Oméga - Tome 3 - Paul Feinte - E-Book

Oméga - Tome 3 E-Book

Paul Feinte

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Beschreibung

En 2045, Lucile Arias est plongée dans un coma profond depuis cinq ans dans les laboratoires de Radius. Face au Fléau, les survivants ont dû s’organiser, car le remède contre la perte des sens semble inatteignable. Coincée dans les méandres de son esprit, Lucile entreprend un voyage onirique pour lever le voile sur l’origine du Fléau. Elle seule peut y mettre un terme et la réponse se trouve au-delà du monde matériel. Alors que les Spectres, des humains aux capacités inquiétantes, tentent de percer les défenses de Radius pour l’éliminer, le temps lui est compté. Lucile parviendra-t-elle à trouver la clé pour sauver l’humanité ? Quel est le véritable secret du Fléau ?

 À PROPOS DE L'AUTEUR 

Depuis 2016, Paul Feinte enseigne la physique-chimie. Passionné de science-fiction et de fantastique, il achève sa trilogie avec un dernier tome audacieux, à la croisée de ses genres préférés. Oméga rassemble toutes les intrigues développées dans Lambda et Gamma, révélant enfin les mystères entourant Lucile et ses capacités extraordinaires.

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Paul Feinte

Oméga

Tome III

Roman

© Lys Bleu Éditions – Paul Feinte

ISBN :979-10-422-4260-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Chloé,

Merci pour ton œil avisé

Prologue

Lucile Arias est une adolescente française comme les autres, jusqu’au jour où sa vue se met à dériver au-delà des frontières de la lumière visible. Lorsque les ultraviolets, les infrarouges et même les ondes radio lui deviennent progressivement visibles, sa vie bascule.

En parallèle, le laboratoire pluridisciplinaire Radius (dont les recherches sont historiquement axées sur les télécommunications et la technologie infrarouge) a été chargé par les États-Unis d’enquêter sur l’émergence d’un mystérieux phénomène de nature électromagnétique en Antarctique : ce qui se fait alors appeler la « Zone blanche » est en train de s’étendre inexorablement à partir du pôle Sud. Les cobayes humains qui sont envoyés à l’intérieur de la Zone blanche voient leurs sens s’éteindre pour n’en laisser qu’un seul, apparemment au hasard. Les recherches des équipes sur place mettent alors en évidence que le seul sens restant se trouve rapidement décuplé : ceux qui entendent encore perçoivent par exemple une gamme de fréquences bien supérieure aux humains lambda.

Quand le laboratoire Radius entend parler du cas extraordinaire de Lucile Arias, dont la vue s’est améliorée de manière subite et inexplicable d’une manière analogue aux cobayes soumis à la Zone blanche, le gouvernement français (alors informé du phénomène préoccupant en Antarctique) autorise son enlèvement à des fins de recherche.

Par-delà les rayonnements infrarouges et les ondes radio, aux confins de sa vision, Lucile fera une rencontre surnaturelle dans une gamme de fréquence extrêmement basse, normalement inaccessible au regard humain : la Terre lui exprimera, via son rayonnement électromagnétique, son souhait de voir l’espèce humaine disparaître de sa surface.

Aidée de ses facultés visuelles hors du commun, Lucile parviendra à s’échapper des laboratoires Radius et tentera par tous les moyens de révéler à la population française qu’une catastrophe de grande ampleur s’ourdit : la Terre a décidé d’en finir avec l’humanité. C’est cette évolution visuelle et le combat militant de Lucile contre le laboratoire Radius qui sont narrés dans « Lambda – Tome I ».

*

Malgré les efforts déployés par les gouvernements pour endiguer la progression de la Zone blanche et surtout pour taire son développement inéluctable, le rayonnement électromagnétique qui répond désormais au nom de « Fléau » finit par recouvrir l’intégralité du globe trois ans après l’enlèvement de Lucile. Une panique et une anarchie sans précédent s’emparent du monde. Les humains se retrouvent livrés à eux-mêmes, cloisonnés en catégories selon le sens que le Fléau leur laisse : les voyants, les tactiles et les oreilles parviennent difficilement à survivre tandis que ceux dont le goût ou l’odorat sont le seul sens résiduel meurent rapidement, incapables de percevoir efficacement le monde extérieur.

Dans ce contexte apocalyptique, le laboratoire Radius parvient à retrouver la trace de Lucile Arias à Paris. Les scientifiques l’informeront qu’elle est la seule chance d’entrevoir un futur pour l’humanité, car son organisme semble se comporter différemment face au Fléau généré par la Terre. Effectivement immunisée contre les effets délétères du Fléau, Lucile acceptera à contrecœur de rejoindre ses ennemis de Radius pour que ceux-ci puissent élaborer un remède. Elle traversera la France, accompagnée de ses amis diversement touchés par le Fléau, afin de rejoindre le siège de Radius près de Marseille.

Seulement, la Terre semble déterminée à mettre fin à l’existence de Lucile avant qu’elle ne parvienne aux laboratoires. Lorsqu’elle y arrivera finalement, Lucile comprendra au seuil de la mort qu’elle n’a jamais été la seule personne à disposer de dons surnaturels, et que le vieil Homme aux Yeux verts qui lui apparaissait en songe durant son voyage œuvrait depuis des années pour que le Fléau atteigne son objectif d’éradication de l’humanité. Elle comprendra que l’initiateur du Fléau n’était peut-être pas la Terre qu’elle pensait consciente, mais bien un être humain aux capacités inimaginables, qui ne sont pas sans rappeler celles de Lucile…

C’est son périple chaotique à travers une France inhospitalière et cette révélation finale que raconte « Gamma – Tome II ».

Partie I

Radius

I

Anniversaire

L’humain est une créature unique. Dans l’infinité de la Création, nombreux sont les animaux capables de survivre dans des conditions extrêmes. Certains sont dotés d’une carapace ultrarésistante, d’autres peuvent se dessécher pour reprendre vie lorsque les conditions d’humidité et de température sont plus favorables. Certains encore sont capables de supporter des rayonnements ionisants, des pressions colossales, voire même le vide de l’espace !

Qui aurait misé sur l’être humain pour s’adapter à la variation brutale qu’est le Fléau ? L’espèce est faible physiquement : une absence d’exosquelette qui la rend sujette aux blessures et aux commotions, devenues légion dans l’ère du Fléau. Une bipédie qui lui a certes permis d’augmenter sa vitesse maximale, mais qui ne lui permet pas de distancer les prédateurs quadrupèdes de son gabarit. Une absence notable de griffes, de venin, ou de tout autre artifice permettant d’augmenter ses chances de survie comme il en foisonne dans la nature.

Non, l’humain n’a que son intelligence pour lui. Son cerveau est de loin la création la plus complexe et la plus merveilleuse existant dans l’univers. Le maillage inimitable de ses synapses lui a permis de dominer le règne animal pendant des milliers d’années. Il lui a permis de s’élever au-dessus des autres espèces, de développer un langage, des émotions, une culture… Avec son intelligence, l’Homme a créé des outils, des bâtiments et des biens matériels qui ne représentent absolument rien pour les autres espèces du règne animal.

Voici précisément où réside la faiblesse de l’être humain. Son avantage est purement immatériel. La suprématie de l’Homme est fondée sur son intellect, sur la puissance de son cerveau. Que reste-t-il de l’édifice immatériel de l’humanité une fois que le tremblement de terre du Fléau en a détruit les fondations ? Des ruines.

L’Homme redevient ce qu’il a toujours été.

Un primate.

Faible.

Apeuré.

*

L’idée de « sensation » représente un concept que l’humanité a oublié depuis des années. Jamais les muscles de Sylvia Montelli ne lui auraient donné l’information qu’ils s’étaient suffisamment reposés. Jamais ses yeux clos n’auraient pu l’informer que le soleil trônait déjà haut dans le ciel. Jamais les parois sensibles de ses fosses nasales n’auraient pu lui communiquer le menu du jour que l’on préparait en bas, dans le réfectoire. Jamais les papilles de sa langue n’auraient pu faire germer dans son esprit l’idée qu’il était plus que temps de se brosser les dents.

Pourtant, les premiers accomplissaient encore leur mission : Sylvia pouvait se lever si elle le désirait. Sous l’impulsion électrique que son cerveau envoyait à ses membres via ses nerfs, ses muscles pouvaient se contracter et se détendre pour lui permettre d’effectuer les mouvements qu’elle désirait. Seulement, elle ne ressentait pas les fluctuations caractéristiques qu’impliquait généralement le mouvement des membres. Le toucher s’en était allé depuis fort longtemps, gommé par le Fléau.

Les seconds restaient en état de marche manifeste, et s’il était venu à quelqu’un l’idée de les disséquer pour en observer le fonctionnement, les yeux de Sylvia auraient paru parfaitement normaux, mis à part leur hétérochromie. Ses nerfs optiques n’auraient révélé aucune lésion, aucun détail qui aurait permis d’expliquer pourquoi désormais, aucune information visuelle ne parvenait au cerveau de Sylvia Montelli. La vue s’en était allée depuis fort longtemps, éclipsée par le Fléau.

Les troisièmes gardaient une complexité biologique extraordinaire qui avait un jour permis à Sylvia de détecter des molécules odorantes à des concentrations infimes, ou même de faire une distinction entre des composés aromatiques dont certaines machines d’analyse sophistiquées et ridiculement coûteuses auraient été incapables. L’odorat s’en était allé depuis fort longtemps, évaporé par le Fléau.

Les quatrièmes avaient un jour rivalisé avec les troisièmes en termes de détection et de reconnaissance moléculaire, mais elles étaient désormais réduites à l’état de simples aspérités sur la langue, dont même son palais ne pouvait plus en ressentir le frottement singulier. Le goût s’en était allé depuis fort longtemps, éventé par le Fléau.

Ainsi vivait Sylvia Montelli, spectatrice auriculaire de sa propre existence. Un esprit qui, bien que toujours limité par son existence physique, vaquait dans une espèce de réalité alternative. Sylvia était là sans vraiment l’être. Son corps pouvait se trouver dans une pièce pendant que son esprit focalisé sur des bruits de l’extérieur vagabondait dans la cour de Radius, ou aux abords de la route, ou bien encore dans une autre pièce du laboratoire dans laquelle une conversation intéressante avait cours.

Pour l’heure, Sylvia Montelli se trouvait dans son corps, concentrée sur rien d’autre que sa prise de conscience de son réveil. Machinalement, elle ordonna à son corps de se lever. Tout en s’habillant en silence dans une pénombre qu’elle ne faisait que supposer, Sylvia fit un rapide tour auditif du rez-de-chaussée afin d’estimer l’heure de la matinée. Son corps s’apprêtait à ouvrir le volet roulant lorsqu’elle réalisa que Léonie était encore là, elle aussi. Elle dormait paisiblement et le son de sa respiration profonde emplissait la pièce d’une vibration apaisante. Pour les oreilles de Sylvia, il aurait pu s’agir là d’un véritable vacarme, mais elle n’y avait tout simplement pas été attentive dans un premier temps.

Quelle heure pouvait-il bien être ? Pensive, Sylvia sortit sans se soucier du bruit que son corps émettait et fit de son mieux pour ne pas laisser la lumière pénétrer dans la chambre. Les yeux de Léonie y auraient vu un synonyme visuel de ce qu’était une alarme sonore pour Sylvia et ses semblables.

Lorsqu’elle fut dans le couloir, une masse tomba au sol et accourut vers elle. La chose se faufila entre ses jambes et la fit trébucher. La jeune femme ne put retenir un cri et se rattrapa maladroitement à une poignée de porte, après avoir donné un coup de pied involontaire à son agresseur. Pas rancunier le moins du monde, le félin se frotta à ses tibias en ronronnant bruyamment. Autour d’elle, à plus d’une centaine de mètres à la ronde, des dizaines d’oreilles s’étaient braquées sur elle, mais Sylvia s’en fichait. Tous savaient déjà que ce cri inopiné n’était qu’une banale fausse alerte. Sylvia laissa un soupir las s’échapper de ses poumons.

— Roux-chat, ça va mon chat ? Désolée…

L’intéressé se frotta à nouveau à sa jambe en produisant un crissement délicieux sur ses vêtements. Elle le caressa un instant avant de l’attraper pour le remettre sur son perchoir. Le mur du couloir menait droit à l’escalier principal ; son corps le longea, guidé par les réverbérations du ronronnement sonore de Roux. Sa main insensible glissait sur la rampe usée, son esprit sensible vers d’autres horizons.

Son corps frêle la retrouva dans le réfectoire, qui s’était déjà bien vidé à cette heure avancée de la matinée. Une poignée de gens occupaient toujours les lieux, notamment quelques membres du Club des six. Plus loin, son ouïe reconnut Bacary, attablé seul, irréductible. Elle le rejoignit après s’être servie au fond du réfectoire.

— Moi qui pensais être en retard, se moqua Bacary en finissant son bol.

— Je ne suis pas la dernière. Léonie dort toujours, l’informa Sylvia en se penchant vers la carafe d’eau. (Bacary la rapprocha d’elle) Merci.

— Elle devait être de nuit… supposa Bacary.

Les cordes vocales de Sylvia émirent une négation atone. Elle se servit un grand verre d’eau et parcourut la salle des oreilles. Les chaises se serraient les unes aux autres sous les tables, toutes parfaitement rangées. Les quatre tactiles finissaient leur petit-déjeuner en silence. Parmi les bruits divers qu’induisait la prise d’un repas en groupe, Sylvia crut discerner les mastications d’Anna et de Jordan. Elle n’était pas de suffisamment bonne humeur pour avoir pris la décision de s’attabler avec eux. De manière générale, personne n’aurait affirmé que les tactiles étaient d’une compagnie particulièrement agréable. Non pas que Sylvia s’entendît mal avec le couple Anna/Jordan ou que les autres tactiles de Radius furent intrinsèquement des rustres, mais communiquer avec eux demandait un effort que Sylvia avait décidé de ne pas fournir ce matin. Qu’elle s’asseye avec la seule autre oreille du réfectoire lui garantissait en outre de n’avoir froissé personne. D’humeur maussade, Sylvia fit bouger son morceau de légume grillé avec sa fourchette.

— C’est l’Anniversaire, aujourd’hui, déclara-t-elle.

— Quoi, déjà ? Ça passe vite…

— Oui, c’est un peu effrayant.

Bacary laissa planer un silence amusé. Il repoussa son bol vide avant de rétorquer :

— Laisse-moi rire, Syl. Tu as quoi, allez, vingt-six ans ? Tu as toute la vie devant toi.

— Tu plaisantes… j’aurai vingt-huit ans au mois de juin.

— Ah, oui… donc tu n’as plus toute la vie devant toi ! se gaussa-t-il.

Bacary partit d’un rire mesuré. Il parvint à lui arracher un léger sourire, mais ce fut tout. Sylvia avala à la hâte son petit-déjeuner avant de prendre congé de Bacary, qui n’avait pas l’air pressé de se mettre au travail. Sylvia fit un geste bref à l’attention de Jordan qui lui rendit un tintement léger avec sa fourchette en guise de salutation. Les autres tactiles du Club des six l’imitèrent dans la seconde, leurs verres vibrant sur des fréquences distinctes selon le volume d’eau qu’ils contenaient.

*

Ses muscles auraient pu montrer des signes de fatigue après les trois heures qu’elle venait de passer dehors, mais ils n’en firent rien. Ou peut-être qu’ils le firent, mais le cerveau de Sylvia Montelli y demeura aussi parfaitement insensible que la veille.

Les portes s’ouvrirent à son approche. Pressée de finir sa journée de labeur, Sylvia s’engouffra dans le laboratoire principal sans ralentir pour rejoindre son ouïe qui s’y trouvait déjà.

— Bonjour Sylvia, s’exclama la voix de l’intelligence artificielle Argès, beaucoup trop enjouée à son goût.

— Tiens, pas trop tôt ! s’étonna Irvine, plus enthousiaste que ce à quoi Sylvia s’attendait.

— Désolée. J’ai dû faire une petite heure supplémentaire à la ferme…

— Ils n’avaient pas à te retenir.
— J’étais en retard ce matin, expliqua Sylvia.

Irvine parut songeur. Derrière lui, Alexis ne pipait mot. Il n’avait même pas pris la peine de saluer Sylvia. Entre oreilles, attendre de se croiser physiquement pour se saluer constituait un non-sens. Dans le silence relatif qui suivit, Sylvia disposa du temps nécessaire pour deviner à l’avance pratiquement toute la suite de mots qui sortit de la bouche d’Irvine :

— C’est stupide, constata-t-il. Ça décale tous tes horaires de la journée.
— Je sais. Tu n’auras qu’à voir avec Martial… C’est lui qui a insisté pour que je rattrape le temps perdu.
— Voulez-vous que j’en discute avec l’intéressé, docteur ? l’interrogea l’IA.

— Mode veille, râla Irvine.

Un bip fit vibrer les tympans de Sylvia. On aurait presque pu y percevoir la vexation d’Argès, l’intelligence artificielle verbiageuse du laboratoire.

— Je ne verrai rien du tout avec lui, Sylvia.

Les oreilles de cette dernière observèrent le sourire goguenard du responsable des recherches de Radius.

— Je ne sais pas ce que vous avez, aujourd’hui, soupira-t-elle. Bacary était aussi en forme que toi, ce matin.

— Il faut dire que les derniers relevés sont plutôt intéressants ! clama Alexis, sa voix diffractée par la masse de cheveux longs désordonnés qui recouvraient une partie de son visage.

Sylvia régla son pas sur celui d’Alexis et l’écouta se lancer dans un fastidieux récapitulatif de leurs recherches. La longue cicatrice qui barrait le côté gauche de son visage lui donnait un relief sonore repoussant, mais Sylvia n’en tenait plus compte depuis bien longtemps. Seuls les derniers mots de l’ancien chef de Gerland parvinrent à éveiller sa curiosité :

— « Variable » ? C’est-à-dire ? s’enquit-elle en changeant soudain d’humeur.

— Va plutôt écouter par là-bas, fit-il avec un léger claquement de doigts en direction du scanner cérébral.

Les voyants préposés au travail de laboratoire s’écartèrent en la voyant arriver, l’excitation presque audible dans leurs mouvements saccadés.

*

Léonie Jourdan grimpa la butte herbeuse et demeura debout à son sommet pour admirer le ciel. Une brise légère chatouillait son visage en venant agiter ses cheveux frisés, mais elle n’en sentit rien. En face d’elle, le soleil amorçait déjà sa descente en cette fin d’après-midi, et l’atmosphère absorbait de plus en plus de ses rayonnements, le forçant à adopter son cramoisi crépusculaire. À l’est, des reflets verdâtres se dessinaient déjà dans le ciel plus sombre, couleur bleu nuit. Les lueurs absinthe lézardaient lentement sur la voûte céleste, aurores boréales surréalistes à cette latitude. De longs instants durant, Léonie contempla ce rappel cruel et immuable de la présence accablante du Fléau. Elle mit un temps considérable avant de revenir à elle et finit par ordonner à ses jambes de l’asseoir par terre, aux côtés de Sylvia qui se recueillait là.

Léonie se mit à abattre les doigts de sa main droite dans la paume de sa main gauche selon une séquence bien particulière, porteuse de sens pour les oreilles entraînées de Sylvia :

— Salut. Comment tu vas ? demanda-t-elle ainsi.

— Ça va, répondit Sylvia en tournant la tête vers Léonie pour que celle-ci puisse lire ses lèvres. C’est l’Anniversaire, aujourd’hui, ajouta-t-elle.

— Je sais, tapa Léonie dans ses mains.

Celle-ci passa son bras sous celui de Sylvia et posa sa tête sur son épaule. Les deux femmes restèrent ainsi face à la tombe d’Anthony Arias, silencieuses.

— Il me manque, confia Sylvia en Paume.

— Je pense qu’il était quelqu’un de bien, claqua Léonie en retour.

— Il l’était. Tout ce qu’il a fait avait pour but de protéger sa sœur.

Sylvia aurait dû se placer face à Léonie pour qu’elle puisse lire sur ses lèvres, mais elle n’avait aucune envie de rompre l’instant, aussi communiquait-elle avec Léonie en tapant ses doigts sur la paume de sa main, sous les yeux de son amie. La suite de claquements de doigts, de tapotements et de frottements de la paume constituait un langage audiovisuel que les yeux pouvaient comprendre aussi bien que les oreilles.

Langage en vigueur à Radius depuis plus de quatre ans, la Paume avait repris les caractéristiques principales de son ancêtre de Gerland. Dérivée de ce que Sylvia avait toujours appelé le « langage claqué », la Paume restait basée sur le concept de claquements de doigts et de pauses selon des fréquences bien précises, auxquels s’ajoutaient des tapotements de l’index et du majeur dans la paume gauche, ainsi que des frottements de ces mêmes doigts dans le creux de la main.

La précision de la vue et de l’ouïe des occupants des locaux de Radius avait atteint un point où la Paume était devenue une langue basique mais parfaitement compréhensible.

— Rentrons. Il faut que tu entendes quelque chose, formula Léonie avec tendresse.

— Je suis au courant pour les scans, lui répondit Sylvia.

La voyante eut un faible mouvement de recul. Elle se dégagea de l’étreinte amicale de Sylvia pour juger de l’expression de son visage.

— Sofiane passe son temps à clamer qu’on a du nouveau, continua Sylvia, mais rien ne change. Ça ne nous avance à rien, s’irrita-t-elle. Les scans, les recherches sur le plasma, ça ne mène à rien !

Léonie manifesta son désaccord avec un tact qu’elle ne possédait qu’en présence de Sylvia :

— On progresse un peu plus à chaque fois. On va bien finir par avoir des résultats…

Une larme roula sur la joue de Sylvia. Les sons que ses mains émettaient lui revenaient, mornes, assourdis par la surface rugueuse de la stèle d’Anthony Arias :

— C’est la même chose depuis cinq ans, jour pour jour ! Il ne se passe rien ! Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, Lucile est morte elle aussi…

II

La voix

Les paupières de Sylvia venaient de s’ouvrir sur ses yeux aveugles, mais elle n’en avait pas encore conscience. Elle rêvassait, perdue dans les brumes du sommeil paradoxal. Ce n’est qu’une vingtaine de secondes plus tard que Sylvia crut se réveiller.

Léonie s’était levée tôt pour prendre son tour de garde ; ses battements de cœur manquaient à l’appel et leur absence donnait à la chambre un relief creux. En se réveillant chaque matin, Sylvia ne disposait d’aucun moyen immédiat de savoir si sa camarade de chambre était raide morte dans son lit ou simplement absente. Ce n’était qu’en émettant un claquement rapide que Sylvia prenait connaissance de la forme de la pièce, dans ses moindres détails. Elle voyait alors que le lit de sa voisine s’avérait vide.

Sylvia cessa de rêvasser et se redressa pour ouvrir le volet roulant, qui grinça comme à son habitude. Elle s’habilla et descendit directement dans le hall – où plusieurs personnes s’activaient déjà – sans même passer par le réfectoire. De grandes plaques de bois et de tôle couvraient les baies vitrées fracassées des années plus tôt lors de la Prise de Radius. Quelques-unes subsistaient néanmoins et inondaient la pièce d’une lumière aurorale que Sylvia ne pouvait percevoir. Elle s’avança jusqu’au guichet, derrière lequel se trouvait Martial, celui qui – à l’instar de Bacary – avait un jour été l’un des chefs de Gerland, la communauté lyonnaise ayant pris part au renversement du régime despotique de Justin Russo à Radius. Lui et Sylvia se saluèrent d’un ton monotone.

— Tu as mangé ? s’enquit Martial.

— Pas faim.

— Personne n’a faim… Tu dois manger avant de sortir.

— Allez, Marty…

Elle l’entendit soupirer avant de se saisir d’un objet dans un emballage en carton.

— Attrape !

Sylvia hésita une fraction de seconde avant de lever la main sur sa gauche. L’objet émit un craquement en rencontrant ses phalanges et termina sa course au sol.

— C’est malin… Qu’est-ce que c’est ? demanda Sylvia en le ramassant.

Elle le palpa des doigts, étudiant le son de l’emballage.

— Une barre de céréales. Celles-ci sont hyper bonnes !

— Je suis hilare, ironisa Sylvia, peu sensible à l’humour post-Fléau. Je dois y aller, je suis encore en retard.

— Ils ont besoin d’un râteau au jardin, tu pourras penser à en prendre un ? héla Martial à Sylvia qui s’éloignait déjà vers l’entrée.

En guise de confirmation, les doigts de Sylvia décrivirent quelques allers-retours sonores sur l’emballage de la barre de céréales.

*

Guidé par son ouïe qui traînait quelques dizaines de mètres en amont, le corps de Sylvia longea le mur, cherchant à rattraper le son distant et caractéristique de Nolan, dont la démarche lourde ne laissait aucun doute sur son identité. Elle le rejoignit à la cabane tandis qu’il cherchait l’outil adapté.

— Je déteste le lundi, déclara-t-elle en attrapant un râteau.

— Je suis de corvée de chiottes demain, lâcha Nolan. Laisse-moi apprécier cette matinée de jardinage.

Sylvia garda le silence et quitta l’abri de jardin. Elle longea la façade ouest jusqu’à entendre que la protubérance hémicyclique des anciens bureaux de direction de Radius se rapprochait sur sa gauche. Sylvia dépassa la forme ronde qui détonnait avec l’architecture très anguleuse du siège de Radius. L’ensemble du complexe affichait une forme vaguement rectangulaire ; seul le secteur administratif sortait du rang tel un abcès disgracieux. Devant Sylvia, Nolan venait d’ouvrir la grille et la tenait ouverte pour elle. À leur arrivée, les poules accoururent en caquetant.

— Je n’ai rien pour vous, annonça Sylvia en continuant sa route.

Nolan s’arrêta un peu plus loin et se mit à parler en Paume à quelqu’un. Préoccupée par les faux espoirs de la veille, Sylvia le dépassa et traversa la basse-cour en évitant tant bien que mal la masse de poulets qui se battaient à ses pieds.

— Allez, ouste !

La grille du jardin s’ouvrit devant elle. Ce devait être Éthan au poste aujourd’hui. Le râteau coincé sous le bras, elle salua rapidement le voyant. Celui-ci lui rendit le geste et referma la petite grille derrière elle.

— On m’a dit pour hier soir, tapa Éthan dans sa main.

— Ce n’est rien.

— Je suis désolé. On finira bien par y arriver, un jour.

Sylvia le remercia distraitement avant de continuer sa route, chaque minute plus maussade que la précédente. Après avoir posé son râteau, elle remonta rapidement jusqu’aux plants de carottes où quelqu’un s’activait déjà. Sylvia reconnut les mouvements précis et assurés d’Anna. Lorsqu’elle s’installa à ses côtés, Anna se redressa à peine et la salua d’un tapotement bref avant de reprendre ses activités. Sylvia traça une banalité sur son bras nu et Anna s’arrêta, posant sa binette par terre.

— J’ai prévu de finir le plus vite possible, répondit la tactile en Paume.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ensuite ? s’enquit Sylvia.

— Je ne sais pas. Me reposer. Réfléchir. Je pensais passer voir Anthony, aussi.

En guise de réponse, Sylvia posa sa main avec compassion sur celle d’Anna.

— J’en ai marre, continua Anna dans ses mains.

Sylvia eut un léger mouvement de recul et traça un point d’interrogation sur la main de son amie. Elle pensait savoir ce qui tourmentait l’ancienne meilleure amie de Lucile, cependant elle préférait en entendre davantage.

— Allez Sylvia, dépêche, râla Jules un peu plus loin.

À quelques dizaines de mètres de là, le garde attendait que Sylvia ne vienne enfin prendre sa relève. Elle ne prit pas la peine de lui répondre et se concentra sur Anna qui continuait sa tirade.

— Combien de temps est-ce qu’on va attendre dans ces conditions ? Je n’en peux plus, expliqua la tactile.

— Je suis dans le même cas que toi…

— Irvine et sa troupe nous promettent un miracle depuis des mois, maintenant. Mais ils nous donnent de faux espoirs à chaque fois, reprit Anna, manifestement peinée. Et là, derrière ces grilles, il y a de plus en plus de monde qui rôde à cause de ce qui se passe. Je me sens oppressée…

— Tu en as senti d’autres ?

— Quand je suis à la ferme, j’en perçois au moins deux ou trois par jour. Je n’ai qu’une envie, c’est de finir ce que je suis en train de faire et m’éloigner de cette grille, répondit Anna en terminant sa tirade par un geste en direction du grillage délimitant le périmètre de Radius.

Sylvia perçut l’inquiétude profonde dans les gestes saccadés d’Anna et parcourut les environs des oreilles. Elle savait les craintes de son amie fondées. Des survivants se présentaient régulièrement aux alentours de Radius, et ce depuis le début du Fléau.

— On se voit plus tard, écrivit-elle à la va-vite sur son bras.

Elle caressa doucement la peau d’Anna avant de la laisser se remettre au travail, puis elle se rendit au milieu du jardin, pressée par les demandes autoritaires de Jules.

— Pas trop tôt ! s’exclama celui-ci.

— Est-ce qu’on est vraiment à la minute ?

Elle grimpa sur la petite butte et s’assit sur le siège que Jules venait de libérer.

— J’ai un tas de choses à faire ! s’offusqua ce dernier.

— Contente pour toi. Quelque chose d’inhabituel ?

— Il y a eu du mouvement au sud-ouest vers dix heures ce matin. Trois personnes, dont deux oreilles. Ils sont partis depuis un moment déjà.

— Merci. Passe une bonne journée.

— Bon courage, se contenta de répondre Jules en s’éloignant.

Sylvia gigota sur le siège jusqu’à trouver une position qui lui paraissait confortable. Bien qu’elle ne ressentît rien, Sylvia savait au son de sa circulation sanguine qu’elle était assise convenablement. Elle se concentra sur son environnement sonore. L’angle sud-ouest de Radius se trouvait dans son dos, ainsi faisait-elle face au vaste terrain vague au sud de Radius. La zone était relativement rase, bien que parsemée d’arbres et de creux divers. Le relief caractéristique permettait une identification sonore rapide des menaces. À l’entrée de la ferme, un voyant surveillait aussi constamment la zone. Éthan serait d’ailleurs sûrement remplacé dans l’heure qui venait.

— Montelli remplace Lombard à la ferme. Rien à signaler.

— Fontaine à la passerelle, répondit une voix distante sur sa gauche. Rien à signaler.

— David à l’entrée. Rien à signaler, répondit une autre voix traînante.

— Kouassi en haut. Trois personnes repérées vers dix heures du matin dans ta direction. Plus de mouvement depuis.

— Euh… Jules vient de me le dire.

— J’ai entendu, commenta Bacary sur le toit de Radius.

Sylvia laissa un moment s’écouler. Pourquoi Bacary prenait-il la peine de lui répéter cette information ? Peut-être voulait-il simplement lui parler. De son côté, elle n’osait perturber les autres oreilles. Les notions de vie privée et d’intimité se révélaient dérisoires à Radius. Tout se savait. Les oreilles entendaient les discussions, qu’elles fussent orales ou en Paume. À moins de se trouver dans une pièce fermée et de chuchoter, il n’était guère possible d’avoir une discussion privée, et encore moins d’espérer qu’elle le reste.

Les secrets accidentellement entendus avaient été source de réelles disputes au sein de Radius. Les premières années, tous s’étaient accusés mutuellement d’écouter aux portes, de ne pas respecter la vie privée des autres. Les malentendus avaient été nombreux, tout comme les tensions entre petits groupes d’amis. Il n’y avait bien que le Club des six tactiles pour rester imperméable à l’écoute.

Désormais, tout le monde savait que les oreilles n’avaient d’autre choix que d’entendre la moindre conversation. Les yeux quant à eux souffraient moins de ce problème. Même si leur vue s’était incroyablement améliorée, les rendant capables de prouesses d’acuité visuelle, personne ne disposait des dons de Lucile Arias, qui avait été capable non seulement de voir les ultraviolets et les infrarouges, mais aussi – d’après ceux qui l’avaient connue ! – de voir à travers les murs et de sentir la présence humaine à distance.

Sylvia se concentrait sur les sons en face d’elle. Elle tentait de faire fi du bourdonnement incessant de la ruche qu’était Radius. Les gestes, la respiration des quelques personnes qui travaillaient à la ferme, le son des portes qui s’ouvraient et se fermaient continuellement à l’intérieur ; l’écoulement de l’eau usée dans les canalisations qui se jetait dans le réservoir du sous-sol, le caquètement des poules, les discussions dans le réfectoire et la viande qui crépitait sur les plaques des cuisines de Lenny…

Tous ces bruits formaient un fond diffus, dans lequel il était toujours possible d’identifier les constituants pour peu que l’on s’y intéresse. Sylvia isola le Fond pour ne garder que ce qui devait être surveillé : le néant qui lui faisait face. Le souffle léger du vent dans les branches dénudées, les insectes qui grignotent le bois mort, les rongeurs à la recherche de nourriture, grattant le sol carbonisé par le soleil… Parfois, le son presque irréel d’un engin électrique qui parcourt une route déserte au loin, vers Marignane.

Sylvia fit pivoter légèrement son siège, alertée par un bruit suspect. Le son provenait du sud-ouest. Un murmure si lointain qu’il lui parut anodin dans un premier temps. Sylvia se concentra pour cerner ses contours flous et distants. Elle se projeta en sa direction. Il s’agissait d’une voix humaine, à n’en point douter. La voix répétait la même chose en boucle, et Sylvia mit un certain temps à la comprendre :

« Sylvia, écoute… Sylvia, écoute-moi. Sylv… écoute-moi. »

Elle se raidit sur sa chaise et ne put s’empêcher de penser que Bacary et les autres pouvaient aussi entendre cet appel. Sylvia tendit l’oreille derrière elle pour écouter la respiration tranquille de Bacary sur le toit. Il n’avait pas l’air alerté.

— Il se passe quelque chose ? demanda Éthan devant la grille, qui la voyait s’agiter.

Elle tapa un « non » rapide dans ses mains avant de reprendre une posture moins suspecte. Il ne lui fallut pas bien longtemps pour percevoir de nouveau le chuchotement lointain :

« Sylvia, écoute-moi. Sylvia, écoute-moi. Sylvia, écoute-moi. »

Elle se mit à réfléchir à toute vitesse. Il lui était impossible de répondre à cet appel sans alerter toute la garde auditive. Elle ne bénéficiait d’aucun moyen de faire comprendre à l’auteur des propos qu’elle pouvait l’entendre. Sylvia savait qu’elle aurait dû avertir les autres oreilles sur le champ. Pourtant, quelque chose la retenait. Était-ce la curiosité ?

« Sylvia, écoute-moi. Est-ce que Lucile est là ? Est-ce que Lucile est là ? »

— Tu vas bien, Syl ? murmura Bacary au loin, sur le toit. Je te sens bizarre.

— Oui, oui… ça va.

— Tu as entendu quelque chose ? demanda Marcel sur la passerelle.

Exposé plein sud, Marcel était le plus proche de Sylvia. S’il décidait de tendre l’oreille, il repérerait certainement l’inconnu de là où il se trouvait.

« Ils sont tr… pour entendr… sont trop loin pour entendre… » continua la voix.

— Non, j’ai cru. Sûrement un animal, mentit Sylvia, mal à l’aise.

« Est-ce que Lucile est là ? » reprit la voix distante sur le même ton monocorde.

Sylvia hésita à prévenir les autres, mais elle se retint encore, paralysée.

« Est-ce que Lucile est là ? Est-ce que Lucile est là ? » s’entêta l’inconnu.

— Fontaine à la passerelle. Envoyez quelqu’un voir Montelli à la ferme, quelque chose ne va pas. Rythme anormal.

Sylvia se sentit stupide lorsqu’elle entendit l’information transiter à l’intérieur des locaux de Radius. Elle sursauta presque lorsqu’elle perçut la silhouette d’Anna se découper quelques mètres en face d’elle, parfaitement immobile.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Anna d’un geste bref.

— Je ne me sens pas bien, fabula-t-elle à moitié à qui pouvait l’entendre.

Deux voyants vinrent à sa rencontre, accompagnés d’un remplaçant. Sylvia se concentra une dernière fois sur la voix lointaine, mais elle ne discerna plus rien d’autre que le souffle du vent, accompagné de l’habituel Fond de Radius.

III

Le Monde d’avant

Le réfectoire devait compter une quarantaine d’âmes, comme c’était généralement le cas en fin de journée. Le repas du soir constituait l’un des rares moments où tous pouvaient se retrouver et discuter de tout et de rien, maintenant un semblant de vie normale dans ce monde en perdition. Attablée seule, Sylvia se laissait bercer par les sons ambiants.

— Oui, c’est normal… disait quelqu’un. C’est impossible à expliquer correctement. C’était un peu comme si… comme si une surface parfaitement homogène et lisse pouvait quand même révéler de grosses différences selon ses zones. Des différences inaudibles, mais qu’on pouvait quand même appréhender à distance, sans avoir à toucher la surface ou émettre un son.

— Comme si la profondeur des zones variait de l’autre côté de la surface ? Ça doit quand même pouvoir s’entendre, non ? s’interrogea le jeune garçon.

— Non, non, ça n’a rien à voir avec la profondeur, répondit Martial.

— Mais si la surface a la même texture et la même épaisseur partout, alors c’est juste la même chose partout… Je ne comprends pas comment on peut supposer qu’il y a des différences.

— On ne suppose rien, c’est juste un fait. Les oreilles sont incapables de percevoir ces variations, voilà tout.

Manifestement perplexe, l’enfant s’orienta vers son père qui regardait la scène sans disposer du son.

— Papa, je ne comprends rien à ce qu’il raconte, tapa-t-il dans ses mains.

— Il te l’a dit… c’est impossible à expliquer correctement. J’ai déjà essayé, ne te fatigue pas, fit-il à son ami entendant. Tu n’es pas le premier qui essaie de lui expliquer les couleurs… D’ailleurs, si tu y arrives, je t’accorde la priorité à la cantine jusqu’à la fin de tes jours.

— C’est dingue quand même qu’il ne se souvienne pas du tout d’un truc pareil, s’étonna Martial. Il avait quoi, deux ans ?

— Même pas. Parfois, il me parle de rêves étranges, mais je ne suis pas certain qu’il s’agisse réellement de couleurs…

Si les oreilles se faisaient généralement comprendre facilement lorsqu’ils s’exprimaient face aux yeux, qui n’avaient alors aucun mal à déchiffrer les propos sur leurs lèvres, la transmission de l’information dans le sens inverse s’avérait par nature plus laborieuse. La Paume était souvent préférée lorsque les interlocuteurs se faisaient multiples.

Sylvia écoutait distraitement leurs tapotements, l’esprit ailleurs, son audition focalisée sur la femme qui partageait sa chambre depuis maintenant trois années. À quelques tables de là, Arthur gesticulait face à Léonie en ponctuant son discours de petits gloussements amusés. Lorsqu’elle se concentrait au maximum de ses capacités, Sylvia parvenait presque à comprendre le sujet d’une discussion en langue des signes, et ce malgré sa cécité. L’ouïe de Sylvia était si affûtée que l’écho que renvoyaient des locuteurs proches était devenu suffisamment détaillé pour lui fournir une information approximative sur la position de leurs mains et de leurs doigts en temps réel. Les grands gestes et les mouvements au niveau du visage ressortaient suffisamment bien pour qu’elle puisse les apercevoir, mais les mouvements rapides des doigts restaient généralement incompréhensibles pour les oreilles.

Quoi qu’il en soit, Sylvia n’avait pas besoin d’une étude approfondie pour savoir que Léonie plaisait à Arthur, et que l’inverse était d’autant plus vrai. Même si Léonie avait déjà fait part à Sylvia de son attrait pour la gent féminine, les deux voyants s’étaient rapprochés ces derniers mois, et leur manège durait depuis un petit bout de temps. Sylvia jalousait la relation naissante entre Arthur et celle qui était sa colocataire, confidente, protectrice et amie fidèle.

Elle soupira. Est-ce qu’elle aimait Léonie ? Peut-être bien… Les années passaient mais au fond, elle savait qu’elle ne pourrait se résoudre à aimer quelqu’un d’autre que Lucile. Le pas singulier de Bacary l’obligea à mettre ses états d’âme de côté. Il mit une tape amicale à l’épaule insensible d’Arthur en passant et s’attabla face à Sylvia.

— Je te dérange pas ?

— Jamais.

Bacary était grave, profond, presque sensuel. Lorsqu’il parlait, Sylvia savait systématiquement où il se trouvait, quels que soient les étages qui les séparaient. Il constituait une entité sonore charismatique, joviale et franche. Si ses intonations se montraient discrètes, il avait cette façon de parler qu’avaient les Français d’origine africaine. Bacary était né en France, mais ce n’était pas le cas de ses parents, dont il parlait régulièrement. Arrivés à Paris dans leur jeunesse, ils avaient déménagé à Lyon à la naissance de leur premier fils Bacary. Ce dernier était devenu un adulte enthousiaste, qui ne se refusait jamais à évoquer le Monde d’avant, quand bien même celui-ci faisait définitivement partie de l’histoire ancienne. Contrairement à d’autres, Bacary ne rechignait pas à partager les joies de son enfance lyonnaise et les mésaventures de son adolescence tumultueuse, quand la plupart se repliaient sur eux-mêmes, préférant garder leurs souvenirs sous clé. L’allégresse du passé rendait l’amertume du présent plus difficile à supporter.

— Est-ce qu’on peut discuter ?

À l’intonation de Bacary, celui-ci ne venait pas conter des souvenirs d’enfance. Sylvia sentait les regards appuyés de voyants autour d’eux. Elle savait que plusieurs oreilles seraient attentives à leur échange. Plus que d’habitude, du moins.

— À quel sujet ?

— Il s’est passé quelque chose ce midi à la ferme, déclara simplement Bacary.

Sylvia se raidit. Elle ne pouvait en aucun cas lui répondre au réfectoire.

— J’ai eu un malaise. Je vais mieux.

Ridicule. En face d’elle, Bacary demeurait de marbre, manifestement pas convaincu. Sylvia savait qu’il ne serait pas dupe, mais elle n’avait rien trouvé de mieux à lui répondre sur le moment. Malgré la dureté de leur existence, Bacary était parvenu à conserver son apparente jovialité et sa joie de vivre. Se montrer aussi froid et imperturbable qu’à cet instant ne faisait pas partie de ses habitudes. Cet homme était généralement incapable de cacher ses sentiments, Sylvia le savait.

— D’accord. Tant mieux, tant mieux, souffla-t-il, faussement soulagé.

Elle continua de manger en silence un instant, et les autres discussions en Paume reprirent un flux plus naturel autour d’elle. Pourtant, Bacary ne lâcherait certainement pas l’affaire aussi facilement.

— Tu veux manger quelque chose ? s’enquit-elle innocemment.

— J’ai déjà mangé tout à l’heure. Je voulais simplement savoir comment tu allais.

Le faux discours que Sylvia entretenait avec Bacary était si grotesque qu’il commençait à l’irriter. Comme n’importe quelle oreille, Sylvia entendait le système digestif de Bacary et savait pertinemment qu’il n’avait pas encore mangé. Bacary était sans nul doute parfaitement conscient que son mensonge était aussi limpide que de l’eau de roche, non seulement pour son interlocutrice, mais pour l’ensemble des oreilles présentes dans la pièce, voire plus loin encore. Bacary se contentait de répondre à l’hypocrisie de Sylvia. Ce genre de cynisme sophistiqué ne lui ressemblait absolument pas… Sylvia eut un rire confus. Tandis qu’elle finissait sa dernière bouchée, il réengagea avec une autorité mal dissimulée :

— Ça te dirait d’aller faire un tour ?

— Comme tu veux, lâcha Sylvia qui désirait se débarrasser de lui au plus vite.

Elle se leva et déposa son plateau au fond du réfectoire, naviguant sans difficulté entre les tables. Bacary lui tint la porte de sortie et lui emboîta le pas dans le couloir. Ils marchèrent un moment sans échanger un mot. Elle suivait Bacary sans idée précise sur leur destination ; ce n’est que lorsqu’ils arrivèrent devant l’escalier que Sylvia céda finalement :

— Qu’est-ce que tu veux ? Où est-ce qu’on va ?

— Viens à la Chambre avec moi. Histoire de discuter un peu.

— Ne te fatigue pas, j’y suis déjà allée ce matin.

— Arrête de râler et suis-moi.

Mécontente, Sylvia laissa Bacary prendre de l’avance dans l’escalier. Il grimpa avec peine la volée de marche, ralenti par une prothèse tibiale qui faisait de lui l’une des entités sonores les plus remarquables de Radius. Sylvia s’engagea à sa suite et monta avec lui jusqu’au deuxième étage du complexe, où se trouvait la majorité des laboratoires. Après une pause dont seul Bacary avait besoin, ils gravirent un étage supplémentaire avant de parvenir devant l’entrée de la Chambre, où un voyant montait la garde.

— Salut, Sim.

— Salut, tapa celui-ci en Paume.

— Tu nous laisserais rentrer un moment ? demanda Bacary sans même joindre le geste à la parole.

— Sylvia est déjà venue ce matin. Tu connais la règle, répondit gentiment Simon, sensiblement dérangé par la demande de son ami et supérieur.

Sylvia écoutait le rythme cardiaque de Simon, qui s’accentuait. La surveillance de la Chambre étant particulièrement ennuyeuse, il était très rare qu’un garde ait la moindre chose à faire.

— Mais je ne suis pas venu aujourd’hui.

— Oui, tu peux rentrer sans problème, riposta Simon. Pas Sylvia.

— Ça restera entre nous, promit Bacary. On a juste besoin de quelques minutes.

Quelle mouche pouvait bien l’avoir piqué ? Bacary aurait pu s’adresser directement à la quarantaine d’oreilles qui peuplaient Radius, cela serait revenu au même.

— « Entre nous », ça n’existe pas ici… rappela inutilement Simon. Écoute, quand je suis dans ce couloir, je n’ai qu’une mission : surveiller la Chambre et faire en sorte que tout le monde respecte la règle. Tu faisais partie de ceux qui ont dicté ces mêmes règles il y a quatre ans, d’ailleurs.

— Je sais, je sais… mais les règles sont faites pour être transgressées, pas vrai ? tenta Bacary.

— Non.

— C’est pas grave, abrégea Sylvia. On reviendra demain.

Sèchement, Simon s’engouffra dans la brèche :

— Voilà, faites ça.

— Qu’est-ce que tu fais demain ? s’enquit immédiatement Bacary.

— Com de labo le matin. Garde du toit de quatorze à seize.

— Retrouve-moi à seize heures trente à la salle commune. On reviendra demain, répéta Bacary à l’attention de Simon.

L’oreille agrippa Sylvia par le bras et la pressa dans le sens du couloir. Lorsqu’ils eurent le dos tourné au garde, il entama du chuchotement le plus faible qu’il put :

— Est-ce que je dois m’inquiéter ?

— Je ne crois pas.

— Tu ne crois pas ?

— On en parle demain, Bacary. Laisse-moi tranquille.

*

Sylvia Montelli était bien perçue par ses semblables de Radius, si ce n’est admirée. Les Zaryas représentaient une fraction minoritaire, mais néanmoins non négligeable de la population de Radius, et la plupart d’entre eux reconnaissaient encore Sylvia comme Gamma, l’une de leurs chefs.

Gerland, Radius, les Zaryas… les factions tendaient à disparaître. C’était en tout cas le souhait qu’avaient formulé les dirigeants de la communauté, dont Sylvia avait choisi de ne pas faire partie. En vue de la Réunification de 2041, Yannick (que Sylvia gardait l’habitude d’appeler Bêta) avait pris la responsabilité de faire partie du personnel décisionnaire, accompagné d’Irvine et d’autres personnalités de Radius et Gerland.

Sylvia bénéficiait toutefois d’une autorité tacite dont elle ne faisait pas usage. Cette autorité se voyait consolidée par le fait qu’elle était un membre fondateur de leur microsociété, dans le sens où sans elle, jamais Gerland n’aurait atteint le laboratoire. Tous savaient que Sylvia et Lucile Arias avaient rencontré Bacary et ses amis grâce à sa témérité.

En outre, Sylvia était considérée comme une très bonne oreille, voire la meilleure. Les tâches de surveillance auditive lui incombaient donc la plupart du temps. Les premières années, Sylvia avait trouvé le travail particulièrement lassant. Elle avait alors demandé à aider au laboratoire de temps à autre pour se changer les idées, mais son irritabilité chronique en présence d’Eugénie, la coresponsable des recherches sur Lucile, l’avait poussée à revoir ses préférences en faveur de la surveillance extérieure.

Désormais, Montelli usait de sa méthode de surveillance bien à elle, et tout le monde savait qu’il était très malvenu de lui parler lorsqu’elle surveillait les environs de Radius. Sylvia rentrait dans une écoute profonde et multidirectionnelle qui lui demandait une concentration intense. Lorsqu’elle procédait ainsi, ses tours de garde lui paraissaient bien plus courts et supportables. Sans se l’être clairement formulé, Sylvia reconnaissait l’influence du comportement passé de Lucile sur le sien. Elle se souvenait très bien des phases où Lucile Arias s’absentait mentalement pendant de longues minutes, à la recherche d’ondes cérébrales ou d’autres chimères dont elle n’aurait jamais fait part…

Allongé dans son lit au même titre que son corps, l’esprit de Sylvia fut perturbé par les réminiscences de la voix de Lucile, qui lui paraissait désormais si lointaine. C’étaient cinq années qui s’étaient écoulées depuis que Sylvia avait entendu pour la dernière fois les vibrations de celle qu’elle aimait. Son esprit dériva bientôt sur une autre voix : celle de l’inconnu qu’elle avait repéré au loin, au sud-ouest du laboratoire. La voix à peine audible résonna bientôt en boucle dans sa tête. Sylvia la retournait dans tous les sens, en analysait les composantes. Elle acquit bientôt la certitude qu’elle n’avait jamais entendu cette personne auparavant.

Pourtant, l’inconnu l’avait appelée par son prénom et avait cherché à savoir si Lucile se trouvait bien à Radius. Qu’une oreille cherche à s’approcher de Radius ne constituait pas une nouveauté en soi, mais la technique d’approche était cette fois-ci plus que troublante. L’homme avait parlé si bas – et de si loin ! – qu’il avait été presque impossible d’entendre sa voix.

Sylvia fut bientôt habitée par l’impression tenace que l’homme s’était placé sur une position qu’il avait dû étudier au mètre près. Il avait parlé d’une voix dont la hauteur était si constante et le ton si monotone que Sylvia ne pouvait en déduire qu’une seule chose : l’homme avait cherché à l’atteindre sans alerter les autres oreilles, qui se trouvaient à quelques dizaines de mètres d’elle seulement, pour les plus proches…

Que voulait-il réellement ? Qu’attendait-il d’elle ? Qu’est-ce qui avait pu lui faire croire qu’elle n’alerterait pas les autres immédiatement ? La plupart des gens qui erraient aux alentours de Radius se contentaient d’un maladroit « On veut voir Arias ! » ou « Laissez-nous rentrer ! » avant d’être sommés de déguerpir. Sylvia se rassurait en pensant que les motivations de l’homme ne devaient pas être bien différentes de celles des autres. Il était simplement un peu plus fin. Et mystérieux…

Le pêne de la porte cliqua bruyamment, tirant Sylvia de sa rêverie. Léonie rentra d’un pas léger dans la chambre, sa joie presque audible. Elle s’allongea sans délicatesse sur son lit et tapa dans ses mains, guillerette :

— Ça va ?

Sylvia se contenta d’un « oui » bref, déprimée par le bonheur rayonnant de Léonie. Ce n’était qu’une question de jours avant que la relation entre Arthur et elle ne soit officielle.

— Il ne te manque pas, le Monde d’avant ? demanda Léonie.

— Tu as bu de l’alcool, commenta Sylvia dans ses mains, le son de ses claquements s’atténuant irrésistiblement dans les cheveux frisés de la métisse.

— Ça ne répond pas à ma question !

Sylvia se retourna pour orienter ses oreilles vers Léonie.

— À ton avis…

— Oui, il me manque à moi aussi. J’aimais ma famille… mes amis, ma ville… mon métier, je ne sais pas trop. La police, je crois que j’ai aimé ça, oui. En tout cas, je suis contente d’avoir pu vivre jusqu’à vingt-neuf ans sans le Fléau.

Drôle de remarque, pensa Sylvia.

— Si tu n’avais pas été de la police, la Prise de Radius se serait certainement passée différemment. Peut-être même qu’on aurait échoué…

— Tu exagères…

— Non ! Si tu n’avais pas été à Radius, tout serait différent… Bacary et moi n’aurions pas pu nous enfuir de Radius lorsque Lucile a été blessée par le garde que tu as neutralisé.

— Je ne regrette pas ce que j’ai pu faire pour arriver jusqu’ici, assura Léonie après réflexion. Tu sais, dès le 11 novembre, j’ai su qu’il fallait que je me rende à Radius ! Je savais qu’il s’y passerait des choses, bonnes ou mauvaises. Je me suis barrée du commissariat de Marignane pour venir là juste avant que le Fléau débarque. Tu aurais vu le merdier, ici !

Sylvia se raidit. Le sujet des premières heures du Radius d’après Fléau était soigneusement évité par les résidents originels. Sylvia supposait qu’une sélection cruelle avait dû avoir lieu à l’entrée du laboratoire. D’après les rumeurs, beaucoup de monde s’était présenté aux portes. Bien plus qu’il n’y en avait actuellement à l’intérieur de l’enceinte… Léonie et elle n’étaient certainement pas les seules entre ces murs à avoir la mort d’au moins un être humain sur la conscience. Le mal qui frappait la surface de la Terre avait fait ressortir le meilleur comme le pire chez les humains, Sylvia ne le savait que trop bien. Elle n’osait imaginer ce qui avait pu se passer lorsque des centaines de personnes désespérées s’étaient massées devant les grilles de Radius, soit pour y trouver un refuge, voyant en Radius une arche de la dernière chance, soit pour tenter d’assassiner ceux qui – pour beaucoup – étaient alors considérés comme des meurtriers à cause de Lucile, voire des responsables du Fléau. Léonie, elle, savait très bien ce qui s’était passé devant ces grilles cinq ans plus tôt, car elle s’était trouvée aux premières loges, mais Sylvia n’était pas certaine d’avoir envie d’en apprendre davantage.

— On pourrait peut-être parler d’autre chose, suggéra-t-elle.

— Quoi, t’as peur de ce que penseront les autres ? Hé, on vous emmerde ! tapa Léonie dans ses mains avec emphase.

Elle eut un rire guttural, avant de reprendre :

— Syl, je voulais te dire quelque chose…

Sylvia entendit les muscles de sa propre gorge se nouer.

— Je songeais à emménager avec Arthur, continua Léonie. J’espère que tu ne m’en voudras pas…

Sylvia soupira pendant qu’une larme roulait en un crépitement doux-amer sur sa tempe. Lucile lui manquait. Terriblement.

IV

Sépulcre

Simon les vit arriver dans le couloir et se dandina sur ses appuis. Il effectua quelques gestes brefs :

— C’était si difficile que ça ?

— De quoi tu parles ?

— D’attendre une journée, répondit Simon. Est-ce qu’on est vraiment au jour près, désormais ?

Bacary leva ses yeux morts au ciel. Amusé, Simon se décala et leur ouvrit la porte. Bacary et Sylvia pénétrèrent dans la Chambre, où un scientifique voyant se trouvait déjà.

— Quoi de neuf ? s’enquit Bacary, l’air affable.

L’autre rétorqua après avoir posé son calepin, la mine inexpressive :

— Est-ce que c’est une vraie question ?

— On ne sait jamais…

— On a encore vérifié les scans cérébraux d’avant-hier, juste pour être sûrs, expliqua le voyant. Le scan est catégorique : elle s’est réveillée.

— Et qu’est-ce que tu vois ? fit mine de s’intéresser Bacary, sarcastique.

Le voyant prit la peine de se retourner un instant vers le lit, le froissement de ses vêtements délimitant l’espace exigu de la pièce.

— Un corps sur un lit depuis cinq ans. Inerte.

— C’est bien ce que je pensais…

Sylvia venait de reconnaître l’interlocuteur de Bacary, qu’elle n’appréciait guère et ne côtoyait que très peu. Si elle pouvait généralement reconnaître n’importe qui au son de sa machinerie interne ou de sa démarche en quelques secondes, elle avait été trop absorbée pour se soucier de qui était l’auteur de ces propos.

— Tu nous laisserais un moment ? l’enjoignit-elle.

— Bien sûr, j’ai terminé, tapa le scientifique en sortant.

La porte claqua derrière eux, les laissant seuls. Sylvia marcha jusqu’au lit et émit un claquement de langue exagéré, pour s’imprégner au maximum de l’écho.

— Pourquoi est-ce qu’on est venus ici ?

— Qu’est-ce qui s’est passé l’autre jour ? demanda Bacary dans un Souffle à peine audible, faisant fi de la question.

Comme elle s’y attendait, Bacary n’avait pas prévu de la laisser s’en tirer aussi facilement. Peu importait, car la nuit lui avait porté conseil : s’il y avait une personne au sein de Radius à qui elle pouvait se confier, il s’agissait bien de Bacary. Son statut de décisionnaire était le seul frein qui empêchait encore Sylvia de parler à son ami. Mitigée, elle tendit une oreille vers la porte pour s’assurer qu’aucun entendant ne se trouvait dans les parages.

— Il faut que tu me promettes de n’en parler à personne, commença Sylvia.

Les sons qu’elle émettait n’étaient même pas des chuchotements. L’air ne sortait pas de ses poumons, et les simples mouvements de sa mâchoire, les décollements de sa langue et de ses lèvres produisaient un simulacre de syllabes compréhensible uniquement pour l’oreille qui se trouvait en face. Les oreilles appelaient ce moyen de communication « Le Souffle », bien qu’il ne nécessitât pas réellement l’utilisation de la respiration. Il était au chuchotement ce que le chuchotement était à la parole : si ne pas utiliser ses cordes vocales permet le chuchotement, ne pas utiliser ses poumons autorise le Souffle. Un humain du Monde d’avant n’aurait pu s’en faire une idée qu’en essayant de prononcer une phrase sans émettre la moindre vibration de corde vocale ou expiration.

Les oreilles faisaient usage de cette méthode lorsqu’ils désiraient absolument ne pas être entendus par d’autres. Cependant, même avec ces précautions, seuls dans une pièce close, le risque d’être entendu par une oreille volontairement indiscrète n’était jamais nul lorsque l’on se parlait en Souffle.

Bacary ne prit pas la peine de répondre et se contenta d’un haussement d’épaules. Sylvia savait qu’elle pouvait lui faire confiance. Dans bien des situations, la parole s’avérait être un accessoire superflu.

— Quelqu’un m’a parlé, personnellement, expliqua Sylvia. Il était très loin, au sud-ouest.

— J’étais sur le toit, je l’aurais entendu.

— Non.

Le baryton garda le silence. L’avait-elle vexé ?

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Il voulait voir Lucile.

— C’est tout ? s’étonna Bacary.

— Oui. Il m’a appelée par mon prénom.

— N’importe quelle oreille qui s’approcherait suffisamment de Radius pourrait entendre la moitié de nos prénoms en une journée. Ce n’est pas le premier à s’intéresser à Lucile, et ça ne sera pas le dernier…

— Si tu le dis.

Bacary demeura de marbre, comme sondant la réaction de Sylvia.

— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. (Il parut écouter à l’extérieur de la pièce, avant de demander à Sylvia) Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas dit tout de suite ?

— Il était bizarre, celui-là. Il est resté très éloigné de Radius, de manière que je sois la seule à pouvoir l’entendre. Il avait une façon de parler vraiment perturbante.

— C’est-à-dire ?

— Ce type savait que vous étiez trop loin pour l’entendre, il me l’a dit. Il parlait d’un ton monotone, comme pour s’assurer que vous ne percevriez rien. Quand on est venu me remplacer, il s’est arrêté immédiatement.

— C’est juste un fêlé de plus. On n’est plus à ça près, Syl.

— Il m’a fait peur…

— Je comprends, assura Bacary d’un Souffle compatissant.

Un silence flotta dans l’air quelques instants. L’attention de Sylvia dérivait vers le corps allongé sur le lit.

— Bon, tu n’as pas répondu à ma question, souffla-t-elle, pourquoi tu tenais à avoir cette discussion ici ? On aurait pu en parler n’importe où.

— J’entends bien depuis l’Anniversaire que tu ne vas pas bien du tout.

Sylvia ne sut que répondre.

— J’ai pensé que c’était une bonne idée de venir ici pour discuter un peu, poursuivit Bacary. Les scans de Lucile ont largement évolué durant les dernières années, dans le bon sens du terme. Celui d’avant-hier est encore plus prometteur. Pourtant, tu es en train de perdre espoir.

— On n’a plus rien d’autre que l’ouïe… Dis-moi ce que tu entends quand tu l’écoutes ? demanda-t-elle, la gorge nouée. Dis-moi ce qu’il reste de Lucile ?

— On n’est pas encore en mesure d’expliquer ce qui lui arrive. Mais Lucile est en vie, assura Bacary.

Sylvia réalisa qu’ils dialoguaient désormais en chuchotant, de manière bien plus bruyante qu’au départ.

— On n’en sait rien, en fait ! On ne sait absolument rien de ce qui se passe réellement en elle ! Ça dépasse toutes nos connaissances en termes de médecine. Ça dépasse même l’entendement.

— Et c’est comme ça avec Lucile depuis que tu la connais, Syl, pas vrai ? Depuis le Fléau, l’humanité s’est rendu compte qu’elle ne connaissait pas grand-chose. Mais il y a un truc dont on est sûr, c’est que Lucile a une activité cérébrale et qu’elle est en train de revenir vers un état de conscience.

— Le dernier scan dit qu’elle s’est réveillée… Dis-moi ce que tu entends quand tu écoutes Lucile, répéta Sylvia au bord des larmes. Qu’est-ce que tu entends derrière toi ?

Bacary se concentra sur Lucile, supposément allongée derrière eux. Sylvia avait toutes les raisons d’insister : le cœur de Lucile ne battait plus depuis la mort d’Anthony, cinq années plus tôt. Son sang ne circulait plus dans son corps, aucune respiration ne venait soulever sa poitrine et produire ne serait-ce qu’un infime crissement de ses vêtements légers. Pas un souffle ne sortait de ses narines ou de sa bouche close. Une statue de marbre aurait produit le même silence. Un silence de mort.

— Rien. Il n’y a rien derrière moi, admit Bacary.

— Lucile est morte, gémit Sylvia.

Bacary s’avança vers son amie et la serra dans ses bras.

— Elle va revenir. Elle va revenir, je te le promets…

Sylvia fondit en larmes dans les bras de Bacary. Ses pleurs résonnaient dans la Chambre, délimitant les murs, les rideaux à la fenêtre, le lit et la table de chevet de la petite pièce. Leurs corps vibraient d’une série d’ondes sonores complexes, apportant du relief aux contours des objets qui les entouraient. Sur sa gauche, Sylvia devinait l’enveloppe mate de Lucile, qui gisait sur le même lit depuis des années, les mains posées l’une sur l’autre avec soin sur son ventre, telle une princesse des anciens contes.

Mais le conte ne finissait ni bien ni mal.

Il ne finissait pas.