Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
En 2039, l’humanité est en proie au Fléau, une maladie énigmatique qui prive aléatoirement les individus de quatre de leurs cinq sens. Lucile Arias, en fuite, reçoit un appel urgent du laboratoire Radius. Ses anciens ennemis la sollicitent, car elle est la seule à être immunisée contre le Fléau. Dotée d’une vue exceptionnelle, elle s’engage courageusement dans un périple à travers une France dévastée par la maladie, accompagnée d’amis aux sens altérés. Leur objectif : rejoindre les laboratoires de Radius à Marseille et tenter de trouver un remède pour préserver l’humanité. Mais peut-être que le rôle de Lucile est bien plus déterminant qu’ils ne l’avaient imaginé. Parviendront-ils à accomplir leur mission ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Depuis 2016,
Paul Feinte exerce la profession d’enseignant en physique-chimie. Il est un fervent amateur de science-fiction, notamment des récits post-apocalyptiques. Dans son deuxième roman, il nous emmène dans une suite sombre et palpitante du premier ouvrage intitulé "Lambda". À travers cette œuvre, l’auteur explore des thèmes profonds qui lui tiennent à cœur, notamment la noirceur de l’âme humaine et la vulnérabilité de l’humanité.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 514
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Paul Feinte
Gamma
Tome II
Roman
© Lys Bleu Éditions – Paul Feinte
ISBN : 979-10-422-0864-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pour Melvin,
Puissent tes yeux voir un monde
Meilleur que celui décrit dans ces pages.
Prologue
Décembre 2039
Les cigales n’avaient que faire de l’hiver approchant. Elles chantaient fort, plus fort encore que dans ses souvenirs les plus lointains. Le Soleil, lui, n’avait que faire de l’angle que l’axe de rotation de la Terre décrivait avec lui. Cet angle aurait dû garantir aux humains qui grouillaient à la surface de l’Hémisphère Nord que ses rayons hivernaux ne seraient pas aussi cuisants qu’en été. C’était une règle qu’on pensait immuable, qui avait rythmé la vie humaine au cours des millénaires. On pensait alors qu’à l’hiver succéderait l’été, jusqu’à la fin des temps. Les rayons du soleil cognaient pourtant sur sa peau comme ils l’auraient fait lors d’un mois de mai. Le vent sec de nord-ouest lui apportait une sensation de fraîcheur bienvenue, de celles qu’elle aurait pu ressentir lorsque l’on commençait à se découvrir en février.
À cette époque, on pensait encore que la fusion nucléaire résoudrait tous les problèmes énergétiques de l’humanité, qu’elle aiderait à conquérir l’espace. On pensait qu’à terme, l’homme coloniserait son système solaire, qu’il finirait par s’en aller sur Mars et peut-être même sur Vénus, car la Terre n’avait plus rien à offrir. À cette époque, on pensait d’ailleurs avoir le temps de voir venir l’échéance de son habitabilité. On pensait naïvement que des scientifiques finiraient par trouver des solutions à la pollution et au changement climatique. C’était une époque où l’on pensait beaucoup de choses, mais où les actes concrets faisaient cruellement défaut.
Cela faisait désormais plus d’une heure qu’elle ruminait en marchant sous le soleil de plomb. La façade du laboratoire ne tarderait pas à faire son apparition. Elle aurait pu prendre sa voiture pour se rendre à Radius, comme le faisaient déjà bon nombre de citoyens désespérés à l’heure actuelle, mais elle craignait que le Fléau ne les frappe d’une minute à l’autre. Elle jeta un œil à sa montre : elle aurait largement eu le temps de faire l’aller en voiture sans encombre…
Comme pour la contredire, les premières traces d’embouteillages apparurent. Elle se félicita de son choix : en prenant sa voiture, elle n’aurait fait que l’ajouter à la masse d’épaves en devenir… La pagaille qui avait cours sur les boulevards bondés de Vitrolles était sans précédent. Abruties par la peur, les familles abandonnaient leurs véhicules pour continuer leur chemin à pied. L’anarchie qui régnait sur la chaussée aurait donné du fil à retordre à l’ancienne policière qu’elle était, mais elle n’en avait plus rien à faire. Seule sa propre survie importait.
Son œil expert savait reconnaître les situations propices aux dérapages. Celle-là était autre chose encore. Le dérapage avait déjà eu lieu. La réputation du Fléau le précédait. Il n’y aurait personne pour amener toutes ces voitures à la fourrière. Il n’y aurait personne pour arrêter l’homme qui brisait une vitre sans se soucier des passants qui se contentaient de l’éviter. Il n’y aurait personne pour punir un meurtre, pas même elle. Elle le savait. Il n’y avait déjà plus personne pour stopper les milliers d’embarcations surchargées qui traversaient actuellement la Méditerranée pour fuir la progression du Fléau dans l’Hémisphère Nord.
Équipée d’un grand sac à dos pour simple bagage, elle remonta l’allée derrière les glissières de sécurité endommagées. Ainsi lestée par son paquetage, elle sentait grincer les articulations de ses genoux fatigués par la route. Elle n’était plus très loin. La pente commençait à faiblir lorsqu’elle réalisa que plusieurs véhicules avaient essayé de remonter les bandes d’arrêt d’urgence et avaient vu leurs courses stoppées par des automobilistes furieux d’être doublés par la droite. Elle s’arrêta pour observer un véhicule encastré dans la glissière de sécurité, lui barrant partiellement la route. On l’avait poussé sur la rambarde. Bien fait. Elle n’aurait pas agi différemment.
En provenance du fossé qu’elle longeait, l’odeur innommable des sacs-poubelle qui cuisaient au soleil lui parvint. De l’autre côté de la route, les piétons qu’elle pouvait apercevoir convergeaient sans nul doute vers Radius. En les voyant accélérer le pas, elle ne put s’empêcher de suivre la marche. Trois hommes la regardaient de travers. L’arme de poing à sa ceinture devait y être pour quelque chose. À l’approche de Radius, elle décida de la rendre plus discrète.
Les gens commençaient à s’entasser devant les grilles du laboratoire, et plusieurs personnes armées les maintenaient à distance depuis l’intérieur de l’enceinte. Elle se fondit dans la masse. Quelques-uns disposaient de pancartes comme elle en avait trop vues ces dernières années. De l’autre côté des grilles, la sécurité de Radius semblait bien insuffisante face à la foule en colère qui se pressait sur ses parois fragiles. Un étau se refermait sur une coquille d’œuf.
Un craquement métallique attira son attention : un poteau électrique grinçait en se couchant. Ses câbles claquèrent les uns après les autres en produisant des gerbes d’étincelles ; le poteau s’écrasa au sol en couvrant le bruit des vivats pour une poignée de secondes.
Le sabotage fut acclamé par la foule, et elle sentit qu’on jouait des épaules derrière elle. D’un geste paniqué, elle s’assura que son arme n’avait pas quitté son étui. Dans son dos, son sac pendait à la merci de n’importe quel voleur, aussi décida-t-elle de le porter à la main.
Les quelques surveillants de Radius parurent monter en pression tandis que le trio de vandales galvanisait la foule en hurlant. L’un des saboteurs s’écroula subitement au sol. Le coup de feu résonna longtemps dans le silence glacé qui suivit les cris d’effrois. Deux autres coups de feu suivirent, comme un écho mortel.
Un haut-parleur grésilla.
« Nous ne sommes pas en capacité de tous vous accueillir. Toute personne voulant nuire au laboratoire, ou tentant de pénétrer sur le terrain de l’entreprise Radius sera abattue sans sommation. Nous ne sommes responsables ni de la création du Fléau ni de sa propagation, et nous ne disposons d’aucun remède à l’heure actuelle. Nous ne sommes pas en capacité de vous protéger du Fléau. Dispersez-vous et regagnez vos habitations, vous y serez bien plus en sécurité qu’ici.
Toute personne pensant pouvoir contribuer à l’élaboration d’un remède, à la protection de Radius ou à son fonctionnement est priée de se présenter à la grille principale, où elle pourra espérer entrer. Les familles et autres proches ne seront pas acceptés. Si votre utilité pour le laboratoire est jugée insuffisante, ou que vous mentez sur vos capacités ou vos connaissances, vous serez abattus immédiatement. Toute pièce justificative concernant vos diplômes ou vos compétences peut s’avérer vitale. »
Elle serra son insigne dans sa poche intérieure et demeura là, debout dans la marée humaine, à peser le pour et le contre. Une onde de frayeur et d’indignation s’était propagée dans la foule tourmentée, de sorte qu’elle put décoller les bras de son corps. Certains faisaient machine arrière pendant que d’autres en profitaient pour se faufiler dans les interstices, tout en taxant Radius de meurtriers, alors que leurs haut-parleurs ânonnaient en boucle la même rengaine.
Elle sentit ce qui était en train de se passer. Pourquoi s’être immiscée dans cette bombe à retardement ? Il fallait qu’elle recule, au moins pour le moment. Il le fallait absolument. Sa formation lui avait appris à éviter ce genre de rassemblement, alors que faisait-elle là ? Bon sang, que faisait-elle là ? Paniquée, elle poussa les corps autour d’elle et entreprit de reculer.
Mais le sort n’a que faire de vos états d’âme. Il frappe sans prévenir, lorsque vous êtes le moins prêt du monde, comme s’il était animé d’une réelle volonté. D’une intelligence vicieuse.
Car c’est ici – et à cet instant précis – que le Fléau balaya leurs sens comme de vulgaires fétus de paille.
*
Le présent revêtit l’attitude fallacieuse et surréaliste dont il ne se pare que pour de rares occasions. Caractéristique de l’état de choc. Elle était habituée à le reconnaître chez des victimes. Moins à en être la victime.
Sa vision se brouilla comme la surface de l’eau frémissante, et un acouphène puissant lui vrilla les tympans. Une onde de chaleur la traversa de part en part. Privée de ses forces, simplement maintenue debout par le contact physique avec les autres demandeurs d’asile, son corps ondula au gré des courants qui parcouraient la foule au moment du flash. C’était comme si le Fléau était venu supprimer soudainement toutes les forces auxquelles la masse de gens était soumise. Les conditions initiales avaient été dictées une fraction de seconde avant l’arrivée du Fléau, le système était désormais libre d’évoluer au bon vouloir du chaos.
L’édifice s’écroula comme un château de cartes et elle disparut sous la masse des corps transpirants. Plusieurs personnes vinrent peser de tout leur poids sur elle. Elle sentit son souffle se couper, écrasée par la force colossale qu’exerçait la Terre sur les corps au-dessus d’elle. Elle tenta de s’extraire du piège, mais ses forces parurent la quitter totalement. Le sifflement dans ses oreilles s’amenuisa, et une sensation de bien-être s’empara de l’intégralité de son corps. Ses muscles se détendirent. La jeune femme fit un effort pour rouvrir les yeux, mais elle n’y parvint même pas.
« … ne sommes pas en capacité de tous vous accueillir. Tou… voulant nuire au laboratoire, ou tentant de pénétrer sur le terrain de l’entreprise Radius sera abattue sans sommation. Nous ne sommes responsables… création du Fléau ni de sa propa… »
Quelques secondes… peut-être plus…
La pression sur son dos faiblit légèrement et, dans un ultime sursaut de conscience, elle poussa de toutes ses forces son sac à dos qui se trouvait sous sa poitrine, libérant un peu d’espace. Sa cage thoracique se gonfla avant de lui arracher un cri de douleur. Elle s’arqua sur ses coudes et ses genoux pour maintenir cet espace vital, ces quelques centimètres insuffisants qui la séparaient du sol.
Ses forces la quittaient. Elle ne sentait plus la contraction de ses muscles, ni même la compression horrible sur ses côtes fêlées. Il faisait encore jour, elle pouvait le voir, mais une terrible éclipse de chair terrifiée s’était abattue sur elle, lui masquant presque totalement l’astre solaire. Une pluie de sueur salée s’écoulait dans les interstices, à l’image du torrent de peur qui s’insinuait dans ses pensées, menaçant de la noyer. Elle avait encore la présence d’esprit de s’en vouloir pour son manque cruel de jugeote sur le désastre annoncé auquel elle prenait part en cet instant. Elle allait mourir d’une manière si vaine qu’elle en était psychologiquement douloureuse. Car sur le plan de la douleur physique, le Fléau anesthésiait au curare la réalité de son calvaire.
Et l’éclipse devint partielle, sans signe avant-coureur. La lumière put terminer le chemin qu’elle avait initié huit minutes plus tôt en partant du soleil, pour atteindre la terre ferme plutôt que les corps désarticulés et insignifiants qui la recouvraient. Elle cligna des yeux et réalisa que ses membres étaient toujours arqués comme elle l’avait voulu, sans qu’ils daignent lui en renvoyer l’information sensorielle. Sa poitrine se gonflait encore dans son alcôve étroite, sans se plaindre de la discontinuité osseuse au niveau de ses côtes.
Elle profita de cette accalmie pour tirer de toutes ses forces sur ses bras et s’extraire de la mélasse humaine. Elle n’y parvint que partiellement, le bas du corps toujours encombré, mais ses poumons s’emplirent plus franchement cette fois-ci, d’un air chaud et poisseux. La lumière aveuglante du soleil s’engouffra entre ses paupières, filtrée par les membres désincarnés qui s’agitaient au-dessus de ses yeux. Elle s’accouda sur le bitume brûlant du sol, mais après un timide avertissement, sa peau se tut. La jeune femme poussa sur ses coudes pour se sortir entièrement de l’amas paniqué qui avait bien failli la tuer, puis elle se rétablit sur ses quatre pattes, en proie à une nausée mal définie.
« … pensant pouvoir contribuer à l’élaboration d’un remède, à la prot… à son fonctionnement est priée de se présenter à la grille pr… espérer entrer. Les familles et autres proches ne seront pas acceptés.
Si votre utilité… fisante, ou que vous mentez sur vos capacités ou vos connaissances, vous serez ab… cative concernant vos diplômes ou vos compétences peut… »
Autour d’elle, presque tout le monde rampait. Des membres gesticulaient aveuglément, des cris de stupeur résonnaient dans le fond de son crâne, mais ils s’évanouissaient comme étaient en train de le faire les directives crachées par les haut-parleurs de Radius.
Au niveau du portail d’entrée, les gardes responsables du filtrage gisaient eux aussi par terre. Le peu de lucidité qu’il lui restait lui cria qu’il s’agissait de l’occasion rêvée. Elle se leva en chancelant, attrapa son sac à dos et l’envoya par-dessus son épaule, mais le poids du sac la fit basculer en arrière. Elle s’écroula sur quelqu’un qui ne réagit pas. Une sorte de frisson la parcourut, doublé d’une envie de vomir qu’elle réprima non sans mal. Elle parvint à se redresser une seconde fois et tenta d’initier un premier pas vers l’entrée. Sans fournir la moindre résistance musculaire, sa jambe se plia comme de la gomme, l’obligeant à terminer sa course sur le bitume dans un grattement désagréable.
« … sommes resp… création du Fléau, ni de sa propagation, et nous ne disposons… cun remède à… pas en capacité de vous protéger… vous et regagnez vos… qu’ici. Toute personne pensant… »
Elle crut serrer les dents, et après avoir abandonné son bagage et s’être remise à quatre pattes, elle se stabilisa en station debout en se tenant à quelqu’un d’autre, comme un marin d’eau douce agrippant un cordage par une mer démontée. Ils devaient être une quarantaine à s’être relevés ; elle croisa le regard de plusieurs d’entre eux. Certains semblaient plus à l’aise pour se tenir debout, mais ceux-là déambulaient les bras tendus devant eux, chutant parfois sur les corps amoncelés par terre.
De l’autre côté de la grille, plusieurs gardes reprenaient leurs esprits. Dans les regards qu’elle échangea avec les autres réfugiés, c’est l’éclat de la compréhension qu’elle perçut, prédominant. Bien sûr, il y avait la peur, la stupéfaction, le bouleversement, l’incertitude ; mais en quelques regards, tous venaient de se comprendre.
Ce qu’il restait de la foule se jeta sur le portail métallique de Radius, dont les portes étaient maintenues entrouvertes. La plupart chutaient dès leurs premiers pas, mais ils se relevaient inlassablement. D’autres préféraient avancer à quatre pattes pour assurer leur progression, rampant sur les corps agités des autres victimes du Fléau. De l’autre côté, les trop peu nombreux gardes en possession de leurs moyens tentèrent de se rapprocher du portail pour maintenir les assaillants à l’extérieur.
Elle atteignit la grille et agrippa les barres de métal. Elle serra jusqu’à ce que ses jointures deviennent blanches, mais pas la moindre sensation tactile ne lui parvint.
« … ne seront pas acc… utilité pour le lab… insuffisante, ou que… connaissances, vous serez abattus… plômes ou vos compétences peut s’avérer vitale. »
Elle laissa les plus téméraires foncer vers les grilles. Le sens de la survie devait les avoir quittés, lui aussi… Les quelques gardes terrifiés ouvrirent le feu.
Plusieurs chutaient, la poitrine tâchée de sang. Les gardes de Radius se montraient si accaparés par cette vague humaine qu’elle tenta sa chance en escaladant la grille. Ses membres semblaient encore répondre à ses injonctions silencieuses et, miraculeusement, elle parvint de l’autre côté sans encombre, alors que la défense de Radius encaissait péniblement l’émeute. Des gardes disparurent dans la masse grouillante de réfugiés, mais d’un coup d’œil expert, elle comprit quel camp sortirait vainqueur de ce combat grotesque.
Elle haïssait ce que Radius incarnait. Elle haïssait Justin Russo, Irvine Barret et tous les gens qui travaillaient pour ces meurtriers. Elle haïssait son ancienne hiérarchie et les directives qu’ils avaient reçues ces dernières semaines. Elle haïssait tous ces civils naïfs venus se masser aux portes de Radius, dans l’espoir d’y trouver refuge, persuadés qu’ils étaient que le laboratoire disposerait d’un moyen de se prémunir du Fléau. Elle faisait pourtant partie de ces gens et se haïssait en conséquence. Mais elle se haïssait surtout pour ce qu’elle s’apprêtait à faire.
« … nuire au labo…toire, ou… attue sans sommat… d’aucun remè… eure actu… et regagnez vos habita… pouvoir contri… l’élab… est priée… se pr… »
La policière attendit quelques instants que son impression se confirme, puis elle plaça son insigne sur sa chemise mouillée de sueur et sortit son arme à feu. Elle s’approcha des gardes de Radius, l’insigne bien visible et le pistolet en l’air. L’un la dévisagea ; il leva mollement le bras vers elle, mais il se retint de faire feu en voyant l’insigne policier. Comme une vague sensation d’inconfort la prenait au niveau des côtes, elle ne put s’empêcher de vérifier que cet homme ne venait pas de faire feu sur elle. Il baissa son arme, parut reprendre courage et se reconcentra sur la vague de réfugiés qui s’amenuisait. Plusieurs s’en prenaient à un garde au sol et le rouaient de coups. Un homme était à califourchon sur lui et s’acharnait à faire rentrer sa tête dans le bitume par à-coups rapides. Le Fléau n’était leur nouvelle réalité que depuis quelques minutes seulement, mais il n’en fallait pas plus pour que l’humain laisse libre cours à sa vraie nature. Elle ne fut pas étonnée outre mesure.
« en capa… oulant nui… sur le ter… tre… rise Ra… ni de la créa… à… eure… uelle. Nous… u Fléau. Dispers… curité qu’ici »
Elle hésita un dernier instant, puis elle ouvrit le feu sur l’agresseur. Son pistolet se propulsa en arrière, entraînant son bras et son corps tout entier. Elle chuta une énième fois. Derrière les grilles, les réfugiés sentaient que la vapeur s’inversait. L’ancienne policière tira sur un deuxième intrus et força vers l’avant pour empêcher son bras de valdinguer une nouvelle fois, sans succès. D’autres furent abattus par les gardes de Radius tandis que les civils refluaient dans la rue.
« … emède… cipa… e… ra… tre uti… ou qu… tus im… just… vos c...itale. »
Elle se détestait. Elle aurait voulu hurler aux gardes qu’elle pouvait contribuer à la défense de Radius, qu’elle avait tous les diplômes et les compétences nécessaires, mais sa démonstration valait mille mots. Sous les regards éberlués des gardes restants, elle se dirigea vers les portes, poussa un corps criblé de balles et referma la grille métallique.
De l’autre côté, parmi la masse de personnes qui s’agitaient encore au sol et déambulaient chaotiquement, un aveugle se tenait debout. Il semblait la fixer, pourtant il était aveugle de naissance. Ses orbites creuses étaient dirigées vers elle. Il était calme, droit comme un i. Tout dans son attitude semblait crier à Léonie Jourdan qu’il avait été témoin de ce qu’elle venait de commettre, dans le simple but d’augmenter ses propres chances de survie.
« … o… … en… v… … … r… ne… s… é… »
Il eut un léger rictus à son égard et s’éloigna de Radius, d’une démarche impeccable.
« ……………………………… »
Seize jours plus tard
La pluie tombait sur une terre sans habitants. Paris était tel un désert où il n’y a point d’hommes. Lucile connaissait peu cette ville, mais elle était sûre d’une chose : personne n’avait dû la voir comme cela depuis près d’un siècle.
Les rues étaient telles des artères vidées de leur sang. Dans ces mêmes artères de l’organisme mourant qu’était Paris, des véhicules étaient garés à la va-vite sur les trottoirs, cellules obsolètes que la pluie battante finirait par ramener à la Terre, un jour. Au loin, l’alarme d’une voiture couvrait tout juste le hurlement d’une ambulance. Des banderoles trempées gisaient au sol. Leurs slogans irrévérencieux esquissés au marqueur s’estompaient sur de sales tissus passés, art abstrait affreux. Des pavés et autres morceaux de bitume jonchaient les allées. Lucile tenta de se persuader que rien de tout ceci n’était réel.
Le bras de fer qu’elle avait engagé avec Radius avait pris fin. C’était toute une nation qui s’était retranchée derrière elle au lendemain du cent vingt et unième anniversaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale. Lucile ne devait pas sa réussite au hasard. Elle avait été portée par un courant révolutionnaire qu’elle avait senti naître dans son dos, et qu’elle avait attisé par petites touches savamment dosées. Elle avait profité d’une conjoncture favorable qu’elle avait étudiée dans le détail. Un contexte de guerre aux portes de l’Europe. Un ras-le-bol généralisé du peuple français face aux réformes et autres restrictions. Une corruption et une incompétence des dirigeants si flagrantes qu’elles en étaient devenues impossibles à dissimuler. Un sentiment de défi des plus jeunes générations envers les hauts responsables et leur passivité à résoudre les problèmes écologiques.
Tous les ingrédients avaient été là, depuis le début. Lucile aimait l’idée qu’elle n’avait fait que jouer le rôle de catalyseur. Face à l’imminence du Fléau et les preuves indiscutables qu’elle était parvenue à accumuler contre Radius, le président Dervin n’avait eu d’autre choix que de jeter le laboratoire en pâture à la vindicte populaire, dans le simple but de se préserver. Lucile le savait responsable, mais elle n’avait pas été étonnée de voir qu’il n’avait pas été capable de reconnaître l’implication du gouvernement.
Menteur, jusqu’à la fin…
Au-dessus de sa tête, le ciel gronda, menaçant. Lucile se décala sur le trottoir pour se mettre à l’abri en longeant les bâtiments. Deux minutes plus tard, un véritable torrent emportait déjà les déchets de la rue dans les caniveaux. Le manteau de Lucile constituait une piètre protection et ses vêtements s’imprégnèrent encore plus d’humidité. Elle marqua une pause sous un porche, moribonde.
Désormais, c’était trop tard. Elle n’aurait jamais les aveux du président. Elle ne serait jamais reconnue officiellement non coupable du meurtre de ses parents, acquittée dans un tribunal qu’elle avait trop longtemps fantasmé.
Quelque part, elle avait pourtant obtenu ce qu’elle désirait. Aux yeux du monde, Radius étaient devenus les méchants de l’histoire. Dans le cœur d’une majorité de la population, elle était désormais cette jeune femme innocente, enlevée par un laboratoire peu scrupuleux. Du moins l’espérait-elle. Lucile soupira. Elle savait qu’elle ne pouvait plus espérer grand-chose d’autre.
Ses pieds étaient trempés et, bien qu’elle fut toujours abritée sous le porche, l’eau grimpait presque jusqu’à ses chevilles. Son regard balayait la rue qui commençait à ressembler à une rivière déchaînée lorsque son cœur se serra : au loin, un homme était affalé par terre, adossé à une armoire électrique. D’une gouttière en surplomb, l’eau se déversait en masse sur ses pieds dépourvus d’infrarouges. Elle accourut à ses côtés.
— Hé ! Est-ce que ça va ?
L’homme resta assis en regardant bien en face de lui, ses cheveux grisonnants collés sur son front ruisselant de pluie. Lucile s’accroupit face au vieil homme ; des mouvements horizontaux brusques et incohérents se mirent à agiter ses yeux aveugles.
— Est-ce que vous m’entendez ?
Il écarquilla les yeux et recroquevilla ses jambes. Malgré la pluie battante, Lucile l’entendait respirer bruyamment par le nez. Ses narines s’agitaient en un va-et-vient régulier, tel un animal flairant le danger.
— Partez ! hurla-t-il indistinctement.
— Je veux vous aider, reprit Lucile sur le ton de l’apaisement.
Elle posa une main sur son bras, mais l’inconnu ne réagit pas et continua de renifler, apeuré.
— Dégagez ! beugla-t-il en envoyant un grand coup de poing face à lui.
Lucile poussa un cri de surprise et recula instinctivement. Le crochet puissant lui heurta le bout du nez tandis qu’elle reculait. Elle partit à la renverse sur la chaussée et sentit l’eau glacée s’engouffrer dans le col de son manteau. Les ultraviolets du ciel l’aveuglèrent momentanément, et Lucile roula sur le côté pour se préparer à l’assaut de l’homme. Mais celui-ci ne semblait pas vouloir se lever : il se tenait là, assis au même endroit, les mains face à lui en position défensive. Il sanglota, le regard dans le vague.
— Laissez-moi ! pleurnicha-t-il.
Lucile grimaça et toucha son nez. La douleur s’estompait déjà grâce à son excellent réflexe : le coup de poing n’avait fait que frôler le bout de son nez. Elle observa l’inconnu sous tous les angles spectroscopiques qu’il lui était donné de voir, et eut confirmation que l’homme n’accepterait aucune aide. En regardant le pauvre hère qui vociférait sous la pluie, Lucile sentit une profonde désorientation, doublée d’une peur incontrôlable. Elle partit en courant sans se retourner. Au goût chimique et acide de la pluie se mêla celui, salé, de ses larmes sur ses lèvres.
Lucile Arias avait arrêté de se poser des questions sur sa perception des fréquences inférieures à celles des couleurs visibles. Les infrarouges, les micro-ondes et les ondes radio faisaient partie intégrante de sa gamme de vision depuis plusieurs années déjà. À la périphérie de sa vision étendue résidait toutefois un certain nombre de basses fréquences déroutantes, que Lucile avait mis un temps considérable à appréhender : les ondes cérébrales humaines.
Dans un premier temps, leur simple présence avait été la seule information pertinente dans cette gamme de longueur d’ondes. Les fluctuations électromagnétiques des cerveaux humains étaient discernables comme des reflets sur un voile transparent, obligeant son regard à se focaliser sur eux.
Désormais, Lucile faisait plus que simplement voir ces reflets. Elle sentait leurs vibrations, et leurs modulations prenaient sens dans son esprit. Observer les ondes cérébrales d’autres personnes la forçait à une compassion dont elle se serait bien passée. Par ce biais, elle ressentait inexorablement leurs joies, leurs peines, leurs douleurs… Lucile n’était pas à l’aise à percevoir les vibrations cérébrales d’autrui ; elle n’était simplement pas en mesure de les occulter.
Ce fardeau, elle le portait seule. Personne, pas même sa meilleure amie Anna, n’était au courant de l’étendue réelle de sa vision. La catastrophe qui avait lieu en ce moment poussait Lucile à croire que ce que beaucoup auraient considéré comme un don tenait plutôt de la malédiction.
*
Alors qu’elle dépassait le cap symbolique de la majorité, Lucile avait fini par comprendre qu’elle était sujette à une synesthésie inhabituelle et particulièrement poussée. Ses sens se mélangeaient, tous. L’intrication complexe de ses perceptions avait pour conséquence qu’il ne lui était pas anormal qu’une couleur sente la menthe ou que la voix d’une personne évoque une longueur d’onde bien précise du spectre électromagnétique. Ce n’était qu’au cours des dernières années que Lucile avait réalisé que bon nombre de ses perceptions – qu’elle pensait normales par définition – n’avaient rien de conventionnel, et allaient même plus loin que les synesthésies documentées jusque-là. Désormais, elle savait par Radius que sa vue extraordinaire devait avoir un lien avec son immunité au rayonnement.
Essoufflée et trempée, Lucile arriva finalement face à l’hôpital. Devant l’entrée taguée de l’établissement déambulaient quelques personnes, un air perdu sur leurs traits fantomatiques. Certaines d’entre elles étaient à peine vêtues d’une blouse de patient. Une sirène d’ambulance hurlait derrière le bâtiment des urgences.
« Tu ne peux pas aider tout le monde. Tu ne peux pas aider tout le monde. » se répétait Lucile en dépassant plusieurs personnes hagardes, dont un homme nu qui longeait le mur en agitant les bras devant lui. Sa maigreur extrême, la pâleur de la peau plaquée sur ses os ainsi que les ondes cérébrales qui émanaient de sa boîte crânienne laissaient transparaître toutes les formes de marasme qui existaient en ce monde.
En pénétrant dans le hall d’entrée, le bruit de la sirène s’estompa aussi brutalement que l’avait fait le moral de Lucile dans l’enceinte de l’hôpital. Le silence relatif qui y régnait avait une odeur épouvantable d’urine et d’excréments. Les plaintes des patients allongés à même le sol étaient entrecoupées des interjections de ce qu’il restait du personnel hospitalier opérationnel. Lucile frotta ses yeux fatigués et réprima son envie de s’enfuir de cet endroit. Fléau ou pas, le système hospitalier français était déjà à genoux depuis près de vingt ans. Le personnel ne pourrait rien pour ces pauvres gens.
Une infirmière la dévisageait depuis trop longtemps et Lucile sentit qu’elle avait été reconnue. De toute la France, elle restait la personne la plus médiatisée, caricaturée, haïe, adulée, traquée… Le président lui-même aurait eu du mal à rivaliser avec la notoriété de Lucile Arias. Elle renfila sa capuche avant de se diriger vers la loge inoccupée de l’accueil. Elle y accéda sans mal et se mit à la recherche des registres. La douce chaleur qui régnait dans cette cage de verre rappela à Lucile qu’elle était trempée et frigorifiée. Elle frissonna et, finalement, parvint à trouver le numéro de la chambre. Lucile mémorisait le trajet pour s’y rendre lorsque l’infirmière qui l’avait aperçue fit irruption dans la loge.
— Sortez ! prononça-t-elle.
— Je dois retrouver quelqu’un.
Le regard d’incompréhension que l’infirmière lui rendit n’étonna pas Lucile, car le Fléau avait réduit son ouïe à l’état de vague souvenir.
— Sortez ! répéta-t-elle avec l’exacte même intonation.
Lucile leva les mains en signe d’apaisement et s’exécuta. L’infirmière continua de la fixer du regard, mais Lucile n’y lut pas la sévérité qu’elle avait perçue dans sa voix. C’était du désespoir qu’elle lisait dans ces yeux.
— Luci… aidez-nous, implora-t-elle en écorchant étrangement son prénom.
— Je… je ne peux rien pour vous, s’excusa-t-elle bêtement.
— Aidez-nous.
L’infirmière chassa les larmes qui devaient lui brouiller le seul sens qu’il lui restait. Lucile réprima les siennes et partit en courant vers les étages supérieurs.
À cet instant précis, Lucile Arias se détestait. Tandis qu’elle gravissait une troisième volée de marches en direction du deuxième étage, Lucile se stoppa net. Sur le palier séparant les deux étages, une personne était assise par terre, vêtue d’une blouse bleu clair. Son pied décrivait un angle improbable. Lucile vit avec effroi que la jeune patiente avait le tibia fracturé. Celle-ci ne semblait pas souffrir le moins du monde, et portait ses mains devant ses yeux vitreux. Du sang coulait de ses narines et la jeune fille hébétée l’essuya d’un revers de main, avant de porter sa main à sa bouche comme un enfant en bas âge. Lucile eut un spasme de sanglot et serra la mâchoire. Elle se laissa glisser au pied du mur et fondit en larmes. Alertée, la jeune fille en face d’elle redressa la tête, mâchoire béante. Le sang autour de sa bouche décrivait un rouge à lèvres grotesque sous son nez brisé. Lucile la regarda à nouveau et ne put soutenir cette vision de cauchemar. Elle enfonça sa tête dans ses genoux recroquevillés et pleura sans retenue. Ainsi, tout était vrai…
*
Les raisons pour lesquelles Lucile ne prenait aucun plaisir à observer les ondes cérébrales d’autrui étaient multiples. La principale était qu’une longueur d’onde de nature diamétralement opposée se trouvait dans ce même domaine : la résonance de Schumann, ou fréquence de résonance du champ magnétique terrestre.
Peu de temps après sa découverte des ondes cérébrales, Lucile avait été attirée par elle comme un aimant et avait fini par admettre qu’il s’agissait de la Terre elle-même qui s’exprimait sur cette longueur d’onde. Elle avait eu le privilège inouï d’observer la planète sous un angle inédit : celui de sa vibration électromagnétique. Cette rencontre avait été si imprévue et insolite que Lucile avait du mal à se remémorer les détails avec précision. C’était comme si la Terre lui avait parlé. Lucile aurait juré qu’elle avait fait preuve d’une volonté propre, d’une conscience ; mais à présent, elle n’en était plus tout à fait certaine. Avait-elle réellement rencontré une manifestation de la volonté terrestre ? Ou avait-elle halluciné ? Quoi qu’il en soit, elle n’avait rien tiré de bon de cette entrevue mystique.
Cette fréquence se trouvait désormais largement dans ce que Lucile était capable d’observer. Prudemment, elle s’y était aventurée à nouveau, sans jamais pouvoir revivre la formidable expérience qu’elle avait vécue, cette journée d’avril 2036. La Terre lui avait transmis son message, puis s’était tue.
Ainsi, tout était vrai… La planète avait décidé de mettre fin au règne tyrannique et autodestructeur de l’humanité. Les Hommes n’avaient que trop ruiné leur propre maison, de telle sorte que celle-ci avait décidé de les éradiquer. Misérables humains… tout s’était enchaîné bien trop vite pour eux. À peine avaient-ils eu le temps de comprendre que quelque chose de grave se passait que le mal s’était répandu à la surface de la Terre comme une traînée de poudre. Le Fléau… Lucile n’avait pas la moindre idée de son mécanisme précis sur le corps humain, elle ne pouvait qu’assister à ses effets, impuissante.
« Les gens perdent leurs sens, pensa Lucile. Les gens sont vraiment en train de perdre leurs sens. »
Elle avait beau l’avoir observé sur les ondes radios internationales, l’avoir annoncé à la population tout entière, l’avoir pressenti depuis des semaines et même l’avoir discerné sans le comprendre dans les fluctuations électromagnétiques de l’atmosphère, une part d’elle-même avait toujours refusé d’y croire. Maintenant que la réalité de la situation la frappait de plein fouet, Lucile devait se rendre à l’évidence : le monde tel qu’elle le connaissait prenait fin, et la seule personne sur Terre qui ne semblait pas affectée était condamnée à observer son agonie…
De ce qu’elle savait, chaque personne semblait perdre tous les sens à l’exception d’un seul. Elle aurait aimé croire à une mauvaise blague, mais tout ce qu’elle voyait allait clairement dans ce sens et confirmait les rapports alarmistes qu’elle avait aperçus à la radio au début du mois.
Pourquoi un sens persisterait-il plutôt qu’un autre chez un individu ? Comment agissait ce phénomène ? Pourquoi était-elle immunisée ? Pouvait-elle y faire quelque chose ? Trop de questions tournaient dans l’esprit de Lucile. Elle en voulut à la Terre de ne pas avoir trouvé de méthode plus radicale pour souffler la flamme de l’humanité.
En face d’elle, la jeune fille à la jambe cassée poussa un long gémissement, qui glaça le sang de Lucile et l’arracha à ses pensées.
*
« Tu ne peux pas aider tout le monde », se répéta Lucile pour justifier à nouveau sa fuite. Elle grimpa au deuxième étage et tenta de trouver son chemin dans le labyrinthe qu’était l’hôpital. Lucile croisa quelques âmes errantes au gré des couloirs et se fit violence pour ne pas leur porter secours. Au détour d’un couloir, elle tomba finalement devant l’entrée de la chambre et sentit sa présence. Chargée d’appréhension, elle poussa la porte. Lucile n’avait pas revu son ami depuis plus d’un mois. Elle ne savait comment il réagirait en la voyant. Lui manquait-elle ? Haïssait-il Lucile pour l’avoir lâchement abandonné ?
Elle aperçut de prime abord le fauteuil à côté du lit d’hôpital. Comme un policier y était affalé, elle stoppa net son mouvement et fit marche arrière brusquement. La main toujours posée sur la poignée, Lucile pria pour que le policier ne l’eût pas repérée.
En proie au malaise, elle tenta de comprendre comment elle avait pu ne pas sentir que quelqu’un d’autre se trouvait dans la pièce. Elle avait appris à faire confiance à sa vue extraordinaire, qui l’avait déjà sortie de situations plus que délicates par le passé. Refusant d’admettre sa propre théorie, elle poussa franchement la porte pour la vérifier. Lucile détourna le regard et s’en voulut d’avoir eu raison.
Une large gerbe brunâtre maculait le mur derrière le fauteuil. Le policier gisait dans son siège, arme au poing, le visage méconnaissable. Lucile sentit la nausée l’envahir et prit appui sur le mur. L’odeur luisante du sang emplissait la pièce d’un brouillard métallique. Elle respira bruyamment pour reprendre contenance et se focalisa sur Jordan. Allongé dans son lit d’hôpital, il avait les yeux ouverts et scrutait le plafond. Elle s’approcha de son chevet en tournant le dos au corps du policier. Quelques gouttes de sang avaient éclaboussé la peau mate du visage de Jordan. En le regardant de plus près, Lucile vit que ses yeux étaient parcourus de mouvements rapides, comme s’il avait été en train de lire un texte minuscule projeté au plafond. Lucile passa une main devant ses yeux en sachant pertinemment que c’était inutile. Elle essaya de faire abstraction de l’odeur lancinante qui brouillait ses pensées et tentait de s’immiscer dans les interstices de sa concentration.
Sa gorge se serra tandis qu’elle repensait aux années avec Jordan. Il avait été sa seule compagnie pendant plusieurs années. Jordan ne méritait pas de finir sa vie dans un lit d’hôpital.
— Jordan ? C’est moi. Est-ce que tu m’entends ?
Aucune réponse. Pas même l’ombre d’une réaction. Elle soupira.
Lucile posa sa main froide avec délicatesse sur l’avant-bras nu de Jordan. Celui-ci eut un mouvement de recul et se mit à souffler comme un bœuf. Jordan s’agita dans son lit en poussant des plaintes inarticulées. Lucile patienta quelques instants avant de rétablir un contact. Elle fit glisser sa main le long de son bras, jusqu’à saisir la sienne. Jordan l’agrippa et la serra si fort que Lucile commença à s’en inquiéter. Il relâcha la pression et, de sa main libre, Lucile essuya une larme qui dévalait son visage. Jordan retenait Lucile fermement, il semblait vouloir se rattacher à la seule chose qu’il pouvait appréhender. Elle traça un « L » sur la peau de son avant-bras, mais il avait déjà compris, elle le savait.
— Sors-moi de là ! s’exclama Jordan, son articulation hésitante trahissant sa surdité.
— Je reviens. Je vais chercher un fauteuil.
Lucile avait besoin de lui parler. C’était stupide. Peut-être parviendrait-elle à lui transmettre un semblant d’ondes positives de cette manière ? Elle comprima sa main, comme pour lui faire comprendre qu’elle n’allait pas l’abandonner une deuxième fois. Plus jamais.
*
Jordan était celui qui l’avait sauvée des griffes de Radius, et Lucile savait qu’elle ne s’en serait jamais sortie sans lui. Il était celui sans qui elle n’aurait jamais pu parvenir à ses fins. Sans son aide précieuse durant ces trois dernières années de cavale, l’intégralité de ses initiatives seraient restées au stade embryonnaire. Elle avait été contrainte de l’abandonner. Ç’avait été le seul moyen pour qu’il survive à sa blessure. Mais Lucile ne laisserait plus personne derrière elle. Qu’importe le Fléau !
Déterminée, elle trouva une réserve destinée au personnel soignant au bout du couloir. Elle entra sans ménagement et posa son sac trempé par terre. Les clés des placards se cachaient forcément quelque part… elle finit par mettre la main dessus. Sans réfléchir, Lucile fourra dans son sac tout ce qui lui paraissait utile : calmants, antidouleurs opiacés, morphine et dérivés, antibiotiques divers, tout y passa. Bandages, pansements, compresses et autres désinfectants vinrent bourrer son sac un peu plus, jusqu’à ce qu’il lui soit difficile de le refermer. Lucile déroba des paires de ciseaux et d’autres outils qu’elle trouva sur un comptoir, avant de les glisser dans les poches latérales de son sac.
Par la porte entrouverte, les bruits de pas d’un inconnu lui parvinrent du couloir. Il parlait fort, mais Lucile ne comprenait pas la teneur de ses propos. Elle referma silencieusement la porte et scruta par les fenêtres de la pièce qui donnaient sur le couloir. Un jeune homme d’une vingtaine d’années déambulait dans les corridors déserts, caméra à la main. Lucile l’observa discrètement par la fenêtre et le laissa passer. Le garçon semblait réaliser un reportage amateur sur l’hôpital en proie à l’anarchie la plus totale. Il était en pleine possession de sa vue et se déplaçait avec aisance dans le couloir. À sa façon de parler, Lucile supposa qu’il était sourd, mais elle prit tout de même ses précautions en sortant furtivement de la réserve avec un fauteuil roulant.
Malgré le fait qu’elle s’y soit préparée mentalement, Lucile ne put s’empêcher de regarder le mur recouvert de projections sanguinolentes dans la chambre d’hôpital de Jordan. Le policier avait préféré mettre fin à ses jours plutôt que de vivre cette damnation. Une vision d’horreur. Un cauchemar. Une sensation désagréable s’empara de sa mâchoire, et Lucile sentit qu’elle s’apprêtait à vomir. Elle regarda par la fenêtre en respirant à pleins poumons, sa tête se mit à tourner et le haut de son corps s’engourdit. L’odeur dans la pièce était insupportable, de sorte que Lucile décida d’ouvrir la fenêtre. Une rafale de vent humide lui fouetta le visage, mais la jeune femme parvint à se calmer et reprendre le contrôle au prix d’efforts notables. Elle laissa la fenêtre entrouverte et cligna des yeux pour chasser les larmes qui s’étaient amassées sur ses yeux violets.
Lucile reprit contact avec Jordan et lui fit palper les poignées du fauteuil roulant. Une balle dans le ventre… Elle n’avait aucune idée de la gravité de sa blessure ; elle savait encore moins s’il serait en mesure de se déplacer ou s’il aurait des séquelles. En conséquence, Lucile avait décidé de voir large en prenant le maximum de médicaments. Elle fut néanmoins rassurée de voir Jordan se redresser sans trop de peine et s’installer dans le fauteuil sans qu’elle ait besoin de soutenir son poids plus que de raison. Elle fouilla rapidement la pièce et ne trouva rien d’autre que des serviettes et des blouses de rechange. Elle attrapa quelques serviettes et les jeta de loin sur les genoux de Jordan qui sursauta avant de s’en saisir. Après un temps d’hésitation, elle décida de ramasser l’arme du policier et la glissa dans la poche de son manteau.
En face d’eux, les ascenseurs attendaient patiemment que le réseau électrique français ne se décide à tirer sa révérence. Une question de jours, peut-être moins. Derrière Jordan, Lucile posa une main délicate sur son épaule en attendant l’ouverture de la cage de métal. Il était plus que temps de quitter cet enfer.
Pour un autre.
Dans un silence absolu, le smartphone s’alluma sur la table basse. Il pivota de quelques degrés avant de se figer. Deux secondes plus tard, il reprit sa rotation sur la plaque vitrée de la table de salon, avant de s’arrêter aussi net. Curieux. Anthony savait que le réseau téléphonique rendait pourtant ses derniers souffles. Le manège saccadé du portable continua plusieurs secondes avant que Sylvia ne s’en saisisse.
Anthony la regarda porter le téléphone à son oreille et mettre ses lèvres en mouvement. À défaut de comprendre ce qu’elle racontait, il se concentra sur ses expressions faciales. Sylvia était jolie, et Anthony en prenait la pleine mesure maintenant que ses autres sens avaient décidé de le quitter. Elle lui rappelait Sina par certains aspects. Son cœur se serra, crut-il.
Le regard de Sylvia se perdait dans le vague. Anthony se désolait qu’il soit désormais si terne et vide d’expression. Ses yeux dépareillés s’agitaient de gauche à droite, ses lèvres de haut en bas, silencieusement. Anthony était hypnotisé par le spectacle muet. Lorsque les yeux de Sylvia se braquèrent par hasard sur lui, il détourna le regard, réflexe conditionné par une société qui n’existait désormais plus que dans ses souvenirs.
Si Lucile disait vrai, il s’estimait presque heureux. Garder la vue n’était assurément pas le pire cas de figure. Même si leur situation restait catastrophique, Anthony se considérait privilégié d’être en mesure de voir le monde extérieur.
Plus il y pensait, plus il se sentait coupable vis-à-vis de Luc, Raphaël et Anna. La meilleure amie de Lucile était allongée sur le canapé ; des larmes coulaient le long de ses tempes. La vision était devenue presque habituelle pour Anthony, qui n’osait prendre de ses nouvelles. Il ne savait comment communiquer efficacement avec elle. De toute façon, Anna se renfermait sur elle-même depuis des jours et se montrait réfractaire à ses tentatives de communication. Raphaël et Luc restaient généralement dans la pièce voisine et faisaient peine à voir. Anthony n’osait s’imaginer ce qu’ils traversaient. Chaque jour dans l’appartement de Sylvia était plus sinistre que la veille, et l’absence de Lucile rendait Anthony encore plus nerveux.
Pendant les derniers jours que Lucile avait perdus à localiser Jordan, Anthony avait eu tout le loisir de cogiter sur leur avenir proche. Il voyait mal comment leur groupe misérable aurait pu entreprendre un voyage jusqu’à Marseille, car telle était l’ambition de Lucile. Radius étaient pourtant des meurtriers et la France entière en était désormais convaincue, grâce aux efforts de Lucile et Jordan. Anthony était contre ce voyage insensé, mais il avait compris que la volonté de sa sœur prévaudrait sur la sienne et il était hors de question de la laisser partir seule.
Il devait cependant admettre que Radius avait dit vrai sur un point : Lucile était immunisée. Ils l’avaient même annoncé avant que le Fléau n’atteigne Lucile. Mais seraient-ils réellement capables d’élaborer un remède au Fléau sur cette simple base ? Anthony en doutait. Comment Lucile avait-elle pu accepter aussi facilement la demande de l’entreprise responsable du meurtre de leurs parents sans exiger la moindre garantie ou contrepartie ? Il l’ignorait…
Sylvia reposa le smartphone sur la table basse et son mouvement capta l’attention d’Anthony. Elle tâtonna afin de saisir le crayon à papier. D’un geste mal assuré, elle griffonna sur le tas de feuilles qu’Anthony avait mis à sa disposition. « Lucile en bas. Aide » déchiffra Anthony. Il articula une réponse en espérant ne pas avoir l’air d’un idiot aux oreilles de Sylvia.
Si on lui avait affirmé qu’un jour, il n’aurait plus rien ressenti par le biais de sa peau, Anthony aurait douté que cela puisse avoir lieu sans qu’il soit mort. L’absence totale de sensation tactile était déroutante à un point difficilement concevable. Anthony avait l’impression que l’intégralité de la surface de son corps était composée de tissu cicatriciel : lisse et insensible.
C’était pire que ça, en réalité. Il saisit la poignée de porte pour l’ouvrir, mais seuls ses yeux lui fournirent cette information. Peut-être que quelqu’un venait de lui planter un couteau dans le dos, il ne s’en serait pas rendu compte avant de se retrouver à terre. Il se retourna, comme pour s’en assurer. Sylvia demeurait sur sa chaise, immuable. Intarissable, Anna pleurait sur le canapé.
Anthony ne vivait désormais qu’à travers le cadre étroit de sa vision. Tout ce qui se situait à l’extérieur n’existait plus. Inexplicablement, il était encore capable de se mouvoir. Le jeune homme n’avait pas bougé de l’appartement de Sylvia depuis plusieurs jours, il descendit donc les escaliers en regardant bien où il posait les pieds, car même s’il leur ordonnait d’effectuer ces mouvements familiers, il n’avait aucune confirmation tactile que les marches accomplissaient leur rôle de support.
« Comment est-ce que je peux encore faire bouger mes jambes et marcher si je sens plus rien ? C’est tellement contre-intuitif… » pensa Anthony.
Il tenta de descendre quelques marches sans regarder ses pieds, mais le malaise s’installa immédiatement. Anthony eut l’impression que son corps n’existait plus. Au mieux était-il une caméra dépourvue de micro, flottant à plus d’un mètre quatre-vingt du sol. Un simple spectateur du film muet et oppressant qu’était devenue sa vie. Il baissa la tête pour remettre ses pieds dans son champ de vision, ce qui le rassura et lui permit de descendre le reste des marches presque normalement.
Sa main glissait sur la rambarde, mais il ne sentait rien. Il tourna la tête pour que sa main quitte le cadre, et il la souleva de la rambarde.
« J’arrive même pas à savoir si j’ai vraiment levé le bras… »
Il regarda à nouveau à droite pour se confirmer que l’ordre que son cerveau avait envoyé à son bras avait été correctement exécuté.
« Je vais devenir fou… » songea Anthony.
Au-delà de l’absence de sensation tactile, le fait même de ne pas savoir la position que prenait une partie de son corps l’angoissait. Même sans rien sentir, il aurait dû être capable de savoir comment était orienté son corps. En y réfléchissant, Anthony réalisa qu’il ne ressentait même plus la gravité. Ses jambes effectuaient leur travail, car c’était un mécanisme acquis depuis l’enfance, qui devait être si ancré dans son esprit et ses gènes que même l’absence de perception ne pouvait l’altérer. Est-ce que cela disparaîtrait également avec le temps ?
Il aperçut Lucile dans le hall de l’immeuble, elle poussait quelqu’un dans un fauteuil roulant. Anthony eut le plus grand mal à reconnaître Jordan Meyer, amaigri depuis la dernière fois qu’il l’avait rencontré près de Fontainebleau. Le trentenaire était trempé et recouvert d’une large serviette. Anthony s’approcha de sa sœur et la prit dans ses bras. Son cœur se flétrit : il ne ressentait rien. Physiquement, du moins. L’odeur de Lucile se noyait dans sa mémoire, le son de sa voix buvait déjà la tasse dans le torrent de ses souvenirs. En outre, il ne savait pas s’il la serrait mollement ou la broyait en miette. L’angoisse de l’étouffer le prit, aussi relâcha-t-il son étreinte.
Malgré tout, il se sentait bien en sa présence. C’était peut-être la dernière personne sur Terre que l’on pouvait réellement qualifier de « vivante ». Elle lui adressa un faible sourire et le regarda de ses yeux couleur améthyste. Anthony ne s’était pas encore parfaitement accommodé à cette teinte incongrue. Sans perdre de temps, elle fit un geste qui ne nécessitait pas l’usage de la parole : ils allaient devoir monter Jordan au deuxième étage. Anthony jura mentalement ; il existait encore en 2039 des appartements anciens dépourvus d’ascenseurs. Lucile caressa le bras de Jordan et le fit toucher Anthony. Perturbé, celui-ci se laissa faire et Jordan parut se calmer.
Meyer était sensible au toucher ? L’espace d’un instant, Anthony envia sa situation avant de réaliser qu’il devait vivre un enfer à l’intérieur. Anthony et sa sœur saisirent le fauteuil roulant. Les roues décollèrent du sol lorsqu’il accentua ce qu’il supposait être un effort. Une fois le fauteuil roulant bien en l’air, Anthony se concentra pour doser sa force : il rehaussait Jordan dès que cela lui semblait nécessaire. En face, Lucile peinait. Ils s’arrêtèrent sur le palier au milieu des escaliers et Jordan tapota derrière lui pour trouver la main de Lucile. Il marmonna :
— Je vais me lever. (Un instant en équilibre, il dut s’agripper à Lucile et son frère pour ne pas chuter.) Ça va, maugréa-t-il.
Anthony et Lucile le guidèrent jusqu’à la prochaine volée de marches, qu’il gravit sans trop de difficulté. Lucile souffla : rien que le retour de l’hôpital avait déjà été une épreuve en soi, que Jordan puisse marcher un peu la soulageait. Ils montèrent jusqu’au deuxième étage, mais Jordan parvint en haut des marches épuisé. Lucile dépassa Sylvia, alias Gamma, qui se trouvait sur le seuil de son appartement, et démarra son énumération :
— C’est nous. Je suis avec Antho et Jordan. Je ne suis pas suivie. Je ne suis pas blessée. On est trempés. Jordan est faible, mais il a l’air d’aller. Il n’a pas de vêtements. Je range son fauteuil roulant dans l’entrée. J’ai un sac rempli de médicaments. Je le pose dans l’entrée aussi.
De toutes ces informations que Gamma enregistra en silence, il manquait celle qui l’intéressait le plus.
— Tactile, compléta Lucile comme si elle avait entendu les pensées de Gamma.
Dans l’esprit de Lucile, Sylvia restait « Gamma », cheffe anonyme des Zaryas, microsociété secrète adoratrice de Lucile Arias, « la divinité descendue sur Terre pour sauver le monde du mal ». Lucile leva les yeux au ciel. Plutôt Lucile Arias, « l’adolescente lambda qui n’avait rien demandé à personne »… Les Zaryas qui se réunissaient encore quelques jours plus tôt dans les Catacombes étaient résolument de drôles d’oiseaux. Il fallait être un peu barré pour appartenir à cette communauté, Lucile s’étonnait donc chaque jour un peu plus du sérieux, de la retenue et de l’intelligence dont Gamma faisait preuve alors qu’elle accueillait prétendument le Messie chez elle, dans des conditions apocalyptiques.
Gamma regagna sa place avec une fluidité surprenante pour une non-voyante. Anthony, lui, se réinstalla sur le canapé qu’il avait quitté quelques instants plus tôt. Les yeux rougis et perdus, Anna s’était redressée en tailleur sur le canapé. Lucile s’approcha doucement d’elle et lui prit la main. Anna la serra et porta son autre main au visage de Lucile. Les larmes refluèrent dans ses yeux vitreux.
— Je vais chercher Luc et Raphaël, annonça Lucile d’un ton neutre.
— Ils sont dans ma chambre, lui répondit Gamma. Fais ce que tu peux. Moi, je ne sais plus quoi faire…
*
La chambre de Gamma était plongée dans la pénombre, mais Lucile n’eut aucun mal à distinguer les formes lumineuses de Raphaël et Luc sur le lit. Ils émettaient un infrarouge classique qui ne lui inspirait rien de particulier. En revanche, leurs ondes cérébrales étaient un fatras incompréhensible. Lucile perçut en Luc une désorientation intense, un désespoir si profond qu’il la blessa.
Sans savoir comment s’y prendre, Lucile chercha à établir le contact. Ce n’était pas faute d’avoir déjà essayé. Alors qu’elle se trouvait au milieu de la pièce, Raphaël se redressa brusquement sur le lit, faisant sursauter Lucile. La tête basculée en arrière, il huma l’air et parut se détendre quelque peu.
— Lucile ?
Raphaël avait crié son nom suffisamment fort pour réveiller un mort. Il agitait ses bras devant lui dans une tentative vaine de saisir quelque chose. Lucile se risqua à s’approcher et s’assit près de lui. Les mains de Raphaël heurtèrent son dos sans douceur et remontèrent jusqu’à ses cheveux. Il approcha son visage et renifla sa chevelure blonde avec insistance. Lucile se laissa faire, mais un long frisson la parcourut. À côté, Luc restait allongé sur le lit, inerte.
Aussi fort qu’elle le pût, Lucile s’efforça de lire et comprendre le message diffus qu’était la vibration cérébrale de Raphaël. Elle parvint à le faire se lever et marcher jusqu’au salon, avant de le faire s’asseoir aux côtés d’Anna. Lucile voulait le stimuler au maximum par leurs présences olfactives, mais elle était à court d’idées le concernant.
Durant les derniers jours, elle avait développé un moyen sommaire pour communiquer avec Anna : elle traçait des lettres sur la partie intérieure de son avant-bras. La technique s’était révélée laborieuse dans un premier temps, mais Anna était désormais familiarisée avec cette méthode. Elle émettait généralement des petits « Hm » de confirmation ou d’approbation lorsque Lucile lui parlait de cette manière.
Il fallait désormais tout apprendre à Jordan… Ce n’est qu’au prix de plusieurs heures qu’elle parvint à lui faire comprendre dans quelle situation sensorielle se trouvait chacun d’entre eux – et donc qu’il partageait le même mal qu’Anna –, qu’elle était elle-même immunisée et qu’elle comptait partir dès le lendemain pour Marseille, maintenant qu’il se trouvait parmi eux.
Lucile ne savait pas si elle devenait plus concise et directe ou si ses amis se montraient de plus en plus réceptifs, mais leurs communications se révélaient plus efficaces que durant ces derniers jours. Lucile sentit le moral d’Anna remonter fébrilement. Gamma, Lucile et son frère s’en félicitèrent, mais au fond, Lucile savait qu’elle ne faisait que repousser le problème de Luc.
*
L’idée de boîte noire était une Vue de l’esprit, dans la mesure où la notion de noir n’était utilisée que par les voyants, ce qu’il n’était plus. Tout comme une chambre anéchoïque où seuls les entendants peuvent faire cette expérience dérangeante du silence absolu, lui en était incapable, tout Ouïe qu’il était. Une simulation exceptionnelle de l’apesanteur, une lévitation parfaite dans le vide sidéral empêchaient l’existence du moindre frottement, prévenaient le moindre atome de Toucher sa peau pour l’informer d’une quelconque température. Une anosmie qui sentait bon les années deux mille vingt amputait son sens restant de son frère siamois indissociable qu’on appelait Odorat.
Le Goût, voilà donc ce qu’il restait dans cette cage de vide, dépourvue de volonté, qu’était le corps de Luc. Il y avait le goût de Raphaël, pas très loin. L’ancien Luc l’aurait certainement vanné en lui demandant comment il connaissait le goût de Raphaël, mais l’ancien Luc avait été démembré par la violence du souffle du Fléau. Il n’avait plus le goût de rire.
Il y avait aussi le goût de Lucile, là. Plus léger. Suave. Il s’en approcha. Pas assez marqué pour que ce fût elle, assurément. Pour être exact, l’arôme de Lucile recouvrait quelque chose de très désagréable, huileux et âcre. Dieu sait comment, Luc comprit qu’il s’agissait d’une arme à feu. Son âme plongea dans les abîmes d’un désespoir sans fond. Était-ce donc tout ce qu’elle avait pu trouver ? N’était-il donc rien d’autre pour elle qu’un poids mort, qu’un boulet à son pied ? Ce qu’il restait de Luc fut balayé par la violence de la froideur de Lucile. Il n’avait plus le goût de vivre. Pas même la volonté de refuser la porte de sortie ignoble que Lucile Arias venait de lui offrir. Qu’elle aille au diable. Ils se retrouveraient en enfer.
*
L’impuissance, pensa-t-elle. C’était donc ça, le goût qu’elle avait en bouche. De Luc, lui si jovial et amusant, il ne restait qu’une enveloppe charnelle sans aucune volonté. Lorsque Lucile se concentrait trop longtemps sur ses ondes cérébrales, elle ne visualisait rien d’autre qu’un terrain vague, recouvert d’une brume noirâtre au goût de rouille. Sa perception du monde extérieur semblait être limitée au domaine gustatif, par élimination des autres hypothèses. Luc ne pouvait ni se mouvoir ni percevoir son environnement. S’il avait continué à essayer de parler dans un premier temps, il n’émettait désormais que des plaintes incohérentes qui déchiraient le cœur de Lucile.
Assise sur le fauteuil, Lucile broyait du noir. L’anxiété était palpable dans l’appartement, car chacun savait qu’elle comptait les emmener avec elle aux laboratoires Radius. Mais le groupe d’amis faisait un piètre spectacle. Ils étaient trop nombreux pour une seule voiture, et se rendre à Marseille autrement que par la route était devenu impensable. Mais elle ne laisserait personne derrière elle, Lucile se l’était promis.
Tandis qu’elle visualisait et retournait les options qui s’offraient à eux, un pic intense d’activité cérébrale l’éblouit presque. Elle plissa les yeux et braqua son regard vers la porte entrouverte de la chambre de Gamma. Le déluge bouillonnant d’émotions négatives fut tel que Lucile sentit des larmes monter à ses yeux.
Une détonation la fit hurler. Gamma se jeta au sol instinctivement, les mains sur les oreilles. Un sifflement suraigu vrilla les tympans de Lucile, qui imita Gamma et se coucha au sol en entraînant Anna avec elle. Perplexe, Anthony porta une main à sa ceinture et se saisit de l’arme à feu que Lucile lui avait laissée avant de partir pour l’hôpital.
En voyant l’arme de poing qui avait appartenu à Jordan, Lucile fut prise d’une sensation de culpabilité indicible. Son cœur manqua un battement supplémentaire lorsqu’elle ne distingua pas la deuxième arme métallique qui aurait dû se trouver dans la poche de son manteau de pluie. Elle se précipita dans la chambre, d’où était venu le coup de feu.
Le matelas s’imbibait de sang rumin, cet infrarouge à la frontière du spectre visible dont le nom s’était imposé à Lucile des années plus tôt. Du visage de Luc renversé en arrière sur l’oreiller, il ne restait qu’une forme vaguement discernable, sanguinolente. Au seuil de la porte, Lucile contempla la scène quelques secondes, interdite, incapable d’articuler une pensée cohérente. Les taches infrarouges sur le mur s’estompaient progressivement, ne laissant que le carmin du sang de Luc refroidissant sur le papier peint.
En silence, Lucile retourna s’asseoir sur le canapé. Le temps paraît ne plus exister. À côté d’elle, Anna s’agite, elle a dû ressentir la détonation. À travers la vitre, les nuages gris bouillonnent plus fort encore que l’esprit tourmenté de Lucile. Les gouttes de pluie s’agglomèrent au sol pour monter en flèche vers les cieux. Ou peut-être est-ce l’inverse. Ça n’a pas d’importance. Anna tâtonne avant de la serrer dans ses bras, paniquée. Pourtant, elle ne sait pas encore. Ses mains palpent le visage de Lucile, comme animées d’une volonté propre. Puis ses doigts effarouchés entrent en contact avec les larmes qui dévalent ses joues.
— Lucile ? cria Sylvia. Qu’est-ce qu’il se passe ? Lucile ?