ce monde. Tout cela m’est en effet offert par le monde, auquel vient se greffer mon investissement, mes désirs de faire ceci ou cela. Allons voir maintenant du côté de ma personne, et de ce qu’elle ressent lorsqu’elle vient à traverser ces épreuves qui la conduisent tantôt vers la réussite et la gloire, tantôt vers l’échec et la déception. Lorsque je souhaite obtenir quelque chose, ce qui me pousse, m’attire, me propulse vers cet objet ne correspond-il pas à un degré de joie quand je finis par l’obtenir, ou de déception s’il vient à m’échapper des mains ? S’investir renvoie à une attente, mais le silence est bien gardé sur ce que renferme un tel investissement. Pourquoi ai-je voulu me remplir de cette visée, alors qu’elle est avant tout celle d’une époque ? Que signifie cette part de satisfaction ou de déception lorsque mes espoirs sont nourris ou que les routes me sont tout à coup barrées ?

Rien n’indique non plus à quel point je puis supporter les épreuves de la vie, la difficulté quand elle me tombera dessus ? Je ne sais pas si, véritablement, cette charge que j’aurai à porter afin de mener à bien mes actions me sera lourde ? Pourquoi en est-il ainsi ? J’aurais pu prendre des choses plus faciles, plus évidentes, me rétracter en songeant que cet édifice n’a pas une valeur en soi, il n’a rien d’un absolu. Qu’en réalité, il n’y a rien à attendre ! Après tout, je n’ai aucun compte à rendre. Si je ne réalise pas tel projet, qui m’en voudra ? Rien n’est aussi simple, me dira-t-on. Entre l’idée de ne rien lâcher de ce que l’on s’est mis en tête, et la capacité de suivre sans broncher le mouvement du monde tel qu’il s’affiche, il y a tout un éventail de possibilités où chacun de nous pourra venir s’inscrire.

Entre mes défis et ce qui s’y oppose, je trouve à m’accomplir. Si une seule direction m’est offerte, par voie de conséquence il devient évident de n’être responsable de rien ! Pour sauver la liberté, il y a comme un entre-deux, me mettant la pression à un rythme qui coïncide avec mon souffle de vie. Je dois reconnaître combien cette capacité de résistance, permettant de surmonter les chocs, mes faiblesses, mes erreurs, mes remises en cause lors de mes déceptions, font aussi partie du monde lorsque je les embrasse. Je reçois un modèle, une éducation, tout ce qui me caractérise passe par le filtre d’une sensibilité que canalise mon système nerveux, mes neurones, mes synapses ; mais le champ reste libre pour qui les emprunte. Tout ce que j’expérimente passe par mon corps, où tout un réseau de canalisations physiologique et culturel me rend sensible à telle peine, douleur émotive ou physique ; tandis qu’une conscience les reçoit. Les regrets, la formation de mes souvenirs, mes pathologies, tout cet arsenal où se dessine une singularité fait partie du monde lorsque je m’en accapare…

Cette personne, qui réside en un lieu que je méconnais, choisissant, endurant, s’écroulant parfois, se réjouissant, avec ses qualités, ses défauts, m’est également étrangère sous de tels appétits. Il m’est impossible de me comprendre par endroits, bien qu’exécutant, pâtissant, révolté, selon le caractère, la circonstance, les façons d’être et de faire dans un milieu culturel donné. La difficulté est que rien de tout cela ne semble être de moi d’une façon très directe, en tant que sujet conscient, sachant, connaissant. Ne ferais-je ainsi que subir tout en cherchant à obtempérer du mieux que je pourrai, menant une existence dont je ne tiens pas les rênes ? Si tel est véritablement le cas, alors pourquoi parler d’une responsabilité ?

Je m’interroge sur cette capacité de faire face aux circonstances de la vie. Ici j’éprouve de la peine, là de la joie, en d’autres occasions mon humeur est mitigée. Je me plains, certes, mais de quoi puisque je viens de comprendre à quel point il n’existe aucune forme de vie qui ne soit issue d’une conscience projetant d’elle-même son propre idéal ? Et d’où cet idéal prend-il racine ? Il est des régions où la vie est hostile, nul ne s’en plaignant ; d’autres contrées ayant beaucoup de privilèges se trouvent insatisfaites. À quoi est-ce dû ? Aussi, lorsque des difficultés me surviennent, ma personne n’en a-t-elle pas investi une part ? Quasi indépendamment de ce que le monde me délivre, n’y a-t-il pas une personne qui, mêlée, embrigadée dans ses impératifs, opte encore dans ces horizons ?

Quelle peut être cette part, puisque je ne fais que recueillir des états d’âme, les désirs qui les accompagnent, les besoins pour la vie, etc. ? Je ne veux pas dire que cette part se situe au niveau de mes représentations, de cette conscience, car cet affect va bien au-delà de toute forme de représentation : l’effet qui se propage dans mon âme, je la vis de l’intérieur, c’est tout mon être qui s’y trouve convié. Dans ce que je pense recevoir du dehors, et uniquement recevoir, il doit donc figurer une production de mon âme. En d’autres mots : n’en porterais-je pas la responsabilité ?

Puisqu’il est impossible de me le représenter, car tout ce qui m’arrive semble ne provenir que de l’extérieur, comment puis-je savoir ce que j’y mets ? Ici, l’on m’oblige à suivre des règles que je trouve absurdes ; là c’est moi qui ne m’autorise pas d’en déroger parce qu’elles sont morales, et j’en suis sensible. À juste titre, ce qui est senti, donné à vivre provient-il de ma sensibilité, car je suis sensible aux gens qui me regarderont, qui feront parler de moi selon de bonnes ou de mauvaises mœurs ? Ou cela provient-il de ma culpabilité, et cherche pour chaque occasion de me faire pardonner ? D’une manière ou d’une autre, on recherchera pourquoi me serais-je ainsi chargé d’un devoir ou d’un besoin de reconnaissance, entraînant parfois de la culpabilité ?

Quoi qu’il en soit, je reste toujours responsable de ce qui arrive, quoi qu’il arrive, la culpabilité n’étant de ce point de vue tout à fait secondaire, n’est que l’un des devenirs possibles. Je l’aurais quelque part choisi puisqu’elle fait partie de mon horizon de vie. Mais on peut également suggérer son exploitation par des puissances et au détriment de ceux qui trouveraient par là un moyen de consolation. Pourquoi tel processus s’est-il mis en place ? Si je n’en suis pas fautif, au moins en suis-je la cause. On me signale qu’on ne pouvait pas deviner ce sur quoi cela allait déboucher. Comment les conséquences me reviennent-elles sous cette forme ? C’est ce que nous allons voir.

Pour l’heure, approchons-nous de l’idée qu’il n’existe rien d’absolument étranger, rien non plus de tout à fait personnel. Les questions centrales pourraient donc consister à savoir comment ces deux dimensions contigües : âme réceptive et âme constituante, se sont-elles mises en place ? Si quelque aspect me précède pour ce qui me définit, en vertu de quelles expériences me suis-je défini comme je suis ? On me parlera du code génétique, de l’héritage des traditions, mais recentrons-nous sur la façon dont l’empreinte est laissée, comment je la vis, plutôt que tout rapporter à des compositions biologiques dont nous ne connaissons que très peu de choses ?

Cette corrélation, entre mon être intime et ce qui se produit sans que j’en sois explicitement la cause, ne provient certainement pas de moi. Cependant, en rester à ce point de constatation ne permet pas de rendre l’individu que je suis responsable de ce que je commets. Seulement, telle qu’elle apparaît, comme elle se met en place, en aurait-elle cette constitution sans la coloration que lui donne mon être ? Il est vrai que beaucoup d’objections subsistent, qu’il reste beaucoup à dire là-dessus, car on éprouve un certain mal à dissocier, trancher entre le donné de l’expérience, ce qui précisément m’arrive tel que cela arrive, régi par des puissances externes, telles que la génétique, les modes et cultures d’un côté ; et ce dont le moi dispose pour ce que j’entreprends concrètement. Ne s’agissant pas uniquement d’une disposition passive, comme on fait sa liste parmi les produits existants, il va falloir intégrer une dynamique interne à cette disposition qui comprend une infinité de choix virtuels.

La première et la plus basique d’entre ces dispositions peut consister à dire qu’il est nécessaire d’exister, de faire l’expérience, avant d’en vivre les effets. Il suffit d’appréhender ce qui se montre, d’établir un raisonnement en fonction de ce qui se présente et de mes compétences, de mes projets, de ce dont je me pense être capable de supporter. N’accordant que très peu d’importance à ce qui a pu engendrer ces motifs, je ne me préoccupe pas non plus de savoir ce que me réservera l’avenir. Lorsqu’une chose nouvelle ou inattendue arrive, au-delà de ma surprise, j’ai le sentiment de n’y être pour rien, comme si le déroulement de ma vie devait avoir une logique. Or, il n’est rien du monde extérieur qui me précède absolument. Le monde et moi ne sommes pas dissociés. J’ai dû m’approprier les modalités d’existence. Je demande juste où sont-elles passées, puisqu’il est présent à mon esprit uniquement une continuité des causes dont je ne suis pas responsable ? Alors de quoi me plaindrais-je lorsque je me plains ? De quoi puis-je me réjouir lorsque je me réjouis ?

Tout porte à croire que chacun n’est que le produit d’un monde, du même coup nul n’existerait pour soi-même ! Nul ne serait libre, tout ce qui arrive serait entièrement inscrit dans les lois de l’univers ! Dans ce cas de figure, il n’y aurait aucune raison de se plaindre ni de se réjouir : pourtant ces états d’âme je les vis. Mon âme tranche lorsqu’il s’agit de traverser des émotions – ou pas. C’est ainsi que je me définis comme sujet, il ne peut pas en être autrement. Pour savoir que j’existe vraiment, j’ai besoin de comprendre, faire le tri entre ce qui me revient et ce qui n’est pas de moi.

Au fond, ne me suffirait-il pas d’accepter ce qui se présente, quel que soit ce qui se présente et quelles qu’en soient la manière et l’implication, puisque je suis le fruit d’un arbre ? Or, j’ai beau raisonner tant que je le veuille, en faveur ou non d’une simple acceptation, d’un refus, pour ce qui m’est donné de vivre, la réalité me montre autre chose qu’une simple et complète passivité. Face à certaines nuances que j’ai du mal à accepter, relativement à ce qui me plaît, m’attire, me passionne, j’ai comme l’impression d’exister pour moi-même. D’être une personne. Ce qui d’ailleurs se retrouve pour les plaisirs qui me rendent joyeux, mes aspirations, mes projets, puisque ce qui s’ajoute en mon âme n’était inscrit nulle part. À partir du donné du monde, je l’ai si bien construit qu’aucune forme apparaissant ne pourrait avoir cette teinte sans mon apport personnel. Je ne reste pas indifférent, ni à la manière avec laquelle on me permet de les réaliser, ni à leur consistance, leur matière, le sens que ces envies précises me procurent. Bien qu’enlisé dans un ensemble de déterminants dont j’ignore tout, rien y fait : j’aime, je préfère, j’évite, je franchis le pas, etc.

Comment ce monde, qui m’aura fabriqué, a-t-il également construit en moi l’ensemble de ces attraits tout comme ce qui me révulse ? Je suis traversé par cet étrange sentiment, à savoir, de ne pas être isolé du monde, puisque celui-ci m’a produit tel que je suis. Je ne suis pas non plus différent de toute espèce animale. J’en suis même l’héritier le plus direct qui soit. Si bien que dans mes moments de colère, d’angoisse, de joie ou de bonheur, c’est encore mon implication dans ce monde-ci qui transparaît. Mes revendications, mes attentes, ce que j’investis a pour origine une fonction organique, instinctive, vitale. Tout cela aura pris cette forme-là. Autrement je resterais de marbre. Comme c’est loin d’être le cas, une responsabilité doit aussi me revenir pour ce que j’occasionne. Ce qui signifie qu’il existe un entre-deux virtuel, situant mon être à deux endroits à la fois. D’une part, mon incarnation est si parfaite que, dans la droite ligne de la production naturelle, je suis régi par des instincts, qui ne sauraient rendre responsable. D’autre part, je trouve cet espace minimal de liberté qui me rend néanmoins autonome, me permettant tout de même (et c’est peu dire), d’effectuer des choix. Cette caractéristique, c’est l’intuition.

Quelque chose en moi permet de faire la part des choses, d’avoir des préférences, d’être à même d’aimer comme de détester, de ressentir aussi toute la palette de sentiments se tenant entre ces deux pôles apparemment extrêmes, en réalité issus d’une unique production. Ce qui vit en moi n’est pas quantitatif, comme s’il m’était possible de les qualifier numériquement, mais possède en sa qualité une profonde épaisseur, remplissant chaque fois mon âme d’une contenance indescriptible. Je peux dire que chaque ressenti est le mien, au même titre qu’il appartient à ma constitution, au monde. Je peux aussi affirmer l’inverse. Cette étoffe a une nature que je partage avec mes semblables, non pas comme je m’y rapporte moi-même, en cet instant, mais comme rapport au monde que chacun est en droit de contracter, ou d’exploiter. Les deux pôles de cette constitution sont parfaitement réversibles, au sens où il ne se produit rien qui ne soit également issu de mon être intime. La particularité de cette bilatéralité est sa dynamique, car elle est transcendance, poussant le monde et moi-même dans chaque fois quelque chose d’inauthentique – me faisant croire par la corrélation réussie en l’établissement d’un plan statique, sans mouvement.

Par exemple, ce qui m’inquiète me renforce. Je crois pertinemment en ce que cette force vient tout droit du revers de l’inquiétude, une fois tombée. Mais c’est dès le tout début qu’un tel renfort prenait son élan dans un espace d’inquiétude. Si c’est moi qui suis inquiété, la cause de cette inquiétude ne s’arrête pas à l’objet extérieur que je découvre dans le monde – capable de produire cette impression à plus d’un. Elle va jusqu’à me rendre inquiet au travers des ressentis de chacun, tel que j’aurais investi mon environnement. Ce n’est pas que chacun ayant vécu une semblable situation aurait de quoi s’en inquiéter, il suffit que ce ne soit pas contradictoire en droit.

Cet état est mon état à chaque instant que je rencontre tel objet d’inquiétude. Là c’est un autre objet, le sentiment est tout autre, et je distingue l’objet comme tel de ce qu’il me procure de sensation – bien que s’inscrivant dans la parfaite continuité entre mon caractère et toute forme d’identité. De même, ce ressenti, je l’emprunte au monde, selon des traits valant objectivement (tel animal peut être réellement dangereux), que vis-à-vis d’une culture dont je m’approprie les codes (symboliquement il peut signifier d’autres singularités). Ainsi, j’avais peur des loups, lorsque je m’aperçois un jour que c’est ma culture qui me le fait craindre. Il ne l’est pas en vrai, objectivement, il l’est devenu, dans la perception qu’on en reçoit par la transmission des valeurs et des sentiments.

En outre, ce phénomène n’est pas pour autant subjectif, il répond à un ensemble de déterminants inscrits dans mon âme, à la jonction entre ce que la nature a produit dans un milieu, et la quête des individus sensibles à leur environnement. Plus tard, je m’aperçois qu’il a bien fallu que je m’approprie les codes d’une culture, dans leur ensemble et faramineuse complexité, avant d’en ressentir les moindres mouvements, et des directions ou choix qu’il me fallait entreprendre – ou pas.

Tout semble si bien coordonné dans ce que je découvre, ressens, entreprends, bien que relatif à ce qu’on daigne m’inculquer. J’irais parfois jusqu’à imaginer qu’il m’est impossible d’y voir autre chose que de la nécessité, des qualités indubitables ne provenant pas un instant de ma seule personne. À la rigueur, il devient facilement envisageable de n’être responsable de rien, ou presque. Toutefois, a-t-on songé à ce qu’une telle conception implique ?

Du moins, par cette forme d’appréhension du réel, il m’est encore possible de me sentir responsable qu’à partir du moment où j’y mets de la bonne volonté. Dans ma tête, on ne m’impose rien, ce dont je prends la responsabilité n’engage que moi, je l’accepte sans discuter. Le problème est que cette approche de la responsabilité ne dit rien sur les engagements que je suis prêt à prendre ? Pourquoi accepterais-je ceci plutôt que cela, alors que je semble avoir été mis sur un rail dont je ne décide pas de l’endroit où je vais ?

Si l’on pousse un peu plus loin le raisonnement, on s’aperçoit qu’au fond je ne suis responsable de rien. Cette impulsion, qui me dirige, je ne l’explique pas. Me voilà couvert, car chacune des pensées que je formule ou promulgue, chaque intention, toute action et engagement de ma part ne peuvent qu’être la conséquence de ce monde en lequel je ne viens donner qu’une légère impulsion. Aussi, ne pas émettre quelque chose de plus fort ne permet pas d’augmenter son adrénaline. Je ne suis redevable et responsable de rien ! Ce qui est embêtant, c’est qu’il ne semble pas y avoir d’alternative. Soit j’éprouve quelque chose, et deviens responsable d’avoir modifié la structure de l’ensemble. Soit je ne fais qu’obéir au monde qui se dessine, et je perds toute liberté !

Qui peut juger de mes actes, lorsque ceux-ci ne sont que le résultat d’une nécessité aussi externe qu’interne ? Externe parce que sortie d’un milieu, lorsqu’il ne s’agit que de la découvrir ; cependant interne quand il est question de diriger mon attention du côté de ce que l’effet me procure, le recevant passivement, en vue d’un plaisir ou d’un je-ne-sais-quoi encore.

Ne faisant ainsi qu’être affecté, ma liberté existe, mais elle est bougrement restreinte, pour tout dire elle ne serait que dérisoire, illusoire… Je ne peux en juger qu’en fonction de ce dont je suis plus ou moins conscient, alors que la majorité des causes restent parfaitement ignorées. D’un côté, tout ce que ma conscience perçoit, je ne peux le devoir qu’à moi-même, alors pourquoi le perçoit-elle ? Où mettre la barre afin de déceler ce qu’elle ne peut aucunement inventer, le fameux pourquoi quand je me pose la question de savoir s’il existe une raison qui ne ferait que m’appartenir. Toujours est-il que tout ce qui n’entre pas dans le cadre de ma perception actuelle peut encore me laisser pour responsable aux yeux de la communauté. C’est peut-être le plus bas niveau de ce qui me rend libre, mais je crois fermement qu’en cette façon de me comprendre comme un sujet responsable retranscrit mot pour mot et fidèlement ma personnalité tout entière. Malgré l’illusion, il doit subsister une part imperceptible qui me renvoie bel et bien au moi profond, à ma réalité en tant que personne.

Si je tente de m’en soustraire, je ne peux m’en défaire. Que je l’accepte ou pas, c’est au nom d’une société que je reste redevable, responsable. Seulement, cette passivité face à la force des choses me rend impuissant, le rapport au monde devient irréel, tant je ne consens pas vraiment ou tout le temps à ce qui se réalise à mon insu. J’ai pour sentiment de n’être que la marionnette du monde. Je ne veux pas n’être réduit qu’à cela. Mais y échapper signifie reconquérir pour de bon le sens d’une liberté digne de ce nom, à plus d’un titre d’ailleurs.

Par-là, être libre revient à être en capacité de faire des choix en sachant que je ne choisis pas vraiment, voire pour ce que l’on ne choisit nullement. Je ne veux pas d’une liberté mitigée, conventionnelle ou culturelle. Il est hors de question qu’on me fasse croire indéfiniment à une pseudo (ou relative) liberté. Le drame, c’est que pour asseoir cette liberté, j’ai besoin de l’enfermer, de la renvoyer à ce qui n’est pas libre en moi. C’est aussi se savoir responsable de ce qui se produit, quoi qu’il se produise d’ailleurs, bien qu’on ne s’attende pas à ce qui résulte d’une circonstance, que l’on n’avait pas vue venir. Je dois, en quelque sorte, capter, jauger ce milieu en lequel il me reste suffisamment de quoi me sentir à l’origine pour le reste, et ce quoi qu’il arrive. Or, comment puis-je en savoir quelque chose, puisque par définition je n’ai pas accès à ma propre profondeur d’âme, de ce qu’elle inaugure, prend ou laisse derrière elle ?

Ce qui va se produire est-il d’une nature si différente de ce qui s’annonce en mon être ? Quand je désire de belles choses, il est sûr qu’une différence subsiste, entre cette visée et tout ce que celle-ci implique en termes de conséquences. Mais de quel ordre peut-elle être, pour qu’un rapport – devenu entre-temps méconnaissable –, puisse être perpétué jusqu’à ma conscience ? Pour atteindre cette forme que revêt ma responsabilité, j’ai besoin d’entrevoir ce qui ne permet plus, ni d’approcher ni de le comprendre par mon seul intellect, la teneur de ce qui fait monde en cette présence que j’incarne.

Ma personne se trouve au centre de cette implication, bien qu’il me faille comprendre un tel centre que partant d’un voile. Séparé de ce que je peux engendrer, ce dont je suis responsable, chacun le comprend, n’émanerait que de ma personne, me revient, c’est-à-dire m’est immédiatement retourné de l’endroit d’où il part, à savoir ma conscience – bien que ne sachant pas. Autrement je ne ferais plus d’erreur ! Tout ce que j’entreprends me mènerait à la réussite. Mais cela permettrait-il encore d’intégrer la vie ? Je ressemblerais plutôt à un programme, à la fois sachant ce qui m’est préférable d’envisager, et aussi en fonction d’un calcul abstrait déjà présent avant que je puisse établir un contact concret avec la nature ! Qu’est-ce à dire ? Que nous aurions négligé la définition de la conscience, la faisant passer pour du conscient ?

Comprendre qui je suis, c’est alors saisir quelle est ma part de contribution dans ce qui m’apparaît tel que cela m’apparaît dans le cours de mon existence. D’autre part, je dois passer en revue les mécanismes du monde tel que je l’aperçois. Je ne peux pas, à ce moment de la description, me permettre de faire le tri, entre ce qu’il est bon de dire ou de faire, et ce qu’il convient de censurer dans une époque, une société donnée, ou en fonction de mon caractère. Car procéder au moyen d’un filtre ne dit rien sur les motifs de mes distances. Ne dit rien non plus à propos de mes rapprochements de systèmes convenus. De tels rapports sont-ils issus de mon caractère et de ma sensibilité, ou de la pression générale, et dont j’ai conscience, qui s’exerce sur moi ?

Si je retiens la première idée, qu’est-ce qui me fait tel que je suis ? Si par contre il s’agit d’adopter la seconde hypothèse, rien n’explique pour quelle raison ceci m’affecte autant ? Selon ces deux positions je reste sans voix. Cependant, il est besoin d’avancer sur ce terrain délicat. Or, le monde possédant ses propres règles, nous risquons de heurter certaines sensibilités si nous voulons mettre au grand jour ce qui revient à chacun. Cette responsabilité semble être compromise à sa fonction initiale, consistant à dévier la course de notre implication vers un mouvement unanime, général, anonyme, cultural.

Pour couper court, avançant dans la compréhension de ce dont regorge le mot « responsabilité », il est indéniable d’accepter les discours qui peuvent paraître non conformes vis-à-vis des règles d’une société, d’entendre le dire sans imaginer qu’il se dissimule de bonnes comme de mauvaises intentions. Neutralisant la part subjective qui entrave à la connaissance de soi, émanant des préjugés sociaux sans ne rien évoquer de la personne, de ce dont elle peut se servir sous un tel rapport à la communauté.

Autrement dit, évinçant nos représentations habituelles pour atteindre ce pourquoi se forme telle représentation, j’accéderai plus sincèrement à ce qui fait monde et à ce qui me constitue en tant qu’individu. Suspendant tout type de jugement, quel qu’il soit, je fais l’économie d’une interprétation fallacieuse consistant à prendre pour moi ce qui n’est pas de moi. Pour le coup, je n’ai quasiment aucun choix. Car je ne veux pas me cacher derrière des formes de propos culpabilisants, dont les modalités relèvent avant tout des codes moraux, d’une société donnée. Il ne faut pas y voir une critique, mais un constat. M’y cacher ne m’avance guère, étant donné qu’une force pulsionnelle dont je ne dépends pas m’oblige.

Qui suis-je ? À quel niveau me suis-je impliqué, dans ce qui arrive, sans le savoir peut-être ? À quel type de conséquence j’expose le monde dans les moindres sentiments, actions, décisions qui me reviennent ? Enfin, s’il m’est réellement donné d’améliorer le monde, y compris ma vie, que puis-je faire en ce sens ? Ces questions sont inquiétantes et font peur, car elles renvoient à une incapacité d’accéder à la réalité telle quelle. De plus il m’est toujours possible de dire que je n’y suis pour rien, mes pouvoirs étant essentiellement limités. Cependant, ces questionnements ne sont pas sans laisser entendre une part de responsabilité – même quand je nie, refuse, ne peux pas entendre, etc.

Parvenir à cette part de lucidité suppose de trouver à chaque fois ma personne dans tout ce que je pense venir de quelqu’un d’autre. Toutefois, autrui n’a pas davantage raison, il est exposé aux mêmes conditionnements. Il est inutile de s’extraire ou d’investir de façon exagérée, sans quoi j’aurais affaire à un monde sans vie. Il est préférable d’établir un lieu où chacun se rencontre, se perçoit, s’entend. Autant par rapport à soi-même qu’en vertu de quiconque. Je dois me placer entre ce qui n’est déjà plus moi, et qui n’est pas encore l’autre. Une zone intermédiaire, un milieu, entre l’absence totale de toute contribution personnelle, où la cause viendrait de mon acolyte ; et la culpabilité qui peut être engendrée par l’idée fausse d’avoir causé un mal.

Comment trouver ce juste milieu, lorsque tout nous montre qu’effectivement les uns auront tendance à sortir de l’idée d’un investissement quel qu’il soit ; tandis que d’autres vont, au contraire, amplifier leur représentation jusqu’à voir apparaître des facteurs psychologiques (projection, persécution…) ? Ces phénomènes ne peuvent qu’être décrits textuellement qu’à un niveau inférieur, découpant couche après couche chacune des injonctions issues de la personnalité. Je dois plonger dans cette indistinction, en laquelle je vis, afin de, peut-être, me découvrir.

Il me faut, pour cela, remonter de l’apparition pour ma conscience, à l’être que je suis bien qu’ignorant de tout, à la fois de ce qui me pousse vers telle direction ; que pour les conséquences qui s’ensuivront nécessairement. Je demanderai quelle est donc cette part, de mon être que je ne connais pas, qui puisse laisser à ce monde l’empreinte que chacun lui donne ? Autrement dit, il n’y a pas que l’artiste qui crée. Ou plutôt, ce que crée l’artiste est autant innovation que « présence » au monde. L’artiste, s’il sait faire apparaître l’in apparaissant, cela ne signifie pas qu’au quotidien des phénomènes similaires ne laissent pas indifférents.

Au plus bas niveau de perception, je suis en contact avec les agencements. Ne sachant ce que me réservent de tels agencements, j’établis un rapport, une intime relation, au moins suffisamment pour ne pas être totalement pris au dépourvu. C’est pourquoi je dois connaître un aspect de cette ambiguïté, de cette confusion où les pistes me distançant du monde sont parfaitement brouillées, rendant difficile de savoir précisément de quoi suis-je capable ?

Première partie

Le monde

« Ce que j’ai, aime et hais,Je l’ai aussi créé. »

Le monde est vécu, il ne vient pas se greffer à l’individu que je suis – je veux dire après coup. Je peux faire une multitude d’expériences et ne pas sortir grandi. Inversement, il peut suffire de peu pour que l’individu s’enrichisse. En imaginant qu’il se trouve à l’extérieur et dire, par-là, que le moi possède une intériorité propre, je serais en peine de comprendre à la fois qui je suis, et le monde dans son fonctionnement. Je ne comprendrais pas, en effet, ce que le monde a produit pour que j’en vienne à exister, pour ce qui me définit. Je ne saurais pas non plus ce qui s’exprime en moi, particulièrement, singulièrement, à partir des données du monde. Et c’est bien dans cet entrelacs que, pourtant, il se dégage la responsabilité de chacun. Je dois pourtant interroger le monde, pour connaître précisément ce qu’il me lègue lors de ma naissance, ce qui m’accompagne toute une vie et avec quoi j’inaugure, par ma conscience, les visages et paysages.

Il va sans dire que je reçois une forme d’éducation, via un modèle social et culturel, différent selon les modalités de vie, d’un peuple ; il me faudra de toute évidence en « intégrer » les principes, en faveur ou non de convivialité avec mes semblables. Je peux le faire par une double manière : intellectuellement, rationnellement en fonction des attentes ; ou par ma sensibilité, comprenant ce qui me parle et ne comprenant pas, ou difficilement, ce qui ne me parle pas vraiment. Si je dis que les modalités du monde existent en l’état, que je me les approprie par procuration, comment expliquer le changement des mœurs, de nouveaux dispositifs de vie pour une population ? On ne peut pas, car envisager le monde séparément de l’individu nous met face à des incohérences théoriques.

Dire qu’il me revient par la suite de « me » les approprier, d’en faire miens, empêche aussi de comprendre les relations particulières que j’entretiens avec les « effets » qui en découleraient. On serait également en peine d’expliquer pourquoi ai-je réagi d’une certaine manière ? Est-ce par crainte des représailles ? Mais pourquoi ces représailles me feraient-elles courber l’échine, tendre vers elles ? En d’autres occasions, les conséquences pouvaient être plus graves, et je ne reculais pas ! Il se produit autre chose, que des mesures concrètes, lorsque je suis tétanisé, atterré, ou sans limite à l’égard d’une situation. Cette relation vécue reste occultée tant que l’on persiste à croire en la séparation, entre le moi en voie de constitution, et le pourtour ou l’horizon qui s’en dessine au fur et à mesure que le temps se déplie. Ce qui est d’autant plus inquiétant qu’une telle disposition annule toute liberté et toute responsabilité du même coup. Ou bien il faudrait pénétrer dans l’esprit de chacun, afin de vérifier ce qui provient de son éducation, et ce que cette personne a constitué d’elle-même. Cette entreprise étant définitivement obsolète, il ne reste plus qu’une seule solution : comprendre le mouvement dans son intégralité, partant du monde pourvoyant des sujets vivants et autonomes.

Ainsi, le monde est une chaîne d’expériences réelles dont il est strictement impossible d’échapper, une incarnation aveugle, sans but, dont on trouve une triple particularité :

•De paraître comme une totale « évidence » pour tout être. Quelle que soit la forme du corps, je viens au monde avec les dispositions (physiologiques, cérébrales, culturelles, sociales), qui ont pour visée d’assurer ma subsistance. En ce premier point ce corps me suffit. Il me paraît évident à la fois pour ses qualités sensibles et fonctionnelles, et par la place que j’occupe à l’intérieur d’un monde avec lequel je me confonds. Il reste à savoir à quel niveau cette confusion opère, jusqu’à me faire croire à une totale subordination aux lois ?

•Ce monde me pourvoie de besoins organiques, lorsque notamment je trouve une alimentation, un mode de digestion, tout également un corps social qui correspondent à mes attentes. Ces types d’attentes en font également partie, ils ne viennent pas seulement d’un moi qui les agencerait. Ce prolongement du monde à l’intérieur de ma conscience crée le trouble lorsque j’essaie de me percevoir comme un sujet libre. Car la vie n’a rien de précis, elle n’a pas de plan, et cette indétermination prend la forme inverse en chacun de nous !

•Enfin, le monde engendre mes sentiments, où rien de ce qui m’est donné de ressentir n’est dissocié de ce qu’un autre peut ressentir – bien que d’une manière différente et pour des causes bien distinctes. Il reste à se demander comment va-t-on s’y prendre, pour atteindre l’individualité qui se dessine de loin en loin à partir d’un milieu parfaitement commun ?

Ces caractéristiques sont la marque de notre impuissance pour la connaissance de soi, elles signent notre vulnérabilité face à ce que nous ne comprenons pas et, par suite, pour ce que nous pouvons faire pour ne pas être pris au dépourvu. Du point de vue alimentaire, ou au niveau climatique et autres potentielles menaces, peut-on assurer une vie harmonieuse ? Ou bien sommes-nous à jamais tributaires des influences externes ?

Premier momentLa source d’agissements responsables

Les multiples facettes de ma responsabilité

Le mot « responsabilité » fait partie des plus employés par l’humanité, parce qu’il renferme à la fois ce qui est redouté : l’inconnu, et ce à quoi chacun aspire le plus : la liberté, les bonnes conditions pour vivre en communauté. Si bien qu’une personne s’en réclamant et voulant un monde où tout est prévisible est une absurdité. Le mot désigne ce que nous sommes par définition, capables de faire face à notre propre implication dans l’événement que, pourtant, nous n’aurions pas forcément souhaité tel qu’il arrive.

Cette responsabilité, je la revendique haut et fort, je la clame ou, si elle me tombe dessus, j’en accepte régulièrement le sort – mais pas toujours. Plus qu’acceptée, elle est l’un de mes désirs premiers, car elle signe la reconnaissance qu’on me porte, preuve de la confiance et le respect que l’on me prête. Enfant, qui n’a pas ressenti une joie immense quand on nous confiait une mission ? Cependant, je la fuis, la redoute en raison de la charge attribuée pour chaque mission, chacun des gestes. Car on n’en décide pas toujours, cette charge, comme la peine encourue peut dépendre à la fois de la nature de ce qui se produit, de la circonstance, et de mon tempérament, de ce que ma conscience perçoit d’elle-même et est prête à accepter… Mais surtout cela ne dépend-il pas du sort qui me tombe dessus ?

Cette responsabilité, je la redoute également parce qu’elle porte en elle ce que d’un côté je reconnais, mais d’un tout autre côté reste parfaitement ignoré. Je reconnais mon acte, ce qu’il a pu engendrer, que le peuple ou moi-même en avions pris conscience. Pris conscience de quoi ? Comment s’établissent les règles ? Ces dernières ne sont pas une production consciente, nous les respectons sans se poser trop de questions. Elles évoluent avec les générations, n’étant pas figées ni toujours très sensées. Certes, je suis responsable de l’image que je répands dans mon environnement. Mais que signifie avoir une bonne image lorsque les modes changent, ce qui nous aurait heurtés à une époque est devenu une preuve de l’adaptation aux nouveaux codes. De même, savons-nous ce qui va résulter de la meilleure éducation donnée à un jeune ? Saura-t-il suivre les bonnes mœurs ? Sera-t-il épanoui ? Tout cela nous échappe un peu, pourtant nous en sommes responsables.

L’autre problème est que, parfois, nous ne savons pas à quel point il est impossible d’accepter le degré de notre implication pour ce qui se produit. Il est dur de voir combien ce qui arrive, que ce soit chez les autres ou encore chez moi, est en partie lié à ma personne. Je peux attribuer ce phénomène à ma honte, à un excès d’orgueil, mais réellement je suis incapable de voir les liens, les rapports entre ce que je pense faire pour le mieux, et ce qui est entraîné. Je pense défendre cette cause, mais rien n’y fait, on me croit d’un sale caractère et je m’enfonce en voulant déclarer ma bonne foi. Cette complexité est sans nom. Pour se sortir d’affaire, il faut comprendre les mécanismes permettant de ne pas s’enliser ; mais aussi de ne pas se mettre dans ce genre d’embarras. Qui nous l’enseigne ? Pourquoi suis-je aussi sensible à ce regard qu’autrui porte sur moi ? Qu’est-ce qui le justifie ? Il n’est que ma sensibilité qui puisse à la fois faire quelque chose, ou éviter d’entrer en collision. De cela j’ai conscience.

Je ne sais pas toujours dire ou comprendre l’articulation entre mes actions et leurs conséquences. Je ne sais pas davantage ce qui m’a poussé à réaliser tel genre d’action. D’une part, en raison de ce que j’ignore me concernant, à propos de ce qui m’a produit tel que je suis, il m’est impossible d’aller plus loin dans la compréhension de mes gestes que ce qui m’est donné de constater une fois les avoir faits.

D’autre part, à cause de mon appartenance au monde, car ce qui va découler de mon action – comme ce qui l’aura motivée –, ne m’appartient pas en propre et dépend d’un milieu ou de mon environnement, des autres ou du niveau d’interaction ou d’interférence dans cet ensemble-là. Il peut y avoir un enchaînement de conséquences radicalement disproportionné. Qui n’a pas été surpris qu’à partir d’une toute petite affaire, on en arrive à des effets parfois insurmontables ? Tout le monde s’y est mis, chacun de son côté, pour amplifier, décupler par douze ce qui, au départ, n’avait aucune signification ? Au mieux, j’en aurais masqué le jeu, tout serait passé sans crier au scandale. Ai-je eu tort d’être honnête ? A-t-on profité de ma bonté pour me faire absolument tout porter ? Où est ma responsabilité dans cette histoire ? Ne suis-je pas victime ? Si c’est à moi que cela arrive, il est un peu facile d’affubler de critiques ; en revanche il est exagéré de croire que c’est moi seulement qui en suis l’origine. Où se situer ?

De plus, j’accepterais volontiers ce qui arrive, mais lorsque l’avènement comporte un élément compromettant, souvent après coup, j’ai quand même l’impression de passer pour un imbécile. Si j’insiste, je force l’argument pour montrer que je n’y suis pour rien, je me mets davantage en difficulté. L’humain me fascine. Il faut agir avec dextérité, finesse et intelligence, pour se sortir d’affaire ou, mieux, ne pas s’engouffrer dans ce qui rendrait la situation très compromettante. Mais d’où je sors un tel prodige, pour ne pas me faire prendre, ou tout simplement, rendre légitime ce qui est vrai, mon innocence ? Tout se passe très vite dans la tête des gens. Il s’agit de compter en fractions de secondes, afin d’analyser le contexte, les protagonistes, et comment entrer dans un flux où je sors gagnant ? Quelle hypocrisie !

Le pire, ou le meilleur je ne sais plus, c’est que je dois être hypocrite pour ne pas être condamné injustement. Ces effets arrivent comme un éclair, aucun chronomètre ne pouvant en mesurer la vitesse. Chacun en dispose d’une façon naturelle. Ensuite, l’art et la manière sont un indicateur de ce qu’est la personne. Fait-elle bien ? Fait-elle mal ? Toujours est-il que cela m’apparaît comme attribué par des règles conventionnelles auxquelles je me réfère grâce à un sens aiguisé de l’observation. Ce qui ne suffit pas pour expliquer certaines attitudes. Ce qui arrive, je le sais, le reconnais, mais rien n’indique au plus profond de moi si cela résonne ou fasse véritablement sens.

Je ne veux pas être chargé comme une bourrique, de ces aspects de la vie qui font sens à tout un entourage – car rien ne résonne chez moi comme chez eux. Je suis même certain qu’aucune comparaison ne peut être faite entre les résonances de chacun. Les caractères sont devenus incompatibles, il leur aurait fallu que je sois leur sujet, prenant mes responsabilités avec conviction. On me montre qu’il aurait fallu faire ceci, de cette façon-là, afin de ne pas en subir tel et tel effet – sans pouvoir trouver dans mon sentiment davantage de vérité sur ce que cela apporte… Je sais ce que ça me retire par contre. Suis-je responsable de cette revendication faite à cet endroit précis ? Je veux savoir à quel moment je m’y suis réellement impliqué. Dans ce monde, pourtant, chacun s’y retrouve !

Voilà en quelques lignes toute l’ambivalence et l’ambiguïté du mot responsabilité. Il est vrai que je maîtrise et contrôle certains éléments de la vie, j’en suis plus ou moins conscient. Je sais par exemple si je fais une faute au moment même où je prends un certain engagement, et que mon acte va à l’encontre de ce que recouvre cet engagement. Or, « comme si » ce qui se présente provenait intégralement de moi-même, de bonne foi j’accepte volontiers ce qui vient en termes de conséquences, je prends tout ce que comporte cet ensemble sans aucune discussion ni ménagement. Tandis qu’une large part m’échappe à jamais, ignorant pourquoi j’ai de telles tendances, j’entraîne tout un monde sans en être inquiété, ou, au contraire, m’en inquiétant.

Inversement : je sais quelles sont les règles et les principes de fonctionnement d’une société, quels sont mes devoirs et les attentes respectives au sein de la famille ou du travail. Je respecte tout cela, cependant, je ne sais pas encore si je ferai face à tous les impondérables ; malgré les inconvenances on me fera tout de même porter le chapeau sur certaines choses. Sur quoi sont basés mon acceptation, les règles et principes lorsque je suis en mesure de prendre sur moi tout le sort qui m’est réservé ? M’y suis-je disposé par mon caractère ? Comment cet itinéraire de vie, auquel je ne peux apparemment pas échapper, se met-il en place ? Comment va-t-il se construire ? Ces questions sont autant plus saisissantes que cette constitution se fait à mon insu, car je ne semble pas en décider, au mieux j’y participe. Ce qui paraît contradictoire, puisque je l’accepte comme si c’en était moi l’auteur. Comment se fait-il que je m’imagine autant impliqué dans cette contradiction, sans jamais pouvoir expliquer comment ai-je pu intégrer ces principes de vie ?

Lorsque je me demande si je suis bien réellement impliqué dans cette histoire, je voudrais vérifier à quelle hauteur me suis-je mis dans ladite situation, si toutefois il existe bien une part de choix ? Dans ce cas de figure, il doit y avoir un moment où je prenais une direction de vie ayant engendré tout le reste. Certes, beaucoup d’éléments ne viennent pas de moi, ils deviendront la condition de ma personne ; néanmoins je fais corps avec cette condition pour la naissance du sujet – que je suis ou que je représente. Ma sensibilité est bien le produit d’une chair vivante et de mon organisme vivant : le système nerveux, les sens, ma structure cérébrale en sont en partie la cause ; toutefois c’est également ma personne, mon âme et conscience qui en oriente, en alimente le mouvement, donnant cette courbe du temps.

Une première difficulté revient à l’ambivalence du mot « responsabilité », qui prend dans notre langage un sens à la fois valorisant et péjoratif. L’adulte responsable est orgueilleux, vaniteux, tout en reconnaissant ses failles lorsque des conséquences lui sont attribuées – surtout lorsqu’elles ne tournent pas à son avantage. Il les refuse, bien que sachant qu’une fibre le rattache.

Quand je viens au monde, j’apprends à suivre le protocole de l’existence et de la sociabilité. Je vais progressivement développer une sensibilité, jusqu’à me façonner un caractère. Des envies naîtront, et je suivrai certains modèles inscrits dans mon époque, me référerai à une culture. S’il y a monde en ce sens, en vertu de quoi va-t-on s’y jeter, s’orienter… ? L’éducation que je recevrai va, pour beaucoup, contribuer à me rendre responsable. De-là, il se peut que j’abandonne certains choix. Afin de mieux servir cette « exigence » du monde, il me faudra renoncer à certaines visées, en accepter d’autres, etc.

Ce que l’on n’imagine pas, c’est que de nouvelles visées, d’autres objectifs proviendront encore du monde, alors que rien ne vient s’imposer purement et simplement de l’extérieur. On ne me force pas la main, on me sollicite, à la rigueur, lorsque de nouveaux cheminements viennent se fondre en moi, au même titre que les précédentes mobilisations. Je peux ainsi me comprendre selon des formes de compromis. J’abandonne certaines ambitions pour me marier. Des frustrations liées à des attentes vont naître, voire des regrets. Surtout des regrets !

Des angoisses, certaines compassions, revêtiront mes pulsions inassouvies. Ici la question devient double. Pourquoi cet engagement ? Pourquoi le vivre mal ? Cette dernière question se dédouble encore : je vis mal cette situation en raison d’un divorce ou en vertu de surprises auxquelles je ne m’attendais pas en signant le pacte. D’autre part, j’en souffre, j’en ai des séquelles. Plus loin, je dédouble encore mes interrogations. Je me demande si j’aurais pu l’éviter ? si à l’arrivée il fallait que ça prenne cette forme, tantôt sous l’angle des sentiments (je suis meurtri de désir), tantôt sous l’aspect des finances (je suis ruiné), etc.

Or, tout ce que j’ai pu laisser tomber ne survit qu’au travers de cette nouvelle réalité, en laquelle je m’imagine comme ayant, pour de bon, fait des sacrifices. Ces sacrifices sont de deux ordres : au départ, ayant accepté les exigences du monde ; plus tard par cette punition que je prends sur la gueule. Cependant, là où j’ai le plus de mal, c’est en comprenant que rien n’était véritablement fondé. Cela, je l’ai construit du début, certes, et rien, absolument rien de ce qui s’est produit par la suite, n’était programmé. Messieurs, mesdames, cessons de dire qu’il y avait des signes précurseurs. Ce qui arrive je l’ai tout autant construit jusqu’à son terme.

Ces compromis ne me conviennent pas entièrement, tandis que j’ignore tout de l’autre vie – celle qui va me tomber dessus dans quelques années. Ce complexe de situations, où se mélangent dans mon âme des aspirations tenues pour secrètes au travers des éléments actuels, je le tiens du monde. C’est en effet à ce dernier que je dois cette situation, ces aspirations, ces regrets. Ma personne n’y est pour rien, si ce n’est qu’elle aura su se construire dans cet itinéraire bien réel.

Il m’est donné de me sentir protégé par ma culture, ce que propose une époque, des modes. Ma chair, recouverte d’un anorak, ne sentira plus l’humidité de l’atmosphère… Qu’est-ce qui m’a permis de porter de tels vêtements, hormis les besoins engendrés par le froid, l’idée de prendre l’air, les intempéries du moment, ce qui se porte dans de telles circonstances pour paraître civilisé, etc. ? Par cette métaphore, je peux comprendre aussi les exigences d’une morale, ma psyché, me protégeant de ce dont je peux bien éprouver le désir, m’exposant aux intempéries de la vie. Je vais alors me conduire conformément à des principes, tout en prenant naturellement le soin de m’y immiscer selon un caractère, une personnalité.

Me décrire dans cette parfaite relation, entre le moi et le monde tel qu’il se révèle, comme il se montre, ne permet-il pas d’aller plus loin pour aborder ce qui revient à chacun dans un tel mixte ? Mes réticences d’abandon, ou quand je parviens à persévérer malgré toutes les sommes d’inconvenances, tout cet édifice ne deviendra-t-il pas plus clair sous l’angle de cette dynamique ? Lorsque j’abandonne un projet, sera immédiatement associé ce que j’ambitionne de nouveau, à la place de… En amont, je me rendrai compte d’avoir fait ce choix dans l’intention de, peut-être, ne pas m’y tenir jusqu’au bout. Rien n’est dit, toutefois, sur ce qui se fera, jusqu’à ce que cela se fasse. L’impulsion ne sera définitive que dès l’instant où, effectivement, d’autres ambitions se seront mises en place. Certains me traiteraient de lâche, mais c’est en réalité ne pas manquer de courage – puisqu’il me faudra affronter les regards. Ce poids supplémentaire s’ajoute, n’est pas anodin pour ce que j’entreprendrai concrètement.

Comme il m’est impossible de contrôler l’ensemble des facteurs me poussant vers ces directions, me rendant également capable de supporter les critiques, ce que je reçois est lié à mon héritage, génétique, socio-éducatif… Par conséquent je serai tenu pour responsable jusqu’à un certain point : ce qui me tire d’un côté, me poussant de l’autre, coïncide avec ma responsabilité tout autant que je n’en suis pas responsable. Les deux versants se tiennent en ceci qu’ils sont dos à dos pour me désigner en partie responsable à partir du donné ou des conditions dont je dispose à un instant précis. Non responsable néanmoins par ceci qui ne m’appartient pas, et dont pour ainsi dire je ne décide pas. Comment situer la frontière dans une dynamique où rien ne semble net ? Qui désigne de quel côté nous nous trouvons ? Comment la désigne-t-on cette frontière ? Surtout, quel rapport peut entretenir la réalité d’une responsabilité, et la conscience que nous en avons ?

•Pour cette raison, le mot « responsabilité » renvoie à plusieurs sens, il a de multiples facettes, dont la plus classique suppose que l’on aura agi en toute connaissance de cause. Ce qui s’est produit n’était pas ignoré, je le savais non pas comme ce qui allait véritablement se passer, mais comme une éventualité qui pouvait se produire. Cette possibilité était contenue « dans la nature » de l’acte commis intentionnellement. Je n’ai sûrement pas voulu qu’une telle conséquence se produise, toutefois, je n’étais pas ignorant non plus de ce qui était susceptible d’être causé par ce même acte.

La limite de cette définition est de ne pas nous renseigner sur la nature de cette conscience : ce qui lui arrive précisément et les forces qui la contraignent, la portent à suivre ou à ne pas suivre – et ce jusqu’à une certaine limite. Quelle est cette limite ? Puis à suivre selon telle modalité d’existence, ou selon telle autre… Suis-je alors responsable si l’on ne m’a pas prévenu ou si tout simplement j’ignorais ? Tout dépendra sans doute de ce que mon âme aura contracté, comme une impulsivité. Mais cet aspect de la responsabilité n’évoque jamais ce plan.

•À un degré plus élaboré, elle se définirait selon une position sociale, un poste de travail ou à responsabilité. Auquel cas, même si certaines inconvenances venaient à se produire, j’en porte le chandelier – que je l’accepte ou non. Juridiquement, légalement je suis attaquable. Du point de vue de la légitimité, du droit naturel, je suis condamnable. Il ne me reste qu’à être le plus équitable possible. Mais qui revendiquerait le non-respect des règles ? Ne me serais-je pas exposé à des risques pour atteindre des fins de justice plus grandes ?

Bien qu’en termes de conséquences, rien n’est très explicite, qu’il n’y a que les grandes lignes qui apparaissent, tels types de revendications, je dois tout de même assumer la responsabilité, c’est-à-dire les prendre. Si je ne le fais pas, je ne peux pas y échapper, elles me tomberont dessus. Aussi, il arrive que le sujet n’en prenne pas conscience, la sanction n’ayant pas d’impact chez lui. Tantôt c’est au niveau de la loi, que je serais jugé, tantôt ce serait vis-à-vis de la morale, les mœurs – alors qu’il arrive souvent d’y trouver certaines contradictions entre l’État, les valeurs de la vie, et la rumeur qui s’abat sur nous. Puis, au fond, ai-je décidé de ces convenances et inconvenances protocolaires ? Ai-je délibérément pris ce poste dans le seul but d’en prendre les responsabilités, même si le salaire est motivant ? Dans ce cas, il faudra montrer que oui, mon âme a aussi opté, le cas échéant, pour les impondérables. Ce niveau de conscience auquel on se réfère pour dénommer un chef responsable reste extrêmement limité à nos communes représentations.

•Le véritable sens de toute responsabilité humaine doit plutôt être trouvé dans une matrice en laquelle j’assiste, très tôt, à la constitution d’un monde, à la façon dont le moi, ma personne s’y fabrique par la même occasion. En ce lieu, il y a plus que ce qu’une conscience est à même de me délivrer comme information. Je dois trouver ce moment au plus profond des bronches, par là où je prends ma respiration.

C’est le prisme où siègent mes pulsions, mes décisions, ma volonté, qu’on prendrait pour objet d’une analyse, non pas seulement en vertu des éléments venant du dehors et que je reçois comme tel. Que s’est-il en effet produit, d’une part quand je me suis approprié des valeurs, d’autre part au moment où je n’ai plus accès à cet échange ? Autrement dit, tout ce que je prends fait déjà partie d’un moi, me laissant découvrir la personne que je suis selon cette confusion revendiquée à un autre endroit, d’une tout autre manière au niveau de l’apparaître pour ma conscience.

Pour atteindre cette indistinction – où prend racine le moi en puissance –, dont j’ai peine à en revendiquer la paternité, je dois ainsi déplacer d’un cran les enjeux portant sur la responsabilité humaine, la déplacer sensiblement jusqu’au niveau inférieur. J’enlève donc ce qui ne me revient pas en propre dans le système culturel et social auquel j’appartiens désormais. Disposant ensuite, là où on ne s’attendrait pas, une contribution du moi – aussi minimale soit-elle –, dans l’enveloppe du monde se faisant.

À un moment donné, je peux avoir tendance à diviser, à séparer ce qui me revient en propre de ce qui m’est suggéré de l’extérieur, les circonstances m’ayant placé en ce lieu ne me touchant pas personnellement. Je peux avoir l’impression de ne pas avoir choisi, comme quand on porte un uniforme ou l’on obéit aux ordres. Je peux toujours et à n’importe quel moment le justifier. Puisque tout montre que je n’ai qu’emprunté par procuration, je ne l’invente pas tout à fait. C’est pourquoi il m’est à la rigueur chaque fois possible de le justifier.

Cette justification n’arrive pas à point nommé lorsqu’on me demandera des comptes : elle fait intégralement partie de ma façon d’agir, même si je l’ignore j’en suis parfaitement imprégné. J’ai cette fausse impression d’éviter de choisir lors même qu’un choix se présentait à moi, simplement en acceptant ce qu’on me donne, ce qu’on me permet. Car si j’accepte, c’est que cela m’est imposé… Je fais un choix, je suis de bonne foi – bien que j’ignore totalement qu’il se trouve une personne au cœur du processus – en l’occurrence moi ! En d’autres mots, je ne me défile pas devant ces orientations de choix qui me seraient également imposées. Cependant, j’en ignore sans doute, et pour longtemps, la part de mon implication – ce qui ne veut pas dire que cette part, sous prétexte qu’elle reste parfaitement ignorée, du même coup ne me rend pas responsable.

Le modèle que je reçois comporte des types d’attitudes à avoir, et je réponds de mes actes même si je ne désire pas adopter ces attitudes, m’y conformer à la lettre. Mais le ferais exactement comme si cela venait essentiellement de l’extérieur ? Ce qui m’en empêche, m’offusque, est très certainement lié à une époque, à des façons de faire devenues insupportables pour moi maintenant. Or, bien que de cela rien ne semble être de par ma faute, il faut admettre la présence d’un « moi » excentré qui se serait forgé au gré des rencontres et de ses dispositions et facultés internes. Propre à en disposer, n’ayant décidé de rien, ni pour ce monde, ni de ce qui constitue mon corps physiologique, il n’en demeure pas moins vrai qu’une conscience des conditions de vie en lesquelles ce « moi » est tout à coup immergé, va finalement structurer ma personnalité tout entière. C’est mon caractère tout entier qui se retrouve à l’intérieur de la dynamique en question.

Autant dire que mon caractère y est pour beaucoup dans cette révolte, et nul ne décide de ce qu’il est pour autant. Cependant, je n’y suis pas absent. Que je prenne goût par ce côté-ci, ou au contraire me voyant contraint par ce côté-là, rien n’y fait, je ne suis pas entièrement innocent de ce qui se produit – bien qu’une large part me conditionne dans mes épreuves. Cette part du « moi », déjà présente au tout début – sinon en fait au moins en droit –, je dois la découvrir au sein de la structure du monde m’accueillant. Une autre difficulté revient à dire qu’un tel droit comporte déjà un « moi », me distinguant par exemple du règne animal. Quel est le premier élément venant à apparaître ? Ni l’un ni l’autre, car rien n’indique que je serai humain plutôt qu’autre chose. De ma nature, je ne suis pas responsable ! Alors pourquoi tout ce que je ferais en contiendrait-il une part ?

Comme nous ne cessons de le répéter, le problème est de savoir où situer cette zone frontalière, entre ce qui me vient du dehors, y compris les principes et les bonnes manières, et ce qui convient à ma nature lorsque je les suis ou non. Par exemple, à quel moment sommes-nous véritablement responsables, lorsqu’une partie de notre être semble être conditionnée par un environnement, et qu’il nous est forcé de constater certaines injustices ? Je trouve (1) l’objet de ma révolte par un « il y a de quoi » ; (2) les moyens, les droits, les disponibilités non réductibles à de pures obligations, mais des contraintes surmontables ; (3) ce qui me pousse à repérer ces failles, revendiquant ma position, je veux dire ce qui en mon sens peut être considéré comme faisant l’objet d’une mobilisation commune, générale. Si le monde est en mouvement, il me suivra, ne serait rien autre chose que ce mouvement me faisant monter au créneau. Cause que d’ailleurs je ne fais pas que revendiquer, je l’épouse. Faut-il donc comprendre l’idée d’un mouvement virtuel, n’arrêtant rien d’une façon nette, dont l’actualisation dépendra aussi de chacun d’entre nous ? Je veux dire pas seulement émergeant de la force des choses naturelles, culturelles, politiques.

De même, lorsqu’une certaine conséquence n’était pas tout à fait prévisible, soit parce que je ne la voyais pas, soit lorsque d’autres facteurs se seraient regroupés pour donner un résultat parfaitement dérisoire par rapport à ce que l’on était en droit d’attendre, à quel niveau puis-je encore être tenu pour responsable ? Ce qui vient du dedans, de mon âme ou de mon être intérieur peut-il déjà figurer parmi les raisons de mes décisions et de mes choix ? Inversement, lorsque des injonctions extérieures me tombent dessus, peut-il encore figurer une part de moi-même ?

N’allons pas croire que des événements imprévisibles se situeraient entièrement à l’extérieur, car je dois nécessairement avoir pu disposer d’une marge de manœuvre dès le départ. Cependant, comment être certain de ce que ma personne a suscité en termes d’attraits ou de choix personnels ? Il existe toujours des manières de le montrer, tandis que l’on peut encore se demander quelle est la provenance de ces critères. Ne les ai-je pas formulés après coup, encore une fois relativement aux conventions en cours – et aussi conformément à ce que je pouvais connaître des effets engendrés à leur tour ? On imagine bien qu’il existe une manière de saisir cette articulation qui a uniquement pour origine l’individu ! Pour s’en emparer il reste d’en saisir les motifs dans une région de la conscience non encore connue à ce jour.

Il semble que la raison, notre intelligence, nous servent peu si nous voulons faire le tour de la question. Ce seront toujours des causes rationnelles, étrangères au véritable moi, dissociant nos intentions véritables des phénomènes parfaitement extérieurs, qui permettraient d’aborder ce qui, en réalité, n’est pas distinct. Je formule l’idée que la personnalité tout entière comporte à la fois une manière d’être et de faire, impliquant la totalité des circonstances dans lesquelles je me trouve ou finirai par me trouver, mettant également le monde sens dessus dessous. La difficulté porte surtout sur une délimitation qui, pour de bon, ne provient pas de ma personne.