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Un auteur se trouve englouti dans sa propre fiction, enfermé dans la peau d'un de ses personnages.
Accusé de deux meurtres, il est interné dans un établissement de défense sociale. C'est là qu'une psychiatre l'interroge sur ses écrits, sous hypnose... Si Jean Blanchard, le journaliste local, avait su dans quelle situation inextricable l'Inspecteur principal, Christian Lablaque, le précipiterait, jamais il n'aurait commencé à rédiger son roman naturaliste "Lucietta et Gilbert" ! Construit à la manière d'un puzzle temporel, "Lablaque et Blanchard" peut être lu comme un roman à la fois policier, fantastique, social, sentimental, régional... Certains y verront une réflexion sur l'acte d'écrire (et donc de créer) et sa relation avec la réalité, un peu comme si la pipe peinte jadis par Magritte se mettait soudainement à fumer. D'autres ne manqueront pas d'y déceler un voyage dans la conscience, une allégorie sur le perfectionnement de l'être. À chacun sa partition, à chacun son plaisir.
Un roman psychologique à mi-chemin entre fiction et réalité
EXTRAIT
Sylviane Henriet me paraît transfigurée. Pour un peu, son visage exprimerait la tendresse ; le maquillage sans doute. Sa voix est plus grave, ses lèvres plus charnues. Quand je m'étends sur le divan, elle se penche sur moi, me frôle, je sens son souffle, elle est parfumée au jasmin. Un trouble me saisit, à moins que ce soit Lablaque qu'il surprenne. J'ai une érection ou peut-être lui. Je me suis habitué à tout, me raser, me laver, uriner ou déféquer avec un corps étranger. Mais l'excitation sexuelle me rend toujours mal à l'aise. Cette verge raidie n'est pas la mienne, j'ai l'impression déplaisante d'être un imposteur. Pourtant, la sensation au creux des reins est délicieuse. Je ferme les yeux. Je vois Diana ou Lucietta… - À quoi pensez-vous ? La psychiatre a rompu le charme en une seconde ; je réponds bêtement : - Je me sens inquiet, Docteur. Que va-t-il se passer ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Yves Herlemont est né et vit à La Louvière (Hainaut, Belgique). Son premier roman se déroule dans le double imaginaire de sa ville natale : Abelville.
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Le présent roman est dédié à Stéphane Steinier, journaliste de « La Nouvelle Gazette », lâchement assassiné à La Louvière (Belgique), le 26 janvier 1989, alors qu’il enquêtait sur les réseaux de main-d’œuvre clandestine dans la construction. Suite aux révélations d’un « repenti », les tueurs à gage ainsi que les commanditaires, un entrepreneur et un inspecteur de police, furent arrêtés et jugés.
Cet ouvrage n’est pas un récit, encore moins un témoignage, mais une pure fiction où l’auteur emprunte le chemin de l’imaginaire et du fantastique pour questionner le sens de la vie, l’engagement moral, le sacrifice comme rituel de renaissance et de progrès, la « violence et le sacré ».
Le bon sens nous dit que les choses de la terre n’existent que bien peu, et que la vraie réalité n’est que dans les rêves.
(Charles Baudelaire, préface des Paradis artificiels)
Un hâbleur ? Certainement pas. Un sale type ? Pas sûr. Un sacré personnage, évidemment !
Au coucher du soleil, il accapara mon reflet pour sortir du miroir.
La lippe moqueuse, mangée par une barbe grise mal taillée, les pommettes couperosées, le nez gros et camus, les yeux chafouins drapés par les plis des paupières, le sourcil fâché, le front haut sillonné d’un delta de fines crevasses, les mèches blanches parcimonieuses retombant en boucles du sommet du crâne sur la nuque, il déclara vouloir me parler. Il tenait un livre à la main.
Je n’ai pas osé résister au ton péremptoire du petit homme vêtu d’une tunique à la propreté douteuse, bossue à la bedaine, les pieds nus dans des sandalettes.
Toute la nuit, d’interminables joutes verbales imposèrent un seul vainqueur, lui.
Bulldozer aux tentacules articulés, armés de pics et de pelles, il m’a troué l’occiput, excavé la cervelle et broyé, avec une implacable logique, préjugés, arguments d’autorité, tautologies, sophismes, généralisations abusives, conclusions hâtives, pétitions de principe et contradictions ; rayon laser, il a sondé, découpé et disséqué, avec une précision infinie, mes valeurs, mes certitudes et mes convictions les plus ancrées. Le bien, le bon, le vrai, le juste se transformaient en nouveaux concepts à bâtir.
À l’aube, l’étrange bonhomme s’est éclipsé comme il était venu, m’abandonnant à moi-même, anéanti dans le gouffre de mon ignorance.
Son ouvrage est resté sur la table. Il n’avait pas de titre, je l’ai intitulé « Lablaque et Blanchard ». Les pages étaient vides. Je les ai noircies de mes lettres nerveuses et tourmentées. Moi qui n’avais commis que quelques textes syndicaux, je me suis laissé guider par l’écriture. Surtout m’attacher à l’essentiel : « Le dedans du dehors et le dehors du dedans »1.
La chronique sociale originelle, solidement arrimée à ma ville natale, a chaviré dans l’abîme de l’imaginaire : l’histoire d’un auteur qui pénètre dans sa propre fiction, celle-ci prenant le large pour n’en faire qu’à sa tête. N’est pas démiurge qui veut ! Le résultat : un roman à tiroirs qui se décline en trois voyages. Les deux premiers sont circulaires, vous pouvez indifféremment commencer par l’un ou par l’autre. Pour sortir, prenez le troisième. Attention, il vous entraînera dans le chaos. Vous vivrez le vertige qu’offrent les méandres du rêve lorsqu’à l’horizon insaisissable, conscient et inconscient se rejoignent.
Ne loupez pas l’épilogue car il se déroule sous les meilleurs auspices, ceux de la chrysalide.
Y.H.
1 Maurice Merleau-Ponty dans L’œil et l’Esprit, Folio Gallimard, pp. 23-35. Très succinctement, le dehors, c’est la réalité, le dedans, la conscience individuelle de cette réalité. Le dedans est refaçonné dans le champ du réel (dehors), sous forme d’images et donc d’imaginaire.
Moi, Jean Blanchard, le fou, l’assassin, je donne lecture, sous hypnose, de mon roman. La psychiatre, le docteur Henriet, espère y découvrir le vrai coupable des meurtres du journaliste, Serge Sartiau, et de son amante, Lucietta Sciascia.
— Dictez le texte, je vous en prie, à haute et intelligible voix.
— Abelville, vendredi 15 octobre 1999, dix-huit heures. Entre chien et loup.
— C’est ce qui est inscrit ?
— Oui.
— Continuez.
— Rien.
— Vous ne distinguez rien ?
— Si, si, je lis.
Rien.
Rien n’engendre l’optimisme.
Ni l’odeur mêlée de houblon, de tabac froid et d’urine agrippant le nez et la gorge dès que l’on pousse la porte.
Ni le chignon grisonnant de la plantureuse Anna, dodelinant au rythme de son pas lent et résigné.
Ni les toiles cirées à carreaux verts et blancs couvrant chaque table.
Ni les murs laqués par la fumée de cigarettes.
Ni le rire gras qui s’échappe de la face enflammée d’un ivrogne qui n’amuse personne, hélant Anna, « tête d’ananas », car elle n’est pas assez prompte, à son goût, pour remettre son verre en couleur.
Ni la vitrine suspendue, surplombant les pompes à bière, garnie des coupes vermeilles remportées par le club local de cyclotouristes.
Ni l’imposant cadre doré accroché au-dessus de la cheminée, contenant le portrait du grand Robert, au sourire figé et un peu niais, condamné à contempler le spectacle quotidien d’un café d’une petite ville de Wallonie, jadis prospère, aujourd’hui en pleine dépression.
Ni la pluie fine et continue qui transperce les rues depuis le matin.
Ni le taciturne Louis, assis, toujours à la même table, toujours seul, toujours silencieux, éclusant méthodiquement, l’une après l’autre, les bocks qu’il commande à Anna, d’un geste complice. Il attend le moment, l’instant où la mort l’empoignera d’un coup sec, là, sur la banquette de bois verni.
Rien ne suggère la joie de vivre.
Rien, si ce n’est le miracle du « Café de l’Espérance » : une cohue de têtes, disposée sur deux rangées le long du comptoir, animée par une fièvre d’hilarité, celle du vendredi soir, quand la semaine de travail se termine et que l’on ne pense pas encore à la suivante.
Depuis une bonne heure, la cacophonie des voix ne cesse de s’amplifier, comme une bouffée de vie, pareille aux chamailleries matutinales d’une nuée d’oiseaux, au printemps.
On s’invective joyeusement, on se hèle, on se pousse du coude, on pose des questions sans réponse au milieu d’exclamations gutturales qui éclatent telles des bulles de savon.
Parfois, le chahut des conversations s’affaiblit un peu pour se ressaisir avec une modulation plus grave. Des sujets sérieux sont abordés, la crise économique, les pertes d’emploi, les affres du chômage, les traites à payer…
Mais bientôt, au détour d’une plaisanterie et d’un rire cristallin, la bonne humeur reprend le dessus.
C’est que l’alcool produit son œuvre bienfaitrice. Plus tard, lorsque la brume éthylique aura assiégé les consciences, lorsque sous la lumière crue des néons, les haleines chaufferont l’air de leur effluence, les paroles deviendront chuchotements, les plus ivres confieront leur histoire, le sang au visage, avec des mouvements convulsifs du menton.
Anna entend tout mais reste muette. Elle connaît les secrets de famille les plus intimes. C’est pour cela qu’on la respecte.
Parallèlement à l’agrégat humain du comptoir, sous les deux grandes vitres qui donnent sur le boulevard Sars Longchamp, en réalité une chaussée, court une banquette avec, devant, une suite de tables et leurs chaises.
Ce sont des groupes déjà constitués qui les occupent.
Des joueurs de belote à qui Anna a attribué automatiquement un tapis vert.
Des enseignants issus du gros établissement scolaire situé en face de l’estaminet. Après les cours, ils viennent apaiser les tensions qu’ils ont éprouvées avec des adolescents aussi tourmentés que la région qui les a vus pousser.
À la table du fond, se réunissent des policiers en civil. La gendarmerie est à cinquante mètres sur le même trottoir.
Louis, noyé dans la solitude, les sépare des profs. À côté de lui mais à bonne distance, le buveur malpoli.
Près de la porte d’entrée à l’angle de la rue de la Machine à Feu, s’assoit un homme qui jubile.
Gilbert Troussart est passé par le bistrot pour se détendre mais aussi pour faire durer, avant de rentrer chez lui, l’allégresse enfantine qui lui envahit le corps et l’âme.
Il a de la chance car dès que l’on pénètre à « L’Espérance », le vendredi en fin de journée, il faut jouer des épaules pour se frayer un passage si l’on veut à boire. Pour une chaise ou la banquette, on doit attendre son tour…
Apparemment, tout semble habituel mais ce soir-là se déroule un événement aussi soudain qu’inexpliqué. Sur le coup, personne ne comprend.
De la tablée généralement la plus calme, celle que l’on craint un peu, celle des gendarmes, un homme de grande taille, imposant, s’est levé brusquement. Il a le visage cuivré, les yeux injectés, la bave lui coule des commissures labiales mais surtout, sa bouche tordue hurle. Ses lèvres semblent articuler des mots mais la voix lui sort des oreilles. L’assistance est médusée :
— Salopard, fouille-merde, journaleux, Sartiau, je vais te faire bouffer ta bite, t’éclater la panse, t’écrabouiller la cervelle…
Une chaise a valdingué contre le mur du fond, les verres sont renversés, certains sont brisés, de la bière collante et odorante s’est répandue sur les pantalons de ses collègues, tétanisés.
Une rumeur réprobatrice frisonne d’un bout à l’autre de la salle : « C’est Lablaque, l’inspecteur, c’est scandaleux, il devrait montrer l’exemple… ».
À la droite de Louis, impassible, le soiffard irrévérencieux entonne une chanson sur un air de carnaval :
— Elle m’a dit qu’elle m’aimait, c’est des couilles, c’est des couilles…
Aussitôt, une vingtaine de faces se tendent dans sa direction, le nez aminci et le regard assassin. Le soûlard arrête, avec un haussement d’épaules, défiant l’assemblée de sa trogne narquoise.
Alors, dans un mouvement souple, Anna quitte l’évier et les pompes. Fausse lente, elle rejoint le policier qui vacille.
Bien qu’elle lui arrive à la poitrine, elle l’entoure de son bras et lui chuchote quelques mots.
Elle le conduit doucement, presque maternellement vers la porte.
L’œil vide et la démarche mécanique, il l’accompagne et disparaît dans la nuit humide lourde de nuages fuligineux.
Après quelques secondes, tout retourne à la normale. Anna au rinçage des verres sales.
Petit à petit, Gilbert s’échauffe grâce à la bière d’abbaye, mousseuse et ambrée qu’il vient d’avaler. L’espace qui l’enveloppe se dissout insensiblement dans le temps.
Sans doute la parodie d’air de gille fredonné par l’ivrogne l’a-t-il guidé par le bras car, par osmose, le voici, gamin, un matin de Laetare1.
Il se regarde dans la chambre de la maison familiale, guettant, au milieu de la nuit, dans l’épaisseur du silence, le bruit sourd et régulier d’une grosse caisse.
La vibration n’est, au début, perceptible que par les seuls initiés, comme si les pulsations cardiaques de la nuit se mêlaient aux battements de son propre cœur.
Il se dresse dans le lit, attentif. Il doit être sûr que son ouïe ne le trahit pas. Oui, c’est bien ça : le choc de la mailloche sur la peau tendue de l’instrument devient plus net. C’est un son rond, rassurant : ils reviennent pour perpétuer le rite.
L’enfant entend maintenant le crépitement plus sec des tambours.
Il s’échappe des draps et court à la fenêtre. Il se tord le cou, le nez épaté contre la vitre, pour deviner le coin de rue faiblement éclairé.
Il bruine mais ce sera un bel « avin’dîner »2.
Les voilà, il les distingue, à présent. Ils sont déjà nombreux.
Dans l’obscurité, des barrettes, des bridons, des collerettes, des manchettes, des guêtres et des renoms à la blancheur virginale découpent l’obscurité, en sautillant en cadence.
Au même instant, le claquement des sabots sur le pavé luisant traverse la cloison vitrée et lui bat les tempes. Les clochettes des apertintailles rouges et jaunes tintinnabulent joyeusement, modulant avec bonheur la rigidité des martèlements de la caisse, des tambours et des sabots.
Cette débauche de sonorités, soudaine mais tellement attendue, l’inonde d’un ravissement extatique.
Qu’ils sont beaux et fiers, ces gilles dans leur costume de jute bariolé de lions, d’étoiles et de couronnes tricolores – pourpre, or, noir – gonflé de paille d’avoine que le bourreur, dès trois heures du matin, a soigneusement torchée et savamment placée, à l’avant et à l’arrière du torse.
Derrière la batterie, une grappe de suiveurs, subjugués par le rythme, s’accroche au pas ancestral, le pas du boiteux, en perpétuel déséquilibre, entre l’ancien et le nouveau, entre l’hiver et le printemps, entre la mort et la vie.3
Presque en face de la fenêtre du petit, une habitation est éclairée, la porte est grande ouverte, accueillante : il y a un autre gille à ramasser.
Sur le seuil, il embrasse ses semblables, couvrant les ra et les fla des tambours de tonitruants : « Bon carnaval ! ».
Soudain, un clarinettiste sort du rang. Il joue « L’Aubade matinale », les gilles dansent sur place, agitant la nuit de leur ramon4. Des cris de liesse s’échappent du groupe. Lorsque la musique s’arrête, tous investissent la maison. On glisse une flûte de champagne dans la main de chacun.
Ils ressortiront dans cinq minutes, invitant, dans la même gestuelle, les autres participants du quartier à les suivre.
Comme l’enfant aurait aimé être gille.
La stridence des freins du bus « 144 », expulsant un paquet de passagers sur le trottoir mouillé, tire brutalement Gilbert de ses songes.
Un sourire nostalgique dessine encore ses lèvres. Vite effacé. Il n’empruntera plus le bus. Il en est sûr. Il vient de quitter définitivement la confrérie des péquenots.
Anonyme, plus jamais ! Son existence a basculé.
Son regard oblique lentement vers la droite et la ferveur qui l’avait abandonné un moment l’étreint à nouveau.
Installé sur la banquette, par la baie vitrée, pardelà deux cactus misérables, il peut l’admirer de profil, à travers les prismes des gouttelettes courant sur le carreau.
Elle est belle de partout.
Elle dégage un halo de sérénité, surnaturel dans la désolation humide.
Elle est aussi bleue que la poussière est grise.
Immobile, on dirait qu’elle va bondir.
Râblée mais stylée.
Téméraire mais tranquille.
Elle ne demande qu’à franchir les frontières, mobilisant ses forces pour écraser le bitume, les enjoliveurs tournoyant de plaisir.
Elle n’attend que son maître pour la domestiquer, la brider, pour canaliser son explosivité.
Tout à l’heure, il en a pris possession.
Avec timidité, certes. Avec des gestes gauches. Avec gravité, aussi. Avec la conscience que sa vie est en train de changer. Telle une renaissance.
Ce n’est pas tous les jours que l’on devient important. Ce n’est pas tous les jours que l’on vit l’aboutissement d’un rêve.
D’une simple pression du doigt, il a déverrouillé les portes.
Quelle facilité ! Apparente. Encore faut-il savoir l’approcher.
Il s’est coulé dans l’habitacle, s’est enfoncé dans le siège du pilote, a posé doucement la nuque sur l’appuie-tête, a respiré profondément l’odeur du cuir synthétique, a effleuré le volant avant de le saisir fermement.
Puis, le cœur battant, il a introduit la clé de contact. Elle a ronronné. Immédiatement.
Il s’est garé juste devant « L’Espérance ».
Lorsqu’il y est entré, les conversations se sont tues. Quelques secondes. Le temps du respect. Pour la première fois de sa vie.
Enfin.
Il se souvient. Il y a un peu plus de trois ans. Lucietta ne parle pas beaucoup d’habitude. Avec lui en tout cas. Elle lui a pourtant fait part de son désir. « Voir des gens, découvrir des choses. »
Elle dit que dans la rue, elle a l’impression que personne ne la remarque. Qu’elle n’a rien pour attirer l’attention. Qu’elle se sent inutile. Qu’elle ne travaille pas. Que c’est lui qui ne le désire pas mais qu’il n’a pas d’alternative. Qu’elle aurait tellement voulu qu’ils construisent quelque chose à deux. Un projet. Un beau projet qui les aurait valorisés.
Les autres, les parents, les voisins, les amis auraient affirmé : « Gilbert et Lucietta ont réalisé cela ensemble, comme c’est bien ».
— Mais que veux-tu, Lucietta ?
— Je ne sais pas, Gilbert. Imagine…
Sur le moment, il a cru à un coup de déprime. Ça arrive à tous d’avoir le blues.
Pendant plusieurs semaines, il a ruminé.
Pour Lucietta, il est un second choix. Il n’a pas l’éclat de son frère Philippe. Adolescente, elle est tombée amoureuse de celui-ci.
Ils ont flirté, le jour de ses dix-huit ans à lui, Gilbert Troussart, fêté par les deux familles, celle de Lucietta et la sienne.
Elle ne le lui a pas avoué mais il le sait.
Philippe est charmant, rieur, séduisant. Il s’exprime facilement. Autant de qualités qu’il ne possède pas, lui, le taiseux.
Et Philippe a deux ans de plus. À cet âge, c’est important, deux ans.
Cela s’est passé avant le dessert, Lucietta et Philippe ont quitté la table, ils se sont éloignés dans le jardin, sous l’averse. Ils sont revenus un bon quart d’heure plus tard, trempés jusqu’aux os. Elle, les joues écarlates malgré sa pâleur naturelle. Lui, le regard brillant.
Tout le monde a ri.
Georges et Marco ont même lancé quelques plaisanteries égrillardes tandis que le brave Gilbert, la gaieté forcée, soufflait les bougies sous les applaudissements.
Que s’est-il passé après ? Il n’en sait rien.
Comme il la connaît, Lucietta a du souffrir cruel-lement. Philippe est volage, il papillonne, court d’une fille à l’autre. C’est l’envers de son caractère : libre avant tout, dominateur s’il le faut, en recherche toujours de ce qu’il n’a pas.
Le digne successeur des Troussart, Fernand, le grand-père et Georges, le père. Deux fameuses personnalités, ceux-là, chacun dans son genre.
Fernand, l’aîné des Troussart incarnait le joueur de balle pelote5.
En plus d’une force physique hors du commun, on le surnommait « Bras d’fier », il avait le verbe haut, un langage imagé et le sens de la répartie. Car sur un ballodrome, on manie autant la langue que la paume de la main…
À la fin des années cinquante, c’était une véritable vedette régionale. Sur les places où on jouait, son seul nom attirait les foules.
Il n’était pas rare qu’une lutte réunisse plusieurs centaines de spectateurs, voire un millier, installés en gradin : les assis, les debout et les retardataires, perchés sur des bancs. Tous suivaient d’un semblable mouvement de tête elliptique le parcours dans les airs de la petite sphère blanche, une balle de peaux cousues contenant des déchets de cuir, de la ficelle et du sable. Les plus lourdes, à l’usage des adultes, s’appelaient les « Fédés », les plus légères, les « Collèges », pour les gamins.
Lors des ducasses, la ville organisait un tournoi ballant opposant toutes les équipes des agglomérations avoisinantes. Là, ça gueulait encore plus que d’habitude.
Entre les jeux, une musique – deux trompettes, un trombone, une clarinette, trois tambours et une caisse – interprétait un air de fantaisie pour saluer la victoire de l’équipe gagnante.
Les livrées étaient l’occasion pour le meneur de chaque camp de répéter la litanie des prénoms de ses quatre coéquipiers pour les encourager.
La moindre balle outre provoquait les vivats de la foule, accompagnés d’un roulement des instruments de percussion.
Les points litigieux étaient l’objet d’âpres et longues discussions où, bien souvent, l’arbitre faisait office de figurant. Celui qui criait le plus fort avait raison. Fernand avait souvent raison…
Son fils Georges, âgé d’une douzaine d’années, marquait les chasses. Muni d’une craie et de deux chiffres métalliques sur pied, un « 1 » et un « 2 », il traçait un trait, la chasse, là où la pelote était tombée, puis plaçait le numéro en fer à hauteur, perpendiculairement à la ligne de couleur claire démarquant le terrain. Souvent, un des joueurs lui indiquait l’impact de la « petite reine blanche » en frottant son doigt mouillé de salive sur le bitume.
Georges a suivi les traces de Fernand.
Plus agile, il occupait volontiers la poste de cordier alors que son père, redoutable livreur, était plus à l’aise comme foncier.
Mais cela ne dura pas ; la politique du tout à la voiture rétrécit les trottoirs et transforma les places publiques en parkings.
La télévision finit par achever ce sport si populaire, en proposant des programmes bien plus spectaculaires et dynamiques.
Aujourd’hui, le jeu de balle n’intéresse plus personne hormis quelques vieillards ou folkloreux nostalgiques.
Fernand fit entrer son fils à Usifer, l’entreprise sidérurgique. Une dévoreuse d’hommes.
Tous deux, ils y ont donné leur énergie. Dix mille travailleurs à la belle époque.
En moyenne, un mort par mois, sacrifié sur l’autel de la productivité.
C’est peut-être la peur du danger qui rendait les ouvriers de l’usine si fiers. Pour rien au monde ils n’auraient voulu changer de métier. Les ateliers étaient de véritables écoles de fraternité et de solidarité.
La ville entière s’est déployée autour du monstre anthropophage.
Asservie par ses caprices, dans une relation sadomasochiste.
Tyrannisée par ses hauts-fourneaux, entretenus vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une cohorte d’esclaves.
Fascinée par le rougeoiement du ciel quand, la nuit, la fonte liquide s’échappe avec force et se faufile tels de démoniaques tentacules de feu.
Soumise aux palpitations de son cœur d’acier lorsque des bras en sueur conduisent les brames écarlates vers le laminoir.
Envoûtée quand de ses poumons métalliques, éclate la clameur furieuse du refroidissement brutal de l’acier en fusion.
Gilbert a grandi dans le passé.
Fernand est décédé jeune, d’un cancer. Il est resté pour tous un modèle.
Georges a été préretraité à cinquante ans suite aux restructurations et pertes d’emplois successives. Il n’a pas eu le choix. À chaque repas, il ressasse les mêmes récits, les mêmes anecdotes d’un temps révolu qu’il idéalise.
Pour lui, Gilbert est un col blanc : « Est-ce que ça trime vraiment un aide comptable ? ».
Gilbert est plein d’incertitudes. C’était plus facile avant, on n’avait qu’à suivre le chemin…
« Imagine… Imagine…, facile à dire », s’est répété Gilbert à plusieurs reprises.
Que doit-il entreprendre pour rendre Lucietta heureuse ?
Que lui manque-t-il ?
De quoi a-t-elle besoin ?
Elle veut qu’on la remarque, sortir de l’anonymat. Et elle attend de lui, Gilbert, son mari, qu’il agisse pour cela.
L’idée lui est venue, d’un coup, juste après le souper, en feuilletant « Télé Hebdo ».
Une interview de la célèbre chanteuse québécoise, Céline Tanguay, a attiré son attention.
À la question « De quoi avez-vous eu envie la première fois où vous avez eu de l’argent en abon-dance ? », elle a répondu « d’une belle Porsche décapotable ! ». « Voilà ce qu’il nous faut », a-t-il immédiatement pensé, « une voiture racée qui nous donnerait du style, qui se ferait retourner les gens sur notre passage, qui provoquerait l’admiration et la jalousie. Une bagnole avec du punch qui nous conduirait dans des endroits chics où nous nous ferions remarquer. »
Alors, il a échafaudé un plan.
« Je devrai économiser suffisamment pour pouvoir la payer cash. Ensuite, en mettant de côté pendant plusieurs mois, nous pourrions, durant une semaine, descendre dans un grand hôtel, loger dans une suite, y commander des repas raffinés…
Puis quand nous aurions tout dépensé, je recommencerais à travailler et à épargner pour, plus tard, nous offrir une nouvelle folie de riche, louer une villa avec piscine sur la côte d’Azur ou encore des sports d’hiver dans une station de ski réputée.
J’en suis sûr, c’est cela que désire Lucietta, un but commun à atteindre qui nous permettrait périodiquement de vivre des moments merveilleux jusque-là interdits.