Lambda - Tome 1 - Paul Feinte - E-Book

Lambda - Tome 1 E-Book

Paul Feinte

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Beschreibung

Dans un futur pas si lointain où l’humanité demeure passive face aux défis écologiques qui s’imposent à elle, Lambda - Tome 1 raconte le destin hors du commun de Lucile Arias, une adolescente dont la vue se met inexplicablement à dépasser les limites du spectre de la lumière visible. Pourchassés par Radius, l’énigmatique laboratoire, Lucile et ses amis se lancent à la recherche de la vérité pour mettre au jour la sombre menace qui ne plane pas seulement sur elle, mais également sur l’humanité tout entière.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Depuis 2016, Paul Feinte exerce le métier de professeur de physique-chimie. Passionné par les sciences et notamment par l’astronomie, il est un grand amateur de science-fiction qui a décidé de franchir le pas en signant ici son premier ouvrage. Sur fond de critique de l’inaction climatique, Lambda - Tome I cherche à exploiter les possibilités qu’offrirait une vision qui ne se borne plus aux limites physiques imposées par la constitution de l’œil humain.

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Paul Feinte

Lambda

Tome I

Roman

© Lys Bleu Éditions – Paul Feinte

ISBN : 979-10-377-7318-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Alice,

la prunelle de mes yeux.

Prologue

Emmitouflé dans sa parka épaisse, Irvine suivait ses deux guides avec difficulté. Le vent soufflait à peine, mais la morsure du froid sur ses joues et ses lèvres gercées rendait la moindre bourrasque insupportable. À ses côtés, son coéquipier, Justin Russo, avait le visage enfoui dans le col de son manteau. Seuls ses yeux dépassaient, dissimulés par des lunettes de ski aux verres opaques et irisés. La glace compacte crissait sous les crampons d’Irvine et de ses camarades. Ils marchaient depuis près d’une demi-heure lorsque Irvine distingua au loin leur objectif : plusieurs installations temporaires, des cabines d’étude ainsi que des véhicules tout-terrain.

Arrivés quelques heures auparavant, Irvine et sa délégation n’avaient pas eu le loisir de se reposer du voyage ; ils disposaient de peu de temps sur place avant de devoir évacuer la zone, comme le faisaient déjà un certain nombre de scientifiques. À peine avaient-ils atterri à la base Antarctique américaine d’Amundsen-Scott qu’Irvine avait été frappé par l’effervescence qui y régnait. Une foule de gens s’activaient sans tenir compte des nouveaux arrivants ; ils déchargeaient du matériel d’apparence sophistiquée, et remplissaient des véhicules de caisses de provisions et d’autres appareils dont Irvine ignorait l’utilité.

À Amundsen-Scott, Irvine et ses confrères avaient été rapidement informés des détails de leur sortie. Pour des raisons de sécurité, celle-ci ne devait pas dépasser six heures. En comptant le trajet, cela leur laissait un peu moins de cinq heures sur place. C’était plus qu’il n’en fallait.

Ils vinrent à la rencontre des scientifiques. L’un d’entre eux les salua et s’adressa à Justin Russo – le chef de la délégation française – dans un français parfait. Il leur ordonna de ne dépasser la démarcation sous aucun prétexte. Irvine s’avisa de ladite démarcation et fut surpris par son apparente simplicité : elle n’était qu’une ligne sommairement tracée à la peinture rouge, par-dessus laquelle se trouvait une rangée de barrières de sécurité. Le barrage s’étendait à perte de vue à gauche comme à droite, mais Irvine pouvait distinguer la courbure légère de la frontière. Celle-ci était nettement circulaire, centrée sur un point qui devait se trouver plusieurs centaines de mètres en face d’eux.

Irvine observa l’installation avec intérêt. Maintenant qu’il y pensait, il ne savait pas à quoi il s’était attendu, mais les barrières métalliques lui laissaient un sentiment d’insécurité dont il ne pouvait se défaire. Irvine se retint d’en faire part aux scientifiques : après tout, qu’auraient-ils pu faire de plus ?

Les cabines d’étude qui se trouvaient là étaient pour la plupart mobiles, et celles qui ne l’étaient pas semblaient pouvoir être facilement tractées par des véhicules. Par ailleurs, Irvine remarqua que toutes les cabines avaient déjà été plusieurs fois éloignées du cercle : des traces profondes striaient la glace à intervalles réguliers. En outre, d’autres cercles rouges concentriques et partiellement effacés se trouvaient à l’intérieur du périmètre actuel.

— À quelle vitesse cela progresse-t-il ?

Le scientifique suivit la direction du regard d’Irvine et lui répondit avec son léger accent américain :

— Nous en sommes à environ un mètre par semaine. Jusqu’ici, la propagation est parfaitement circulaire.

— Et l’accélération ?

— Au début de l’année, nous étions à une vitesse de dix centimètres par semaine.

Irvine contempla la vaste étendue blanche en face de lui et effectua quelques calculs de tête. Il frissonna. Rien ne semblait différencier leur côté de la ligne rouge de l’autre, pourtant il n’aurait franchi cette limite pour rien au monde. Comme s’il lisait dans ses pensées, l’Américain s’empressa d’ajouter :

— L’accélération est irrégulière, nous n’avons pas encore de modèle mathématique satisfaisant.

Irvine fit un geste de la tête à ses assistants qui sortirent chacun un appareil de leurs sacs à dos. Il en tendit un à l’Américain.

— Vous disposez désormais d’une trentaine de ces appareils à Amundsen, en plus des six que nous avons apportés avec nous jusqu’ici. Nos équipes travaillent déjà à les perfectionner grâce aux informations qui nous parviennent d’Amundsen-Scott. N’ayez aucun doute qu’ils seront bien plus fiables lorsque nous aurons terminé ce pour quoi nous sommes venus.

Les quatre assistants se répartirent autour des barrières et commencèrent à effectuer des relevés électromagnétiques. Pendant ce temps, Justin et Irvine échangèrent avec l’Américain à propos de la mission de l’entreprise française Radius, dont ils étaient tous deux les codirecteurs. Le scientifique leur apprit qu’il était le responsable des recherches de terrain ; il les remercia chaleureusement pour leur venue en Antarctique, si loin de chez eux. Tandis que ce dernier questionnait Justin sur des détails techniques du fonctionnement des appareils, Irvine fut à nouveau distrait par la normalité inquiétante de la zone délimitée par les barrières de sécurité. Tout n’était que glace à perte de vue, parfois tachée de lignes multicolores ou d’indications illisibles à la peinture. De la glace parfaitement normale, comme ils en voyaient depuis des heures.

— Qu’est-ce que vous pouvez nous dire de plus sur l’épicentre ? Vos collègues n’ont pas été très clairs, remarqua Justin, ce qui eut pour effet de tirer Irvine de ses réflexions.

— Sûrement parce que nous en savons peu ! rétorqua le scientifique après un temps d’hésitation. La présence de ce phénomène au pôle Sud n’est sûrement pas le fruit du hasard, pourtant l’épicentre ne correspond à aucun point particulier : ce n’est ni le pôle Sud magnétique, ni le pôle Sud géomagnétique, ni le pôle Sud géographique… bien que ce dernier soit le point notable le plus proche de notre position.

— Qu’en est-il des coordonnées ? s’enquit Irvine.

— Nous avons fait toutes sortes d’extrapolations mathématiques… nous sommes tombés d’accord sur le fait que les coordonnées géographiques sont quelconques.

Soudain, Justin tapa sur le bras de leur interlocuteur et pointa du doigt un attroupement au loin. Au bord de la ligne rouge, quelqu’un venait de franchir les barrières de sécurité.

— Qu’est-ce qu’il fait, celui-là ! Ça ne va pas ?

— Aujourd’hui, c’est le premier test, déclara simplement l’Américain en haussant les épaules. Venez, rapprochons-nous !

— Vous voulez dire que quelqu’un va y aller volontairement ? Nous n’étions pas au courant !

Les deux coéquipiers échangèrent un regard sidéré et suivirent l’Américain. En quelques minutes, ils arrivèrent au niveau de l’attroupement. L’homme avait déjà dépassé plusieurs cercles rouges antérieurs et marchait en ligne droite vers l’épicentre présumé. Parmi la douzaine de personnes qui se trouvaient là, pas un seul ne parlait. Tous avaient les yeux rivés sur le scientifique qui marchait droit devant lui.

— Il l’a laissé tomber ! s’exclama quelqu’un.

— Hé ! Le talkie ! hurla un autre.

Mais l’homme ne tenait pas compte des cris. Quelques instants plus tard, l’inconnu porta sa main à son oreille. Irvine aurait pu jurer qu’il était en train de téléphoner, pourtant sa main était vide. À cette distance, le talkie-walkie tombé au sol n’était qu’un point noir dans l’immensité blanche de l’Antarctique. Bientôt, il serait recouvert d’une fine couche de neige et ne reverrait plus jamais l’air libre, tel un artefact témoin du passé, à tout jamais enseveli sous l’avalanche du temps, car aucun humain ne viendrait plus jamais récupérer cet objet sans valeur.

Les autres scientifiques continuaient d’apostropher leur confrère, mais ils finirent par se faire une raison et observèrent silencieusement sa progression. Irvine jeta un coup d’œil anxieux à Justin Russo.

— C’est n’importe quoi d’envoyer quelqu’un…

— La science fonctionne ainsi, répliqua Justin. Toutes les grandes avancées ont nécessité des cobayes.

— Ce n’est pas une avancée, c’est un drame.

— Ça pourrait le devenir si des gens comme lui ne prenaient pas ce type de décisions.

Une fois de plus, Irvine n’était pas d’accord avec Russo. Il reporta son attention sur le cobaye volontaire et eut un pincement au cœur. Plus personne ne parlait, et Irvine dut se faire violence pour ne pas prendre la parole en premier. C’est finalement Justin Russo qui brisa le silence :

— Bien, dites-moi… comment est-ce que vous comptez récupérer le corps ?

Partie I

I

Synesthésie

Figée sur la vieille horloge au-dessus du tableau, l’aiguille des minutes ne semblait pas décidée à rejoindre celle des heures. Le temps s’étirait silencieusement, seulement rythmé par le son régulier des talons de madame Grimault sur le sol. Tel un métronome à la cadence insupportablement lente, le claquement de ses talons sur le revêtement synthétique remplaçait progressivement l’échelle commune de temps qu’était la seconde. Madame Grimault s’efforçait d’intéresser les élèves en ponctuant son discours d’anecdotes sur la vie de Baudelaire, mais en cette dernière heure de la journée, l’attention n’y était plus.

— C’est donc à travers la structure de ce poème – et notamment par ses allitérations – que Baudelaire invite le lecteur à une expérience synesthésique.

— Quoi ? demanda nonchalamment Elliot.

— Synesthésique, répéta la professeure en découpant chaque syllabe.

Face au mutisme de la classe, elle eut un bref rire nasal avant d’écrire le mot au tableau. Elle le souligna deux fois et reboucha son marqueur usé.

— Ça veut dire quoi ? lança le même élève.

— La synesthésie est une curiosité neurologique qui fait s’associer deux sens, ou plutôt deux perceptions. Pour certaines personnes par exemple, tous les chiffres ou les lettres de l’alphabet sont associés à une couleur. C’est un phénomène totalement involontaire et incontrôlable : les synesthètes perçoivent vraiment les graphèmes avec une couleur, même lorsqu’ils sont écrits en noir. Peut-être que votre professeur de bio pourrait vous expliquer ça mieux que moi…

Intriguée, Lucile redressa la tête et s’adressa à l’enseignante :

— Je comprends pas.

— C’est difficile à expliquer, concéda madame Grimault. En fait, la synesthésie touche un faible pourcentage de la population, et ces gens sont généralement inconscients que ça les concerne. Ces synesthètes qui s’ignorent sont persuadés que tout le monde pense comme eux et que leurs perceptions sont normales, vu que ce n’est pas un sujet qu’on aborde naturellement. Pensez-y : est-ce que vous discutez souvent de la façon dont vous voyez le chiffre 3 ? Ou la lettre R ? (La professeure laissa planer un silence.) Non, évidemment. Individuellement, vous pensez tous que votre façon de voir le monde est celle que partagent le reste des gens, mais ce n’est pas le cas ! D’ailleurs, on pense qu’une partie des synesthètes gardent leurs émotions secrètes, car ils craignent d’être incompris… Quelle serait votre réaction si je vous avouais que pour moi, le mardi est plutôt jaune et sympathique tandis que le jeudi est bleu foncé avec des tendances narcissiques ?

Un nouveau silence accueillit sa question, bien qu’elle fût rhétorique. De son côté, Lucile soupesait le chiffre 3 dans son esprit. Elle jeta un regard confus à Anna et haussa les épaules.

— Mais si un texte est déjà écrit en rouge par exemple, un synesthète peut quand même pas le voir d’une autre couleur ? s’étonna Mathieu.

— Alors là, je dois vous avouer que je n’en sais rien ; je ne suis pas synesthète ! Mais c’est un sujet fascinant, j’en conviens. Et encore, je n’ai pris comme exemple que l’association graphème-couleur qui serait une des plus courantes ! Il y a plein de sortes de synesthésies, plus ou moins rares. Certaines associent la musique avec des couleurs, ou des mots avec une réelle sensation gustative en bouche. (L’enseignante s’assit sur son bureau, pensive.) Pour en revenir au sujet, la synesthésie, c’est une condition qui favoriserait la créativité. Par conséquent, un certain nombre d’artistes connus sont – ou étaient – atteints de synesthésie, notamment des peintres et des musiciens. Plusieurs peintres ont eu recours à la consommation de stupéfiants pour réaliser leurs œuvres. Certaines drogues seraient susceptibles de provoquer des effets proches de la synesthésie. Il paraît… s’empressa-t-elle d’ajouter.

— Vous avez l’air bien au courant, madame ! lança Jules du fond de la classe.

Quelques rires fusèrent, et une vague d’agitation confirma à la professeure de français que sa digression avait su capter l’attention. Madame Grimault calma l’assemblée avant de continuer son cours sur la poésie :

— Bref, nous nous égarons ! En tout cas, on pense que Baudelaire n’était pas synesthète, mais qu’il cherchait par ce poème à récréer une situation semblable, en utilisant un lexique propre à différents sens. Remarquez la présence de mots comme « frais » et « doux » à la troisième strophe, qui peuvent aussi bien s’appliquer au sens du toucher qu’à celui du goût ou de l’odorat. Vous aurez donc compris – et je vais terminer là-dessus ! – que le titre « Correspondances » n’a rien d’anodin.

Lucile prenait des notes rapidement sur le polycopié, sans vraiment regarder madame Grimault qui semblait passionnée par le sujet. La professeure jeta un œil à sa montre d’un geste bref et conclut :

— Pour demain, essayez d’effectuer des recherches et de me trouver quelques exemples d’artistes qui ont mis à profit la synesthésie dans leurs œuvres. Ne vous cantonnez pas à la poésie ou à la littérature ! L’Art est un domaine extrêmement vaste !

Malgré les apparentes improvisations de madame Grimault, le cours de français était réglé comme du papier à musique, et celui-ci prit fin au moment même où la sonnerie retentissait. Lucile rangea ses affaires et attendit que le groupe de garçons sorte avant de quitter la pièce à son tour. Elle resta devant l’entrée de la salle de classe et attendit Anna.

Grande et maigre, Anna avait un physique qui contrastait avec celui de sa meilleure amie. Non pas que Lucile fut petite, mais la silhouette d’Anna était particulièrement gracile.

— Tu avais déjà entendu parler de ça, toi ?

— De quoi ? répondit Anna distraitement.

— La synesthésie. C’est vraiment bizarre.

— Ah, j’ai pas trop écouté, désolée, avoua Anna en souriant.

— Pour changer…

En attendant les navettes, des groupes de lycéens s’agglutinaient en bavardant bruyamment dans le grand hall lumineux. Anna et Lucile y saluèrent quelques amies et le traversèrent sans s’arrêter. Juste avant de sortir, Anna enfila son masque antiparticules qu’elle garda sur les centaines de mètres qui les séparaient de l’arrêt de bus.

À peine les jeunes filles s’étaient-elles installées sur les banquettes usées qu’Anna dormait déjà. Sa tête vibrait sur la vitre en plexiglas, la sortant de temps à autre de son sommeil léger. Ses longues mèches châtain clair empêchaient Lucile de contempler son beau visage, parsemé de taches de rousseur discrètes. Le soleil scintillait ; ses rayons venaient réchauffer doucement l’intérieur du car, à peine filtrés par le vitrage poussiéreux du véhicule.

La meilleure amie de Lucile l’embrassa et descendit du car machinalement. À travers la vitre sale, Anna lui fit un bref salut, et Lucile devina son sourire derrière son masque filtrant. Le car redémarra bruyamment et le visage d’Anna disparut derrière un épais tourbillon de poussière ocre.

Lorsque le car fut rendu à Hardrimare, Lucile descendit, accompagnée par quelques élèves du coin. Elle les connaissait pour la plupart depuis le collège, mais ne les fréquentait pas beaucoup. À vrai dire, ses amis actuels dataient de son entrée au lycée.

Malgré le soleil qui commençait à se réaffirmer, il faisait encore frisquet en ce mois de février. Lucile glissa ses mains dans les poches de son blouson noir et se dirigea vers chez elle. À court de batterie, elle tua le temps en jetant des regards téméraires au soleil qui approchait déjà de la ligne d’horizon. L’astre offrait un spectacle surréaliste et bigarré à son observatrice : il variait successivement du jaune au bleu, en passant par un rose iridescent, ainsi qu’une sorte de noir lorsqu’elle laissait son regard s’attarder trop longtemps sur lui. Éblouie, Lucile détourna le regard et cligna des yeux, mais une tache sombre et désagréable s’était formée au centre de sa vision. La tache persista jusqu’à son retour et finit par s’évanouir.

*

— Lucile, allô ?

— Oui, désolée. Je veux bien.

La mère de Lucile déposa une bonne quantité de salade dans son assiette. Un silence quasi religieux s’installa, seulement interrompu par les cliquetis des couverts.

— Tu as du travail ce soir, chérie ?

— Un peu de français… De la physique aussi, tout ce que j’aime, quoi, dit Lucile avec un sourire. Ça devrait pas me prendre trop de temps.

— Oh, je te laisse te débrouiller, alors. Moi et la physique-chimie, tu sais !

— C’est juste une leçon à relire de toute façon, ça ira.

Anthony se gardait bien de dire quoi que ce soit. L’adolescent avalait le contenu de son assiette avec application, sans marquer de pause ou risquer de relever la tête. Sentant le poids du regard insistant de sa mère, il se redressa légèrement et commit l’erreur d’établir un contact visuel avec celle-ci.

— Et toi, Lapin ?

— Rien, rien… j’ai tout fait en permanence.

— Mon œil, ouais !

Anthony s’exclama en prenant un air offusqué. Bien que blonds, ses cheveux étaient nettement moins clairs que ceux de sa grande sœur avec qui il partageait toutefois une ressemblance frappante.

— Cinq, prononça soudainement Lucile.

— Pardon ?

— Qu’est-ce que ça vous évoque, le chiffre 5 ?

Mère et fils échangèrent un regard hésitant.

— Euh… je ne sais pas. Le mot « penta » peut-être. Un pentagone, pourquoi ?

— C’est tout ? demanda Lucile, surprise. Et toi, Antho ?

— Ça me fait penser que tu es bizarre.

— Les 5 sens. Les 5 portes aussi, il était sympa, ce film, continua Sandrine.

Lucile secoua la tête avant de laisser tomber. Ils terminèrent leur repas et la jeune fille aida son frère à débarrasser la table. L’évier de la cuisine était encombré d’ustensiles de cuisine et l’égouttoir débordait de vaisselle propre. Lucile rangea machinalement les assiettes puis monta dans sa chambre.

Tandis qu’elle s’intéressait aux peintures de Kandinsky sur sa tablette, Lucile entendit la porte d’entrée s’ouvrir. La voix grave de son père résonna et Anthony sortit de sa chambre pour aller le voir. Sandrine appela sa fille d’une voix suraiguë qui avait le don de l’irriter. Lucile soupira et descendit donc dans le salon.

De l’escalier, elle vit son père prendre un air excessivement satisfait lorsque sa femme lui annonça ce qu’il y avait au menu. Lucile ricana et accepta volontiers l’accolade de son père. Son visage portait encore les marques laissées par son masque antipollution. Lucile s’éclipsa rapidement pour retourner à son travail, bercée par les sons feutrés de la discussion de ses parents dans le salon. Elle lut à la va-vite son cours de physique avant de vaquer aux distractions multiples qu’offrait la présence d’une tablette avec une connexion Omniweb dans la chambre d’une adolescente de dix-sept ans. Dans la pièce d’à côté, Lucile entendit un gros « boum » sur le mur.

— Antho ! cria-t-elle en claquant sa main sur la paroi.

Une excuse lui parvint, étouffée par l’épaisseur de la cloison. Lucile alla se brosser les dents et s’observa distraitement dans le miroir. Ses cheveux avaient la couleur des blés, et la faible clarté de l’ampoule de la salle de bain n’atténuait nullement leur éclat. Sa tresse blonde courait le long de sa nuque, chevauchait son épaule avant de venir s’échouer sous sa clavicule. Il était temps qu’elle fasse raccourcir tout ça. Elle cracha dans le lavabo et se rinça la bouche avant de se regarder à nouveau. Comme la plupart des adolescents, Lucile ne voyait généralement dans le reflet du miroir que ses imperfections. Pourtant, ce soir-là, Lucile se trouvait assez jolie. Elle eut un petit rire nasal : d’habitude renfermé et introverti, Jeudi s’était montré plutôt amical.

II

Ultraviolets

La classe s’agita et Lucile arqua un sourcil.

— Oui, je sais, il y a beaucoup d’informations sur ce graphique ! Heureusement pour vous, tout n’est pas à savoir là-dessus. Ce que nous appelons la lumière n’est qu’une infime partie du spectre des ondes électromagnétiques. Celles-ci s’étendent des rayons gamma – hyper énergétiques et mortels pour les organismes vivants ! – aux ondes radio, en passant par les rayons X, l’ultraviolet, la lumière visible, l’infrarouge et les micro-ondes, rien que ça !

Monsieur Normand marqua une pause qu’il jugeait utile et toisa la classe du haut de son savoir.

Derrière Lucile, deux élèves discutaient. Quel que soit le sujet, Marco et Louise bavardaient systématiquement, ce qui énervait passablement Lucile. C’était comme s’il n’existait pas le moindre enseignement qui aurait pu intéresser les deux lycéens, ne serait-ce que l’espace d’un instant. Monsieur Normand n’avait pas le même seuil de tolérance que Lucile, excédée par le couple en devenir. Les deux adolescents gravitaient l’un autour de l’autre en émettant un déluge de bruits, comme deux étoiles d’un système binaire irradiant l’espace environnant d’un flot de rayonnements électromagnétiques. Irrémédiablement attirés, ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne finissent par s’unir avec perte et fracas en perturbant la trame de leur espace proche, Lucile le savait. Le professeur se contenta de jeter un regard agacé à Marco avant de reprendre :

— Eh oui, les ultraviolets, l’infrarouge, les ondes radio, la lumière… tout ça, c’est la même chose ! Seule change la fréquence « f », et donc la période « T » et la longueur d’onde « λ » allant avec, car toutes ces grandeurs sont liées les unes aux autres par la relation mathématique que nous avons étudiée avant-hier.

Sous la lettre grecque vidéoprojetée au tableau, il écrivit « lambda » au marqueur noir. Quelques élèves plissèrent les yeux et notèrent l’inscription sur leur polycopié, mais la plupart attendaient la suite ou discutaient à voix basse.

— Finalement, les humains sont très limités dans leur domaine de vision. Certains animaux sont bien meilleurs que nous à ce petit jeu. Prenez les abeilles, par exemple : il est prouvé qu’elles sont capables de voir les ultraviolets. Elles voient donc les fleurs différemment de nous, car certaines fleurs ont des « couleurs » ultraviolettes auxquelles nos yeux ne sont pas sensibles.

Le professeur semblait exulter en débitant son laïus bien rodé. Anna poussa Lucile d’un léger coup de coude, ce qui l’extirpa de sa concentration extrême.

— Depuis quand t’écoutes en physique, toi ?

— Je trouve ça intéressant, se surprit à dire Lucile en passant sa langue sur ses lèvres.

Normand reprit théâtralement :

— Quant à nous, pauvres humains, nous sommes condamnés à observer le monde par la fenêtre étroite des longueurs d’onde allant d’environ quatre cents nanomètres pour le violet, à huit cents nanomètres pour le rouge. Retenez ces valeurs, rajouta-t-il en reprenant son sérieux. Pour preuve, j’en appelle à la fameuse lampe UV que nous utiliserons en travaux pratiques la semaine prochaine. Vous pouvez vous lever et vous rapprocher, mais ne regardez pas sous la lampe quand je l’aurai branchée, les rayons sont nocifs pour les yeux !

La classe s’activa bruyamment. Lucile et Anna suivirent mollement la procession qui s’était formée vers l’estrade.

— Monsieur ? C’est la même chose que la lumière qu’il y a en boîte de nuit, qui fait ressortir le blanc ?

— Exact, Léo. Ce sont effectivement des rayonnements ultraviolets.

— Mais alors on les voit, non ? demanda un autre.

— En fait oui, vous allez vous rendre compte qu’on peut apercevoir une faible lueur violette sous ce type de lampes, mais je vous déconseille de la regarder directement. D’une certaine manière, on peut dire que le rayonnement de la lampe est centré sur les ultraviolets, mais qu’il « déborde » légèrement dans le violet visible. Si nous avions une lampe UV de meilleure qualité, nous ne verrions probablement pas de couleur. Ici, on fait avec ce qu’on a, et ce matériel est un peu… hm, disons… scolaire !

Quelques rires fusèrent. Comme pour appuyer sa remarque, les prises électriques sécurisées résistèrent un moment aux tentatives de monsieur Normand qui bataillait avec l’alimentation de la lampe.

— En revanche, si vous envoyez des UV sur un mur, vous ne verrez rien sur celui-ci, aucune couleur. Ah, voilà ! D’ailleurs, je vais allumer la lampe. Si quelqu’un voit une couleur, il a un sérieux problème ! dit-il sur un ton jovial.

Son visage rougeaud transpirait la science à plein nez. Répugnant, songea Lucile. Après avoir – non sans mal ! – enfoncé la prise, monsieur Normand appuya sur le bouton d’un geste ample, tout en exagération. Lucile ne put se contenir et rit franchement :

— Et voilà, encore une expérience qui rate !

— Une expérience plutôt facile en fait, riposta le professeur, puisque le but était justement que vous ne voyiez rien.

Confuse, Lucile sonda son regard, cherchant à savoir s’il se payait sa tête. Normand pouvait parfois se montrer très lourd. Elle tenta de déchiffrer son expression.

— Ben vous voyez bien la lumière, non ? demanda-t-elle, irritée.

Monsieur Normand baissa la tête avant de relever des yeux incrédules vers Lucile. La blondinette n’était vraiment pas du genre à faire ce type de plaisanteries. Sans dire un mot, il jeta des regards en biais aux autres élèves.

— Y a rien, Lulu, lança Marco.

— Je vois rien, moi, dit Anna en poussant une camarade.

D’autres tinrent les mêmes propos. Un long frisson parcourut la colonne vertébrale de Lucile. Elle examina à nouveau la lampe allumée, quinaude.

— T’as craqué, Lulu ! lui lança encore un autre garçon.

— Je… je vois clairement la lumière, assura-t-elle.

Mais le ton de sa voix semblait la contredire. Le professeur éteignit subitement la lampe à ultraviolets.

— Non. Peut-être un peu de violet, mais tu exagères. Bref, nous allons utiliser ces lampes la semaine prochaine. Les ultraviolets permettent de mettre en évidence des produits que l’on ne verrait pas à l’œil nu. J’ai ici une plaque que j’ai préparée, sur laquelle il y a une tache de produit parfaitement invisible. (Il tendit le bras et soumit sa préparation à l’examen attentif de ses élèves.) Vous allez voir que lorsque je la place sous les UV… commença-t-il en rallumant la lampe.

Une vague d’exclamations s’éleva tandis que la tache apparaissait, d’un violet profond sur le fond désormais verdâtre de la plaque. Lucile demeura de marbre, désabusée. Son regard effectua quelques va-et-vient entre la plaque et le visage de monsieur Normand, authentiquement passionné par son expérience bancale.

— Je comprends pas le but de l’expérience. À quoi ça sert si la tache est déjà visible ?

— On ne la voit pas, justement, contra Normand en fronçant les sourcils. Elle ressort uniquement sous ultraviolets.

— Mais non, on la voyait déjà ! s’offusqua Lucile en cherchant du regard un quelconque soutien.

Normand sortit la plaque des rayons UV et la tendit de nouveau face aux élèves. Comme pour s’assurer de l’invisibilité du produit sur la couche de silice, il la retourna rapidement vers lui avant de défier Lucile du regard. Celle-ci s’abstint de répondre et attendit la réaction de ses camarades.

— Y a rien, quoi…

— On ne voit rien.

— Bon, à vos places, s’il vous plaît.

Les élèves regagnèrent leurs chaises en parlant à voix basse ou en lançant des regards peu amènes à Lucile. Le cours reprit normalement et monsieur Normand évoqua l’autre extrémité du spectre visible. Il expliqua ce qu’étaient les infrarouges et l’origine de leur appellation, mais Lucile n’y était plus et espérait simplement que le cours se termine au plus vite.

Le regard fixé au sol, mécanique. Le goût désagréable du cuivre qui sature la bouche, métallique. La densité de la honte et l’opacité de l’incompréhension qui s’associent pour former le plus lourd des alliages. Pourtant, sans gravité.

Lucile avala sa salive en grimaçant. Sa voisine, quant à elle, commençait déjà à ranger ses affaires.

*

Lucile pianotait rapidement sur l’écran tactile de sa tablette. Sur sa messagerie instantanée, Anna lui faisait part de son admiration pour avoir été aussi sérieuse en se moquant de Normand. Jamais quand elles faisaient les imbéciles Lucile ne parvenait à garder aussi longtemps son sérieux ; encore moins avec un tel aplomb. Lucile acquiesçait sans conviction. Dans son esprit, tout tournait à mille à l’heure.

« Je n’ai pas rêvé… Je n’ai pas rêvé… »

Mentalement, Lucile répétait cette phrase en boucle. Elle la faisait tourner dans tous les sens, comme pour s’en persuader. Elle voulait inscrire cette vérité de manière indélébile dans son esprit, la graver à tout jamais dans le marbre de sa mémoire. La dernière chose que Lucile souhaitait, c’était d’y repenser dans un mois ou plus en se disant qu’elle avait été victime d’une hallucination, qu’elle avait tellement voulu voir quelque chose qu’elle avait fini par s’en convaincre. Non. Elle en était certaine.

Toutefois, à force de faire virevolter cette assertion dans sa tête, la phrase en devenait floue et perdait son sens. Lucile voulut la retenir et plissa les yeux pour la maintenir en lévitation, mais le sens de la phrase fondait comme de la neige au soleil du bon sens. Les rayons de la raison irradiaient sa mémoire et dégradaient cet organisme porteur d’un sens trop irréaliste, inadapté pour survivre dans l’environnement rationnel qu’était le cerveau de Lucile.

Ne resta alors que les mots, auxquels Lucile s’accrochait désespérément. Sous la force qu’elle exerçait sur eux pour ne pas les laisser s’en aller, ils se délitèrent à leur tour. Leur signification se fondit dans le décor et ils explosèrent en libérant un déluge de lettres colorées, ultimes briques d’assemblage de l’assertion originelle. Impuissante, Lucile observa les lettres restantes, vestiges d’un édifice déjà à moitié oublié. Bientôt, il ne resta des lettres que leurs couleurs, qui se mélangèrent pour ne laisser sur les rétines de Lucile qu’une teinte noirâtre et sale.

Lucile essuya une larme au coin de son œil et attrapa sa tablette.

— Je te laisse, j’ai mal aux yeux, écrivit-elle à Anna.

Son amie lui répondit, sarcastique :

— À trop regarder les UV aussi bonne soirée !

Lucile leva les yeux au ciel avant d’éteindre sa tablette. Allongée sur son lit, elle se repassait en boucle les échanges du cours de physique. La jeune fille finit par sombrer dans un demi-sommeil où des voix étrangères, à peine audibles, susurraient des propos sans aucun sens apparent. Lucile s’efforça de les comprendre, en vain. Dans un état de conscience altéré, elle comprit qu’elle était prisonnière d’un songe où rien de ce qu’elle entreprendrait n’aurait d’effet sur son environnement. Elle courait vers l’origine des voix et tentait de s’en approcher pour mieux les discerner ; mais plus Lucile courait, plus l’impression de faire du sur place s’intensifiait. Les voix chuchotaient toujours, moqueuses et lointaines ; elles semblaient même se jouer de son sort.

Lorsqu’elle crut enfin apercevoir les mots qui se dessinaient sous ses yeux, ceux-ci prirent la fuite tels des animaux apeurés. Lucile tenta de les poursuivre, mais les mots trop habiles lui filaient entre les doigts, décrivaient des zigzags pour éviter à tout prix de se faire capturer. D’un geste vif, bravant les lois fallacieuses de son rêve qui lui interdisaient toute réussite, Lucile en attrapa un à la volée. Il émit un cri strident avant d’éclater en une volute de fumée. Une odeur âcre et forte de feu de bois lui envahit les narines.

Lucile toussa. Elle frotta ses yeux irrités.

23 : 46

Elle s’était endormie habillée sur son lit. L’odeur de feu de bois persistait et elle fut soudain prise de panique. Dans le couloir, rien d’inhabituel : à son grand soulagement, les flammes ne ravageaient pas la maison familiale. En réalité, il n’y avait pas le moindre bruit, pas la moindre trace de fumée.

Et l’odeur de feu de se dissiper.

*

Au moins, c’était le week-end. Lucile passa une partie de son samedi après-midi avec Anna dans le centre-ville de Rillemont et celle-ci lui annonça, non sans un sourire évocateur, qu’elles étaient invitées à l’anniversaire de Mathieu la semaine suivante.

Aux yeux de Lucile, Mathieu était probablement le garçon le plus gentil que la planète Terre n’ait jamais porté. Bon, le plus gentil du lycée, du moins. Elle l’avait rencontré en seconde lorsqu’ils avaient atterri dans la même classe. Après quelques échanges timides, les deux lycéens avaient commencé à bien s’entendre en milieu d’année, même si leurs relations étaient restées purement amicales et distantes. Lucile n’avait questionné ses sentiments à son égard qu’en début de première, lorsqu’elle s’était de nouveau retrouvée dans sa classe.

Oh, Anna était bien au courant des petites histoires de Lucile, et elle s’était également rapprochée de Mathieu par son biais. Elle lui parlait souvent de sa meilleure amie Lucile. La bonté incarnée, la plus drôle et la plus intelligente qu’elle connaissait. Anna en faisait volontairement des tonnes, mais il ne fallait voir nulle trace de malice dans ses agissements : la jeune fille aurait tout fait pour que Lucile sorte enfin avec Mathieu. Toutefois, sa plus grande hantise était de commettre une bourde qui aurait fait capoter la romance naissante entre Lucile et Mathieu.

Malgré la désinvolture d’Anna à propos du cours de physique, Lucile était tracassée par ce qui s’y était passé. Lorsqu’elle se décida enfin à aborder le sujet avec Anna, les deux amies croisèrent plusieurs élèves de Mourou dans le centre commercial. Lucile et Anna restèrent discuter un moment avec le groupe de filles de leur classe de seconde. Lucile ne le montrait pas, mais cette rencontre l’agaçait. La ville était résolument trop petite.

Le rêve de Lucile était de quitter Rillemont pour faire des études de droit à Paris ou à l’étranger avec Anna. Plus tard, elles quitteraient la France pour travailler dans un endroit plus accueillant. La Scandinavie intéressait les deux amies, qui voyaient en ces pays des lieux idéaux pour ne plus subir de plein fouet les bouleversements climatiques et la pollution. Malheureusement, les politiques d’immigration des pays du Nord devenaient de plus en plus rudes, même pour des Européens occidentaux.

La fin de sa scolarité approchait, et Lucile prenait l’objectif du baccalauréat très au sérieux. Elle savait que de sa réussite au lycée dépendrait son avenir, car les facultés parisiennes devenaient elles aussi de plus en plus élitistes depuis la dernière réforme. Lucile s’y intéressait peu, mais elle avait fini par assimiler ce fait à force de l’entendre dire par ses professeurs et ses parents.

Le dimanche fila tel un dimanche, et Lucile s’en rendit compte lorsque le soleil amorçait sa descente vers l’horizon. Assise en tailleur dans son fauteuil de bureau, elle soupira en regardant son sac de cours. Plutôt studieuse à l’accoutumée, Lucile n’avait aucun mal à encaisser la charge de travail qu’on attendait d’elle en première. Ce soir-là cependant, Lucile aurait voulu tout faire sauf son travail.

L’adolescente se connecta à son espace numérique et lut les quelques lignes écrites par ses professeurs. Elle porta son regard sur le crépuscule à la fenêtre, absente. Un sentiment curieux et indescriptible s’était emparé d’elle, de ceux qui vous font momentanément remettre en question l’utilité des cours, du travail, de l’argent. De la vie…

Lucile détourna finalement le regard et frotta ses yeux fatigués.

19 : 21

Elle s’affola en regardant le ciel noir derrière la vitre.

Où étaient passées les deux dernières heures ?

III

Pince Sans Rire

Lucile éteignit son réveil de manière bien maladroite, et son portable glissa sous le sommier dans un claquement désagréable. Encore mal réveillée, elle se frotta les yeux face au grand miroir. Quelque chose la dérangeait dans son reflet, et Lucile cherchait à cerner l’origine du problème. Ses cheveux étaient plus sombres que d’habitude ; sa peau était moins nette et son teint terne, mat. Dans les escaliers, Lucile reconnut le pas de sa mère, à la façon qu’elle avait de poser délicatement le bout du pied sur les marches grinçantes.

— Tu es réveillée, Lucile ? s’enquit-elle en cherchant l’interrupteur de la main.

Lorsque ses doigts basculèrent le bouton, Sandrine sursauta et poussa un petit cri de surprise. Désorientée, Lucile plissa les yeux et les protégea de la lumière d’un geste de l’avant-bras.

— Qu’est-ce que tu faisais encore dans le noir ?

— Je… quoi ?

Une sorte de malaise perdura plusieurs secondes avant que Sandrine ne s’approche de sa fille. Elle repoussa une mèche blonde derrière son oreille et posa une main sur son front.

— Tes yeux sont rouges…

— Normal, je viens de me réveiller et tu allumes sans prévenir !

— Tu veux que j’appelle Yadavar ?

— Mais non maman… Ça va passer, répondit Lucile, irritée par l’insistance de sa mère.

Mais ça ne passait pas.

Sa vue était trouble et dans le reflet du miroir, ses cheveux blonds renvoyaient les éclats lumineux de l’ampoule du plafond avec bien trop d’intensité. Toutefois, sa peau claire était de nouveau telle qu’elle l’avait toujours connue. Lucile fronça les sourcils et se dirigea vers la fenêtre pour relever le store. Elle ferma les paupières avec insistance. Ça va passer, se répétait-elle.

Mais ça ne passait pas.

Lucile garda les yeux plissés pendant l’intégralité du trajet de car. Elle essayait de se rappeler son réveil : son portable était tombé sous le lit, elle l’avait ramassé puis elle avait allumé sa lampe de chevet. Non… sa mère avait allumé ?

Encore confuse, la jeune fille nettoyait ses lunettes en marchant vers le lycée, plus par habitude que par réelle nécessité. La voiture des parents d’Anna se gara en double file un peu plus loin, et Lucile fit un détour pour aller à leur rencontre. Anna en sortit précipitamment en lâchant un merci hâtif. Amusée, Lucile adressa un salut distant à Élise, qui le lui rendit avant de s’insérer dans le trafic de la rue, dense à cette heure de la matinée.

— Toi, tu as loupé le bus, on dirait.

— Et toi, t’as pas dormi de la nuit, on dirait, rétorqua Anna derrière son masque. Ça va Lulu ?

— Je sais pas, j’ai mal aux yeux. C’est peut-être une conjonctivite, lança-t-elle sur un ton plus interrogatif qu’elle ne l’aurait voulu.

— C’est contagieux ça ! Tu m’approches pas de trop près, OK ? Ça pourrait pas être la pollution, plutôt ?

— J’y suis pas très sensible en général, objecta Lucile.

— Ça peut aller très vite, répondit Anna en ajustant son masque filtrant.

Progressivement, les yeux de Lucile la lancèrent un peu moins, de sorte qu’elle put les maintenir ouverts sans difficulté. Anna et Lucile s’orientèrent dans les couloirs avant de repérer quelques camarades de classe et les suivre. Alors qu’ils patientaient dans le couloir, madame Grimault fit irruption avec quelques minutes de retard. Ils la suivirent dans la salle de classe.

— Il fait froid dans cette salle… Ne vous inquiétez pas, les beaux jours reviennent ! déclara-t-elle amicalement.

Son visage illuminait la pièce. Les radiateurs venaient juste d’être allumés en ce début de semaine, et Lucile passa une bonne partie de l’heure à observer leur longue mise en marche. Leur chaleur bienfaisante commençait lentement à s’amonceler au ras du sol, formant un tumulte de petits vortex invisibles, avant de monter à la verticale vers le plafond. À la fin de l’heure, ils commençaient seulement à fournir à la pièce une atmosphère chaude et réconfortante, presque enivrante… Malheureusement, ce serait la classe suivante qui en profiterait pleinement. Lundi était toujours aussi cruel et sardonique.

— Lucile, qu’as-tu trouvé ?

— Pardon ?

— De quoi sommes-nous en train de parler ?

Plusieurs élèves se retournèrent et s’amusèrent de sa situation, même si une partie d’entre eux aurait sûrement été bien incapable de répondre à la même question.

— Je ne sais pas, je n’écoutais pas.

— Oui, j’ai vu. Est-ce que tu as fait des recherches sur les artistes synesthètes ? demanda madame Grimault. Nous n’avons pas eu le temps de revenir là-dessus vendredi dernier.

— Ah, oui. J’ai vu les tableaux de Kandinsky. En fait, je n’en ai pas cherché d’autres. Je me suis concentrée sur ses œuvres.

— Et qu’est-ce que tu peux nous en dire ? s’impatienta la professeure.

— Il avait une synesthésie qui lui faisait associer des formes géométriques à des sons ou des couleurs. Pour lui, le triangle était quelque chose d’aigu, alors qu’un rond évoquait plutôt une note de musique grave.

Son débit était lent, et l’indifférence transparaissait dans le ton de sa voix. Lucile faisait preuve d’une désinvolture qui frôlait l’insolence. Cela ne lui ressemblait absolument pas.

La teneur de ses propos n’en restait pas moins véridique ; c’est d’ailleurs l’unique raison qui retint madame Grimault de lui faire une remarque. La professeure de français l’invita à décrire plus en profondeur les tableaux qu’elle avait pu observer, complétant parfois son propos de précisions ou d’anecdotes. Elle ne tint finalement pas rigueur à Lucile pour son manque d’attention et la superficialité de ses recherches. Pour elle, Lucile était une valeur sûre pour faire avancer le cours lorsque c’était nécessaire. Discrète, mais efficace, Lucile était une élève travailleuse avec une bonne compréhension, doublée d’un très bon esprit d’analyse. Il était inexplicable que cette élève curieuse n’ait pas manifesté plus d’intérêt pour un phénomène aussi singulier que la synesthésie. Tout en continuant son cours, madame Grimault voulut rationaliser : après tout, il n’était pas aberrant que cette gamine se sente étrangère à cette perception qui lui resterait par nature inaccessible.

Sa professeure ne comprendrait que bien plus tard que Lucile avait éprouvé un ennui et une incompréhension profonds face au fait qu’un artiste puisse avoir acquis une quelconque renommée en exploitant une association sensorielle aussi rudimentaire.

*

Le mercredi après-midi pratiquement libre de Lucile était une coupure bienvenue dans son emploi du temps chargé. Après une accalmie, ses yeux la tiraillèrent de nouveau le jeudi matin. Tandis qu’elle se rendait au réfectoire, accompagnée d’Anna, Lucile envisagea de l’en informer. Elles s’installèrent seules sur une petite table dans un coin de la salle principale. Une fois assise, Lucile se mit à trier les petits pois dont la couleur ne lui convenait pas. Les carottes quant à elle tiraient sur une teinte qui ne lui inspirait rien non plus.

— Enfin, Lulu, enfin !

— Oui ?

— L’anniversaire de Mathieu, demain soir ! s’exclama Anna, la mine réjouie.

— Oui, c’est vrai, c’est cool. Mais je suis fatiguée… je suis peut-être malade.

— Allez, tu vas me faire croire que tu viendras pas ? Impossible que je te croie, miss Pince Sans Rire ! Tu m’feras pas avaler ça, Lulu, tu le sais !

Lucile ne tint même pas compte du sobriquet ridicule dont Anna venait de l’affubler. Elle répliqua du tac au tac :

— Je suis sérieuse. Et pour les UV aussi j’étais sérieuse, vraiment.

Elle avait ajouté quelque chose à son intonation, dans une tentative désespérée d’éradiquer toute trace de farce ou de potentiel second degré. Cela parut marcher. Anna la bassinait avec cette histoire d’ultraviolets depuis le début de la semaine et refusait de croire que Lucile puisse être sérieuse ne serait-ce qu’une seconde. Elle cogita un moment en la regardant.

— Allez, viens demain soir. Rien ne nous oblige à rester.

— Je sais pas trop…

— C’est l’occasion qu’on attendait pour mettre en place le plan diabolique pour choper Mathieu !

Lucile ne put réprimer un sourire. Elle acquiesça finalement, battue.

— Voilà ! C’est ma Lulu, ça ! fanfaronna Anna.

IV

Une infinité de couleurs

Les murs de brique ocre se dressaient au-dessus de sa tête, irradiant le peu de chaleur emmagasinée durant ce vendredi froid et ensoleillé. La grille d’entrée avait fière allure, et l’ensemble laissait supposer que la famille de Mathieu était plutôt aisée. Les deux meilleures amies passèrent la grille, accompagnées d’Elliot, arrivé en même temps qu’elles. En remontant l’allée, Lucile se demanda pour quelle raison obscure elle pouvait bien être aussi stressée. La raison était pourtant simple : au fond, Lucile savait qu’Anna ne pourrait s’empêcher de la surveiller. Sans doute Anna serait-elle même déçue s’il ne se passait rien entre Mathieu et elle. Lucile ne voulait rien forcer entre eux, mais elle sentait la pression involontaire qu’Anna risquait d’exercer sur ses agissements. À leurs côtés, Elliot souriait. Les bières tintaient dans son sac à dos à chacun de ses pas.

— La baraque de Mathieu est énorme, c’est l’endroit parfait pour une soirée !

— Ils font quoi, les parents de Math’ ? demanda timidement Lucile, réalisant qu’elle ne lui avait jamais posé directement la question.

— Je sais pas. On s’en fout, non ? lâcha Elliot, surexcité.

Mathieu les accueillit chaleureusement, sans pour autant leur consacrer trop de temps. Manifestement, le jeune homme était très occupé par les préparatifs. Ses cheveux châtain clair taillés en brosse semblaient n’avoir besoin d’aucune retouche pour se dresser impeccablement sur sa tête. Sa petite cicatrice sur le coin extérieur de l’œil apparaissait comme le seul défaut notable sur son visage de jeune adulte. Il lâcha un petit clin d’œil aux nouveaux arrivants avant de retourner s’affairer plus loin.

— Le beau gosse ! souffla Anna dans l’oreille de Lucile avant de partir d’un grand rire.

Lucile expira bruyamment et rougit sans répondre. Elle se dirigea vers les invités déjà présents, décidée à se lâcher un peu. Les meubles avaient été poussés dans les coins, les bibelots rangés précautionneusement. Une grande rallonge en bois était posée sur des tréteaux et se greffait à la table imposante du salon, sur laquelle reposait une quantité considérable de biscuits apéritifs et de bouteilles, allant du soda à l’alcool fort.

Une bière à la main, Marco animait déjà la grande pièce de sa voix aiguë, rose et joviale. Le jeune homme débitait des absurdités ; son auditoire lui répondait par des éclats de rires authentiques et communicatifs. Lucile qui tendait l’oreille ne put se retenir de rire lorsque Marco imita la professeure d’espagnol. Anna et elle se joignirent à l’attroupement.

Dehors, une longue table de jardin occupait la majeure partie de l’espace disponible sur la terrasse. De l’autre côté de la fenêtre, Elliot avait allumé sa cigarette et engageait la conversation avec Sacha et Charly, main dans la main. Distante, mais animée, leur discussion ajoutait du volume à la fête naissante. Sacha embrassa Charly avant de rentrer dans le salon et de poser son smartphone sur la plaque de recharge où plusieurs portables se trouvaient déjà. Le haut qu’iel portait découvrait son nombril et attirait inévitablement les regards. Lucile trouvait ce choix vestimentaire discutable, surtout pour une fin de mois de février. Elliot et Charly se joignirent au reste des lycéens, mais restèrent au niveau de la baie vitrée, cigarette à la main.

Sacha s’affairait sur son smartphone, et bientôt l’enceinte connectée cracha un rock progressif sombre et brutal. Iel se redressa et hurla en prenant une bière, geste bientôt imité par d’autres. Lucile les observa et croisa le regard d’Anna qui lui souriait. Elle commença à se détendre ; il n’y avait rien de pire qu’une soirée sans ambiance.

*

Le soleil disparaissait tranquillement derrière les feuillages, dardant ses derniers rayons sur la terrasse. Assise à la table de jardin, Lucile regardait Charly rouler une longue cigarette aux senteurs illicites et argentées. Accroupi au bord de l’herbe, sa casquette enfoncée sur le genou, Charly discutait frénétiquement avec Mathieu. Il alluma finalement son joint et prit une grande bouffée. Sa voix se fit plus grave. Il tira à nouveau et le tabac mêlé de cannabis se mit à rougir dans la pénombre grandissante. L’odeur se mit à flotter dans l’air et Lucile l’examina plus en détail. Avec un regard interrogateur, Charly tendit le joint à Lucile qui était la plus proche. Celle-ci refusa poliment malgré l’odeur qu’elle trouvait plutôt attirante. Anna fit irruption dans la conversation et récupéra le joint d’un geste empreint de désinvolture.

— Tu es asthmatique, fit remarquer Lucile.

En guise de réponse, Anna se contenta d’un sourire et souffla la fumée sur Lucile avant de partir d’un grand rire sonore. Elliot sortit du salon, éméché, et Lucile en profita pour s’éclipser à l’intérieur.

— Ouais, ouais, ouais ! Fais tourner ! s’exclama-t-il.

La tige changea plusieurs fois de propriétaire avant de retourner dans la main de Charly, qui frottait sa fine moustache noire d’impatience.

*

Allongée sur la pelouse, Lucile faisait glisser sa main sur le sol, laissant les brins d’herbe la chatouiller entre les doigts. La soirée battait son plein dans la demeure de Mathieu, les basses faisaient vibrer l’air jusqu’au fond du jardin où elles étaient avachies, avec Anna. Au-dessus d’elles, les branches frêles d’un noisetier s’agitaient sous le vent léger, et le monde entier semblait tourner autour de Lucile.

— Tu comptes lui dire ? lâcha soudainement Anna, brisant le silence.

— J’ai peur de sa réaction, et Juliette lui tourne autour depuis un moment…

— Mathieu est beau, mais en plus il est intelligent, il sortirait jamais avec une connasse pareille.

— Ça reste un mec, Anna. Juliette est jolie…

— Aucune chance, Lulu. Tu dois tenter le coup !

Lucile réfléchit un instant.

— Il n’y a pas un nuage, ça faisait longtemps, dit-elle pour rompre le silence qui s’était installé depuis près d’une minute.

— Oui, c’est clair… Qu’est-ce que tu vois ? demanda Anna.

— Ce que je vois ? Des étoiles… une infinité de couleurs.

Le temps s’étirait, et chaque parole nécessitait aux jeunes filles une latence considérable.

— Une infinité de couleurs ?

— Ouais… Du bleu, du violet… et plein d’autres nuances. Une sorte de violet, aussi.

— Du bleu marine, quoi. T’es bourrée, Lucile ! dit Anna avant de s’esclaffer.

Lucile se mit à rire bruyamment à son tour. Son hilarité s’estompa tandis qu’elle se laissait de nouveau happer lentement par la beauté infinie du ciel nocturne. En ce mois de février, la poussière et les particules fines étaient encore peu présentes et rendaient la contemplation du ciel possible. Contrairement à Anna, Lucile et ses amis n’auraient pas à porter de masque avant juillet si les prévisions s’avéraient correctes cette année.

En outre, Mathieu habitait suffisamment loin de la ville pour que la pollution lumineuse fût moindre. Les conditions d’observation étaient donc idéales. Toutes plus belles les unes que les autres, les milliers de nuances du ciel avaient quelque chose de fascinant, d’hypnotique. En contemplant l’immensité béante de l’espace, une impression indescriptible s’immisça en Lucile. Une sensation quasi imperceptible, lui laissant en bouche un goût diffus d’impuissance et de confusion.

— Est-ce que tu crois en Dieu ?

Lucile haussa les sourcils, surprise par la question. Elle demeura allongée à côté d’Anna, réfléchissant pendant de très longs instants.

— Je sais pas trop. Il y a bien quelque chose… tu crois pas ?

— Si Dieu existe, j’pense qu’il nous a abandonnés…

— Pourquoi tu dis ça ?

Lucile connaissait pourtant la réponse.

— Regarde la gueule du monde Lu, sérieux.

Lucile se contenta d’un grognement. Au fond, Anna n’avait pas tort. Pourtant, Lucile refusait de croire qu’ils étaient simplement livrés à eux-mêmes sur cette terre. De manière générale, Lucile pensait qu’il y avait trop de mystères pour que tout puisse être expliqué par la science, le Big Bang ou n’importe quelle autre théorie complexe. Le vibreur de son téléphone l’extirpa de ses rêveries : sa mère lui souhaitait une bonne soirée. Dans son message transparaissait une certaine inquiétude pour sa fille adorée.

La fraîcheur de la nuit poussa les filles à retourner à l’intérieur. Lucile se redressa maladroitement en prenant appui sur Anna, qui explosa de rire en partant à la renverse dans l’herbe, les quatre fers en l’air. Hilare, Lucile aida son amie à se redresser. Les longs cheveux châtains d’Anna projetèrent une bourrasque de son parfum pétillant au visage de Lucile, qui le respira avec délice.

À l’intérieur, Juliette parlait avec Mathieu et riait à la moindre de ses phrases. Profitant d’une absence de celle-ci, Lucile passa à l’attaque, surprise par son propre manque de retenue :

— C’est cool de nous inviter chez toi, Math’ !

— De rien ! C’est pas tous les jours qu’on a la maison pour soi.

— Tu m’étonnes.

Un silence gêné s’installa.

— Tu veux une bière ? proposa Mathieu.

— Oh, euh… je crois que j’ai assez bu, merci.

Mathieu plongea son regard dans celui, fuyant, de la jeune fille. La tresse de Lucile, large à la base, finissait en pointe sous les épaules, serrée par un élastique bleu. Ses lunettes rectangulaires à la monture noire et banale lui allaient plutôt bien et soulignaient la beauté de ses yeux d’un bleu ciel étonnamment clair. Son chemisier gris étroit laissait apparaître ses formes de manière ni prude ni osée. Malgré ses airs un peu « première de la classe » sur les bords, Lucile était une jeune fille plutôt drôle et plaisante.

— Les gars de la classe t’appellent PSR, au fait.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Pince Sans Rire, admit-il, gêné. Faut avouer que le coup que t’as fait à Normand, c’était quelque chose !

Le visage de Mathieu rayonnait de bonté et de sympathie, nulle trace de mauvaise intention n’émanait de ses propos. Le regard de Lucile s’attarda dans ses yeux. Ils se regardèrent un moment, et Lucile aurait pu jurer que le visage de Mathieu s’était empourpré, de manière à peine perceptible. Sa voix, d’un bleu nuit profond, s’éclaircit soudainement vers le bleu marine, troquant la virilité de son timbre contre une sorte de compassion sincère et intense :

— Tu as les yeux rouges, tu as pleuré ?

— Pas encore, plaisanta-t-elle. Je sais pas trop ce que j’ai…

— C’est rien ! Allez, allons danser !

Sans avoir le temps de protester, Lucile se retrouva embarquée parmi les autres lycéens, main dans la main avec Mathieu. Cela n’avait rien de romantique, tant la musique était éloignée du slow. Leurs pas étaient imprécis, entrecoupés de « je suis nulle » lancés par Lucile à chacun de ses faux pas. Elle finit cependant par lâcher prise et danser sans retenue avec son ami, sans se soucier du regard des autres. Lucile ne put se retenir de rire. Les yeux de Juliette lançaient des éclairs à une Lucile qui n’en avait cure, désinhibée par l’alcool.

Blinding Lights, Lucile aimait cette chanson. Elle n’avait qu’un an lorsque la chanson avait connu un succès retentissant dès sa sortie, mais le répertoire de Lucile était grandement influencé par les goûts musicaux de ses parents. La mélodie de The Weeknd sentait bon la nostalgie des années 80 et lui rappelait les soirées d’été improvisées par ses parents à la maison. Leurs amis venaient nombreux et dansaient toute la nuit, pendant que Lucile et Anthony jouaient avec les autres enfants dans le jardin et à l’étage.

Elle reprit son souffle sur le canapé, à côté de Charly qui dormait et que rien à cette heure n’aurait pu réveiller. Lucile eut une drôle de sensation et se demanda si la simple proximité de la fumée du joint avait pu lui faire de l’effet plus tôt dans la soirée. Elle balaya la pièce du regard et trouva Anna, assise à la table. Sa voix était familière et réconfortante, mais d’infimes nuances inédites venaient colorer son timbre chaleureux. Le ton habituellement fauve de Sacha tirait lui aussi singulièrement vers une teinte anormale de rouille. Lucile cligna des yeux et observa les autres voix : toutes se distordaient dans des tonalités insolites, à en devenir méconnaissables sur certains mots. Juliette parlait de nouveau avec Mathieu et jetait des regards en biais à Lucile. Ses yeux picotèrent, et Lucile songea qu’il serait plus sage de rentrer. Elles restèrent encore près d’une heure avant de rentrer à pied chez Anna, le trajet du retour quelque peu rallongé par les zigzags et les envies pressantes.

Imprudentes qu’elles étaient.

V

Infrarouge

— C’est irrité, mais ça ne ressemble pas à une conjonctivite pour autant. De quand est-ce que ça date ?

— Une bonne semaine. C’est venu progressivement. Au début, je me suis dit que ça passerait tout seul.

— Tu as eu un corps étranger dans l’œil ? Un liquide, un grain de poussière, quelque chose ?

— Non, rien, répondit simplement Lucile.

— Hm… tes deux yeux sont irrités de la même manière, ça m’étonnerait qu’il s’agisse un corps étranger. Tu passes beaucoup de temps sur les écrans ?

— Plusieurs heures par jour. Mais je connais des gens de mon âge qui passent bien plus de temps sur tablette ou en RV, se défendit Lucile.

— Qu’est-ce que tu entends par « plusieurs heures » ?

— Disons entre deux ou trois heures au maximum, quelle que soit la surface.

— Au début de ma carrière, je me serais arraché les cheveux en entendant ça ! fit remarquer le médecin de Lucile à sa mère avec un sourire entendu. Maintenant, je te dirais que ce n’est pas énorme. Pas de sensibilité à la pollution, récemment ? Gorge irritée, nez qui coule ?

— Lucile n’y a jamais été sensible, répondit Sandrine à sa place. On surveille chaque été depuis 2030.

— Je le sais bien, mais il y a de plus en plus de gamins qui viennent pour ça, en ce moment.

— Même en mars ?

— Chaque année, c’est de plus en plus tôt. À part l’an dernier, avec les pluies qu’on a eues…

— Ne m’en parle pas ! s’exclama Sandrine. Tu aurais vu l’état de notre garage en juin dernier ! Arnaud a dû…

Les yeux légèrement refermés, Lucile s’absenta de la conversation, pensive. Elle n’en était pas certaine, mais il était fort probable qu’elle ait fixé le soleil couchant pendant bien trop longtemps, dans un moment d’égarement total quelques jours plus tôt. Ce soir-là, elle n’avait repris contenance qu’à la nuit tombée.

Assise face à leur médecin traitant, Lucile se sentait trop stupide pour admettre avoir fait une telle idiotie. Tandis qu’elle cherchait une autre raison, elle se rappela que ses douleurs aux yeux s’étaient manifestées avant cet épisode. Elle en fut légèrement rassurée, bien que l’origine du problème demeure inconnue.

— En fait, il y a peut-être eu quelque chose… coupa Lucile. On a fait une expérience avec des ultraviolets en classe, la semaine dernière. Mais je ne crois pas avoir regardé plus longtemps que les autres…

Le médecin de Lucile se redressa sur son siège, intéressé. Il écrivit rapidement sur son écran tout en questionnant Lucile sans la regarder.

— Vous aviez des lunettes de protection ?

— Non. Le prof nous a juste dit de ne pas regarder directement la lampe.

— Laisse-moi deviner : tu as regardé directement la lampe ? demanda le docteur Yadavar en se tournant vers Lucile.

— Je sais pas. C’est possible. Ça a duré que quelques secondes.

— Alors ce serait à cause de ça ? s’enquit Sandrine. Les ultraviolets sont très dangereux pour les yeux !

— Difficile d’être affirmatif… commenta le docteur Yadavar. Une exposition de quelques secondes ne peut pas être la seule responsable d’une irritation aussi étendue. Chaque jour, le soleil nous envoie des doses importantes d’ultraviolets et nos yeux ne sont pas pour autant brûlés… à moins de regarder fixement le soleil pendant plusieurs minutes, mais il faudrait vraiment être stupide pour faire ça.

— Qu’est-ce qui arrive si on regarde le soleil trop longtemps ? demanda Lucile avec autant de détachement que possible.

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