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Une rock star légendaire. Sa première partie ambitieuse. Un duo qui changera leurs vies à jamais.
Les Lady Kings et leur chanteuse, Lana Lynch, ont disparu des projecteurs depuis la mort tragique de la partenaire de Lana il y a dix ans. Aujourd’hui, elles sont prêtes pour un retour en force, mais doivent embarquer un groupe de jeunes talents branchés pour assurer leur première partie.
Cleo Palmer et son groupe, The Other Women, n’en reviennent pas : ils vont partager la scène avec leurs idoles de toujours, les légendaires Lady Kings—et surtout Lana Lynch, icône queer absolue.
Mais lorsque Lana propose à Cleo de chanter chaque soir un duo sensuel avec elle, cette dernière se retrouve confrontée à bien plus que ce qu’elle avait imaginé.
Sur scène, l’alchimie entre Lana et Cleo est électrisante. Pourtant, leurs différences d’âge et d’expérience de vie, sans oublier les tensions au sein des groupes, compliquent les choses.
Lana et Cleo parviendront-elles à transformer leur connexion scénique en une véritable histoire, une fois les projecteurs éteints ?
Harper Bliss, autrice best-seller de romances lesbiennes, vous offre une romance captivante entre une rock star et une jeune chanteuse, où la passion sur scène pourrait bien se muer en amour authentique…
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Seitenzahl: 344
Veröffentlichungsjahr: 2025
1. Lana
2. Cleo
3. Lana
4. Cleo
5. Lana
6. Cleo
7. Lana
8. Cleo
9. Lana
10. Cleo
11. Lana
12. Cleo
13. Lana
14. Cleo
15. Lana
16. Cleo
17. Lana
18. Cleo
19. Lana
20. Cleo
21. Lana
22. Cleo
23. Lana
24. Cleo
25. Lana
26. Cleo
27. Lana
28. Cleo
29. Lana
30. Cleo
31. Lana
32. Cleo
33. Lana
34. Cleo
35. Lana
36. Cleo
37. Lana
Un message de Harper
À propos de Harper Bliss
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Sans Joan à mes côtés, c’est comme si je me lançais dans cette aventure amputée d’un membre ou, pire, une corde vocale arrachée. Je ne me sens pas entière, comme privée de mon essentiel. Ce n’est pas pour rien que notre nouveau single s’appelle The Better Part of Me.
— Je suis hyper excitée, s’exclame Billie. Let’s go !
Les Lady Kings ont recruté Billie pour remplacer Joan il y a presque un an. Je devrais m’être habituée à elle. Dans un sens, c’est le cas, mais à bien d’autres égards et en toute partialité, elle ne sera jamais Joan, la meilleure guitariste qui n’ait jamais foulé cette terre et aux doigts les plus agiles qui soient, je suis bien placée pour le savoir.
Le fossé qui subsiste entre Billie et moi sera bientôt comblé par la tournée que nous sommes sur le point d’entamer. Un périple de deux mois à travers le pays, ça vous rapproche. Toutes les barrières sont sur le point de sauter, mais avant cela nous devons jeter un coup d’œil à notre première partie, The Other Women, et la représentation que le groupe va donner chaque soir. Ces filles ont intérêt à être à la hauteur. Je ne suis pas venue là uniquement pour assister à une répète. Les Lady Kings sont ici pour assister à une véritable performance.
Notre tour manager, Andy, nous accueille à l’entrée du Hollywood Bowl. Le premier concert de la tournée de retrouvailles des Lady Kings, si je puis dire, se jouera à domicile. Je ne saurais dire combien de fois nous nous sommes produites dans cette salle. Pour les Other Women, ce doit être la première. J’essaie de me souvenir de mon tout premier concert sur cette scène, en vain. Cela remonte à trop loin. Bien des années se sont écoulées et il s’est passé trop de choses depuis… comme la mort de notre guitariste.
La majeure partie de l’équipe est là. Certains nous accompagnent depuis des décennies, d’autres me seront bien assez tôt familiers.
Nous venons à peine de prendre place dans nos sièges que ça s’active sur scène. Le groupe ne veut pas nous faire attendre. Bien. J’ai des attentes à la fois élevées et faibles. Je n’aurais pas choisi les Other Women comme première partie, mais d’après notre maison de disques, ce choix est des plus logique. À vrai dire, je ne sais même pas pourquoi nous avons besoin d’une première partie. Nous sommes les Lady Kings, nom d’un chien. Quand j’entre en scène, la foule devient bouillante en une fraction de seconde. J’ai toujours su comment enflammer un public. C’est mon métier, ce que je sais faire. Or, les temps changent, et les Lady Kings n’ont pas tourné depuis près de dix ans.
Nous voilà donc devant les Other Women. Nous nous étions préparées. Nous avons regardé leurs clips sur YouTube. Nous avons écouté en boucle leurs morceaux sur Spotify. Nous avons épluché leurs photos, lu leurs biographies.
Roy, le manager qui nous suit depuis notre formation, au début des années quatre-vingt-dix, nous a dit :
— Le fait est que vous pourriez avoir besoin d’elles plus qu’elles n’ont besoin de vous.
— Ça reste à voir, a répondu Deb, notre batteuse.
— Ça file un coup de vieux.
Sam, notre bassiste, regarde la scène tandis que les Other Women prennent place.
— Quel âge ont ces gamines, déjà ?
— Elles ont la vingtaine, répond Billie. Et un énorme fan-club.
— Bonsoir ! lance la chanteuse dans le micro, avant d’être accueillie par une vague de réverbe qui transperce les tympans.
Elle recule et attend que l’un des techniciens du son lève le pouce.
— On la refait.
Si elle est intimidée de voir que tous les membres actuels des Lady Kings et leur équipe ont les yeux rivés sur elle depuis le premier rang du Hollywood Bowl, par ailleurs vide, elle le cache bien.
— C’est un honneur de jouer pour les reines du rock ce soir. Merci de nous emmener en tournée. On vous promet de ne pas vous décevoir.
— Et courtoises avec ça, marmonne Sam à mon oreille. Je savais pas qu’on pondait encore des jeunes comme ça.
— Elles le sont plus qu’on l’était à leur âge, déclare Deb. Ça, c’est certain.
Je les laisse parler, le regard braqué sur Cleo Palmer, la chanteuse. Bien que nous n’ayons rien de semblable, elle me rappelle moi, il y a bien longtemps, quand les Lady Kings ont pris d’assaut la scène musicale. Quand le public ne pouvait se passer de nous. Quand les agents de sécurité devaient former un bouclier humain autour de nous après chaque concert pour que nous puissions passer de l’entrée des artistes au bus de tournée sans être harponnées par des groupies hystériques. Une époque révolue.
Nos fans ont vieilli avec nous et, apparemment, de nos jours, la rencontre avec le groupe fait officiellement partie du package quand on achète un billet pour le concert. Je suis curieuse de voir comment cela se passera une fois que la tournée aura commencé.
— Vous connaissez peut-être ce premier morceau, annonce Cleo. Il s’appelle Like No One Else.
— Je rêve ! s’exclame Sam.
— Le culot de ces mômes, ajoute Deb.
— Ils vous roulent dans la farine avec leur courtoisie de façade, renchérit Billie.
Je ne peux que pouffer de leur effronterie.
Like No One Else ! C’est juste notre morceau le plus emblématique, notre plus grand succès. Notre première partie commence par une reprise. Je ne sais pas si je dois être flattée ou outrée.
— Y a intérêt à ce que ce soit bien ! leur lance un membre de l’équipe.
Les Other Women répondent par les premiers accords de notre morceau.
— Est-ce qu’elles sont toutes des femmes, au moins ? J’entends dire derrière moi. Pour moi, la bassiste ne ressemble pas à une fille. Et, en y réfléchissant bien, cette batteuse…
Une voix féminine les fait taire. Même quand on fait partie d’un groupe composé exclusivement de femmes, on doit parfois faire fermer son clapet aux hommes de son entourage.
Je remarque à peine la bassiste, la batteuse, ou la guitariste des Other Women, qui joue un riff avec un panache que Joan aurait approuvé. J’ai les yeux rivés là où il le faut. Le sentiment que j’ai eu quand j’ai découvert les Other Women se voit confirmé. Cleo Palmer est née pour la scène. Je serais incapable de détourner le regard, même si je le voulais. Sa présence, la façon dont elle se sert de sa voix, la façon dont son corps se contorsionne contre le pied du micro, la note aiguë tenue de façon spectaculaire à la fin du refrain. Tout est là, et cela retient toute mon attention.
C’est indéniable, Cleo Palmer est une star. Il se peut que Roy ait eu raison. C’est peut-être nous qui avons la chance de tourner avec elle et non l’inverse.
Quand le morceau se termine, elles ont déjà conquis tous ceux qui composent le petit public de ce soir.
— Putain, elles sont douées, s’exclame Billie, bluffée.
— Je confirme, dis-je, tandis qu’une idée germe dans ma tête.
Puisque nous partons en tournée avec les Other Women, avec une fille comme Cleo Palmer, autant en faire bon usage.
Ouvrir le bal avec le plus grand succès des Lady Kings était un choix audacieux. Je ne me suis pas lancée dans le métier pour être une gentille fille et ne faire que ce que l’on attend de moi, bien au contraire. Et, quel pied de regarder Lana Lynch droit dans les yeux pendant que je chantais cette chanson à pleins poumons ! J’ai eu des années de pratique. Quand nous avons formé le groupe, Like No One Else a été le premier morceau que nous avons appris à jouer, même si c’est la première fois que nous le jouons devant un public. J’espère que Lana a été impressionnée.
Je lui jette un dernier regard, laissant la dernière note de notre set s’éteindre dans ma gorge. Nous n’avons plus l’habitude de jouer pour un public aussi restreint. Or, il se rattrape par un tonnerre d’applaudissements. Lana frappe dans ses mains, les bras levés. Je rêve ou elle vient de m’adresser un hochement de tête approbateur ? Je ne vais pas tarder à le savoir.
— Merci, tout le plaisir est pour moi, je lance à l’auditoire. J’ai hâte de rejouer ici dans quelques jours.
Deux doigts sur le front, je leur adresse un salut militaire et quitte la scène.
Dans les coulisses, je suis rejointe par les membres de mon groupe.
— C’était mortel ! s’exclame Daphne. Tu as tout déchiré.
Je frappe dans la main de notre guitariste, Tim et Jess à sa suite.
— Tu crois qu’on les a impressionnées ?
Vu le sourire en coin de Tim, ce n’est pas une question.
— Grave !
— Cleo ?
Je me retourne.
— Lana aimerait te parler, m’annonce Roy, le manager des Lady Kings. Quand tu auras une minute.
— Madame veut te voir, me taquine Daphne. Tu ferais mieux ne pas la faire attendre.
— Pff, gémit Jess.
Elle a toujours eu le béguin pour Lana Lynch.
— Viens avec moi, je lui propose.
Jess pousse un soupir pour se reprendre.
— On part en tournée avec elles. Je devrais réussir à avoir mon petit moment à moi avec Lana.
— Va ! m’encourage Tim. Tu as dû lui en mettre plein la vue.
Je suis Roy jusqu’à la scène où Lana est entourée des autres membres de son groupe. Ce ne sera donc pas un tête à tête.
— Bien joué, me félicite Billie, la nouvelle guitariste des Lady Kings, le pouce levé.
— Je peux te voir une minute ?
Même lorsqu’elle parle, Lana a une voix grave et rocailleuse.
— Bien sûr.
— Quelle audace !
Nous montons quelques marches.
— Commencer par Like No One Else.
— C’était un hommage, évidemment.
Quand je m’adresse à Lana Lynch, je me fiche de passer pour la fan absolue. Tous les membres de mon groupe citeraient les Lady Kings comme l’une de leurs influences.
— Vous lui avez fait honneur et ça m’a donné une idée.
Lana s’appuie sur un banc.
— Merci.
C’est surréaliste de savoir que nous allons tourner avec nos idoles. Nous nous préparions à faire une tournée en tête d’affiche avec notre propre première partie, mais nous y avons volontiers renoncé pour avoir la chance de tourner avec les Kings. Toutes les quatre, à l’unanimité, sans hésiter la moindre seconde.
— Tu as peut-être entendu parler de ce duo que j’ai fait avec Isabel Adler, poursuit Lana.
— Le single tant attendu de ton retour.
J’essaie de garder mon sang-froid. Depuis sa sortie, j’ai écouté en boucle I Should Have Kissed You, ce que je n’aurais jamais pensé faire avec une chanson avec Isabel Adler.
— Je l’adore.
— Oui. Et donc, pendant la tournée, que dirais-tu que toi et moi, on la chante ensemble ?
Lana me fixe de son regard sombre.
— T’es sérieuse ?
— Oui.
Elle bat des cils une fois.
— D’accord, enfin, si tu penses que je suis à la hauteur.
Il ne reste plus grand-chose de l’audace dont j’ai fait preuve plus tôt.
— Bien.
Elle plonge les mains dans ses poches.
— Je ne te l’aurais pas proposé si je ne t’en croyais pas capable.
— Merci. Je suis partante.
— Il va falloir qu’on répète à fond. La tournée commence dans trois jours. Je dois en parler au groupe, mais je me disais qu’on pourrait l’ajouter au rappel. Histoire que les gens rentrent chez eux avec de bonnes vibes !
De bonnes vibes lesbiennes, suis-je à deux doigts d’ajouter, mais je me retiens. J’ignore pourquoi. Je suis sûre que je pourrais dire une chose pareille à Lana. Seulement, je ne la connais pas très bien, du moins pas encore.
— Oui, je renchéris à la place de tout ce à quoi je pense.
Je peux difficilement me reprocher d’avoir des étoiles dans les yeux. Lana Lynch et les Lady Kings sont des légendes du rock, et non seulement mon groupe va assurer la première partie de leur concert, mais je vais aussi monter sur scène avec Lana.
— Tu peux venir chez moi demain ?
Si Lana est excitée à cette idée, elle ne laisse rien transparaître. Il faut dire qu’elle a la réputation d’être d’un calme olympien dans les circonstances les plus folles.
— On fera d’abord quelques essais sans le groupe. On verra si nos voix s’accordent.
On dirait qu’elle a décidé cela sans en parler aux autres membres des Kings.
— Ça va de soi. Ton heure sera la mienne.
Tant pis pour le milliard de trucs que j’ai à faire avant de quitter la ville pour deux mois, je bouclerai tout en moins de temps que prévu. Outre le fait que je veuille partir du bon pied avec Lana, je serais prête à tout annuler pour avoir la chance de chanter durant quelques heures avec elle.
— Roy te donnera toutes les infos. Merci, petite.
Petite. Et moi qui commençais à nous considérer comme des égales.
— Tu as du talent. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.
Purée. Voilà que je me mets à rougir. Fait chier, cette peau d’Irlandaise. La dernière chose que je voulais, c’était de rougir devant Lana Lynch. Heureusement, la nuit est tombée et l’endroit où nous nous trouvons n’est pas très bien éclairé.
— Merci, je balbutie.
Lana acquiesce d’un hochement de tête et s’en va.
J’ai beau respirer un bon coup, je ne me suis toujours pas remise de mes émotions quand je rejoins les membres de mon groupe. Je leur rapporte la proposition que Lana m’a faite.
— J’hallucine ! s’exclame Jess. Pourquoi je n’arrive pas à chanter comme toi, nom de nom ?
Jess s’est toujours refusée à jurer avec nous.
— Putain, tu vas monter sur scène avec elles !
Tim saute pratiquement de joie.
— C’est pas encore fait, je tempère. C’est plus une audition qu’autre chose d’aller chez Lana demain.
— Allons, Cleo, dit Daphne. Lana sait ce que tu es capable de faire avec ta voix. Tu as dû l’impressionner ce soir. C’est pour ça qu’elle te l’a demandé. Et puis, elles seraient bêtes de ne pas mettre ce morceau sur leur set list. Elle est en tête du classement depuis des mois. C’est probablement pour cette raison qu’elles repartent en tournée.
— On verra bien.
Je bouillonne d’impatience. J’ai hâte d’être à demain.
— Ce soir, je paie ma tournée. Allez, venez.
Nous nous rendons dans notre bar préféré de Silver Lake, où j’avale bien trop de shooters pour tenter de noyer ma nervosité.
— Je n’ai que cinquante-quatre ans, fais-je remarquer à Roy au téléphone. Je n’en suis qu’à la moitié du second acte.
Avec la vie que j’ai menée, et sachant depuis la mort soudaine de Joan à quel point elle peut être fragile, j’exagère un peu, mais quand on veut faire passer un message à son manager, c’est comme ça qu’on doit procéder.
— Tout de même, me répond Roy.
Au loin, la sonnette de la porte d’entrée retentit.
— Les biopics d’artistes font fureur ces temps-ci. Et Faye Fleming a exprimé son intérêt pour jouer ton rôle. Ça pourrait être génial.
— Ce n’est vraiment pas le bon moment, si tu veux mon avis.
— Je t’envoie le scénario quand même. Il est dément, Lana. Je n’essaierais pas de te convaincre d’accepter si c’était de la merde.
On frappe à la porte.
— Oui, je réponds.
— Super, lance Roy dans le haut-parleur.
— Ce n’est pas à toi que je m’adressais, Roy. Quelqu’un vient d’arriver. Je dois te laisser.
La porte s’ouvre, et mon assistant, Logan, apparaît sur le seuil. Je lève un doigt pour lui signaler que ma conversation téléphonique sera terminée dans une minute.
— Emporte le scénario en tournée. Lis-le au lit, comme tu aimes le faire.
— Je suis plus fiction.
Ma vie n’en est pas une, et ce n’est pas en lisant une version hollywoodienne de celle-ci que je me détendrai après un concert.
— On en reparlera plus tard.
Sans plus de cérémonie, Roy raccroche.
— Cleo Palmer est là.
La voix de Logan est beaucoup plus aiguë qu’à l’ordinaire.
— Super.
Je leur fais signe d’entrer. Un peu de chant me remettra d’aplomb et me fera oublier ce film, qui est la méthode hollywoodienne par excellence pour tirer profit de mon chagrin. Or, je ne laisserai personne s’offrir en spectacle la mort de Joan, un autre moyen de générer du fric. Toutes les Faye Fleming du monde ne parviendront pas à me faire changer d’avis sur ce point, même si je dois admettre qu’il est plutôt flatteur de voir qu’une actrice comme Faye veut jouer mon rôle.
— Salut !
Cleo m’adresse un signe timide de la main.
— Merci beaucoup de m’avoir invitée dans ta si jolie maison.
Où est passée la jeune femme qui, hier soir, a fait trembler la scène à tel point que tous les spectateurs ont été renversés ?
— Ça va, Cleo ?
Je scrute son visage. Ses yeux sont un peu rouges, et de sombres demi-lunes les soulignent, un regard que je connais bien pour l’avoir vu dans le miroir tout au long des années quatre-vingt-dix.
— Longue nuit ?
— On a pris une cuite sans la voir venir hier soir, mais je vais bien.
— Logan, j’interpelle mon assistant, qui s’attarde près de nous, peux-tu nous apporter une grande quantité d’eau, s’il te plaît ?
— Tout de suite.
— Ce serait un euphémisme de dire que Logan est fan des Other Women.
Je décoche un sourire à Cleo.
— D’ailleurs, merci d’être venue. Je sais que ça peut être un peu intimidant de se présenter seule chez moi.
— Et d’essayer de chanter cette chanson avec toi.
Cleo glousse comme une écolière nerveuse. Si elle est comme moi, sa nervosité fondra comme neige au soleil dès qu’elle aura un micro entre les mains.
— On s’y met ?
La tournée commence dans deux jours. Nous n’avons pas de temps à perdre.
— Je ne cherche pas la perfection, d’accord ? Loin de là. On s’améliorera au fur et à mesure de la tournée.
La partie d’Isabel Adler dans cette chanson ne représente pas un tour de force vocal, elle ne peut plus chanter comme avant. Ce qui compte, c’est l’intention, le ton et le souffle. La musicalité pure du minimalisme. La façon dont elle ne s’efforce pas d’égaler la puissance de ma voix. Le contraste entre nous deux. Cleo va devoir baisser considérablement le ton.
— J’ai été surprise que tu me proposes ça. Ma voix n’a rien à voir avec celle d’Isabel Adler.
— Hmm, je marmonne, avant de hocher la tête.
Joan aurait été parfaite pour chanter la partie d’Isabel. Seulement, Joan n’est pas là.
— Ne cherche pas à lui ressembler. Tu as raison, ta voix est différente de la sienne, mais elle l’est aussi énormément de la mienne, c’est pour ça que ça devrait fonctionner à merveille.
Je la conduis jusqu’à l’angle de la pièce où se trouvent plusieurs instruments, même si nous n’en aurons pas besoin aujourd’hui.
Logan revient avec cinq bouteilles d’eau.
— Ça devrait t’aider, assure-t-il à Cleo. Si tu as besoin d’autre chose, dis-le-moi. Je suis là pour toi.
Cleo lui sourit, ressemblant déjà un peu plus à son personnage de scène qu’il y a quelques minutes.
— Merci, Logan. C’est gentil.
— Je pense que ça ira.
D’un clin d’œil, je congédie Logan.
— J’ai les paroles imprimées ici.
Je tends une feuille de papier à Cleo, ainsi qu’une bouteille d’eau.
— Je les connais par cœur, assure-t-elle, mais c’est toujours bien de les avoir sous les yeux.
Cleo porte une salopette en jean qui est, j’en suis certaine, passée de mode il y a des décennies. Encore un de ces trucs qui sont revenus à la mode sans que je m’en aperçoive. En dessous, elle porte un haut rose pâle qui, curieusement, ne détonne pas avec la couleur de ses cheveux, à mi-chemin entre le blond et le roux. La tête renversée, la gorge offerte, elle boit goulûment la bouteille d’eau et n’a rien d’une rock star. Elle ressemble davantage à une de ces starlettes de la pop dont l’image et la musique ont été fabriquées de bout en bout par une maison de disques, qui espère s’en mettre plein les poches pour avoir associé le style de personne qu’il fallait à une chanson accrocheuse et surproduite.
— Vous avez été fantastiques hier soir. J’ai hâte de partir en tournée avec ton groupe.
Je m’assieds sur un tabouret à côté d’un des pieds de micro.
— Je te remercie. Ça me touche beaucoup venant de toi.
Les joues de Cleo rosissent très légèrement, comme si son rougissement se limitait à un petit cercle, juste sous ses pommettes. Cela lui redonne bonne mine. C’est peut-être cette image que les groupes de rock veulent donner de nos jours, des jeunes gens pleins de vertu et de bonnes vibes. Les temps ont bien changé par rapport à notre âge d’or. Le public accorde de l’importance à d’autres choses.
— Tu es d’accord pour faire quelques essais a cappella ? Histoire de s’imprégner un peu de l’énergie de l’autre ?
— Tout ce que tu voudras.
La voilà, cette lueur dans ses yeux qui perce le masque de la fille timide. Encore une trace de la jeune femme qui est montée sur scène hier soir. Il faut dire aussi que Cleo est là sans son groupe, sans ses renforts.
Elle penche la tête.
— Je peux te demander un truc ?
— Bien sûr.
— Tu étais nerveuse à l’idée d’enregistrer cette chanson avec Isabel Adler ?
— Nerveuse ? Non.
Quand il s’agit de chanter, de se produire sur scène, la nervosité n’a jamais cours chez moi. J’ai rencontré beaucoup d’artistes qui avaient un trac terrible avant un concert. Je n’en fais pas partie.
— Pas pour le chant, en tout cas, je corrige. J’appréhendais de la rencontrer. Avec tout ce qu’elle a traversé…
— Toi aussi, tu as traversé beaucoup de choses.
Le bon moyen d’ébranler mon calme apparent. Je jette un coup d’œil au mur opposé, où la guitare préférée de Joan, une Gibson Les Paul, est accrochée telle la pièce maîtresse d’un musée, sans trop savoir quoi lui répondre.
— Ça s’entend dans ta voix, surtout dans cette chanson, poursuit Cleo. C’est peut-être parce que c’est un duo.
— Peut-être.
Un sourire aux lèvres, je regarde Cleo qui s’est installée confortablement sur le tabouret à côté de moi. Je l’aime bien. Peut-être que je pourrais être sa mentore, ou un truc dans le genre, non pas qu’elle en ait besoin.
— Je suppose que tu connais la mélodie ?
— Je connais cette chanson comme si je l’avais écrite.
Cleo range avec ostentation la feuille de papier qui contient les paroles.
— On y va ?
Elle se tourne vers moi et me regarde droit dans les yeux.
Pour la première fois depuis longtemps, je sens mes joues rougir, prise au dépourvu par une bouffée de chaleur inattendue.
Je chante cette chanson comme jamais, et je le sais. C’est ce que je fais le mieux et c’est un pur régal d’avoir Lana Lynch à mes côtés. Et dire que j’étais nerveuse avant de venir ici ! Des milliers de personnes paient cher pour me voir faire ce que je fais en ce moment même. Seulement, dans cette pièce, il n’y a que Lana et moi, et elle s’y connaît, elle aussi, en chant. Sa voix est tellement sensuelle et grave, comme une note de basse mélodieuse qui vous frappe sans relâche en pleine poitrine, un son auquel je suis devenue accro il y a longtemps.
— Peut-être qu’on devrait aussi la faire a cappella pendant la tournée, je suggère, après que nous avons chanté I Should Have Kissed You à quelques reprises et trouvé un groove incomparable, comme si nous étions faites pour l’interpréter ensemble.
— Je n’en suis pas si sûre, conteste Lana, prenant très au sérieux ma remarque. Je pensais en faire le dernier morceau du set et je ne devrais peut-être pas exclure le groupe.
— Oh, bien sûr que non ! Ce n’était qu’une idée. J’ai parlé sans réfléchir. Ça m’arrive parfois.
— J’apprécie ta contribution. Et, tu as raison. Ça sonne bien sans accompagnement musical, mais on devrait au moins l’essayer avec le groupe, parce qu’on va la faire cette chanson, c’est clair. Si tu es partante. Tu ne pourras pas aller faire la fête avec les membres de ton groupe dès la fin de ton concert.
— Et manquer ne serait-ce qu’une seconde de votre concert ? Jamais de la vie !
Lana ne sait probablement pas ce que son groupe représente à mes yeux. De toute évidence, elle n’est pas du genre à papoter, à voir la façon dont elle m’a fourré un micro dans les mains alors que je venais à peine de franchir la porte. Elle agit comme une femme qui court après le temps. Tiens ! Ça pourrait faire une bonne ligne de couplet, mais je peux difficilement la noter maintenant, surtout quand j’ai la chance de pouvoir discuter avec Lana Lynch.
— C’est la même chose tous les soirs.
— Oui, mais quand même.
Je lui adresse un grand sourire.
— On en reparlera dans quelques semaines, me fait-elle.
— Sérieusement, Lana, c’est vraiment un honneur pour moi de chanter avec toi. Je suis fan des Lady Kings depuis que je suis haute comme trois pommes. J’ai toujours écouté vos morceaux. Si les Other Women existent, c’est en grande partie grâce à vous. On veut devenir comme vous quand on sera grandes, si tu vois ce que je veux dire.
Je n’ajoute pas que nous aurions pu tourner en tête d’affiche au lieu de jouer en première partie. Cela n’a pas d’importance. Il n’y a pas plus grand rêve que de le faire pour les Lady Kings.
— Merci.
Lana sourit à peine. Même à son âge, elle reste beaucoup trop cool pour ça.
— C’est gentil de ta part.
— C’est la vérité.
— Vu le nombre de bobards débités dans ce milieu, ça fait plaisir à entendre, insiste Lana.
— On a vraiment hâte de partir en tournée.
— Nous aussi, même si l’on est un peu rouillées. Ça fait longtemps qu’on n’a pas tourné et, deux mois, c’est long quand on est loin de chez soi.
— C’est pas comme ça que je vois les choses. Cette tournée, c’est un immense cadeau pour nous, mais je comprends que ce soit différent pour vous.
— Hmm.
Lana semble en avoir assez des bavardages.
— Tu es d’accord pour qu’on prenne une petite photo pour Insta ? Notre manager a insisté.
Jess va sauter au plafond, même si elle sera sûrement un peu jalouse aussi. Elle aura bien l’occasion de prendre des selfies avec Lana Lynch. À cet égard, deux mois, c’est long.
— J’imagine que ça fait partie du marché de nos jours, soupire Lana. Billie est sur les réseaux sociaux. C’est un employé de la maison de disques qui gère mes comptes.
Elle esquisse un geste dédaigneux de la main.
— Personnellement, je ne vois pas l’intérêt de ces machins-là.
Je manque de dire : « tu n’es pas vieille à ce point-là. » Je sais que Lana a cinquante-quatre ans. Ma mère, qui a récemment fêté ses soixante ans, est sur les réseaux sociaux, sauf que ma mère n’est pas une icône du rock qui a des millions de followers.
Je sors le téléphone de la poche arrière de ma salopette.
— Prête ?
Lana hoche la tête.
Je me serre contre elle. Elle est un peu plus grande que moi. Jusqu’à présent, nous avons utilisé chacune un micro pour chanter notre duo, mais alors que je brandis mon téléphone pour prendre la photo, je me dis que, peut-être, pour le dernier refrain, quand ça commence à chauffer dans la chanson, nous devrions partager le micro.
J’inspecte le cliché que j’ai pris.
— Tu es géniale sur la photo, je constate. Moi, beaucoup moins. On peut en faire une autre ?
— Montre-moi ça.
Lana tend la main et, avec une docilité qui m’est étrangère, je le lui donne.
— Qu’est-ce que tu racontes ? me dit-elle. Tu es superbe. Qu’est-ce qui ne va pas sur cette photo ?
— J’ai les yeux à moitié ouverts. J’ai une mèche de cheveux en travers de la joue.
Et puis, je ne suis pas aussi photogénique que Lana. L’objectif semble davantage aimer ses cheveux bruns, courts et brillants et ses flamboyants yeux marron.
— N’importe quoi.
Elle me rend mon téléphone.
— Si c’est si important pour toi, on peut en prendre une autre. Mais, pour info, je te trouve magnifique.
Elle appuie sa remarque d’un sourire chaleureux.
— Pour celle-ci, on peut peut-être faire semblant de chanter dans le même micro, je hasarde.
— Comme tu veux.
Elle me regarde avec un sourire jusqu’aux oreilles, comme si c’était bien la seule fois qu’elle comptait m’accorder une faveur ridicule de ce genre.
— Cette tournée va faire le tour des réseaux sociaux, tu te rends compte ?
— Oui.
Lana a l’air de se moquer éperdument de ce qui est, de nos jours, l’élément essentiel qui permet aux nouveaux groupes de percer. Elle n’a pas à s’en soucier. Elle possède déjà un manoir à Laurel Canyon. Quantité de ses disques ont été numéro un au classement. Si le nombre de fans a diminué durant la longue pause des Kings, beaucoup sont restés fidèles à leurs idoles, car The Lady Kings n’est pas n’importe quel groupe.
Même si je n’étais qu’une enfant lorsqu’elles ont connu le succès, je sais à quel point c’était difficile, pour un groupe de rock composé exclusivement de femmes, de se faire prendre au sérieux dans les années quatre-vingt-dix. The Lady Kings a ouvert la voie à des groupes comme The Other Women. Elles ont enduré un tas de conneries qui paraîtraient inconcevables de nos jours.
Je rapproche le pied de micro, et nous prenons place. Au lieu de faire semblant, Lana chante le refrain de I Should Have Kissed You, et je l’imite. L’image qui en résulte est tout bonnement parfaite, si je puis me permettre.
Nous allons bien ensemble, et j’ai hâte de monter sur scène avec elle à la fin du concert. Lana et moi, derrière le micro, en train de chanter ce morceau, au moment où le public est le plus chaud. Cette chanson est lente, sensuelle, pleine de sous-entendus. Bon nombre de gens dans la foule deviendront fous avec un titre pareil, c’est certain. Nos deux groupes ont un public plutôt queer. Ce sera parfait pour clore le concert, Lana a raison sur ce point. Cela ramènera aussi un peu l’attention sur la première partie, ce qui est une bonne chose pour les Other Women.
— Tu es libre demain matin pour répéter avec le groupe ? me demande Lana.
Pas vraiment, mais comment dire ? Je peux difficilement refuser.
— Oui.
— Ça va cartonner, s’exclame-t-elle, une pointe d’excitation dans la voix. Tu es douée, ma petite. Très douée.
Remplie de fierté, je rechante quelques fois la chanson à pleins poumons.
Le premier soir de la tournée, je suis plus nerveuse que prévu. Quand je regarde Billie, je comprends pourquoi. Billie est une femme merveilleuse et une guitariste hors pair, mais elle n’est pas Joan.
Étant donné que je suis la chanteuse du groupe, on m’a toujours considérée comme la figure de proue pleine de sang-froid. Si, moi, j’ai le sang-froid, alors Joan était de glace polaire. Rien ne semblait l’ébranler. Quand quelque chose me tapait sur les nerfs, je n’avais qu’à tourner les yeux dans sa direction. Elle me rendait mon regard avec le plus grand des calmes, et je savais que tout irait bien. Cela marchait à merveille jusqu’au jour où elle s’est effondrée par terre et ne s’est plus jamais relevée. C’est ainsi que l’enveloppe physique de Joan Miller a cessé de fonctionner. Elle est morte en moins d’une minute.
Billie est le contraire de Joan. Elle est tout, sauf calme. Même si je le comprends, puisque c’est sa première grande scène avec les Lady Kings, cela me fait bondir.
Depuis notre loge en coulisses, nous entendons le concert des Other Women. Je me demande comment Cleo se sent. Tout à l’heure, leur batteuse, Jess, n’arrêtait pas de me regarder, comme si elle cherchait à se rassurer, comme je le faisais avec Joan.
— Je vais voir comment elles se débrouillent, j’annonce aux membres de mon groupe. Je suis curieuse.
— Je t’accompagne, déclare Sam, avant de me suivre. Comment tu te sens ?
Elle me donne un petit coup d’épaule et ajoute :
— Revenir après toutes ces années, sans Joan, c’est pas une mince affaire. On en est toutes conscientes.
— Ce soir, on joue pour elle.
Je verse dans le mélodrame malgré moi.
Sam tend son poing, et j’y cogne le mien. Alors que nous nous approchons de la scène depuis les coulisses, la musique devient trop forte pour que nous puissions confortablement échanger.
Immédiatement, mon regard est attiré par Cleo. Le morceau que les Other Women jouent atteint son point d’orgue. Cleo est plongée dans la musique et se cramponne à son pied de micro. Lorsque la batteuse met fin au morceau en quelques coups de cymbales, Cleo revient instantanément à elle. Même si elle se tient de profil, je vois bien qu’elle affiche un immense sourire.
— Vous êtes géniaux, les gars ! crie-t-elle au public.
Elle a raison. La foule est en délire ce soir. The Other Women est loin d’être un groupe qui débute. À voir les premiers rangs du public, il y a fort à parier que bon nombre de ces gens sont venus ici pour voir le groupe de Cleo plutôt que le nôtre. Nos fans ne sont plus aussi jeunes et rebelles. Cela me rappelle le bon vieux temps, quand je m’émerveillais chaque soir de ce que le rock’n’roll faisait aux gens, de la frénésie dans laquelle il les plongeait, de ce que les fans étaient prêts à donner. Une fille qui a le charisme de Cleo doit recevoir un tas d’offres, décentes, comme indécentes.
— C’est vraiment un honneur de jouer ici, pour vous et pour les seuls, les uniques Kings ! lance Cleo.
Elle se tourne vers les coulisses et me décoche un clin d’œil. Cette fille est au top niveau, croyez-moi. Elle surfe sur le haut de vague, quand la confiance en soi, qu’on doit à la performance, est à son pic, un sentiment que je ne connais que trop bien. Je lui rends son clin d’œil, car je ne tiens pas à stopper une artiste en plein élan. Cleo Palmer est une vraie de vraie, c’est certain.
— La vache, s’exclame Sam. Cette Cleo, c’est quelque chose !
— Hmm.
C’est ma réponse habituelle à de nombreuses affirmations.
La batteuse donne le coup d’envoi de la chanson suivante et, bien que notre set démarre bientôt et que je doive commencer mon rituel d’avant spectacle, je reste plantée là. Cleo et son groupe me fascinent. Merde, ça va être dur de passer après eux. Cela dit, je ne permettrai pas, quels que soient le talent des Other Women et le phénomène que ce groupe représente, que notre première partie nous éclipse, surtout à la toute première soirée de notre retour. Quand je vois à quel point ils sont remarquables, j’ai envie de les égaler, de poursuivre la soirée avec la formidable énergie qu’ils ont générée pour nous. Je sens que le public sera fou de joie quand je ramènerai Cleo sur scène à la fin du spectacle.
Je respire un bon coup, fais apparaître l’image de Joan lorsqu’elle jouait l’intro de Like No One Else, avec toute l’intrépidité et l’arrogance d’une déesse du rock, et dis à Sam :
— Viens. C’est l’heure de la causerie d’avant-match.
* * *
Je n’aurais pas dû m’en faire. Billie joue comme si l’esprit de Joan s’était logé au plus profond de ses tripes. La basse de Sam est toujours aussi lascive et percutante. Les coups de Deb sur sa batterie semblent s’être synchronisés aux battements de mon cœur. Quant à moi, je fais ce que j’ai toujours fait. Je me laisse porter par la passion du public, par la façon dont il hurle mon nom, comme si j’étais bien plus qu’une femme en pantalon de cuir qui s’époumone sur un air de rock. Je chante à plein gosier, arpentant la scène comme s’il s’agissait d’un podium qu’on aurait monté uniquement pour moi. Je joue avec la foule comme d’une marionnette. Je lui donne tout ce que j’ai, et elle me rend bien plus.
Quand enfin nous arrivons au morceau Like No One Else, je suis convaincue que beaucoup ont oublié la version des Other Women. Je me demande aussi pourquoi nous avons cessé de jouer de la musique. La réponse me reviendra bien assez tôt, lorsque je rentrerai chez moi et que la maison sera vide. La brutalité avec laquelle Joan a été emportée n’a pas seulement été un choc physique pour nous. Son absence soudaine a changé nos vies et notre vision des choses, de tout. Sa mort nous a bouleversées sur le plan personnel et en tant que groupe. Pour ma part, elle a tué mon amour pour la musique. Elle a tout assourdi, comme si le noir et le blanc avaient soudainement replacé toutes les couleurs de l’arc-en-ciel de la vie. Je n’ai pas perdu ma voix. Cependant, pendant très longtemps, j’ai eu l’impression que je n’avais plus le droit de l’utiliser, du moins pas comme avant, quand Joan était à mes côtés. Comme Isabel Adler, il a fallu que je la retrouve. En ce sens, il est logique que cette chanson en duo que nous avons enregistrée ait signifié le retour des Lady Kings sans Joan.
Après que les applaudissements nourris de notre plus grand succès se sont calmés, je marque une pause. Je reste immobile et balaie du regard la foule, tous ces gens qui sont venus nous voir jouer ce soir.
— La prochaine chanson s’appelle The Better Part of Me.
Ma voix fait quelque chose qu’elle ne fait jamais sur scène. Elle tremble.
— Et elle est pour Joan Miller.
Je n’aime pas du tout ces tremblements, alors je les dissimule à ma façon, la seule que je connaisse. J’ajoute une touche théâtrale. Je lève deux doigts, j’en embrasse le bout et, d’un souffle, j’envoie mon baiser vers le ciel, comme si Joan était là-haut en train de nous regarder. Si j’ai appris une chose au cours de ma longue carrière musicale, c’est que le public adore les gestes chargés d’émotions. Il répond par de bruyants applaudissements étonnamment sereins.
— Tu nous manques, Joan, crie quelqu’un dans la foule.
À vous comme à moi.
Deb compte la mesure à rebours et, malgré la fluidité suprême de notre jeu jusqu’ici, malgré l’enthousiasme de la foule, malgré le fait que les membres de mon groupe jouent comme si leur vie en dépendait, alors que j’entame le premier couplet, tout me semble soudain bancal, pas tout à fait comme il faut. Billie vient se coller à moi et je joue le jeu, mais ça sonne faux. Je ne peux pas lui reprocher de ne pas être Joan, et je ne le fais pas, mais ce n’est pas pareil sans elle. Joan et moi nous connaissions si bien que je pouvais anticiper chacun de ses mouvements.
Je tâche de faire de mon mieux parce que je chante cette chanson pour elle, mais elle me rappelle trop cette place dans mon cœur qui était la sienne et qui sera à jamais froide sans elle.
Lorsque je détourne le regard, j’aperçois Cleo et les membres de son groupe. Son sourire est accompagné d’un léger hochement de tête, comme s’il existait entre nous une entente secrète. Au lieu de m’énerver, je me laisse emplir d’un peu de chaleur, comme lorsque j’ai su que, après des années sans le groupe et sans faire de musique, je devais leur rouvrir mon cœur si je voulais avoir la vie que Joan aurait souhaitée pour moi. C’est ce que j’ai fait, et maintenant je suis là. L’interprétation que je donne de cette chanson pour Joan est loin d’être parfaite, mais je m’améliorerai avec le temps, tout comme la douleur causée par sa perte s’est adoucie au fil des ans.
À la fin du morceau, nous sommes récompensées par la plus grande salve d’applaudissements de la soirée, et c’est comme si chaque claquement de mains du public se répercutait au plus profond de mon âme.