La société des eaux du Caire (1865 - 1954) - Émilie Pasquier - E-Book

La société des eaux du Caire (1865 - 1954) E-Book

Émilie Pasquier

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Beschreibung

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le khédive Ismaïl met en œuvre une large politique de modernisation du Caire qui repose notamment sur l’implantation d’un réseau d’infrastructures hydrauliques, constitué de conduites, de pompes et de machines à vapeur, sur un modèle européen. Le souverain égyptien cède en concession l’adduction et la distribution d’eau dans la capitale à un ingénieur français, Jean-Antoine Cordier, qui fonde en 1865 la Société des eaux du Caire. Cette entreprise monopolistique devient en quelques années un placement financier attractif pour des hommes d’affaires aussi bien égyptiens qu’européens. Le réseau de canalisations de la Société des eaux se fait alors le vecteur d’une technopolitique fluctuante : il est tantôt un instrument de la construction de l’État égyptien, tantôt la marque des rivalités entre puissances européennes dans la ville. Car en prenant l’Europe pour modèle et la concession pour outil, le khédive creuse en Égypte le lit d’un impérialisme technique et financier, à la fois français et britannique.
Il s’agit ici, en croisant les historiographies environnementale et économique, d’interroger l’impérialisme franco-britannique et l’élaboration d’une modernité égyptienne à la lumière de l’exploitation d’une ressource de bien commun aussi cruciale que l’eau en contexte urbain.


À PROPOS DE L'AUTEURE

Ancienne étudiante en CPGE au lycée Henri IV et à Sorbonne Université, Émilie Pasquier est diplômée d’un master d’histoire de l’École de la recherche de Sciences Po. Ses recherches portent sur l’histoire des réseaux hydrauliques urbains et sur les liens entre histoire environnementale et histoire économique dans les villes égyptiennes du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Cet ouvrage est issu de son mémoire de master, rédigé sous la direction de Giacomo Parrinello et de Jean-Pierre Filiu et récompensé par une bourse conjointe de l’AFHE (Association Française d’Histoire Économique) et du RUCHE (Réseau Universitaire de Chercheurs en Histoire Environnementale).

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Émilie PASQUIER

La Société des eaux duCaire

Une histoire de l’équipement en infrastructures hydrauliques de la capitale égyptienne

1865-1954

Éditions Ithaka

Remerciements

Je souhaiterais remercier en premier lieu mes directeurs de recherche, Jean-Pierre Filiu et Giacomo Parrinello, pour leur accompagnement bienveillant tout au long de la rédaction de ce mémoire de Master 2. Je suis reconnaissante envers Giacomo Parrinello pour son soutien et ses relectures entre la soutenance du mémoire et sa publication.

Je remercie le jury du prix Ithaque-Marquet présidé par Olivier Feiertag et le fonds de dotation Ithaque-Marquet d’avoir honoré ce premier travail de recherche et de permettre sa publication. Ma gratitude va également au précédent lauréat, Hugo Carlier, pour ses conseils.

Je dois la définition de ce sujet à l’aiguillage de Ghislaine Alleaume, que je remercie. Au cours de la rédaction, j’ai bénéficié des précieuses orientations de Shehab Ismaïl et Mercedes Volait, auxquels j’adresse mes remerciements, ainsi qu’à Choukri Hmed pour son soutien. J’ai eu la chance, pendant la réécriture du manuscrit, de bénéficier des riches conseils de Sylvia Chiffoleau, Catherine Mayeur-Jaouen, Nicolas Michel et David Todd. Dans ce moment, la confiance d’Antonin Plarier, Iris Seri-Hersch et Guillaume Blanc a été une source d’encouragement. L’aide des nombreux archivistes rencontrés au fil de ma deuxième année de master a été essentielle, notamment celle de Pascal Penot et Nicolas Gueugneau des archives du Crédit agricole, Roger Nougaret des archives de la BNP Paribas et Boris Adjemian de la Bibliothèque Nubar.

Je remercie vivement les personnes qui ont rendu possible mon terrain de recherche au Caire, tout d’abord la Fondation Malatier Jacquet, ainsi que les membres du RUCHE1 et de l’AFHE2, en particulier Stéphane Frioux et Manuela Martini, qui ont gratifié mon travail d’une bourse de recherche et m’ont apporté leurs conseils et leurs encouragements. Je les remercie pour l’intérêt qu’ils ont porté à mon travail. Je remercie également Agnès Deboulet, Laura Monfleur et le reste de l’équipe du CEDEJ, ainsi que Frédéric Abécassis, Malak Labib et les membres de l’IFAO pour leur accueil. Tous ont été de précieux interlocuteurs. J’embrasse et remercie Mireille, Éva, Amir et Noémie qui m’ont hébergée et accompagnée avec dévouement dans leur ville merveilleuse.

Enfin, je remercie très chaleureusement mes relecteurs attentifs : ma mère et ma sœur Clara, Élodie Cazenave, Anaëlle Corréa-Conway, Louise Delumeau, Gentiane Goubet, Roman Knerr, Mathis Marquier, Gilles Narcy, Coline Renaud-Lebret, Capucine Rullière et Corentin Taïbi. Je remercie tout aussi vivement pour leurs encouragements mon père, Juliette Anthoine-Milhomme, Clara Gerschel, Robin Peter, Chiara Salamone, Miriam Smadja et Christophe Zhang, ainsi que chaque personne qui a pu me témoigner son enthousiasme pour mon travail, et, bien sûr, l’ensemble de la famille Pasquier.

1. Réseau universitaire des chercheurs en histoire environnementale

2. Association française d’histoire économique

Avant-Propos

Giacomo Parrinello, Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP), Paris, France.

Le livre que vous tenez entre vos mains est l’œuvre d’une très jeune historienne, qui résulte d’un mémoire de Master 2 que j’ai eu le plaisir de co-diriger avec Jean-Pierre Filiu pendant l’année académique 2020-2021. C’est un travail de recherche qui se concentre sur l’histoire d’une grande ville méditerranéenne, Le Caire, à l’époque des impérialismes européens. L’autrice a choisi une perspective qui mêle de manière originale l’histoire environnementale urbaine à l’histoire économique et à l’histoire de l’entreprise. Dans les quelques lignes qui suivent, je voudrais souligner les quelques éléments qui, à mon avis, font l’intérêt historiographique de ce travail. Ces éléments contribuent également à expliquer l’accueil favorable qui lui a été réservé, dont le prix Ithaque-Marquet, qui a permis cette publication, est un témoignage – et pas le moindre.

Aujourd’hui, la pertinence de l’étude de la dimension environnementale des processus d’urbanisation ne fait point débat1. Au sein de l’histoire urbaine environnementale, un champ d’études désormais consolidé depuis plusieurs décennies, une importante partie des recherches se sont concentrées sur l’histoire des réseaux d’adduction d’eau potable. Nous disposons ainsi d’un riche éventail d’études qui analysent la manière dont les villes ont transformé ce que certains appellent leur « métabolisme » en allant chercher de nouvelles sources d’eau potable plus abondantes et en construisant des réseaux d’égouts2. Nous connaissons les acteurs et le tempo de ces transformations, les conflits et échecs qui les accompagnèrent, les savoirs qui les rendirent possibles et leurs impensés environnementaux. La grande majorité des travaux dans ce champ, cependant, se sont concentrés sur les villes d’Europe et d’Amérique du Nord3. À quelques exceptions près4, il y encore peu de travaux qui mobilisent les questionnaires et les méthodes de l’histoire environnementale urbaine dans les mondes coloniaux et au-delà des terrains euro-américains. Voici déjà un des mérites du travail d’Émilie Pasquier. En étudiant la mise en place d’un réseau d’adduction d’eau potable au Caire, elle introduit un salutaire déplacement de focalisation par rapport aux motifsqui ont dominé l’historiographie urbaine environnementale et plus particulièrement celle de l’eau.

Les grands protagonistes de l’historiographie sur les infrastructures hydrauliques en ville se concentrent généralement sur le mouvement hygiéniste et les épidémies entériques, surtout celles de choléra. C’est amplement justifié par l’importance que l’hygiénisme a eu dans la construction d’un cadre épistémologique et d’un espace de légitimité pour la transformation du métabolisme hydrique des villes européennes et américaines5. Les pandémies de choléra, d’autre part, ont fait irruption dans des villes en profonde transformation démographique, sociale et économique en mettant à jour les limites des écologies urbaines du dix-neuvième siècle. Leur histoire est sans aucun doute mêlée à celle des infrastructures hydrauliques urbaines. Cependant, à la juste attention portée par les historiens sur ces éléments n’a pas toujours correspondu une attention comparable pour d’autres dimensions de l’histoire de ces infrastructures : les politiques publiques et les institutions qui les rendirent possibles, la vie économique qu’elles contribuèrent à structurer, les visions et les transformations du monde social que ces infrastructures furent appelées à servir. Ces dimensions tracent les contours d’un fécond terrain d’investigation, comme le démontrent des travaux récents sur la politique des réseaux hydrauliques urbains6. Le travail d’Émilie Pasquier s’inscrit dans cette démarche, en recueillant la leçon d’historiens de la santé tels que Christopher Hamlin7 et en participant d’un mouvement historiographique en plein essor.

Au centre de cette enquête il y a la Société des eaux du Caire, établie en 1865 avec des capitaux internationaux suite à l’obtention d’une concession du gouvernement égyptien. Cette société fut responsable d’un profond renouvellement des systèmes d’adduction d’eau potable au Caire dans les décennies qui suivirent. Elle accompagna l’expansion de la ville et la transformation des usages de l’eau entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. L’histoire de cette société est donc aussi l’histoire de la construction d’un nouveau réseau et, à travers cela, l’histoire d’un nouveau rapport à l’eau. Cependant, selon Émilie Pasquier cela ne se fait pas (ou tout du moins pas premièrement) selon des objectifs hygiénistes. Cela se fait plutôt dans le cadre beaucoup plus articulé de la volonté réformatrice des autorités égyptiennes et du jeu d’intérêts économiques et politiques entre l’Égypte et les empires coloniaux européens.

L’histoire de la Société des eaux du Caire ainsi reconstituée par Émilie Pasquier nous offre également une perspective sur les nuances du rapport entre acteurs économiques, État français et pouvoir égyptien, ainsi que le rôle du pouvoir économique dans la construction de ce que David Todd appelle l’« empire de velours » de la France du dix-neuvième siècle8. Elle nous laisse aussi voir le rôle central de la gestion d’un service urbain aussi essentiel que la distribution d’eau potable pour les Britanniques au moment de l’instauration du protectorat. À partir de ce moment, l’actionnariat français sera rapidement mis à l’écart et la gestion de la Société des eaux confiée à William Willcocks, figure clé de l’histoire environnementale de l’Égypte contemporaine et l’un des principaux responsables du premier barrage d’Assouan9.

Je voudrais conclure cet avant-propos en soulignant que ce livre est le résultat d’un travail de recherche complexe, mené à partir d’archives éparpillées et incomplètes, à l’accès parfois malaisé. C’est aussi le résultat d’un dépouillement minutieux de documents bancaires, des bilans et des procès-verbaux dont Émilie Pasquier a su tirer des informations précieuses. C’est un signe des qualités de l’autrice qui laissent beaucoup à espérer dans de futurs et plus mûrs travaux. Mais on trouve également dans cette recherche une direction méthodologique importante, qui va au-delà des mérites de ce travail. À travers ses traces archivistiques, ce n’est pas seulement l’histoire d’une entreprise qui s’écrit. On voit aussi émerger l’histoire d’un changement environnemental. La vie économique a en effet été et continue à être un facteur décisif de la transformation de l’environnement dans l’histoire contemporaine. La combinaison des approches d’histoire environnementale et d’histoire économique est donc indispensable pour mieux comprendre le devenir de notre monde en crise, dans les villes comme ailleurs.

Paris, 17 juin 2022.

Note sur la translittération

Par souci de fluidité, la translittération des termes arabes est simplifiée. La lettre ‘ayn est transcrite par le signe ‘. L’attaque vocalique (hamza) n’est pas restituée en début de mot. Les voyelles longues sont transcrites avec un accent circonflexe (« â », « î », « û ») et les semi-consonnes sont notées « w » et « y ». Les emphatiques ne sont pas différenciées des consonnes correspondantes (« d », « s », « t », « z »). Le tâ marbûta est noté « a ». La translittération proposée par les sources a été conservée dans les citations, comme dans le cas de « Boulac » ou « Ismaïlieh », que nous translittérons « Bûlâq » et « Ismâ‘îliyya ». A été également conservée la manière dont certains auteurs écrivent leur nom de famille, en dépit de notre système de translittération.

Note sur la valeur des monnaies

La Société des eaux établit dans un premier temps ses bilans en francs. À partir de 1887, ses bilans sont établis en livres égyptiennes. Le contexte de domination britannique mène également la société à faire circuler des livres sterling.

Ces trois unités monétaires sont les principales utilisées en Égypte à l’époque. Jusqu’en 1885, la livre égyptienne (notée L.E.) se divise en 100 piastres tarifs ou 200 piastres courantes. 1 piastre vaut 40 paras. La livre se divise en 5 talaris égyptiens. Après la réforme monétaire de 1885, la livre vaut 100 piastres ou 1 000 millièmes. La livre sterling se divise en 20 shillings ou 240 pence. Une livre égyptienne, tout comme une livre sterling, vaut environ 7,3 grammes d’or au XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. 20 francs valent 1 napoléon. Un franc vaut en moyenne 0,29 gramme d’or au XIXe siècle.

La valeur de ces trois monnaies connaît certaines variations entre 1865 et 1956. On constate que la livre égyptienne et la livre sterling ont une valeur à peu près équivalente sur l’ensemble de la période. Le franc varie un peu plus par rapport à la livre égyptienne : en 1861, une livre égyptienne vaut 25,6 francs et de 1918 à 1962, elle en vaut 28,4. On considère donc qu’en moyenne sur la période, une livre égyptienne vaut à peu près 27 francs.

1. Geneviève Massard-guilbaud, « Pour une histoire environnementale de l’urbain », Histoire urbaine, 18 (2007/1), p. 5-21.

2. Joel A. Tarr, The Search for the Ultimate Sink: Urban Pollution in Historical Perspective, Technology and the Environment, Akron, Ohio, University of Akron Press, 1996, p. 7-35. Voir aussi Sabine Barles, « The main characteristics of urban socio-ecological trajectories: Paris (France) from the 18th to the 20th century », Ecological Economics, n°118 (2015/C), Elsevier, p. 177-185.

3. Voir par exemple Matthew D. Evenden, Stéphane Castonguay (éd.), Urban Rivers Remaking Rivers, Cities, and Space in Europe and North America, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2012, 256 p.

4. Parmi les exceptions notables, le travail de Matthew Gandy, The Fabric of Space: Water, Modernity, and the Urban Imagination, Reprint edition, The MIT Press, 2017, 362 p. Pour un exemple récent, voir aussi Aditya Ramesh, « Flows and fixes: water, disease and housing in Bangalore, 1860–1915 », Urban History (2021), Cambridge University Press, p. 1-23.

5. Pour le cas états-unien voir le travail fondateur de Martin V Melosi, The sanitary city: urban infrastructure in America from colonial times to the present, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2000, 400 p. Sur l’hygiénisme dans la transformation des villes voir également Stéphane Frioux, Les batailles de l’hygiène. De Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, 288 p.

6. Vincent Lemire, La soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (1840-1948), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2011, 663 p. [consulté le 17 juin 2022] ; Timothy Moss, Remaking Berlin: A History of the City through its Infrastructure, Cambridge Massachusetts, MIT Press, 2020, 428 p.

7. Christopher Hamlin, « “Cholera Forcing” The Myth of the Good Epidemic and the Coming of Good Water », American Journal of Public Health, n°99 (2009/11), p. 1946-1954.

8. David Todd, Un empire de velours - L’impérialisme informel français au XIXe siècle, trad. Joseph Felix, Paris, La Découverte, 2022, 318 p.

9. Terje Tvedt, The River Nile in the Age of the British: Political Ecology and the Quest for Economic Power, London and New York, I. B. Tauris, 2004, p. 24-25.

Introduction

Dans le récit d’un voyage en Égypte effectué en 1833, le Britannique Robert Curzon décrit sa déception lorsque, à son arrivée au Caire, il se laisse aller à la tentation de goûter l’eau du Nil :

« In my enthusiasm on arriving on the margin of this venerable river, I knelt down to drink some of it, and was disappointed in finding it by no means good as I had always been told it was. On complaining of its muddy taste, I found that no one drank the water of the Nile till it had stood a day or two in a large earthen jar, the inside of which was rubbed with a paste of bitter almonds. This causes all impurities to be precipitated, and the water, thus treated, becomes the lightest, clearest, and most excellent in the world1».

Il n’est pas étonnant que Robert Curzon se soit attendu à une expérience particulière en portant à ses lèvres l’eau du fleuve. Une foule de légendes et de traditions circulent en effet sur le Nil, depuis le moment où des populations ont commencé à s’établir dans sa vallée jusqu’à aujourd’hui. Il est le vecteur de vie qui dessert l’Ouganda, le Soudan, l’Éthiopie et l’Égypte avant de se jeter dans la Méditerranée. Son eau abreuve les hommes et les bêtes, son limon fertilise les champs de culture, la vitesse de son courant permet aux peuples de se déplacer, de commercer, de s’enrichir. Le rythme de l’Égypte suit, depuis l’Antiquité, celui des crues de son fleuve, dont les Égyptiens ont divinisé chacune des caractéristiques. Les sens imprégnés de cette infinité de mythes, Robert Curzon a été confronté à la matérialité du fleuve, celle d’un courant d’eau puissant, charriant d’énormes quantités de sable et de limon. Cette eau n’est pas naturellement saine. Pour la boire, il faut la purifier. Cette action de l’homme est nécessaire, sous peine de tomber malade. Il existe des mécanismes de purification, comme celui que Robert Curzon évoque mais aussi des systèmes de distribution de l’eau dans la ville. Le Nil a en effet été la condition du développement des villes qui se trouvent sur son passage et en particulier de la plus importante d’entre elles à l’époque contemporaine, Le Caire2. Cette dernière s’affirme comme la capitale politique égyptienne dès sa fondation en 969, au commencement de l’époque fatimide. Elle s’étend au fil du temps et à la fin du XIXe siècle, elle forme un ensemble urbain imposant, qui cristallise la violence des inégalités sociales du pays et réunit toutes les catégories de la population égyptienne en une ville à la croissance démographique exponentielle. C’est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle que la capitale connaît les plus vastes transformations. D’abord impulsés par Mohammed ‘Alî, qui règne entre 1805 et 1848, l’industrialisation et le développement de la ville sont favorisés par le khédive Ismâ’îl, qui crée de toutes pièces un nouveau centre-ville, adossé au centre historique. Ce nouveau centre économique rassemble les Égyptiens fortunés et les Européens expatriés. Il est construit selon les normes urbanistiques européennes : de larges avenues, des parcs, des places articulant les circulations dans la ville. Dans ces nouveaux quartiers vivent de nombreux investisseurs européens qui sont, autant que le gouvernement, à l’origine de l’équipement de la ville en infrastructures. Ainsi, ce sont deux ingénieurs français qui équipent Le Caire de conduites modernes de gaz et d’eau : Charles Lebon obtient une concession pour l’installation de l’éclairage au gaz dans la ville en 1865, la même année que Jean-Antoine Cordier obtient une concession pour la distribution de l’eau potable.

L’accès aux réseaux de distribution de l’eau purifiée est un enjeu politique, social et environnemental qui s’inscrit dans le temps long des sociétés humaines. Conduire l’eau en milieu urbain, c’est répondre à des nécessités démographiques vitales mais aussi à des enjeux de l’ordre de la sécurité, de la santé publique et de la salubrité. L’eau distribuée et consommée au Caire provient presque exclusivement du Nil lorsqu’elle n’est pas extraite des nappes phréatiques. Au Moyen Âge, d’après l’historienne Valentine Denizeau, l’adduction d’eau résulte d’une superposition de méthodes, dont aucune ne supplante les précédentes, ne permettant pas l’émergence d’un système global et uniforme avant le XXe siècle3. Toutefois, l’ensemble de ces méthodes semble fonctionner efficacement et en cohérence. Tout d’abord, des étangs (birkât-s) et des marais naturels approvisionnés par la crue du Nil parcourent et ceinturent Le Caire médiéval. Ils sont reliés entre eux par des canaux et sont doublés de canalisations souterraines, les qanât-s, qui permettent d’exploiter l’eau des nappes phréatiques, tout comme les puits, très nombreux dans la ville4. Des aqueducs, construits sous le sultanat mamlûk, acheminent également l’eau jusqu’à des réservoirs. À ces systèmes techniques s’ajoutent les réseaux de porteurs d’eau, les saqqâ’în, qui travaillent en corporation. Ce sont ces hommes qui, par leurs allées et venues entre la ville et les berges du Nil, acheminent l’eau dans de larges outres jusqu’aux habitations des Cairotes aisés ou jusqu’aux sabîl-s, des fontaines publiques qui sont pour beaucoup conçues comme des œuvres de charité régies sous le système des waqfs5. Ces divers réseaux techniques et humains font chacun l’objet d’une quête de perfectionnement par les pouvoirs publics et les ingénieurs, de l’époque médiévale jusqu’au XIXe siècle.

Cette quête perpétuelle d’amélioration atteint justement son paroxysme au XIXe siècle, lorsque le gouvernement égyptien décide de repenser les mécanismes de distribution de l’eau au Caire en invitant des ingénieurs européens à y transposer les réseaux d’équipement dits « modernes » que l’on retrouve alors dans les grandes villes d’Europe6. L’implantation de ces nouveaux systèmes bouscule les mécanismes établis au Caire depuis des centaines d’années. Les réseaux de porteurs d’eau et de fontaines voient leur rôle restructuré par les réseaux de canalisations et de machines. Toutefois, les infrastructures préexistantes ne sont pas remplacées subitement par les nouvelles : les équipements à l’européenne mettent plusieurs décennies à dominer la ville. À la fin du XIXe siècle, les réseaux anciens et nouveaux se superposent et stratifient l’espace public.

Les nouveaux réseaux d’adduction d’eau doivent leur installation à Jean-Antoine Cordier (1810-1873), ingénieur hydraulique et fils d’ingénieur hydraulique, originaire de Béziers, qui reçoit en 1865 une concession accordée par le gouvernement égyptien pour l’adduction de l’eau potable dans la ville du Caire. Il crée la Société anonyme des eaux du Caire, sur le modèle d’une autre compagnie, la Compagnie des eaux d’Alexandrie, qu’il a lui-même fondée en 1857 et qu’il dirige toujours au moment où il fonde celle du Caire. Les techniques qu’il importe en Égypte n’ont rien de révolutionnaire mais leurs conséquences sur la croissance de la ville et sur la distribution des populations sont grandes. La société que fonde Cordier sur un format concessionnaire entretient une relation ambivalente avec le gouvernement égyptien, qui accorde certaines libertés à l’ingénieur ainsi qu’un délai supplémentaire pour la construction du réseau mais qui lui impose aussi un cahier des charges rigoureux et menace régulièrement de racheter l’entreprise si le travail de Cordier se révèle insatisfaisant. La société est en grande partie financée par des hommes d’affaires mais aussi par des banques d’investissement comme le Crédit lyonnais ou le Comptoir National d’Escompte Parisien7. Au fil des décennies, la Société des eaux en vient à assumer d’autres fonctions que celles qui lui avaient été attribuées à l’origine : en plus de filtrer et de distribuer les eaux du Nil, elle vend de la glace alimentaire et effectue des travaux de voirie. Le fondateur, Jean-Antoine Cordier, est rapidement évincé du conseil d’administration de la société et laisse sa place à une succession d’ingénieurs des travaux publics français, puis britanniques à partir du tournant du siècle, ayant pour la plupart déjà travaillé dans d’autres villes et notamment des villes en situation coloniale.

C’est cette entreprise, la Société des eaux du Caire, qui constitue l’objet de notre étude. Les archives collectées permettent d’éclairer l’activité de l’entreprise, son développement, ainsi que les trajectoires des ingénieurs et hommes d’affaires qui l’ont servie. Si en Égypte l’eau est considérée comme un bien public, sa distribution n’obéit pas strictement aux règles d’un service public mais à celles d’un « service collectif d’intérêt général8». Pour comprendre le statut de l’entreprise et ce qu’elle représente à la fois pour les acteurs égyptiens et européens, il s’agit de se pencher sur les rouages administratifs et juridiques propres aux concessions d’intérêt général accordées par le gouvernement égyptien à la fin du XIXe siècle. La seule monographie portant sur une entreprise créée par concession de l’État égyptien se trouve dans la thèse de l’historienne Caroline Piquet portant sur la Compagnie universelle du canal maritime de Suez9. Plus qu’un travail sur le format concessionnaire, cette thèse fait l’histoire de l’entreprise et de son insertion dans un contexte politique et économique changeant. Caroline Piquet livre en effet une analyse de la versatilité du modèle concessionnaire, un outil qui se place au service d’une diversité d’acteurs, tantôt européens, tantôt égyptiens10. Dans le cas de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, l’entreprise sert dans un premier temps un certain impérialisme français en Égypte, avant de devenir l’objet de cristallisation d’une construction nationale et de matérialiser l’entrée de l’Égypte dans une économie mondialisée. Si la Société des eaux du Caire ne répond pas aux mêmes besoins ni aux mêmes enjeux et idéaux, l’entreprise évolue dans le même contexte et sur les mêmes bornes chronologiques que la Compagnie universelle du canal de Suez, c’est-à-dire des années 1860 aux années 1950. Le cas de la Société des eaux permet donc d’alimenter l’historiographie des concessions égyptiennes cédées à des entrepreneurs français et de questionner la nature des relations économiques entre l’Égypte et l’Europe ainsi que le poids des rivalités inter-impériales dans ces relations.

Alimenter l’historiographie du Caire

Si la Société des eaux constitue une entrée privilégiée dans l’étude de la transformation de la capitale égyptienne au XIXe siècle, elle n’a paradoxalement été que peu étudiée jusqu’ici. Deux historiens dominent l’historiographie du Caire et leurs travaux essentiels constituent une solide base contextuelle dans l’étude de l’entreprise : André Raymond11 et Janet Abu-Lughod12. Raymond a balayé une myriade d’aspects de l’histoire de la ville du Caire au cours de sa vie de chercheur et sa monographie sur Le Caire constitue la seule synthèse englobant toutes les productions secondaires sur la ville. Notons toutefois l’ouvrage fondateur de Marcel Clerget, certes publié en 1934 mais dont la précision n’a pas trouvé d’égal et qui reste cité par l’ensemble des historiens travaillant sur Le Caire13. Dans son livre sur Le Caire, André Raymond déroule toutes les étapes de l’urbanisation du Caire, de l’époque médiévale jusque dans les années 1990. Janet Abu-Lughod, quant à elle, est la première historienne de langue anglaise à avoir tenté une synthèse de ce type, synthèse qu’elle a publiée suite aux festivités liées au millième anniversaire de la ville du Caire. Son ouvrage relève d’une histoire sociale, tandis que Raymond suit une chronologie évènementielle pour réunir les aspects économiques aussi bien que politiques et urbanistiques. Les deux auteurs détaillent les transformations de la ville du Caire au fil des siècles par la volonté des souverains égyptiens successifs. André Raymond insiste sur le « rêve de l’occidentalisation » du khédive Ismâ’îl, sous lequel « le processus urbanistique est intériorisé et maîtrisé »14par les Égyptiens. Pour Raymond, ce n’est que tardivement dans l’occupation britannique que l’aménagement urbain revêt un caractère proprement colonial, alors même qu’il s’inscrit dans la continuité de la démarche d’Ismâ’îl. Les aménagements les plus marquants du XIXe siècle mis en avant par les deux auteurs sont la construction d’un centre économique et commercial à l’ouest de la ville sur un modèle occidental, l’aménagement d’une voirie réglementée et aérée, le percement de rues, l’assèchement des étangs, une orientation architecturale vers des styles italiens, grecs et haussmanniens, la distribution de services publics en concessions, le creusement du canal d’Ismâ’îliyya qui relie le Nil au chantier du canal de Suez et la construction de ponts sur le Nil. Janet Abu-Lughod, elle, met en avant l’héritage médiéval du Caire moderne, les persistances des modèles urbains médiévaux, le fonctionnement des institutions urbaines et la répartition des populations en fonction des quartiers. Elle souligne le paradoxe de l’empreinte française sur l’urbanisme et l’architecture cairotes, qui semble disproportionnée puisque les troupes françaises n’ont occupé l’Égypte que trois ans, entre 1798 et 1801, là où les Britanniques ont pris le contrôle du pays pendant quarante ans.

La question de la transformation du Caire au XIXe siècle a largement été étudiée en France du point de vue de l’urbanisme, notamment par l’historien Jean-Luc Arnaud15. Architecte de formation, il fait dans son ouvrage Le Caire, mise en place d’une ville moderne une analyse morphologique des espaces du Caire en s’intéressant aux divers acteurs de la modernisation entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Il apparaît, selon lui, que ce processus de modernisation est dominé par des intérêts privés : ceux du prince dans un premier temps, puis ceux des sociétés immobilières et de leurs réseaux d’influence dans un second. La Société des eaux est révélatrice de la prépondérance de ces intérêts privés.

Une autre monographie d’importance pour ce qui est de l’étude de l’urbanisme cairote est à trouver dans le travail immense de l’historien Robert Ilbert16. Dans un de ses ouvrages, Ilbert fait le récit de la naissance et de la croissance de ce qui était à l’origine une ville coloniale à part entière, Héliopolis, qui constitue aujourd’hui un des quartiers du Caire. Née sous l’impulsion du baron Édouard Empain, Héliopolis concentre tous les équipements urbains novateurs au début du siècle et s’affirme d’emblée comme une ville cosmopolite. Les historiens français et tout particulièrement Mercedes Volait, se sont également intéressés aux transformations du Caire par l’étude de son architecture17. Cette historienne de l’art a questionné le développement de certains services publics au Caire et à Alexandrie. Mercedes Volait, dont les directeurs de thèse ne sont autres qu’André Raymond et Robert Ilbert, recueille dans son livre Architectures européennes plusieurs contributions offrant une vue d’ensemble des différents acteurs européens qui ont pu participer à la transformation de la ville.

Cependant, les infrastructures hydrauliques cairotes proprement dites n’ont été étudiées en France que par Ghislaine Alleaume18. Le travail de cette historienne, qui porte surtout sur les égouts, constitue la base de notre étude. Ghislaine Alleaume est en effet la première à avoir dessiné une étude des réseaux de sociabilités des ingénieurs hydrauliques franco-britanniques. Dans un article très dense, elle offre un panorama complet des acteurs des aménagements hydrauliques cairotes dans les années 1890 et affirme que c’est bien un enjeu politique qui attise les conflits autour de l’installation d’un réseau d’égouts. Pour elle, ce réseau s’est révélé être le terrain de confrontation entre les objectifs du développement national égyptien et ceux de l’administration coloniale britannique projetant de créer une « Égypte à l’Indienne19», selon les mots de Jacques Berque. Titulaire de la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au Collège de France entre 1956 et 1981, Jacques Berque constitue la plus grande figure orientaliste de la deuxième moitié du XXe siècle. En 1967, il écrit Impérialisme et révolution, un ouvrage de référence qui fait l’histoire de l’impérialisme britannique en Égypte de 1882 à 1952. C’est dans un chapitre de ce livre que Jacques Berque parle d’une « Égypte à l’Indienne » pour décrire le phénomène d’importation en Égypte de travailleurs et de savoirs élaborés en Inde par les colons britanniques. Cela se vérifie particulièrement dans le cas des égouts du Caire, construits par des ingénieurs britanniques et modelés sur ceux de Mumbai. Si les égouts sont implantés au Caire par des Britanniques, ce sont des ingénieurs français qui s’occupent d’équiper la ville d’un réseau d’adduction d’eau potable. L’étude des modèles des infrastructures importées en Égypte par des ingénieurs européens révèle donc la grammaire de la transformation du Caire au XIXe siècle.

Pourquoi écrire l’histoire de la Société des eaux du Caire ?

L’étude de la Société des eaux permet d’éclairer l’histoire de la capitale égyptienne mais aussi celle de la nature des relations économiques et politiques entre l’Égypte et l’Europe. Les souverains égyptiens du XIXe siècle se tournent vers des techniciens européens pour mener le pays vers leur projection de la modernité. Cette notion de « modernité » ainsi que celle de « modernisation » ne sont pas utilisées au XIXe siècle pour qualifier les transformations sociétales, bien qu’on les retrouve sous diverses formes dans différentes branches de l’historiographie produite ultérieurement sur cette période. La notion de « modernisation » est notamment utilisée en histoire environnementale pour qualifier les transformations des infrastructures et des équipements. L’idée de modernité a cependant été largement critiquée par les historiens ces dernières décennies : renvoyant dos-à-dos les modernes et les non-modernes, le concept de modernisation en tant que processus entretient chez certains auteurs une vision néocoloniale des relations entre les peuples. Le terme peut également emprunter à l’évolutionnisme, postulant que tous les peuples évoluent dans une même direction pour passer d’un stade primitif à un stade évolué. Toutefois, certains historiens et philosophes ont récemment envisagé une réutilisation de cette notion sous un angle méthodologique davantage que pour son contenu doctrinal20. Les apports de Bruno Latour, tout particulièrement, permettent en partie de retourner à cette catégorie pour en faire un outil méthodologique. L’anthropologue et philosophe propose un renversement des perspectives en affirmant l’inexistence de la modernité en tant que telle21. Il s’agit alors, à partir de son travail, d’analyser la modernité en tant que construction occidentale, en partie rétrospective, constituée des représentations que l’Europe se fait de ses propres modèles. Ces modèles sont projetés, appropriés ou imposés en dehors du continent européen dans le contexte de la construction des empires coloniaux. Si l’on ne parle pas de modernisation au XIXe siècle, la catégorie alors utilisée est celle de la civilisation, un processus poursuivi pour tendre vers le progrès. C’est au nom de la civilisation que les initiatives coloniales sont mises en œuvre : il s’agit, pour le colonisateur, d’exporter dans le pays dominé ses modèles et ses valeurs. L’idée de civilisation est reprise par les figures du gouvernement égyptien dans la mise en œuvre des multiples programmes de transformations entrepris au cours du XIXe siècle. C’est à cette pensée que nous ferons référence en utilisant ici le terme de « modernisation », qui permet de garder en perspective les projections de l’Europe sur elle-même et les projections de l’Égypte sur l’Europe dans l’exploration des mécanismes de transformation de l’adduction d’eau cairote.

Si c’est l’État égyptien qui prend l’initiative d’importer de telles infrastructures en Égypte, le contexte dans lequel prend place ce processus de transformation et de modernisation questionne le rôle des acteurs européens. Les pays européens et l’Égypte n’ont pas une position égale : les uns exportent leurs capitaux et leurs modèles pour générer des profits et de l’influence, tandis que l’autre s’appuie sur cette dynamique pour s’insérer dans une modernité qu’elle projette sur l’Europe. Les intérêts européens en Égypte sont en pleine croissance tout au long du XIXe siècle jusqu’aux années 1930 et nombreux sont les hommes d’affaires qui possèdent des parts dans des sociétés expatriées22. À la fin des années 1860, c’est envers des banques françaises et britanniques que le khédive Ismâ’îl accumule d’importantes dettes pour financer la transformation de son pays, une transformation qui tend vers une certaine idée de la modernité à l’européenne : il s’agit d’insérer son pays dans des réseaux commerciaux et culturels internationaux, notamment avec l’ouverture du canal de Suez, il s’agit aussi de rénover les systèmes d’irrigation, de dompter les crues du Nil et de faire des grandes villes égyptiennes les vitrines de cette nouvelle modernité égyptienne, pour faire en sorte « que l’Égypte fît partie de l’Europe » d’après les mots que le souverain ‘Abbâs Hilmi23 prête à son grand-père Ismâ’îl. Le pays fait banqueroute à partir de 1875 et en quelques années une tutelle franco-britannique est mise en œuvre sur deux des ministères les plus centraux, celui des Travaux Publics et celui des Finances. Dès 1882 et plus encore à partir de 1884, le pays est occupé militairement par les Britanniques, qui contrôlent de fait le gouvernement pendant trois décennies avant d’établir officiellement leur domination avec l’instauration d’un protectorat en Égypte à partir de 1914. Si ce sont les Britanniques qui finissent par coloniser le pays, les Français nourrissent tout au long du XIXe siècle des velléités que l’on peut qualifier d’impérialistes envers l’Égypte : après la campagne d’Égypte de Bonaparte, ils sont présents sur le territoire pour nourrir leurs propres intérêts financiers24, pour former les ingénieurs dans les écoles égyptiennes selon les standards français25 et pour transformer l’architecture des villes égyptiennes26. Plus qu’une question d’influence française, il semble que la conjugaison des intentions diffuses des acteurs économiques, diplomatiques et culturels fasse naître un impérialisme français en Égypte au XIXe siècle. Il s’agit plus particulièrement, selon certains historiens comme David Todd, d’un impérialisme informel, qui ne passe pas par les voies diplomatiques mais qui fait naître une domination technique et financière des Français sur l’Égypte plutôt qu’une domination politique et militaire27. Toutefois, cette notion d’impérialisme n’est pas, elle non plus, née au XIXe siècle, dans la mesure où c’est l’économiste britannique John Atkinson Hobson qui lui donne le jour en 1902 dans son ouvrage Imperialism, A Study28. Selon Hobson, l’impérialisme naît de facteurs économiques avant de connaître des prolongements politiques : l’impérialisme d’une oligarchie capitaliste européenne génère une mauvaise distribution des richesses, une situation qui induit par conséquent un rapport de force entre les pays. Ce problème de distribution prend racine d’après lui dans un désir d’extension des marchés nationaux européens vers des pays extérieurs, dont ils tirent du profit. Cette définition irrigue tout au long du XXe siècle l’historiographie des dominations impériales de l’Europe sur l’Afrique et en particulier sa branche marxiste. L’impérialisme et la modernisation, replacés dans leur contexte de formulation et envisagés de manière non dogmatique, sont donc ici deux catégorisations utilisées pour problématiser de manière rétrospective la transformation de l’Égypte et le rôle qu’y jouent les Français et les Britanniques.

Le cas de la Société des eaux du Caire, par sa structure de société concessionnaire, se situe au cœur du débat. Si la Société permet à des hommes d’affaires européens de s’enrichir à travers la distribution d’une ressource naturelle égyptienne, en l’occurrence l’eau du Nil, il s’agit également d’une entreprise qui naît et meurt par la volonté de chefs d’État égyptiens. La Société des eaux se trouve donc à la rencontre des intérêts français, britanniques et égyptiens et se met, tout au long de sa période d’activité, au service des uns et des autres. L’étude de ses réseaux d’infrastructures et de sociabilités permet donc d’alimenter une historiographie de l’impérialisme européen en Égypte mais aussi l’historiographie des rivalités impériales qui opposent Français et Britanniques sur le terrain égyptien et surtout celle de la construction d’une économie nationale égyptienne.

Il apparaît ainsi que les infrastructures de la Société des eaux constituent un important enjeu politique au sein de la ville. C’est précisément sur cette dimension des infrastructures que se concentre le courant des sciences and technology studies (STS), qui explore l’aspect symbolique des infrastructures et ce qu’elles révèlent des structures sociétales. Les chercheurs issus des STS tendent à montrer que les systèmes hydrauliques ne sont pas seulement des artefacts matériels mais des structures porteuses de sens, à la fois technique et social. Penelope Harvey a ainsi mis en évidence l’idée que les systèmes hydrauliques sont « compositionnels29» : leur émergence ne peut se faire que par l’interaction entre plusieurs éléments. Elle met également en lumière l’aspect « récursif » des infrastructures, c’est-à-dire leur capacité à se fondre dans un discours et à matérialiser des idées. L’étude des infrastructures prend ainsi toute sa place dans les sciences humaines et sociales, puisqu’en transformant, transportant et en distribuant les ressources naturelles, elles sont des interfaces entre les humains et la nature. Pour Paul N. Edwards, les infrastructures sont ainsi « des tissus conjonctifs et des systèmes convoyeurs de modernité30». Les STS sont particulièrement intéressées par les études urbaines et réciproquement, les études urbaines s’intéressent de plus en plus aux infrastructures31. L’étude des infrastructures permet de mettre en lumière la fragmentation urbaine, les rapports de force et les tentatives de contrôle de l’espace urbain. John Rutherford parle ainsi d’un « urbanisme technologique relationnel32», c’est-à-dire de la possibilité d’une analyse des interactions entre les acteurs, les institutions et les technologies d’une part et les processus politiques, environnementaux et socioéconomiques qui les lient d’autre part. C’est justement l’étude des interactions entre les infrastructures et les transformations du paysage politique égyptien au XIXe siècle qui constitue le cœur du travail de l’historien Timothy Mitchell dans son livre The Rule of Experts33. Il utilise la notion de technopolitique pour caractériser l’action de gouverner un territoire par l’intermédiaire des infrastructures, ce qui fait des infrastructures des clés de lectures pour comprendre les subtilités des modes de gouvernance politique. Sans reprendre le mot de technopolitique, de multiples chercheurs issus de tous les champs disciplinaires ont étudié les infrastructures hydrauliques urbaines pour ce qu’elles veulent dire de la situation politique et des mécanismes de transformations de la ville : l’historien Timothy Moss a produit une histoire par les infrastructures de la reconstruction de Berlin après la Seconde Guerre mondiale34, la géographe Cristèle Allès s’est intéressée à ce que les concessions de distribution d’eau dans le Liban mandataire ont pu dire de l’évolution des modes de gouvernance en contexte colonial35 et la géographe Alice Ingold a produit dans sa thèse sur Milan une analyse de la politique urbaine fasciste en prenant pour objet d’étude la distribution des eaux36.

Si la littérature issue des STS irrigue notre travail, il ne s’agit pas tant ici de faire des STS que de partir de leurs conclusions pour explorer ce que les infrastructures hydrauliques du Caire nous disent de la complexité des relations économiques et politiques entre l’Égypte, la France et la Grande-Bretagne. Notre étude se concentre donc sur le croisement entre histoire environnementale et histoire économique pour montrer que les infrastructures de la Société des eaux portent une technopolitique fluctuante. Elles sont en effet d’abord mises au service des intérêts du gouvernement égyptien jusque dans les années1870, avant de servir ceux d’hommes d’affaires français et d’administrateurs coloniaux britanniques à partir du tournant du siècle et de revenir progressivement dans le giron du pouvoir égyptien dans les années 1930 et définitivement dans les années 1950. Si l’histoire du Caire et l’histoire des infrastructures constituent deux bibliographies très denses, rares sont les auteurs à se réclamer d’une histoire environnementale des infrastructures hydrauliques des villes du monde arabe. Dans le cas du Caire, le croisement entre histoire urbaine, histoire coloniale et histoire environnementale reste un pan historiographique à explorer. C’est ce que nous nous proposons de faire en prenant pour objet d’étude les raisons pour lesquelles les infrastructures hydrauliques ont été installées au Caire et la manière dont elles ont été mises en œuvre.

Développer une histoire environnementale urbaine de l’Égypte

Bien que plusieurs historiens de l’environnement se soient intéressés à l’Égypte, la ville du Caire n’a pas encore fait l’objet de travaux d’histoire environnementale, dans aucune périodisation. De même, rares sont les ouvrages relevant de la water history, une branche de l’historiographie qui entend étudier ce que les sociétés doivent aux ressources en eau, à évoquer le cas du Caire. De nombreux travaux d’histoire environnementale traitent cependant de l’histoire du delta du Nil, notamment dans l’Antiquité37. L’histoire environnementale de l’Égypte connaît également un dynamisme notable dans le cadre des études sur l’Empire ottoman. Le travail de l’historien Alan Mikhail est central dans cette historiographie. Dans son ouvrage Nature and Empire in Ottoman Egypt38, il fait une étude des systèmes d’irrigation égyptiens jusqu’au XVIIIe siècle et montre en quoi la gestion des eaux du Nil se fait de manière décentralisée avant l’arrivée au pouvoir du pacha Mohammed ‘Alî. Cet ouvrage se consacre cependant à l’Égypte rurale, dont le « localisme » représente une source de pouvoir et d’autonomie pour les paysans égyptiens : leurs savoirs et leurs usages sont grandement valorisés par l’Empire ottoman qui ne met pas en œuvre en Égypte de système administratif très centralisé. Si Alan Mikhail s’intéresse à la gestion des eaux au prisme de l’étude des relations entre l’Égypte et l’Empire ottoman, l’historienne Jennifer L. Derr se penche sur la même question au prisme d’une autre puissance impériale : la Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle et sa relation au Nil39. L’historienne allie histoire coloniale et histoire environnementale dans un ouvrage qui s’emploie à démontrer comment les transformations environnementales liées à la domestication du Nil et de ses crues résultent d’un processus de colonisation qui possède également ses pendants économiques et sociaux. Outre cette contribution notable, aucun historien se réclamant de l’histoire environnementale ne s’est encore intéressé à la question des infrastructures d’adduction d’eau dans les villes égyptiennes.

Les historiens de l’environnement qui se sont penchés sur l’histoire des premiers réseaux d’adduction d’eau en Europe ou en Afrique du Nord expliquent le plus souvent la généralisation de l’eau courante dans les grandes villes par des préoccupations hygiénistes et sanitaires. Cette littérature se consacre principalement aux villes occidentales qui sont les premières à avoir bénéficié de tels réseaux d’équipement : Londres dès la première décennie du XIXe siècle avec ses multiples compagnies privées40, New York, Boston et Chicago dans les années 184041 et Paris principalement à partir de 1852 avec l’impulsion d’Eugène Belgrand suivie de la création de la Compagnie générale des eaux en 185342. Dans l’histoire des infrastructures hydrauliques de ces villes, le motif explicatif avancé pour justifier leur installation est celui de « l’idée sanitaire » proposée en 1842 par Edwin Chadwick, un hygiéniste britannique connu pour son action réformatrice et pour avoir introduit la notion de prévention dans l’approche du paupérisme43. C’est l’argument repris par l’historien Martin Melosi, qui allie histoire urbaine et histoire environnementale dans l’étude des services sanitaires des villes américaines. L’historien montre comment, selon lui, les problématiques de santé publique, le désir de contrôle de l’environnement construit et le développement d’une expertise sanitaire ont été des critères déterminants dans le développement des infrastructures sanitaires américaines. Melosi revient notamment sur la « révolution bactériologique » de la fin du XIXe siècle, qui a, selon lui, transformé le rapport à l’infrastructure sanitaire en la systématisant. Le développement de la bactériologie, avec notamment le travail de John Snow qui établit en 1849 la transmissibilité du choléra par l’eau, dans un siècle marqué par des cycles pandémiques intenses et rapprochés44, alimente en effet le récit selon lequel les angoisses sanitaires liées au risque épidémique sont les seules causes de l’installation des infrastructures d’assainissement et d’adduction d’eau45.

Au sein de cette historiographie centrée sur l’Europe et les États-Unis, une exception se dessine avec la thèse de Vincent Lemire sur Jérusalem, qui constitue la seule synthèse sur l’histoire de l’adduction d’eau potable dans une ville du Moyen-Orient46. Vincent Lemire, qui s’intéresse à la période courant de 1840 à 1948, avance l’idée que les réseaux hydrauliques constituent des « catalyseurs de citadinité » à Jérusalem : leur degré d’accessibilité est proportionnel à l’inscription et l’appartenance citadine des habitants à la communauté urbaine. Ne disposant pas des sources cartographiques nécessaires, il ne sera pas question ici d’étudier l’existence ou non d’une ségrégation par les infrastructures urbaines au Caire. Toutefois, le travail de Vincent Lemire sur Jérusalem propose un autre argumentaire qui semble résonner avec la situation de la capitale égyptienne. En montrant la diversité des acteurs qui interviennent dans le contrôle des infrastructures (missionnaires et militaires britanniques et français, habitants, administrateurs et ingénieurs municipaux...) l’historien argumente dans son travail que les enjeux politiques peuvent dépasser les enjeux sanitaires dans la construction d’infrastructures hydrauliques. La soif de Jérusalem ouvre la voie à l’idée que l’argument hygiéniste ne pénètre pas de la même manière les villes extra-occidentales, une idée qui constitue une grande ligne argumentative de notre travail. Dans le cas du Caire en effet, il semble que les problématiques hygiénistes ne suffisent pas à expliquer l’installation des infrastructures de la Société des eaux du Caire.

On constate que le récit établissant un lien de causalité entre intérêts sanitaires et aménagements environnementaux est alimenté par deux des historiens qui se sont penchés sur l’histoire de l’eau en Égypte au XIXe siècle et qui se réclament de l’histoire de la médecine et de la santé. Jennifer L. Derr, évoquée précédemment, se concentre ainsi sur le rôle du Nil dans la propagation des épidémies au XIXe siècle. L’historien Shehab Ismaïl, quant à lui, s’intéresse au rôle des pouvoirs publics dans la mise en œuvre d’infrastructures sanitaires dessinées par des ingénieurs civils, en se concentrant particulièrement sur les égouts47. Il prend pour prisme d’études les crises de santé publique urbaine et en particulier la situation du Caire à la fin du XIXe siècle.

L’étude du cas de la Société des eaux du Caire permet d’apporter à l’histoire environnementale urbaine une autre manière d’expliquer le processus d’équipement de réseaux d’infrastructures hydrauliques des villes arabes. Les angoisses sanitaires, importées par les agents consulaires européens, s’expriment en Égypte dans un contexte d’impérialisme latent et ont une résonance particulière chez les souverains égyptiens. Pour eux, d’autres intérêts, d’ordre politique et économique, semblent avoir davantage pesé dans les décisions liées à l’installation de ce type d’infrastructures urbaines. Les villes occidentales sont en effet érigées en modèles d’urbanisme et de modernité par les souverains égyptiens, en particulier par Ismâ’îl qui s’inspire largement de Paris mais aussi de Londres et de Vienne pour organiser une rénovation urbaine de son pays à partir de 186348. Les infrastructures hydrauliques, dans ce contexte de transformation des villes égyptiennes, deviennent pour Ismâ’îl des outils lui permettant de faire du Caire la façade de la nouvelle modernité égyptienne, fondée sur le commerce du coton puis sur l’activité du canal de Suez. Le Caire, par son équipement en infrastructures hydrauliques, devient sur l’impulsion des souverains égyptiens une ville connectée aux capitales européennes et régionales au travers de son insertion dans des circulations de savoirs et d’acteurs, des réseaux d’ingénieurs, de banquiers et d’hommes d’affaires. Cette notion de « ville connectée » ou « networked city » est mise au point par les historiens Joel Tarr et Gabriel Dupuy49. Il s’agit selon eux d’un modèle de ville moderne qui s’élabore au cours du XIXe siècle en Europe et en Amérique du Nord : une ville munie de réseaux de communication, de transport et d’infrastructures sanitaires mais aussi une ville intégrée à des circulations de savoirs et de techniques internationales. D’une certaine manière, cette forme urbaine semble résonner avec ce que les experts européens font du Caire à la fin du XIXe siècle sur commande du gouvernement égyptien. La transformation du Caire en une ville connectée se traduit par une transformation de son « métabolisme urbain50», au sens défini par l’urbaniste et historienne Sabine Barles, qui entend à travers ce concept étudier les circulations de matière et d’énergie à l’intérieur des environnements urbains. Si ses travaux contribuent à forger un récit hygiéniste de l’installation des infrastructures urbaines, Sabine Barles met au jour l’idée que la modification des circuits suivis par l’eau altère le fonctionnement de la ville, ici comprise comme un organisme vivant. Avec l’arrivée des infrastructures de la Société des eaux du Caire, l’eau ne coule plus dans les canaux et les étangs approvisionnés par le Nil et progressivement asséchés au cours du XIXe siècle. Elle coule désormais dans des tuyaux et passe par des pompes, des filtres et des bassins.

Ainsi, si les souverains égyptiens reprennent à leur compte la centralité des infrastructures d’assainissement dans la transformation des villes, c’est sur un mode différent que celui que l’on peut observer en Europe ou en Amérique du Nord. Pour le khédive, équiper Le Caire, c’est moderniser la ville. Pour les Français et les Britanniques, les travaux de rénovation urbaine sont l’outil d’une présence européenne au Caire. Pour les banquiers et les hommes d’affaires, ces réseaux constituent des investissements rémunérateurs. Mettre au jour cette diversité d’intérêts et de motivations permet aussi de sortir de la narration de la modernisation civilisatrice apportée par les Européens aux villes arabes. La Société des eaux montre que l’expertise européenne au Caire a une portée politique ambivalente sur le territoire urbain : il s’agit à la fois d’un outil de la modernisation de l’Égypte et d’un outil alimentant un impérialisme européen informel, ou du moins non institutionnel. Ce travail allie donc histoire urbaine, histoire économique et histoire environnementale dans l’étude du Caire à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Un prisme d’études : l’histoire d’une entreprise

Nous nous proposerons de comprendre pourquoi et comment les infrastructures de la Société des eaux ont été implantées. L’infrastructure, par définition, sous-tend ou porte quelque chose. Entendue comme l’ensemble des équipements techniques ou économiques et souvent envisagée à l’échelle nationale, l’infrastructure désigne la plupart du temps les routes, les canaux ou les voies de chemin de fer. Les aménagements hydrauliques sont évidemment compris dans cette définition. L’histoire de l’approvisionnement en eau soulève une foule de questions : celle des modes de distribution, des réseaux d’adduction et de drainage, de l’utilisation quotidienne de l’eau pour l’hygiène, la médecine, l’alimentation. Le présent travail se concentre donc sur les réseaux d’équipement de la Société des eaux, les techniques qui leur sont propres et les réseaux de sociabilités des techniciens et hommes d’affaires européens dans un contexte impérialiste.

À l’issue de l’étude des sources mobilisées, il apparaît que l’installation des infrastructures est certes une affirmation de l’autonomie du gouvernement égyptien mais aussi et dans le même temps une traduction matérielle et technique sur le terrain des tentatives franco-britanniques de contrôle financier et économique de l’Égypte à cette période. Comme l’écrit Jacques Thobie dans sa préface à la thèse de Samir Saul, « l’internationalisation du capital n’est impérialiste que si elle conduit au contrôle51». Du contrôle des finances au contrôle des investissements industriels, la Société des eaux du Caire semble être le témoin de la construction d’un impérialisme économique français et britannique mais aussi des rivalités franco-britanniques qui se jouent en son sein. La société constitue un outil de la présence française dans la ville au moment où les Britanniques laissent de moins en moins de place aux Français dans le contrôle politique de l’Égypte.

On remarque que l’histoire économique des colonisations prend une certaine ampleur avec notamment la contribution de David Todd sur l’impérialisme français en Égypte52. Son ouvrage, A Velvet Empire, porte sur la myriade d’acteurs économiques français qui ont permis de construire un empire informel en Égypte en tirant bénéfice de son territoire. C’est précisément la démarche des hommes d’affaires qui administrent et investissent dans la Société des eaux du Caire : transformer une ressource hydraulique en une ressource financière. Pour Todd, le caractère informel de cet impérialisme européen voit le jour dans les tentatives de cooptation des économies et des élites locales, plutôt que par l’imposition d’un contrôle territorial. La Société des eaux fait ainsi le jeu d’un impérialisme financier français, bien qu’il s’agisse d’une société égyptienne, née à l’initiative du gouvernement égyptien. C’est au sein de ce type de structure financière que les hommes d’affaires et leurs investissements se font les rouages d’un processus de colonisation en puissance. Les hommes d’affaires français en Égypte ont pu notamment générer des bénéfices par l’établissement de nombreuses sociétés expatriées, c’est-à-dire des sociétés dont le siège social se trouve à Paris mais dont l’activité prend place en Égypte. C’est précisément sur la diversité des formes d’entreprises présentes en Égypte et dans lesquelles des Français s’impliquent que porte la thèse de l’historien Samir Saul. Son travail fondateur, qui constitue la base de notre étude, porte sur les relations économiques entre la France et l’Égypte entre 1882 et 1914. Samir Saul est l’historien qui, le premier, s’est penché sur l’histoire de la Société des eaux du Caire dans le deuxième chapitre de sa thèse53. Il y interroge l’impérialisme économique français en Égypte et pose la question de la nature des sociétés expatriées ou articulées, dont les subtilités administratives disent beaucoup des mécanismes propres à cet impérialisme économique. Avant lui, les historiens David S. Landes54 et Jacques Thobie55 avaient mis en lumière la grande place des investissements français dans les territoires de l’Empire ottoman. David Landes particulièrement avait évoqué l’existence d’un impérialisme économique en Égypte en travaillant à partir de correspondances bancaires qui éclairent la manière dont les souverains égyptiens se sont endettés jusqu’à la banqueroute. Dans son ouvrage, il attache notamment à la construction du canal de Suez un dessein impérialiste, une idée depuis nuancée par de nombreux historiens dont Caroline Piquet et Samir Saul, qui mettent en garde contre l’idée d’un impérialisme français systématique.

Dans sa thèse, Samir Saul questionne la notion de contrôle : le contrôle des capitaux et le contrôle par les capitaux. L’ambivalence de la structure de la Société des eaux, une concession privée de service public, aux investisseurs et administrateurs très contrastés, ne permet pas de dire clairement si l’entreprise a ou non participé à un contrôle impérial des ressources égyptiennes. Pour l’établir, il faut comparer l’histoire de l’entreprise avec celle d’autres structures similaires en dehors d’une situation coloniale. Les travaux de l’historien de l’environnement Stéphane Frioux et ceux de l’historien de l’économie Dominique Lorrain montrent bien qu’en France à la même époque, les sociétés privées chargées de la distribution des eaux en contexte urbain fonctionnent sur un modèle très similaire à ce qui se passe avec la Société des eaux du Caire, dans un moment de privatisation croissante des services urbains, en France comme ailleurs56. La Société des eaux du Caire n’est donc en aucun cas originale, tant sur le plan juridique que financier. Or il semble que le contexte d’impérialisme latent dans lequel la Société des eaux voit le jour et évolue ne soit pas sans conséquence sur la portée de la structure et de ses infrastructures sur le territoire égyptien. La Société des eaux, à sa propre échelle, participe à l’introduction d’un capitalisme financier en Égypte au cours du XIXe siècle. Nous reprenons ici cette idée à David S. Landes, ainsi qu’à d’autres historiens qui se sont davantage concentrés sur l’histoire de l’activité des entreprises en tant que telle57. C’est le cas par exemple de Rang-Ri Park dans son étude sur la Société de Construction des Batignolles, qui a entretenu des liens avec la Société des eaux58. L’étude particulière de la Société des eaux du Caire inscrit notre travail dans l’histoire des entreprises ou la business history59, marquée en France par les apports de Patrick Fridenson60. Il s’agit ici de s’appuyer sur l’histoire d’une entreprise pour faire une histoire économique de l’environnement au Caire.

Pour faire l’histoire de la Société des eaux du Caire, il aurait été logique de chercher à s’appuyer sur les archives de l’entreprise. Cependant, ces archives ne sont pas localisées. Dans la mesure où le siège social de la Société des eaux était installé au Caire, il est possible qu’elles soient comprises dans les archives du ministère des Travaux Publics aux Archives Nationales égyptiennes, qui se trouvent au Caire. Malheureusement, ces archives n’ont pas été exploitées ici car elles ne sont accessibles qu’aux chercheurs et chercheuses inscrits en thèse. Afin de contourner cette difficulté, cette étude a été construite en majeure partie sur des archives conservées en France. Ces archives, malgré leurs origines et natures diverses, ont permis de servir les problématiques convoquées ici. L’utilisation de documents non exploités jusqu’ici a également permis de nourrir l’histoire de la Société des eaux.

Ont été d’abord exploitées les archives diplomatiques de la Courneuve et notamment les correspondances consulaires et commerciales entre Paris et Le Caire. La correspondance politique et les fonds privés de quelques ambassadeurs ont également été utilisés. Ces sources constituent un éclairage utile sur la dimension impérialiste de la présence française en Égypte dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elles renseignent en détail la manière dont les administrateurs français ont pu appréhender la ville du Caire et ses aménagements. Plus largement, elles donnent des éléments de contexte sur la progression de l’industrialisation du pays, ainsi que de son équipement en infrastructures. La construction d’un réseau ferroviaire sur le territoire égyptien est ainsi au cœur des préoccupations, tout comme les travaux du canal de Suez et la construction de ponts sur le Nil entre Le Caire et Alexandrie. L’aspect proprement impérialiste de la gestion des agents consulaires français transparaît notamment dans le regard que portent les administrateurs sur le Nil et ses crues. Le Nil surgit en effet de manière très intéressante dans les préoccupations des administrateurs : c’est lui qui sauve du choléra, qui nettoie la ville, qui favorise les cultures ou les condamne. La crue du Nil est ainsi évoquée au regard des fonctions commerciales assumées par le fleuve. C’est dans cette optique que le consul rapporte systématiquement et de manière très précise, le déroulement de chaque crue. Les agents consulaires semblent très préoccupés par l’activité commerciale au Caire mais aussi dans le reste du pays. Leurs correspondances dressent ainsi l’état des lieux des intérêts européens en Égypte, bien que les intérêts diplomatiques ne soient pas toujours alignés sur les intérêts financiers des Français en Égypte.

Ces archives renseignent également sur la portée de l’activité de la Société des eaux du Caire, dont l’existence n’est rapportée au ministre des Affaires Étrangères français qu’un an après sa fondation, ce qui témoigne des doutes des diplomates français quant à la pérennité de cette entreprise. Ce décalage montre également que le regard ainsi que les motivations des diplomates européens sont bien différents de ceux des investisseurs industriels et des administrateurs égyptiens. La correspondance consulaire et commerciale comprend des informations techniques précises sur le cahier des charges initial proposé à Jean-Antoine Cordier mais aussi sur les rivalités entre Français et Britanniques au sein de la Société des eaux du Caire, des rivalités qui se rejouent à l’échelle diplomatique. Le consul français s’émeut ainsi du fait que l’ancien directeur de la Société des eaux, M. Gallois, ait été évincé du conseil d’administration de la société en 1897 pour laisser la place, pour la première fois, à un directeur britannique, Sir William Willcocks.

La plus grande source d’informations portant spécifiquement sur la Société des eaux a été trouvée dans des archives bancaires, qu’il était nécessaire de convoquer dans le cadre d’une histoire économique de l’adduction d’eau au Caire. Les archives du Comptoir National d’Escompte Parisien (CNEP), conservées par la BNP Paribas, ainsi que les archives du Crédit lyonnais, conservées par le Crédit agricole, ont été très précieuses. Si une grande partie des archives du CNEP ont malheureusement été perdues, le dossier restant recèle suffisamment de documents pour faire un état des lieux de l’activité de la Compagnie des Eaux d’Alexandrie et de la Société des eaux du Caire en 1877. Y sont conservés des bilans de dépenses de la Société des eaux entre 1867 et 1874, bilans qui entrent en complémentarité avec les fonds d’archives du Crédit lyonnais. Ces derniers fonds renferment en effet la quasi-totalité des bilans annuels de la société, entre 1870 et 1953, qui fournissent de riches informations quantitatives. Ils consignent par ailleurs les noms des membres des conseils d’administration et renseignent sur le fonctionnement des infrastructures, l’expansion des réseaux de la Société des eaux dans la ville et ses choix stratégiques en termes de développement. Nombreux sont les bilans à être exploités pour la première fois dans notre étude. Pour ébaucher un début de prosopographie des administrateurs de la Société des eaux, des archives personnelles inédites de la famille Nubar ont également pu être exploitées grâce à l’accueil de la Bibliothèque Nubar. Ces archives témoignent de l’implication de multiples membres de la famille dans l’administration de la Société des eaux jusque dans les années 1930.