La souveraineté monétaire dans l'empire colonial Français 1879-1939 - Hugo Carlier - E-Book

La souveraineté monétaire dans l'empire colonial Français 1879-1939 E-Book

Hugo Carlier

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Beschreibung

Découvrez comment la souveraineté monétaire française a influencé ses relations avec son Empire colonial !

Piastre pour l’Indochine, bons de caisses pour les Antilles et la Réunion, francs du Togo et du Cameroun sous mandat ou encore franc tunisien… La diversité des pièces et de l’iconographie monétaire diffusées par la métropole dans son empire colonial sous la IIIe République interroge les caractéristiques de la souveraineté française dans les différents territoires. 
Au cœur de l’État colonial, la monnaie révèle une relation politique, administrative et financière complexe et parfois conflictuelle entre Paris et les administrateurs coloniaux. Les acteurs institutionnels, ministères des Finances et des Colonies, gouverneurs coloniaux, Banque de France, banques coloniales et Monnaie de Paris discutent les contours d’une souveraineté
française en construction dans un empire en expansion. À travers l’enjeu de la répartition des bénéfices qu’elle procure, la monnaie métallique dévoile la souveraineté métropolitaine, à laquelle se confronte celle des territoires protégés comme la Tunisie, où la souveraineté du Bey est préservée.

En empruntant à l’histoire économique et monétaire ainsi qu’à l’histoire de l’État et à l’histoire des empires coloniaux, mais aussi à la numismatique, cet ouvrage dessine des souverainetés aux frontières incertaines, négociées au sein de l’État.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ancien étudiant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et à l’université d’Ottawa, Hugo Carlier est diplômé de l’École doctorale de Sciences Po Paris, au sein de laquelle il a réalisé un mémoire de master 2 en histoire contemporaine. 

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Hugo CARLIER

La souveraineté monétaire dans l’Empire colonial français 1879-1939

Éditions Ithaka

Remerciements

Cet ouvrage est issu d’un mémoire de master 2 de recherche en histoire contemporaine soutenu à l’Institut d’études politiques de Paris le 3 juin 2020. Je tiens à remercier mon directeur de mémoire, Monsieur Alain Chatriot, qui m’a toujours encouragé dans ce projet de recherche. L’aboutissement de ce travail doit beaucoup à ses conseils méthodologiques et bibliographiques, ainsi qu’à sa rigueur et sa disponibilité lors d’une phase de rédaction un peu particulière.

Mes remerciements vont ensuite à Monsieur Jérôme Jambu, qui a bien voulu discuter de ce projet de recherche à ses débuts, et dont les conseils ont donné une impulsion décisive dans ma démarche.

Outre sa bienveillance et son écoute attentive, Monsieur Dominique Antérion a contribué à l’élaboration de ce mémoire en attirant notre attention sur des ressources archivistiques et numismatiques précieuses, y compris grâce au très beau parcours muséal de la Monnaie de Paris.

En encourageant ma démarche de recherche, Monsieur Emmanuel Blanchard a permis que ce projet soit possible. Je le remercie d’avoir contribué de façon aussi déterminante à mon intérêt pour les questions coloniales et impériales. Merci également à Monsieur Jean-François Lozier, pour la richesse de ses enseignements sur la Nouvelle-France ainsi que son soutien.

Pour la mise à disposition des illustrations monétaires, je veux remercier le département des Monnaies et médailles antiques de la BnF, ainsi que cgb.fr et numista.com.

Le jury du prix du mémoire de master en histoire économique Ithaque-Marquet a bien voulu distinguer le présent travail, dont l’édition est soutenue par le fonds de dotation Ithaque-Marquet, que je remercie pour son soutien. Je tiens à remercier Monsieur Patrice Baubeau pour ses conseils précieux lors de la relecture du manuscrit.

Mes amis, Guillaume, Rodolphe et Léandre, savent ce que ma curiosité historique leur doit. Merci à Rodolphe d’avoir relu avec attention ce mémoire.

Merci à mes parents pour leur soutien constant, y compris tout au long de ce projet de recherche grâce à des relectures précieuses.

Enfin, merci à Laura pour ses relectures et pour le reste.

Avant-propos

Sapèques pour le protectorat du Tonkin, bons de caisse de la Réunion, de la Martinique ou de Guadeloupe, piastres indochinoises ou tunisiennes, francs du Togo, autant de pièces de l’empire colonial français qui pourraient sembler n’intéresser que quelques collectionneurs… Sans négliger le savoir produit par les numismates, le livre d’Hugo Carlier, issu d’un mémoire de recherche de master présenté avec succès à Sciences Po en juin 2020, montre que les questions historiques que l’on peut comprendre en s’interrogeant sur les pratiques monétaires métalliques impériales sont beaucoup plus vastes et entremêlent histoire économique et histoire politique.

Une des réussites de ce travail réside comme il se doit dans la mobilisation de sources nombreuses, diverses et souvent trop méconnues. Au cours d’une brève année, Hugo Carlier est parvenu à consulter des archives dans différents lieux : aux archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, au Centre des archives économiques et financières à Savigny-le-Temple, aux archives diplomatiques à La Courneuve et à Nantes, au Sénat, à la Monnaie de Paris et à la Banque de France. Le tout est complété judicieusement par la mobilisation d’un ample massif de sources imprimées (les éditions des Journaux officiels, les impressions parlementaires, différentes publications coloniales et monétaires).

D’un point de vue historiographique, Hugo Carlier a su tirer profit des travaux récents et novateurs comme ceux d’Alvita Akiboh sur l’impérialisme monétaire américain avec une thèse remarquée à Northwestern University en 2019 ou d’Antoine Perrier sur les questions de souveraineté dans les protectorats marocains et tunisiens – thèse à Sciences Po en 2019 également. Il retrouve des approches développées pour l’époque moderne par Jérôme Jambu et pour l’époque contemporaine par Patrice Baubeau. En écho à tous les travaux qui ont renouvelé l’approche de l’histoire coloniale française – domaine qui a connu une forte croissance bibliographique depuis une vingtaine d’années -, on perçoit ici justement la diversité des situations de domination impériale liées à une multitude de facteurs.

Sans négliger la question des usages sociaux de la monnaie, l’angle choisi dans cette étude est celui de la question de la souveraineté monétaire et de sa traduction pratique. Cette perspective explique l’ambition de traiter de l’ensemble de la période de la IIIe République pour disposer, au-delà des transformations tout autant économiques qu’impériales, d’une période cohérente (et longue !) sur le plan politique. L’approche de l’ensemble des colonies françaises ne peut être exhaustive mais permet de réfléchir à des configurations juridiques, politiques, économiques et même géopolitiques très variées.

Organisé en deux temps, le propos d’Hugo Carlier s’intéresse d’abord à la volonté d’introduction du franc aux colonies et montre la complexité de la situation ; il développe ensuite les processus de négociation qui entourent les critères budgétaires de la souveraineté monétaire. L’étude de cas sur le « franc tunisien » qui conclut la seconde partie est très bien menée et montre déjà une parfaite maîtrise de l’analyse critique des sources et de la mise en récit, deux éléments majeurs du métier d’historien.

Ce sont ici des acteurs institutionnels que cette recherche nous aide à mieux comprendre comme le rôle de la direction du Mouvement général des Fonds, de la Monnaie de Paris, des gouverneurs coloniaux ou les oppositions entre ministère des Finances et ministère des Colonies. L’analyse de la décision publique se fait en retenant les leçons d’une histoire de l’État qui ne se limite aux seules approches juridiques et administratives mais regarde au plus près les interactions des acteurs étatiques (politiques et fonctionnaires) avec les membres de la société. La prise en compte des situations locales des territoires colonisés est très importante tout au long du volume. Les particularités des protectorats sont bien illustrées tout comme la situation des territoires sous mandat après la Première Guerre mondiale.

La dimension symbolique, avec la référence incontournable aux publications majeures de Maurice Agulhon, n’est pas absente de la recherche d’Hugo Carlier même si son approche monétaire ne s’y réduit pas – on peut retrouver là des échos aux approches qui ont pu être proposées pour un autre corpus, celui des émissions philatéliques. Il sait étudier les questions entourant les commandes publiques et le travail des graveurs mais la recherche révèle que ces éléments ne sont pas déterminants dans les décisions de battre monnaie aux colonies. Marquées par des situations parfois de pénuries mais aussi de concurrences, les monnaies impériales présentent un paysage jamais évident de la domination coloniale. Les pages consacrées aux « monnaies de commerce » illustrent en particulier les enjeux des circulations monétaires transimpériales, une thématique bien en prise avec les tendances historiographiques les plus récentes au niveau international.

Si la question de la souveraineté monétaire ressortit bien de l’histoire économique c’est aussi parce que la possibilité de créer des monnaies pour les territoires touche à des enjeux budgétaires bien perçus par les acteurs et restitués dans les archives (et en particulier dans les correspondances entre gouverneurs et ministères). La question du seigneuriage, rarement abordée par l’histoire contemporaine, montre ici le Trésor métropolitain protecteur jaloux de ses bénéfices et les limites des ressources budgétaires des colonies. La monnaie ici n’est pas seulement un révélateur de la situation coloniale, elle en est une des dimensions propres et elle permet d’aborder à nouveau frais les questions économiques dans les empires, une problématique parfois un peu trop négligée par les approches plus culturelles de l’histoire coloniale.

Enfin, au-delà de ces très nombreuses qualités intrinsèques – on apprécie en particulier la clarté et la précision du propos -, ce travail de recherche, soutenu le 3 juin 2020 a été achevé alors que la pandémie mondiale et le premier confinement rendaient la situation de toutes et tous difficile. D’abord saluée par un jury exigeant (mes collègues professeurs à Sciences Po Nicolas Delalande et Paul-André Rosental), je suis très heureux que cette très belle première recherche ait été distinguée par le prix Ithaque-Marquet permettant ainsi de mieux la faire connaître, en espérant qu’elle soit poursuivie par son auteur qui montre ici à la fois le profit de lier histoire impériale, histoire politique et histoire économique et tout son talent d’historien.

Alain Chatriot Professeur des universités Centre d’histoire de SciencesPo

Introduction

« L’État possède seul le droit régalien de battre monnaie. […] En vertu de ce même principe, si des pièces divisionnaires spéciales étaient créées pour les colonies, elles ne sauraient être émises que pour le compte du Trésor, et les bénéfices à provenir de leur frappe ne pourraient donc pas être versés aux budgets locaux1. »

À son collègue des Colonies demandant avec insistance la création de monnaies métalliques portant des signes spécifiques pour les différents territoires de l’empire, le ministre des Finances, Marcel Régnier, oppose avec fermeté le principe du « droit régalien de battre monnaie ». Le ministre laisse alors entendre que l’État ne peut déléguer ce pouvoir aux territoires qui le demandent, et affirme que l’émission de monnaies spéciales au Togo et au Cameroun au milieu des années 1920 est le résultat d’une situation exceptionnelle. Cependant, ces deux territoires ne sont pas les seuls, au milieu des années 1930, à posséder une monnaie spéciale. C’est également le cas des pays de mandat du Proche-Orient (Liban, Syrie), et des pays de protectorat d’Afrique du Nord (Maroc, Tunisie), ou encore de l’Indochine. Si le ministre des Finances peut se prévaloir en 1936 d’un tel argument pour refuser les émissions spéciales à la demande des gouverneurs coloniaux, le principe, ici fermement affirmé, d’un type monétaire unique pour la métropole et les colonies n’a jamais été évident, et ne l’est toujours pas au milieu des années1930.

On peut s’interroger sur cet éclatement monétaire de l’empire, en particulier sur ce qu’il révèle de la souveraineté monétaire dans l’empire français. Au XIXe siècle, l’État affirme progressivement son monopole autour de la production de monnaie métallique et de papier-monnaie en métropole. Si la production de monnaie pour la métropole constitue une priorité pour la Monnaie de Paris et le ministère des Finances, les territoires de l’empire se trouvent régulièrement en situation de pénurie de monnaie métallique tout au long de la Troisième République, même si cette situation est une quasi constante depuis le XVIIIe siècle.

Une historiographie de la souveraineté monétaire a déjà confronté l’autorité monétaire de l’État aux expériences européennes, en particulier celle de l’Union latine2, qui est l’occasion d’une mise en tension des souverainetés monétaires des pays associés. Le prolongement juridique de l’intercirculation des monnaies divisionnaires, belges, suisses, italiennes et grecques entre 1865 et 19263, assuré par une série de conventions régulièrement renégociées par les États associés, amène en effet les historiens et les économistes à réfléchir sur les apports de l’histoire à la compréhension de la zone euro actuelle4. En revanche, peu de travaux s’interrogent sur ce que la notion de souveraineté peut apporter à la compréhension des situations monétaires coloniales. L’ouvrage d’Eric Helleiner5, conçu comme une histoire mondiale de la construction des monnaies nationales, consacre un chapitre sur les « dimensions monétaires de l’impérialisme », et identifie plusieurs raisons qui poussent les empires à introduire la monnaie métropolitaine dans les colonies : la réduction des coûts de transactions avec la métropole, une maitrise des variables macroéconomiques, les bénéfices monétaires, appelés seigneuriage, et enfin l’affirmation d’identités politiques. Cette approche par les introductions monétaires éclaire le champ des possibles et agrège assez fidèlement la pluralité des situations monétaires des empires, mais, faute de sources consultées et de littérature historique, développe beaucoup l’exemple britannique et assez peu l’exemple français. En outre, peu d’attention est portée sur la notion de souveraineté monétaire dans les colonies, en dépit d’un développement important sur les motivations des autorités coloniales. En dehors des expériences historiques spécifiques, la souveraineté monétaire est abordée de manière plus conceptuelle par la science économique, à travers la notion de « régime de souveraineté monétaire », qui propose d’aborder la souveraineté monétaire de manière dynamique. La souveraineté monétaire n’est pas une catégorie absolue, et l’exercice de l’autorité de l’État sur la monnaie peut être défini d’après Jérôme Blanc comme « une certaine organisation » de la souveraineté, reposant a minima sur quatre critères : l’existence d’une autorité souveraine, la définition d’une unité de compte, le prélèvement d’un revenu de souveraineté (le seigneuriage), et l’établissement d’une symbolique monétaire6. Si Jérôme Blanc n’évoque pas spécifiquement les situations coloniales, nous proposons de reprendre et de discuter de la pertinence de la catégorie de régimes de souveraineté pour étudier l’éclatement monétaire de l’empire colonial français.

Le développement plus ancien d’une historiographie autour des usages et des pratiques sociales de la monnaie en situation coloniale permet de comprendre les pratiques monétaires au-delà de la simple relation entre l’État et les sujets de l’empire. Des auteurs comme Jane Guyer7 analysent l’argent et ses dimensions sociales dans les anciens territoires britanniques. Cet intérêt de l’histoire africaine et de l’anthropologie pour les dimensions sociales de l’argent dans les anciens territoires coloniaux émerge dès les années 19608, bien en amont des travaux de Viviana Zelizer, qui analyse les dimensions sociales de l’argent aux États-Unis9. Plus récemment, certains auteurs s’attachent à restituer la diversité et la complexité des systèmes monétaires africains dans le temps long. La colonisation serait alors une parenthèse plus qu’un bouleversement10. Même si l’approche par l’État n’est pas absente de ces travaux – de même, une l’histoire sociale de l’argent n’est pas absente des travaux dirigés par Helleiner– elle n’est pas centrale pour autant11. Surtout, l’histoire sociale de la monnaie en situation coloniale a, sauf exceptions, étudié principalement l’empire britannique. Sans nier que la monnaie soit ainsi un « fait anthropologique total »12, nous choisissons de restituer la souveraineté monétaire du point de vue des autorités coloniales, locales et ministérielles, dont on a souvent estimé qu’elles mettaient en place une « unicité monétaire 13» de l’empire sans en discuter les contours.

D’autres travaux sur l’empire britannique invitent à une histoire compréhensive, au plus près des motivations des acteurs publics, en restituant notamment le rôle du Trésor britannique, du Colonial Office14, et plus récemment celui de la Banque d’Angleterre15. Cette attention portée sur le rôle du Trésor peut être transposable pour notre étude, tant il apparait que les Finances, et en particulier la direction du Mouvement général des Fonds, ont joué un rôle essentiel dans la politique monétaire coloniale. En revanche, l’influence de la Banque de France n’a été, sur ces questions, qu’indirecte. S’intéresser de près aux acteurs publics permet également de restituer comment les signes monétaires sont choisis, et surtout les raisons pour lesquelles ils sont retenus. Ainsi, Alvita Akiboh souligne la volonté de créer une identité états-unienne aux Philippines et à Porto Rico grâce aux signes monétaires16. Cette approche par l’identité nationale développée dans l’empire américain ne semble a priori pas pertinente pour l’empire français étant donné la distinction entre sujets et citoyens qui souligne avant tout le refus par l’administration coloniale de l’assimilation totale de la population de l’empire. Si la différence entre sujets et citoyens existe dans l’empire américain, elle demeure moins centrale que dans l’empire français17. De plus, si dans l’empire américain le « pouvoir colonisateur » de « l’iconographie nationale »18 semble démontré, nous voyons qu’il n’en va pas de même à propos du rôle de propagande attribué aux symboles monétaires coloniaux dans l’empire français. Nous retenons ici la démarche d’Akiboh, en particulier l’attention portée aux acteurs publics, aussi bien locaux que métropolitains.

L’historiographie francophone a également étudié les politiques monétaires coloniales, cependant, la littérature historique sur le sujet est plus réduite, et ne se nourrit pas systématiquement de la numismatique, pourtant très riche sur le sujet19. Les travaux pionniers de Catherine Coquery-Vidrovitch soulignent l’importance des questions monétaires au Congo pour les autorités françaises ; la monnaie est alors analysée comme un critère de « civilisation » des « indigènes » plutôt que comme un critère de souveraineté métropolitaine20. Ce critère de « civilisation » force alors les transitions monétaires entre des monnaies dites traditionnelles et des monnaies dites modernes, en considérant l’importance tardive des cauris, manilles et autres objets monétaires précoloniaux21. Cependant, ces travaux réduisent souvent l’introduction d’une monnaie dans les colonies au « constat de désordre22 » monétaire établi par des administrateurs désirant uniformiser à tout prix la circulation monétaire. Si cette motivation ne peut être écartée, on peut en interroger la centralité en considérant l’empire colonial sur une période longue, avec l’étude de territoires aux situations juridiques diverses. Quant à l’histoire proprement économique de l’empire français, elle semble avoir relativement négligé les questions monétaires, au profit des questions commerciales et industrielles, à l’image des travaux de Jacques Marseille23. L’étude des banques coloniales permet d’aborder la question de la monnaie pour un territoire donné24, mais la circulation monétaire s’affranchit bien souvent des règles bancaires dans les colonies.

Tandis que la littérature académique historique anglophone fournit une approche au plus près de l’objet monétaire, pour le monde francophone, seule la numismatique propose d’étudier systématiquement les motivations à l’introduction de la monnaie dans l’empire. De nombreux catalogues existent depuis longtemps et constituent de précieux instruments de travail qui, sans toujours citer leurs sources, fournissent des informations très fiables que nous avons d’ailleurs pu vérifier dans certains cas25. Plus analytiques, les travaux de Jean Mazard26 proposent une histoire sur le temps long des introductions monétaires dans l’empire colonial français ; si les ouvrages de Mazard constituent une formidable collection de documents juridiques et de reproductions monétaires, l’analyse de l’histoire monétaire coloniale comme le développement progressif et linéaire d’une union monétaire de l’empire autour du franc métropolitain se heurte à la diversité monétaire précédemment évoquée. Les travaux de François Joyaux publiés dans la revue Numismatique asiatique permettent de saisir, à propos de certains objets monétaires, la complexité de la décision publique, notamment autour de la question des symboles27. Sur les questions coloniales, la numismatique française est complétée par la numismatique tunisienne, qui, à l’occasion de l’ouverture du Musée de la monnaie de Tunis, propose une synthèse de l’histoire monétaire tunisienne, et notamment de la réforme monétaire de 1891 qui introduit un « franc tunisien » après plus de dix années d’hésitations de la part des autorités françaises28.

L’importance de la numismatique dans la littérature francophone sur l’histoire monétaire coloniale est notable, et nous incite, de concert avec l’œuvre de Maurice Agulhon, à comprendre le symbole monétaire comme un élément à part entière de la politique monétaire. Maurice Agulhon étudie « l’urgence » monétaire qui se présente au gouvernement de la Défense nationale en 1870 ainsi que les concours monétaires lancés en 1895 par Paul Doumer pour le renouvellement des signes monétaires dans un contexte plus général où la figuration de la République reste assez libre et multiforme29. Pour autant, Agulhon n’étend pas son analyse à l’empire colonial, qui n’est pas l’objet d’étude de Marianne au pouvoir. Dans le prolongement de l’œuvre d’Agulhon, l’étude des symboles philatéliques met en exergue cette « difficile figuration » de la République, sous un régime politique républicain au triomphe iconographique modeste30. On distingue alors un dialogue ponctuel entre les formes philatéliques métropolitaines et coloniales qui se différencient progressivement pour faciliter l’application de tarifs postaux distincts selon les territoires. Cette dynamique historique, faisant état d’une uniformité symbolique originelle suivie d’une différenciation pour des raisons économiques, se retrouve dans l’histoire des symboles monétaires dans l’empire. On s’interroge alors sur la circulation par défaut du franc métropolitain, dont l’insuffisance conduit rapidement à l’émission de monnaies spéciales pour certains territoires.

La contrainte économique au déploiement d’une iconographie métropolitaine dans les colonies s’applique également aux billets privés et publics diffusés dans l’empire britannique31, où imprimeurs et banques coloniales négocient les symboles apposés sur la monnaie de papier. L’analyse de Virginia Hewitt ouvre ici la voie à une analyse des symboles monétaires plus conséquente à propos des billets, qui fournissent un matériau iconographique plus abondant que les pièces métalliques aux dimensions moins importantes. Les glissements symboliques opérés par l’East African Currency Board à propos du billet de l’Afrique de l’Est britannique sont analysés, avec certes une grande finesse, mais, en l’absence d’archives touchant directement à la décision, sans pouvoir démontrer avec certitude que la décolonisation induit un changement dans l’iconographie32. C’est pourquoi nous choisissons davantage d’intégrer le symbole comme un élément de la décision publique, plutôt que dans la perspective de restituer une histoire de l’art du symbole monétaire colonial - qui serait tout à fait passionnante. Il ne s’agit pas pour autant d’effleurer les choix symboliques, et, à ce titre, l’analyse produite par Arnaud Manas sur les types monétaires de Vichy33, tout comme celle d’Alvita Akiboh pour les types monétaires philippins et portoricains34, font ressortir les contraintes matérielles à la production iconographique.

Les différentes orientations historiographiques, de l’histoire sociale de la monnaie à la numismatique, complétées par une approche plus fine de la décision publique, permettent d’envisager plusieurs axes analytiques. Si nous avons choisi de retenir en premier lieu une étude détaillée de la décision publique dans son contexte historique35, c’est pour mieux comprendre les motivations des différents acteurs qui se sont succédé aux ministères des Finances et des Colonies, ainsi que sur les terrains coloniaux. Dès lors, est-il possible de comprendre la monnaie métallique comme un instrument de souveraineté et de propagande déployé par les acteurs publics dans l’empire colonial ?

Un tel raisonnement suggère évidemment de considérer la pertinence de la notion discutée d’« État colonial36 », ses spécificités et ses limites. Si une histoire sociale de la monnaie aurait permis d’étudier l’État colonial comme une « formation » entre les autorités publiques et les sujets de l’empire, nous privilégions l’idée d’État colonial comme un « champ de lutte37 » entre les acteurs publics pour caractériser l’histoire des politiques monétaires, qui font l’objet d’âpres discussions entre administrateurs et ministères. Cette approche ne doit cependant pas masquer l’affirmation de l’autorité de l’État sur les frappes monétaires à la fin du XIXe siècle, qui constitue un cadre d’analyse tout à fait riche, et qui justifie la comparaison entre les processus décisionnels retenus pour la métropole et ceux appliqués dans l’empire. Dès 1879, l’État substitue pour la Monnaie de Paris le régime de la régie à celui de l’entreprise après, notamment, un scandale financier à la monnaie de Bordeaux qui avait alors accéléré la fermeture de l’établissement girondin. La loi du 31 juillet 1879 crée également la commission de contrôle de la circulation monétaire. Si l’affirmation de cette autorité étatique n’est ni totale ni linéaire à la fin du XIXe siècle, le début des années 1880 est néanmoins caractérisé par de nombreuses réformes monétaires dans l’empire colonial. Ainsi, la piastre est introduite à partir de 1879 en Indochine, tandis que la signature du traité du Bardo le 12 mai 1881 marque les premières tentatives de réforme monétaire de la France en Tunisie38.

Nous faisons ici le choix d’étudier uniquement la monnaie métallique, dans la mesure où le fonds de la Monnaie de Paris versé au Centre des archives économiques et financières (CAEF) de Savigny-le-Temple avait été peu exploité pour interroger la souveraineté monétaire dans l’empire. Il nous est apparu par la suite que le choix des signes pour les pièces de monnaie, et plus encore la décision même de l’émission, relevaient bien plus directement de la compétence des autorités publiques, locales et ministérielles, que le choix des types pour les billets, qui échoit aux banques coloniales d’émission. On peut cependant avancer que l’État n’a jamais écarté toute forme de contrôle sur ces banques, car la loi du 11 juillet 1851 qui donne naissance aux banques d’émission coloniales prévoit également la mise en place d’une commission de surveillance des banques coloniales. L’administration de ces banques était de surcroît largement encadrée voire exercée par l’État grâce à la nomination d’un gouverneur, ainsi que d’un censeur39. Mais la dispersion des archives des banques coloniales entre fonds publics et fonds privés aurait rendu l’analyse des billets coloniaux trop ambitieuse à ce stade40, même si l’affirmation du contrôle de l’État sur les émissions fiduciaires relève de la sphère du « droit régalien à battre monnaie »41. Bien que certains catalogues existent pour les billets de l’empire42, ils n’auraient permis qu’une étude superficielle des types à ce stade. Quant aux monnaies métalliques, leur émission, fut-elle exclusivement réservée aux colonies, demeure soumise à l’approbation du ministère des Finances, plus précisément à celle du directeur du Mouvement général des Fonds. La diffusion des monnaies métalliques répond donc davantage à l’initiative publique que l’émission de billets, même si les types de ces derniers sont soumis à l’approbation des ministères des Finances, des Colonies, voire des Affaires étrangères43. Le processus décisionnel entourant plus spécifiquement le choix des symboles monétaires fait ici l’objet d’un développement particulier. Il s’agit cependant de prendre quelques précautions dans l’opposition entre le choix des symboles pour les pièces et celui pour les billets, car dans les territoires de l’empire où les banques coloniales d’émission sont instituées, elles ne demeurent pas étrangères à la décision d’émettre ou non des monnaies métalliques. Enfin, si les médailles commémoratives sont étudiées conjointement aux monnaies par la numismatique en tant qu’objets monétiformes, on ne saurait les inclure dans notre corpus dans la mesure où elles ne sont pas utilisées comme moyen de paiement et ne font l’objet d’aucune politique de diffusion systématique auprès des sujets coloniaux.

Cette étude est conduite à travers plusieurs territoires de l’empire, en particulier des territoires qui possèdent des statuts juridiques différents. Nous avons fait l’hypothèse que la pluralité des situations juridiques de l’empire avait une influence majeure sur le monnayage. Les « vieilles colonies » telles que la Martinique, la Réunion ou la Guadeloupe, ont été l’objet d’émissions monétaires tout à fait différentes de celles de pays de mandat comme le Togo et le Cameroun, ou de pays de protectorat comme la Tunisie, où conserver la souveraineté monétaire du Bey, au moins en apparence, est essentiel pour les autorités françaises. Pour ce dernier territoire, les développements récents de l’historiographie replacent plus largement l’approche juridique au cœur de l’histoire du protectorat44.

L’histoire monétaire très singulière de l’Indochine a déjà fait l’objet de nombreuses études économiques45, et la création d’une monnaie distincte du franc en 1879 est assez peu remise en cause au XXe siècle. Quant à l’analyse des symboles monétaires de la piastre, elle permet de démontrer une adaptation singulière des symboles républicains en Indochine46. Considérée comme une exception à l’unité monétaire de l’empire, la piastre est pourtant le révélateur le plus brillant de l’éclatement monétaire, qui est souligné par l’étude des monnaies métalliques dans les vieilles colonies ainsi que les pays de protectorat et de mandats.

Nous choisissons d’écarter l’étude de l’Algérie et de la banque de l’Algérie, dans la mesure où la circulation métallique, composée en majorité de monnaies métropolitaines, n’a jamais fait l’objet d’émissions spécifiques avant 1949. La proximité de l’Algérie avec la métropole a largement nourri l’idée d’une circulation métallique strictement identique, à l’image des propos du ministre des Colonies, Raphaël Milliès-Lacroix, qui affirmait que « l’Algérie peuplée en grande partie d’Européens et en relations journalières avec la métropole, doit être appelée à avoir le régime monétaire de la mère-patrie »47. Si on relève bien des signes spécifiques pour l’Algérie concernant les timbres dès 1930 ou encore une médaille de la victoire frappée en arabe et distribuée aux indigènes en 1857, le franc métropolitain constitue l’unique monnaie métallique d’État en circulation durant notre période.

Le choix de ne pas restreindre notre étude à une période plus réduite de la Troisième République fait écho aux travaux d’Eric Helleiner, qui ont surtout étudié les phénomènes d’introduction monétaire et de décolonisation monétaire, sans analyser les développements monétaires de l’entre-deux-guerres dans l’empire français48. Le cadre chronologique retenu permet également de replacer le contexte monétaire de la Première Guerre mondiale dans la durée. Si Jérôme Blanc affirme que l’introduction massive de monnaies de nécessité49 par les chambres de commerce pendant la Première Guerre mondiale ne constitue pas une rupture de souveraineté monétaire en métropole, mais simplement une configuration spécifique de cette souveraineté50, on peut s’interroger sur les formes de souveraineté monétaire déployées dans l’empire dans ce contexte particulier. Dans la mesure où le régime de pénuries monétaires caractérise l’ensemble de la période coloniale, de manière plus ou moins régulière, et où les difficultés à l’introduction de numéraire sont beaucoup plus importantes qu’en métropole, on peut discuter de l’existence même d’une souveraineté monétaire telle que définie par les critères invariants de Blanc. Il s’agit ainsi de réintroduire le contexte monétaire métropolitain dans sa durée afin de comprendre l’histoire monétaire des colonies. Les crises monétaires conséquentes de la Première Guerre mondiale sont choses connues pour la métropole et les colonies51. De même, les travaux de Kenneth Mouré sur les dévaluations successives entre 1926 et 1936 qui soulignent l’importance de la perception du contexte économique par les acteurs ont été prolongés sur le terrain colonial par Martin Thomas afin de démontrer l’importance des dévaluations de 1928 et 1936 dans l’histoire monétaire de l’empire52.

La fin de notre étude se justifie par les importants bouleversements monétaires de la veille de la Seconde Guerre mondiale. L’année 1939 marque le début d’un régime de changes contrôlés entre le franc et les devises étrangères, avec la création de l’Office des changes. Cette entrée progressive de l’empire dans ce qui est appelé une « zone franc » est aujourd’hui abondamment analysée afin de dénoncer le franc CFA comme une un « héritage colonial » qui renie la souveraineté des États africains au XXIe siècle53. Certains auteurs évoquent un « néo-impérialisme banal » à propos de la persistance du franc CFA54 : il nous semble que cette utilisation du nationalisme banal55 n’est pas appropriée pour étudier l’empire colonial français au cours de la période qui nous intéresse, étant donné la faible volonté d’assimilation de la part des administrateurs, ainsi que le manque de considération de la fonction de propagande du symbole monétaire par les administrateurs. Par la suite, l’arrivée au pouvoir du Maréchal Pétain et le renforcement de la figure du chef de l’État dans le paysage institutionnel français conduisent à un tournant majeur dans l’histoire monétaire française, avec la figuration du Maréchal sur les monnaies. La représentation du chef de l’État sur les monnaies était en effet proscrite depuis l’effondrement du Second Empire, et le retour à un monnayage républicain dépersonnalisé.56

L’étude de la monnaie métallique dans l’empire entre 1879 et 1939 permet ainsi de discuter de la pertinence de la notion de souveraineté monétaire dans l’empire, dans la mesure où l’expansion coloniale opérée sous la Troisième République s’accompagne de réformes monétaires successives dans les nouveaux territoires. La période est également marquée par une unité symbolique, caractérisée par une « difficile figuration »57 de la République reposant avant tout sur le rejet de la figure du chef de l’État.

Dès lors, les archives du ministère des Colonies, versées aux Archives nationales d’outre-mer, constituent un point de départ pertinent pour notre étude. Les différents dossiers relatifs aux questions monétaires comportent en premier lieu la correspondance entre le ministère et les administrations coloniales locales. Ces dossiers de la direction des Affaires économiques sont inégalement riches, dans la mesure où la question monétaire ne semble pas avoir fait l’objet d’une correspondance constante et d’une volonté régulièrement renouvelée d’actualiser les connaissances de l’administration centrale sur les systèmes monétaires de l’empire. En revanche, certains dossiers n’ayant fait l’objet d’aucune étude jusqu’à présent nous permettent de documenter un conflit grandissant entre les Colonies et les Finances à partir du début des années 1920. Les archives de la direction des Affaires économiques sont complétées par des dossiers extraits des séries documentaires et des fonds géographiques, qui permettent d’étudier la question des réformes monétaires au Togo et au Cameroun plus finement. Ce conflit entre Finances, Colonies, et gouverneurs des « vieilles colonies » peut également être documenté grâce aux archives de la Banque de France. Si l’étude des procès-verbaux du Conseil général souligne l’intérêt très limité du principal organe décisionnel de la Banque pour ces questions, l’institution est pleinement intégrée dans les débats monétaires au sein de l’Union latine58. De manière plus significative, la Banque agit comme un intermédiaire privilégié du ministère des Finances pour l’envoi massif de monnaie divisionnaire à partir d’octobre1936.

Afin de compléter l’analyse des politiques monétaires dans les colonies et dans les pays de mandat, nous avons fait le choix d’intégrer des séries des Archives diplomatiques de Nantes et de La Courneuve, pour étudier la monnaie sous le régime du protectorat. Les dossiers relatifs aux questions monétaires tunisiennes se sont révélés très riches ; si une partie de la correspondance entre la Résidence générale de France à Tunis et le ministère des Affaires étrangères avait déjà été étudiée par la numismatique tunisienne à propos de la réforme monétaire de 189159, nous proposons ici l’étude du franc tunisien dans le contexte de la réforme du « franc Poincaré » grâce à des dossiers qui n’ont fait, à notre connaissance, l’objet d’aucun travail académique. La correspondance du résident général Lucien Saint avec le ministère des Affaires étrangères et le ministère des Finances ayant été très bien conservée pour la période de 1926 à 1929, nous proposons une chronologie détaillée du conflit qui oppose la Résidence avec les Finances à propos du partage des bénéfices issus de la réévaluation du stock d’or de la banque de l’Algérie à Tunis.

La volonté de comprendre au plus près le processus décisionnel entourant les introductions monétaires dans l’empire nous a conduit à consulter les archives de la Monnaie de Paris versées au CAEF. La série H, relative aux fabrications monétaires, contient, outre la mention presque systématique des volumes d’émission, la correspondance entre la Monnaie de Paris et le Mouvement général des Fonds relative à la détermination du type monétaire. Les dossiers sont très inégaux selon les territoires concernés, et il est à noter que la correspondance avec l’artiste graveur n’apparaît jamais dans cette série. De même, les dessins préparatoires sont parfois absents des archives de la Monnaie de Paris, ce qui rend impossible l’analyse des signes monétaires retenus à l’aune de ceux écartés, démarche qui aurait ici permis de préciser les motivations, propagandistes ou non, des gouverneurs coloniaux. Les archives de certains graveurs majeurs sont en effet en mains privées, et n’ont fait l’objet d’aucun dépôt, ni au CAEF, ni à la Monnaie de Paris60. En revanche, les archives consultées à Savigny-le-Temple permettent de souligner la volonté de la Monnaie de Paris de mettre en valeur son savoir-faire auprès du ministère des Finances, et, parfois, de se confronter à son ministère de rattachement, à propos des signes monétaires61 ou de l’organisation même de la production monétaire coloniale.

Ces sources nous permettent de reconstruire les ambitions, les hésitations, et les développements inattendus de la politique monétaire coloniale dans l’empire français. Le souci d’affirmer la souveraineté monétaire de la France dans son empire vis-à-vis des populations indigènes, européennes, ou des autres puissances européennes, apparaît dès lors très relatif, dans la mesure où la souveraineté monétaire n’est réellement discutée qu’à partir des années 1920 pour des raisons proprement budgétaires. À rebours d’une unicité monétaire de l’empire, l’étude des monnaies métalliques révèle au contraire la diversité des régimes de souveraineté monétaire62 entre les territoires coloniaux.

Dans un premier temps, l’introduction de la monnaie française est marquée par la mise entre parenthèses de la souveraineté métropolitaine. La prise de contrôle d’un territoire colonial ne permet pas d’imposer le franc métropolitain sans adaptations mineures ou concessions majeures, qui, dans l’exemple tunisien, retardent de dix années une réforme monétaire largement amendée entre-temps. Les administrateurs coloniaux, s’ils cherchent à imposer la monnaie métropolitaine dans certains cas, intègrent les traditions monétaires locales dans la décision d’introduire ou non une monnaie. Le souci de l’utilisation effective d’une monnaie ne se traduit pas uniquement par le recours à la force pour collecter l’impôt63, mais aussi par un ensemble d’adaptations, de concessions, ayant pour but de garantir une forme d’efficacité économique. Le symbole monétaire ne semble pas explicitement envisagé comme un outil de civilisation de l’indigène par la propagande, mais apparait dans la correspondance entre les différentes autorités coloniales comme la dernière des contraintes à l’introduction du franc dans les colonies, tant les réformes monétaires s’inscrivent dans la durée. Administrateurs et directeurs ministériels veulent à tout prix éviter le blocage d’une réforme à propos des questions relatives aux signes monétaires. À la prise en compte de contraintes locales et administratives dans les réformes monétaires s’ajoute la contrainte monétaire internationale, qui caractérise l’ensemble des territoires de l’empire pour l’ensemble de la période. En particulier, le contexte de l’Union latine en métropole pose la question de l’extension de jure et de facto de l’intercirculation des monnaies belges, suisses, grecques, et italiennes dans l’empire colonial. Tout comme les traditions monétaires locales, la circulation monétaire internationale induit l’adaptation des types monétaires républicains dans les colonies et non une simple transposition des signes métropolitains.

Dans un second temps, si le déploiement de la souveraineté monétaire de la métropole sur ses colonies ne constitue pas une motivation majeure pour les autorités coloniales, cette souveraineté connait un retour surprenant après la Première Guerre mondiale. Lors de l’émission de jetons au Togo et au Cameroun à partir de 1923, le bénéfice des frappes, le seigneuriage, est pour la première fois laissé au budget local. Il s’agit d’une concession faite par le ministère des Finances à ces territoires, afin de garantir leur autonomie budgétaire, dans un contexte où la France sait que les mandats qu’elle dirige sont contrôlés régulièrement par la Société des Nations (SDN)64. Cet exemple singulier constitue un précédent intéressant pour les gouverneurs coloniaux, qui tentent de l’exploiter au milieu des années 1930. Avec le développement de la crise économique mondiale, la baisse des recettes douanières incite en effet les territoires de l’empire à chercher d’autres sources de financement, ce qui conduit les gouverneurs à demander de concert l’inscription des bénéfices des émissions monétaires aux budgets locaux. Dès lors, le seigneuriage devient un critère de souveraineté monétaire majeur qui est invoqué par le ministère des Finances pour refuser des émissions spécifiques aux colonies, et par les colonies pour demander ces mêmes émissions spécifiques. Si le ministère des Finances refuse finalement d’introduire des monnaies spécifiques en 1936, la dévaluation d’octobre 1936 oblige des exportations de numéraire importantes dans les colonies. C’est également le partage des bénéfices monétaires qui conduit la Résidence générale de France à Tunis à s’opposer vertement au ministre des Finances en 1928. Affirmant que le « franc tunisien » est une monnaie souveraine du Bey de Tunis, le résident général Lucien Saint refuse que l’État métropolitain s’arroge une partie des bénéfices résultant de la réévaluation du stock d’or de la banque de l’Algérie en Tunisie, constitués en francs tunisiens. En dépit de la défense de la souveraineté monétaire du Bey par la Résidence générale, cet épisode aboutit à un contrôle renforcé de la métropole sur les finances tunisiennes, qu’il s’agisse des bénéfices attribués à la Résidence générale ou de la rémunération du Bey de Tunis en numéraire qui est une nouvelle fois remise en cause.

La souveraineté monétaire est donc négligée au moment d’introduire le franc dans les colonies, et les administrateurs se plient à de nombreux renoncements pour concilier les traditions locales, la situation économique régionale et les volontés ministérielles. Le retour des arguments de souveraineté monétaire ne semble pas se conjuguer avec une forme de fierté impériale un temps exprimée à travers l’exposition coloniale de Vincennes en 1931, ou, comme c’est le cas en métropole avec le « franc Poincaré », avec l’affirmation patriotique du franc comme une monnaie forte65. La souveraineté monétaire est au contraire mobilisée pour satisfaire des intérêts budgétaires locaux très concrets dans un contexte de contraction du commerce international.

Première partie : Introduire le franc, ou la mise entre parenthèses de la souveraineté monétaire

La prise de contrôle politique d’un territoire colonial amène très rapidement la question monétaire au cœur des préoccupations des acteurs publics. C’est ainsi que Pierre Savorgnan de Brazza fait frapper dès 1883 des jetons métalliques pour « l’ouest africain français66». Les modalités des introductions monétaires dans les colonies permettent cependant de douter de l’existence d’une souveraineté monétaire de la France dans l’ensemble des territoires de son empire. En effet, si la métropole semble se revendiquer comme autorité monétaire souveraine, elle ne parvient que très difficilement à imposer son unité de compte, le franc. Dès lors, les autorités coloniales ne font pas des symboles monétaires une priorité, du fait de contraintes proprement locales qui se déploient dans un contexte de circulation monétaire internationale, voire globale.

Si les ministères des Finances et des Colonies semblent mettre en avant l’usage du franc à l’exclusion de toute autre monnaie, les gouverneurs coloniaux sont confrontés à une réalité bien différente où les pénuries monétaires deviennent progressivement structurelles. Dès lors, on assiste à un ensemble d’accommodements des politiques monétaires ; certains administrateurs revendiquent l’utilité économique des monnaies traditionnelles. Dans ce contexte où imposer l’usage du franc uniformément dans l’ensemble des territoires de l’empire apparait progressivement comme un vœu pieux aux autorités coloniales, la circulation monétaire est très contrastée d’un territoire à l’autre.

Si les pratiques monétaires locales déterminent les politiques monétaires coloniales, des contraintes internationales s’imposent également aux acteurs dans un contexte d’ouverture monétaire européenne et mondiale. La mondialisation des échanges caractéristique de la seconde moitié du XIXe siècle constitue le terreau fertile d’une superposition de monnaies dans un territoire donné. Les monnaies dites de commerce circulent à l’échelle régionale ou mondiale. En outre, les différentes conférences monétaires qui instituent et prolongent l’Union latine facilitent la projection de l’intercirculation des monnaies françaises, belges, suisses, grecques et italiennes dans les colonies.

La persistance des systèmes monétaires traditionnels et une circulation monétaire internationale complexe constituent autant de contraintes sur lesquelles les autorités coloniales ont une prise relative. Les symboles monétaires sont alors mobilisés comme un outil économique au service de la circulation monétaire. Du fait des contraintes locales et internationales, les symboles monétaires sont déterminés à travers un processus relativement rapide et consensuel entre les autorités coloniales, afin d’accélérer les réformes monétaires. On comprend alors les choix retenus à l’aune de la superposition des monnaies dans les différents territoires ; il s’agit souvent de distinguer une monnaie française d’une monnaie étrangère. La dimension symbolique de la souveraineté monétaire peine ainsi à s’affirmer dans l’empire colonial.

1. Archives nationales d’outre-mer (Aix-en-Provence, ANOM), 1AFFECO/171, directeur du Mouvement général des Fonds au directeur des Affaires économiques du ministère des Colonies, 6 janvier 1936. Document reproduit en annexe, annexe 2

2. Rapidement surnommée « Union latine » par la presse anglaise en référence à l’absence du Royaume-Uni, on peut également se référer à cette forme originale de coopération monétaire comme « Union monétaire latine », abrégée « UML ».

3. La Grèce ne rejoint l’Union latine qu’en 1868.

4. Luca Einaudi, Money and politics. European Monetary Unification and the International Gold Standard (1865-1873), New York, Oxford University Press, 2001 ; Lucien Gillard, L’Union latine, une expérience de souverainetés monétaires partagées (1865-1926), Paris, Classiques Garnier, 2017.

5. Eric Helleiner, The Making of National Money. Territorial Currencies in Historical Perspective, Ithaca, Cornell University Press, 2003.

6. Jérôme Blanc, « Invariants et variantes de la souveraineté monétaire. Réflexions sur un cadre conceptuel compréhensif », Economies et Sociétés - série Monnaie, no 4, 2002, p. 193-213.

7. Jane I. Guyer (dir.), Money Matters. Instability, Values, and Social Payments in the Modern History of West African communities, Portsmouth, Heinemann, 1999.

8. Pour un état des lieux de la question, voir surtout : Mahir Saul, « Money in Colonial Transition. Cowries and Francs in West Africa », American Anthropologist, vol. 106, no 1, mars 2004, p. 80-82.

9. Viviana Zelizer, La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005 [1994].

10. Catherine Eagleton, Harcourt Fuller et John Perkins (dir.), Money in Africa, Londres, British Museum, 2009.

11. Viviana Zelizer, « Official Standardisation vs. Social Differentiation in American’s uses of Money », dans Emily Gilbert et Eric Helleiner (dir.), Nation-States and Money. The past, Present and Future of National Currencies, Londres, Routledge, 1999 p. 82-96 ; Harcourt Fuller, « From Cowries to Coins. Money and Colonialism in Gold Coast and British West Africa in the Early 20th Century », dans Catherine Eagleton, Harcourt Fuller et John Perkins (dir.), Money in Africa, Londres, British Museum, 2009 p. 54-61.

12. Michel Aglietta et André Orléan (dir.), La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 356.

13. Hélène D’Almeida-Topor, « La création du Franc CFA », dans La France et l’outre-mer. Un siècle de relations monétaires, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998 p. 523.

14. A. G. Hopkins, « The Creation of a Colonial Monetary System. The Origins of the West African Currency Board », African Historical Studies, vol. 3, no 1, 1970, p. 101-132.

15. Wadan Narsey, British Imperialism and the Making of Colonial Currency Systems, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016.

16. Alvita Akiboh, « Pocket-Sized Imperialism. U.S. Designs on Colonial Currency », Diplomatic History, vol. 41, no 5, 2017, p. 874-902 ; Alvita Akiboh, National Symbols and Constructions of Identity in the U.S. Colonial Empire, 1898-1959, Ph.D thesis, history, sous la direction de Daniel Immerwahr, Northwestern University, Evanston, 2019.

17. Tandis que Amy Kaplan souligne l’instabilité de l’identité étasunienne au regard de l’empire colonial, Emmanuelle Saada démontre, au contraire, la continuité et l’extension des pratiques républicaines dans l’empire. Voir : Amy Kaplan, The Anarchy of Empire in the Making of U.S. Culture, Cambridge, Harvard University Press, 2005 ; Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.

18. Alvita Akiboh, National Symbols and Constructions of Identity, op. cit., p. 28.

19. La numismatique comme ensemble des connaissances relatives aux monnaies et aux médailles permet de comprendre la monnaie dans sa matérialité, en soulignant l’importance des signes monétaires, étudiés comme des productions artistiques.

20. Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001 [1972], vol.1 [consulté en édition numérique, https://books.openedition.org/editionsehess/359], p. 112-125.

21. Pierre Edoumba, Le passage des monnaies traditionnelles à la monnaie moderne. Ingérences et adaptations, cas du Congo, thèse de doctorat en sciences biologiques et fondamentales appliquées, psychologie, sous la direction de Josette Rivallain, Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1997.

22.Ibid., p. 248.

23. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 2005 [1984].

24. Voir surtout Yasuo Gonjō, Banque coloniale ou banque d’affaires. La banque de l’Indochine sous la IIIe République, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1993 [consulté en édition numérique, https://books.openedition.org/igpde/4509]  ; Hubert Bonin, « L’activité des banques françaises dans l’Asie du Pacifique des années 1860 aux années 1940 », Revue française d’histoire d’outre-mer, vol. 81, no 305, 1994, p. 401-425 ; Laurens Ndrianasy, Le réseau bancaire à Madagascar et son rôle économique (1885-1946), thèse de doctorat en histoire du droit et des institutions sous la direction de Christian Chêne, Université Paris V, 2016.

25. Ernest Zay, Histoire monétaire des colonies françaises d’après les documents officiels, Paris, Montorier, 1892 ; Jean Lecompte, Monnaies et jetons des colonies françaises, Monaco, Victor Gadoury, 2007 [2000] ; Jean Lecompte, Monnaies et jetons de l’Indochine française, Monaco, Victor Gadoury, 2013.

26. Parmi les différents ouvrages de Mazard, nous avons surtout consulté : Jean Mazard, Histoire monétaire et numismatique des colonies et de l’Union française, 1670-1952, Paris, Bourgey, 1953.

27. François Joyaux, « La pièce de 1/2 cent de 1935 par Lindauer », Numismatique asiatique, no 28, décembre 2018, p. 65-71 ; François Joyaux, « Documents relatifs aux monnaies et médailles de Lindauer pour l’Indochine commandées par la Monnaie de Paris », Numismatique asiatique, no 31, septembre 2019, p. 41-70.

28. Ali Khiri et Abdelhamid Fenina (dir.), Numismatique et histoire de la monnaie en Tunisie. Tome 3. La monnaie contemporaine, Tunis, Banque centrale de Tunisie, 2008. Les auteurs reprennent ici une grande partie de l’analyse de Carmel Sammut, voir Carmel Sammut, L’impérialisme capitaliste français et le nationalisme tunisien (1881-1914), Paris, Publisud, 1983.

29. Maurice Agulhon, Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989, p. 25-26.

30. Alain Chatriot, « L’impossible “Marianne”. La politique philatélique coloniale française (1849-1962) », dans Evelyne Cohen et Gérard Monnier (dir.), La République et ses symboles. Un territoire de signes, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013 p. 192-203 ; Alain Chatriot, « Les timbres-poste. Un révélateur de la difficile figuration des Républiques », Cahiers Jaurès, no 219-220, 2016, p. 21-35.

31. Virginia Hewitt, « A Distant View. Imagery and Imaginaton in the Paper Currency of the British Empire, 1800-1960 », dans Emily Gilbert et Eric Helleiner (dir.), Nation-States and Money. The Past, Present and Future of National Currencies, Londres, Routledge, 1999 p. 97-116.

32. Voir par exemple : Wambui Mwangi, « The Lion, the Native and the Coffee Plant. Political Imagery and the Ambiguous Art of Currency Design in Colonial Kenya », Geopolitics, vol. 7, no 1, 2002, p. 31–62.

33. Arnaud Manas, « Les signes monétaires de l’État français. La numismatique et l’art du billet au service de Vichy ? », Revue numismatique, vol. 6, no 170, 2013, p. 473-502.

34. Alvita Akiboh, « Pocket-Sized Imperialism », art. cit.

35. Pour un état de l’art récent sur la décision publique et privée, voir Patrick Castel et Marie-Emmanuelle Chessel, « La décision toujours en question », Entreprises et histoire, vol. 97, no 4, 2019, p. 7-22.

36. Pour une revue de la littérature sur l’État colonial, voir Sylvie Thénault, « L’État colonial, une question de domination », dans Pierre Singaravélou (dir.), Les empires coloniaux, XIXe - XXe siècles, Paris, Points, 2013 p. 215-256.

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