La vieille malle et la chanson de Bicêtre - Roland Forgues - E-Book

La vieille malle et la chanson de Bicêtre E-Book

Roland Forgues

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Beschreibung

À l’automne de sa vie, un médecin de campagne décide de se retirer dans un lieu isolé pour méditer sur la vieillesse et la caducité, sur la société numérique et le futur de l’humanité. Son voyage vers la sagesse et la sérénité est soudainement interrompu par un tsunami qui emporte tout sur son passage et le laisse inerte. Lors d’un enterrement insolite, son ami Antoine, chargé de l’oraison funèbre, révèle bien des secrets croustillants et insoupçonnés sur son passé. Entre mystères et surprises, l’amour émerge dans ce récit comme un fil conducteur, donnant naissance au « Mythe de Bicêtre et de l’éternel renouvellement ». Explorez les frontières entre réalité et imagination dans cet ouvrage briseur de tabous nappé d’une ambiance à la fois joyeuse et paisible, teintée d’un humour caustique et démystificateur.

À PROPOS DE L'AUTEUR

grégé d’espagnol, docteur d’État ès lettres et sciences humaines, professeur des universités et critique littéraire, Roland Forgues (Tarbes, 1944) a publié une trentaine d’essais sur la littérature hispano-américaine et un premier roman "Ithaque est mon chemin", aux Éditions Edilivre. "Touche pas à mon rêve" est son deuxième roman. Image de couverture : La Liberté guidant le peuple d'Eugène Delacroix", Musée du Louvre (1830)

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Roland Forgues

La vieille malle

et la chanson de Bicêtre

Petit traité de philosophie

« Extra-Ordinaire » au quotidien

Roman

© Lys Bleu Éditions – Roland Forgues

ISBN : 979-10-422-3122-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je dédie ce livre :

À mes potes des années universitaires dijonnaises :

Jean Pierre Gadreau, aujourd’hui disparu,

qui fit des études de vétérinaire pour devenir notaire,

Gérard Boyer et son épouse Claude avec lesquels j’ai si souvent chanté la vie des chansons paillardes en dégustant

à pleins tonneaux, comme des trous morbleu,

le délicieux Meursault Perrières dans la cave du Marcel.

À mes vieux complices des années de recherches péruviennes : Max Silva Tuesta et Saúl Peña, psychiatres et psychanalystes, avec qui j’ai partagé tant de bons moments à parler de tout et de rien, à bâtons rompus et sans tabous, au milieu de franches rigolades devant une soupe créole et un pisco-sour ;

parfois aussi devant un ceviche

et une table d’hôtes bien garnie à observer les moules

et les écrevisses se lançant d’insolites clins d’œil.

Épigraphe

Dans ce Bicêtre où l’on s’embête,

Loin de Paris que je regrette,

J’ai bien souvent médité

Sur la vieillesse et la caducité,

On ne peut pas…

La chanson de Bicêtre – Le bréviaire du carabin

I

Les pierres blanches

Les vieilles malles avaient toujours été pour lui source de mystère, d’intrigue et d’émerveillement.

La vieille malle en bois de merisier cerclée de fer qu’il avait devant les yeux, imposante par ses dimensions rappelant un buffet de cuisine campagnard où l’on gardait précieusement les aliments et les friandises, ne cessait de l’interroger et de le tourmenter.

Que de fois il eut la tentation d’en percer le mystère, poussé par la curiosité et par une force occulte dont il ignorait la source, une voix intérieure qui ne cessait de lui répéter : « trouve la clé et ouvre cette malle ».

Il chercha la clé, chercha et chercha des années durant, jusqu’à ce fameux jour de septembre où, à la tombée de la nuit, une violente tempête de pluie et de grêlons gros comme des œufs de pigeonne, plongea soudainement le lieu-dit « Les pierres blanches » dans une semi-obscurité.

L’orage s’abattit au milieu d’éclairs et de roulements sourds de tonnerre sur la cabane en bois qu’il avait construite lui-même, bien que n’étant pas charpentier.

La petite construction s’élevait dans un endroit rocailleux en bordure d’un ruisseau, au milieu d’un bosquet de chênes, de hêtres, de châtaigniers et de merisiers, à la sortie du village sur le chemin du vieux moulin, bordé de magnifiques lauriers roses. Il avait pris modèle sur les cabanes que l’on pouvait voir depuis toujours dans la forêt de pins des Landes de Gascogne qui abritaient les bûcherons et leur famille et quelques amoureux de la nature, des arbres et des bois et, plus encore, quelques passionnés des incomparables senteurs naturelles des pinèdes.

C’est là qu’il s’était installé depuis qu’il s’était mis en retrait de son travail avant d’entrer dans la vieillesse, afin de profiter pleinement des années qu’il lui restait à vivre. Car, disait-il en poussant un grand éclat de rire :

On ne peut pas bander toujours,

Il faut jouir de ses roupettes

On ne peut pas bander toujours,

Il faut jouir de ses amours.

Poussé par la conviction que la compagnie de ses semblables, qu’il avait pourtant si longtemps fréquentés, ne lui était plus d’un grand secours, il n’avait pas hésité un seul instant à s’isoler dans cette clairière reculée, pourvue d’eau de source et d’électricité fournie par des panneaux solaires installés sur le toit de sa cabane, vu qu’il n’y avait plus de conversation possible avec ses concitoyens, chacun passant la plupart de son temps devant l’écran de son smartphone, de son ordinateur portable, à s’entretenir avec un autre lui-même. Un lui-même qu’il n’était pas, mais qu’il aurait souhaité être.

Après la télévision, Internet avait colonisé le village et les écrans étaient devenus le plus grand miroir à Narcisse de la planète Terre. La vie intime, les désirs cachés, les troubles inexpliqués, les pulsions incontrôlées et les pratiques sexuelles des habitants franchissaient, sans que parfois ils ne le veuillent ni même ne le sachent, les portes des foyers.

Tout cela faisait l’objet d’un voyeurisme indécent sur les réseaux sociaux, et il semblait ne plus y avoir de secrets pour personne.

Avec l’arrivée du numérique, on était entré de plein fouet dans l’ère de l’image et du sexe non plus conçus comme source de vie et de plaisir, mais comme compensation à des frustrations profondes.

Guillaume n’avait rien contre Narcisse, pas la moindre animosité contre ce beau et sympathique jeune homme de la mythologie qui se mirait dans l’eau d’une fontaine pour se connaître et apprendre à s’aimer.

Ce qui le gênait, c’était que Narcisse n’était plus Narcisse, mais une image défigurée de lui-même, une image virtuelle qui faisait du réel une utopie.

Exactement le contraire de ce que lui avait toujours cherché à faire dans l’exercice de son métier et dans son combat quotidien contre la maladie et contre l’injustice. Pour lui il n’y avait pas d’autre issue pour rendre le monde habitable et trouver les clés du bonheur que de transformer l’utopie en réalité.

C’est sur ce chemin-là qu’il s’était engagé en devenant médecin.

Les gens devant leur écran ressemblaient de plus en plus à des automates issus de l’Intelligence Artificielle qui avait pris le pas sur l’Intelligence naturelle. Ils semblaient être incapables de penser avec leur propre cerveau et de réagir devant le chaos et l’absurdité du monde, devant les atrocités qui frappaient l’humanité, la barbarie qui sévissait partout sur la planète Terre.

Face à l’invasion des fausses nouvelles et des camelots des anciens champs de foire ressuscités, que l’on appelait « influenceurs », ventant avec des mots dithyrambiques et creux dans des vidéos postées sur YouTube, sur Facebook, sur Instagram, sur Twitter, ou sur Tic toc, les incomparables mérites de tel ou tel médicament, de tel ou tel produit aphrodisiaque, de telle ou telle potion magique d’amaigrissement, de telle ou telle cure de jouvence, de tel ou tel instrument miracle, face aux chimériques théories du complot devenues à la mode qui façonnaient l’esprit et la crédulité des plus faibles dans un incessant ballet de figures carnavalesques.

Face à tout cela, que faire ? Pouvait-on se taire ? Rester les bras croisés, pratiquer la politique de l’autruche comme tant de bien-pensants et avoir ainsi une indulgence coupable ?

Pas question ! réagissait Guillaume avec toute la force d’une détermination qui lui venait de son enfance et de l’éducation reçue, exigeante et exemplaire.

Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux, disait fort à propos Etienne de La Boétie, le pourfendeur de la servitude, ami intime de l’un de nos plus célèbres humanistes de la Renaissance : Michel de Montaigne qui fut l’un des tout premiers à s’interroger sur la « pensée sauvage » sur laquelle se penchera l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, plusieurs siècles plus tard.

Guillaume se répétait souvent à lui-même cette remarque de Don Quichotte à son écuyer Sancho Pança :

Changer le monde, ami Sancho, n’est ni folie ni utopie, c’est justice.

L’accoutumance face à la surabondance de l’information, au grossissement des faits et à l’impossibilité de démêler le vrai du faux, était le plus grand des dangers qui guettait nos sociétés, au même titre que l’ignorance ou, pire encore, que le refus de savoir, principal fléau de l’humanité, comme affirmait Simone de Beauvoir.

De l’accoutumance naît l’indifférence et de l’indifférence naît la négation des valeurs humaines et sociales, la banalisation du pire et le retour à la barbarie. Souvenons-nous des propos de Saint Augustin :

À force de tout supporter, on finit par tout tolérer. À force de tout tolérer, on finit par tout accepter. À force de tout accepter, on finit par tout approuver.

Avec l’effondrement des grandes idéologies, capitalisme et soviétisme, qui avaient dominé le monde pendant toutes ces décennies de guerre froide entre l’Est et l’Ouest, reléguant à la marge tout ce qui ne relevait pas d’elles, la situation devenait de plus en plus complexe et embrouillée.

On avait perdu les anciens repères idéologiques et on était incapables d’en inventer de nouveaux. On faisait ainsi, du réel, un univers virtuel gouverné par les illusions perdues que l’on continuait à prendre pour la réalité.

Devant l’indescriptible chaos des temps présents où la matière engloutissait l’esprit – ce n’est pas en vain que l’on parlait d’Intelligence Artificielle –, il fallait réagir vite et se mettre en ordre de bataille au risque de se brûler les ailes.

Faire son examen de conscience, repenser le monde et le transformer radicalement pour le rendre habitable. Être ou ne pas être telle était l’éternelle question que le dramaturge anglais Shakespeare mettait dans la bouche de son emblématique personnage Hamlet et qui était plus que jamais d’une brûlante actualité.

Il faut en finir avec la culture de la violence et de la haine, avec les idéologies de la rédemption, disaient les gens de bonne volonté. Il faut reconsidérer les rapports entre l’homme et son semblable, l’homme et l’univers, l’homme et la nature, préconisaient les savants anthropologues et les théoriciens de la moderne écologie en quête d’improbables solutions.

Oui, mais comment, s’interrogeaient la plupart des gens du commun confrontés à la dure réalité du quotidien ? Toujours la sempiternelle rengaine entre le « il faut » et le « comment » qui le plus souvent n’était là, finalement, que pour se donner bonne conscience et justifier le laisser-faire.

Dans sa grande sagesse, le célèbre astrophysicien canadien Hubert Reeves, qui avait permis à tant de néophytes et de gens ordinaires de voyager au cœur des galaxies et des étoiles, disait :

L’homme est l’espèce la plus insensée, il vénère un Dieu invisible et massacre une nature visible ! Sans savoir que cette nature qu’il massacre est ce Dieu invisible qu’il vénère !

Il n’y a pas d’autre chemin sur la voie de la survie que le combat au quotidien de chacun de nous, pensait Guillaume, même si cela s’apparente à la poursuite de la chimère, ce désir profond d’utopie qui nous définit comme appartenant à l’espèce humaine et nous différencie du reste des espèces animales.

J’ai confiance en l’éducation et en la culture, notre patrimoine commun depuis nos origines. Préservons les grandes manifestations de l’activité humaine que l’on juge utile de conserver et de perpétuer même si elles ne sont guère évidentes aujourd’hui, tant sont courants la futilité des contenus et l’engouement pour le dérisoire qui se manifestent au grand jour dans les médias audiovisuels et sur les réseaux sociaux.

Que cela nous agrée ou non, nous sommes le fruit d’un long et incessant processus d’apprentissage, d’assimilation et de perfectionnement qui remonte aux origines de l’espèce humaine, répétait Guillaume à ses amis réunis à l’Auberge de l’Ecu. Le produit d’un savoir et d’un savoir-faire qui prend forme avec le temps.

Savoir c’est se souvenir, disait déjà Aristote, le philosophe et savant grec plusieurs siècles avant Jésus Christ.

Chaque génération apporte sa pierre, mais au total, elle n’invente que très peu de choses, même si c’est ce « très peu de choses » qui fait avancer l’humanité.

Il existe beaucoup de « petits génies », mais rares sont ceux qui deviennent « grands » ! martelait Guillaume sur le ton de la dérision face aux interlocuteurs ayant une maladive tendance à se pousser du col.

Aujourd’hui, l’Intelligence Artificielle prend des allures d’un nouveau big-bang, surgi du néant de notre conscience.

Mais attention, prévenait déjà en son temps François Rabelais dans le foisonnement des idées novatrices de la Renaissance :

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.

Éduquons et cent fois sur le métier remettons notre ouvrage, selon la formule de Nicolas Boileau, répétait Guillaume à ses amis. L’absolue nécessité n’est pas de vivre, mais d’apprendre à vivre, à maîtriser les eaux du fleuve d’Héraclite qui porte inexorablement notre destin vers l’inéluctable néant.

Les dictatures et les pouvoirs autocratiques qui pullulent aujourd’hui sur notre planète se nourrissent de l’ignorance des peuples et de peurs ancestrales tapies au fond de l’inconscient face à l’énigme de la vie, face aux incertitudes de son déroulement et face au mystère de son aboutissement.

Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude.

Qui avait dit cela ? Albert Camus. Et le biologiste et psychologue suisse Jean Piaget qui s’était abondamment penché sur la question ajoutait quant à lui :

L’objectif principal de l’éducation est de créer des personnes capables d’innover, pas simplement de répéter ce que les autres générations ont fait. Les gens qui sont créatifs, inventeurs et découvreurs. Le deuxième objectif de l’éducation est de former des esprits critiques, capables de vérifier et de ne pas accepter tout ce qui leur est transmis comme valide ou vrai.

La plus belle des formules et sa mise en œuvre on la devait probablement au Sudafricain Nelson Mandela :

L’éducation est l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde.

Oui, changer le monde ! Malgré les aléas de la fortune, ne l’avait-il pas montré dans le pays où il était né en mettant fin à l’apartheid avec un courage que la prison n’avait pu briser ?

Agir était le maître mot de la devise qui avait toujours guidé les pas de Guillaume, même si cela l’avait amené parfois à se conduire en « fieffé salaud » aux yeux de quelques âmes bien-pensantes. Mais lui n’en avait cure. « Je m’en bats les roubignoles » qu’il disait toujours sur le ton de la bonne humeur en imitant la voix de Guy Bedos, le célèbre humoriste qui titillait le public, l’agaçait et l’amusait à la fois, dans ses spectacles réalistes hauts en couleur.

Depuis longtemps déjà il avait fait sienne cette pensée du philosophe Henri Bergson :

Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action.

Qui entreprend ne gagne pas forcément, mais qui ne tente rien perd assurément et finit toujours dans le camp des vaincus et des humiliés.

Bertolt Brecht, le célèbre dramaturge allemand, auteur d’un théâtre engagé parfois décrié, contestataire et subversif, qui avait bouleversé et régénéré la scène en lui apportant avec sa Mère courage une touche de réalisme populaire et d’optimisme futuriste, déclarait :

Ceux qui luttent ne sont pas sûrs de gagner. Mais ceux qui ne luttent pas ont déjà perdu.

Quoi qu’il arrive, Guillaume ne pouvait se résigner à se ranger du côté des perdants. Il n’était pas très loin de penser qu’un jour prochain les robots se cloneraient eux-mêmes et qu’ils remplaceraient les hommes. Il se posait même la question de savoir si l’anthropologue Claude Lévi-Strauss n’avait pas raison quand il déclarait que le monde avait commencé sans l’homme et s’achèverait sans lui.

La question méritait d’être posée et débattue en ces temps où, pour se donner des airs de modernité, l’on ne parlait que d’Intelligence Artificielle, d’algorithmes, d’hologrammes que l’on confondait volontairement ou non avec le don d’ubiquité, d’applications qui solutionnaient tout, de robots intelligents qui agissaient à la place de l’homme, d’imprimante 3D qui permettaient de tout faire sans le moindre effort ni fatigue, etc. Un monde où le réel était remplacé par le virtuel et l’homme par la machine qu’il avait créée lui-même et dont il était devenu dépendant.

En accentuant la distance toujours plus grande entre l’élite des concepteurs et la masse des utilisateurs, l’Intelligence Artificielle menait tout droit au crétinisme généralisé.

Dans un monde d’apprentis sorciers, la prophétie d’Aldous Huxley des années trente devenait réalité :

Les gens en viendront à aimer leur oppression, à adorer les technologies qui défont leurs capacités de penser.

Sur le plan de l’éthique, Guillaume s’interrogeait plus encore :

Quelle drôle d’époque où la droite n’est pas la droite, la gauche n’est pas la gauche et le centre n’est pas au centre !

Ces éloquents propos de l’écrivain André Malraux pour lequel Guillaume avait un grand respect en raison de son engagement dans la lutte des peuples contre l’oppression, notamment en prenant part à la Guerre d’Espagne dans les rangs des Brigades Internationales dont il avait tiré le célèbre roman L’Espoir, Guillaume les répétait souvent en pestant contre une société aseptisée, rétrograde malgré l’apparence trompeuse du progrès.

El Guillaume de renchérir effaré devant l’écran de son smartphone qui lui demandait de prouver qu’il n’était pas un robot pour pouvoir entrer dans l’une de ses applications :

— Drôle d’époque encore où les ordinateurs demandent aux humains de prouver qu’ils ne sont pas des robots !

Une société artificielle, flemmarde et pudibonde, de faux-culs cherchant à se défausser de tout, où l’essentiel se jouait dans l’apparence et le copinage dans « une république de copains et de coquins », selon le célèbre aveu d’un ministre en exercice, il y avait peu de temps encore, mais qui n’avait rien perdu de sa véracité.

Une société dans laquelle les plus intelligents et les plus cultivés étaient obligés de faire de plus en plus souvent profil bas, voire de se taire, pour ne pas s’attirer les foudres des ignares et des incultes qui tenaient le haut du pavé sur les réseaux sociaux. Ils étaient là tous ces « pollueurs d’atmosphère », ces « esprits toxiques » qui n’avaient rien à dire, mais parlaient et parlaient sans répit… Le monde de l’apparence, du masque et du carnaval était leur royaume.

Seuls quelques courageux « lanceurs d’alerte » sur les réseaux sociaux, tenus pour des fous, se faisaient entendre de temps à autre pour clamer la vérité, même si elle n’était que relative. La privation de liberté et l’enfermement étaient le prix de leur folie.

Julian Assange dont Guillaume admirait le caractère, qui dénonça les mensonges d’État des puissances occidentales, et les abus commis par l’armée des États-Unis d’Amérique en Irak et en Afghanistan et mourrait à petit feu dans une prison du Royaume-Uni, en était le meilleur exemple.

C’était un assassinat d’État, pour sûr, que la mère désespérée dénonça dans une lettre ouverte adressée à l’opinion publique internationale. Mais rien n’y fit. C’était le pot de terre contre le pot de fer !

On avait là la parfaite illustration des propos du Britannique George Orwell :

Plus une société s’éloigne de la vérité, plus elle hait ceux qui la disent.

Depuis les temps anciens, à l’image de Socrate, accusé de ne pas faire allégeances aux dieux et de corrompre la jeunesse par ses enseignements philosophiques, condamné pour cela à boire la ciguë, dire la vérité a toujours constitué un crime de lèse-majesté et, aujourd’hui, à l’heure du numérique et de la robotique, un crime de lèse-humanité.

C’est en pensant à tout cela et au courageux journaliste australien que Guillaume se mit à fredonner tous bas la chanson « La vérité » de Guy Béart qui lui revenait régulièrement en mémoire :

Ce jeune homme a dit la vérité

Il doit être exécuté.

Combien d’hommes disparus qui, un jour, ont dit non !

Dans la mort propice, leurs corps s’évanouissent.

On ne se souvient ni de leurs yeux ni de leur nom.

Leurs mots qui demeurent chantent juste à l’heure.

Il n’y avait dans les paroles de l’auteur-compositeur rien de bien nouveau, mais la musique ravivait les consciences et rappelait que nul n’est plus haï que celui qui dit la vérité, selon le mot de Platon.

Parfois, il repensait aux propos d’Henri de Montherlant qu’il avait eu l’occasion de découvrir dans sa jeunesse, célèbre essayiste aux allures d’aristocrate, romancier et dramaturge controversé certes et passé de mode, mais auteur de remarquables pièces de théâtre comme La Reine morte et Le Maître de Santiago louant le courage, l’héroïsme et les valeurs antiques aujourd’hui disparues, mais qui avaient le mérite de répondre à une éthique vertueuse de l’action :

Quand la bêtise gouverne, l’intelligence est un délit.

On vivait dans une société de masques dans laquelle l’on ne pouvait plus s’exprimer librement avec des mots justes.

N’était-on pas en train d’assister à la réalisation de la prophétie de Dostoïevski en plein XIXe siècle ? s’interrogeait Guillaume avec une pointe d’inquiétude :

Un jour viendra où la tolérance atteindra un tel niveau que les personnes intelligentes seront interdites de toute réflexion pour ne pas offenser les imbéciles.

C’est vrai que, depuis les origines de la conscience, la lucidité des écrivains et des philosophes a toujours eu un temps d’avance sur celle des politiques et des gouvernants.

II

Au cœur de la tourmente

Aujourd’hui Guillaume était de méchante humeur. Il venait de lire dans un article du quotidien La Dépêche du Midi que le Tribunal administratif de Toulouse avait ordonné le retrait de la salle de garde du Centre Hospitalo-Universitaire de Purpan, où le fils de l’un de ses amis faisait son Internat, d’une fresque jugée « sexiste et pornographique portant atteinte à la dignité humaine ». Rien de moins !

À en juger par la photo, la fresque réalisée par les Internes qui détournait le tableau « La liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix par des touches érotiques données aux personnages n’avait pourtant rien de bien méchant, si ce n’est qu’elle venait joyeusement briser quelques tabous sur le rôle de la sexualité dans la lutte des peuples.