Le journalisme à l'épreuve - Onur Andreotti - E-Book

Le journalisme à l'épreuve E-Book

Onur Andreotti

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Beschreibung

Le journalisme est-il en danger? Censure, pressions politiques et économiques, intimidations, précarité de la profession, atteintes à la protection des sources journalistiques - comment faire face à ces menaces? Journalisme à l'épreuve est un nouveau titre du Conseil de l'Europe, dans lequel 10 experts analysent le rôle du journaliste dans une société démocratique. Le journalisme est-il en danger ? L’image du journaliste, correspondant de guerre casqué et protégé par un gilet pare-balles, uniquement armé de sa caméra et de son micro, s’impose d’emblée. Les dangers physiques ne sont pourtant que les plus visibles ; d’autres menaces pèsent sur les journalistes, et sur le journalisme : censure, pressions politiques et économiques, intimidations, précarité de la profession, atteintes à la protection des sources journalistiques… Les réseaux sociaux et la photographie numérique, permettant à tout un chacun de diffuser de l’information, bouleversent également l’éthique du journalisme. Comment faire face à ces menaces ? Quel est le rôle du Conseil de l’Europe, de la Cour européenne des droits de l’homme et des gouvernements nationaux dans la protection des journalistes et de la liberté d’expression ? Dans cet ouvrage, dix experts d’horizons divers analysent la situation sous des angles différents. Ils soulèvent des interrogations et proposent des réponses relatives au rôle du journalisme dans une société démocratique à une époque où le métier est soumis à de multiples épreuves, alors qu’un journalisme libre et de qualité est plus que jamais nécessaire.

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LE JOURNALISME À L’ÉPREUVEMenaces,enjeux et perspectives

”Défendre un environnement favorable pour le débat public

Conseil de l’EuropeFacebook.com/CouncilOfEuropePublications

Note de l’éditrice

Il y a des concepts, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui contiennent tout un univers ; des concepts qui ont besoin d’être explorés, définis, compris, débattus.

Ces concepts, porteurs de valeurs universelles, ont pour beaucoup trouvé leur genèse dans des violations des droits de l’homme qui ont parfois pour origine des faits tragiques tels que l’assassinat d’un journaliste.

Les auteurs de ce livre ont été invités à réfléchir au concept d’« environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes »[1], tout particulièrement des journalistes, et au « rôle éminent dans un État de droit » que la Cour reconnaît à ces derniers.[2]

Chacun des auteurs a approfondi un des aspects d’un tel environnement, a mis en évidence non seulement des problèmes brûlants, mais aussi les normes et principes ayant cours dans le paysage européen, voire international, ainsi que les lacunes et le potentiel des mécanismes de protection existants.

Ils ont tenté de cerner la signification des termes « environnement favorable », s’agissant de réalités légales, politiques, économiques et socioculturelles complexes et en perpétuel mouvement, notamment dans le contexte des avancées technologiques. La diversité de leurs approches fait se côtoyer autour de la question de la liberté journalistique diverses perspectives, dont la perspective juridique, afin que l’exploration de la notion d’« environnement favorable » s’en trouve enrichie.

Cet « environnement favorable » pour le débat public est le terreau même de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit, les trois piliers du Conseil de l’Europe. Le fil qui relie le journalisme indépendant à ces trois piliers est présent dans tous les articles, quelle que soit la singularité de l’approche de chacun des auteurs.

Lors des obsèques du journaliste Hrant Dink, son épouse, Rakel Dink, s’est adressée à des milliers de personnes rassemblées devant l’immeuble du journal Agos :

« (…) Qui que soit l’assassin (…), je sais qu’il a un jour été un tout petit enfant. Mes frères, mes sœurs, rien ne sera possible tant que nous n’aurons pas interrogé l’obscurité qui a transformé un petit enfant en un assassin. »[3]

Ce livre veut éclairer d’une petite lueur cette menaçante obscurité.

Onur AndreottiCoordinatriceTask Force du Conseil de l’Europe pour la liberté d’expression et des médias

Avant-propos

Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

Ces dernières années, j’ai observé une dégradation progressive des conditions de travail des professionnels des médias, qui a connu une nette accélération en 2014, année où des centaines de journalistes, de photographes et de caméramans ont été tués, blessés, arrêtés, kidnappés, menacés ou poursuivis, surtout dans le conflit en Ukraine avec six journalistes tués pendant qu’ils couvraient les événements. Selon un rapport de la Fédération internationale des journalistes, 2014 a été l’année la plus meurtrière pour les journalistes en Europe depuis des décennies.

Cette hausse de la mortalité n’est que la plus extrême des difficultés que rencontrent les journalistes dans leur travail; ils sont aussi en butte aux agressions physiques, aux intimidations, au harcèlement judiciaire, à l’emprisonnement, au musèlement légal, aux campagnes de diffamation et à l’abus des pressions financières.

Les enquêtes sur les crimes commis contre les journalistes traînent souvent pendant des années. Au mieux, elles débouchent sur la traduction en justice des auteurs, mais rarement sur celle des commanditaires. La liberté des médias est aussi victime des tensions politiques et des conflits armés, qui contraignent parfois les médias à devenir des outils de propagande ou, tout simplement, à mettre la clé sous la porte. Les nouvelles législations antiterroristes en discussion dans plusieurs pays européens risquent d’accroître la vulnérabilité des médias par un contrôle abusif de la part des pouvoirs publics et l’exercice de pressions au sujet des sources journalistiques.

J’ai constaté qu’une des menaces les plus répandues pesant sur la liberté des médias est la violence policière contre les journalistes qui tentent de couvrir des manifestations. Les tribunaux sont, eux aussi, trop souvent utilisés pour museler les journalistes. Dans la majorité des pays européens, la diffamation relève toujours du droit pénal et on a recours à une législation inadéquate sur les médias pour étouffer le dissensus. Dans toute l’Europe, de nombreux journalistes sont encore emprisonnés à cause de leurs activités. Au 1er décembre 2014, selon le Comité pour la protection des journalistes, neuf journalistes étaient encore derrière les barreaux en Azerbaïdjan, sept en Turquie, un dans la Fédération de Russie et un dans « l’ex-République yougoslave de Macédoine ».

Le problème ne finit pas là. Une menace plus subtile vient des puissants holdings ou oligarques qui, par la concentration de la propriété des médias, assènent de grands coups à la diversité et au pluralisme des médias, ainsi qu’à l’indépendance éditoriale. Des cadres juridiques inadéquats et une fiscalité inéquitable sur les recettes publicitaires peuvent aussi nuire au pluralisme des médias et être utilisés de manière sélective pour faire taire les opinions dissidentes.

En plus de tous ces problèmes, les médias européens de service public souffrent à la fois de réductions budgétaires délétères et de pressions politiques abusives. Cette situation ne laisse d’inquiéter en raison de la diminution de l’aide de l’État et d’une manipulation flagrante de l’information publique qui nuisent gravement à la diversité et à la qualité des contenus offerts au public.

Manifestement, il est urgent d’agir. Les deux grandes mesures à prendre sont la libération de tous les journalistes incarcérés pour leurs opinions et l’éradication de l’impunité en instruisant effectivement toutes les affaires de violence contre les journalistes, y compris celles impliquant des acteurs publics, telles les forces de l’ordre. Une telle mesure devrait être renforcée par des instructions précises et une formation des policiers à la protection des journalistes. En outre, la législation doit changer : la diffamation peut être totalement dépénalisée et ne faire l’objet que de peines civiles proportionnées. Enfin, il faut redoubler d’efforts pour préserver le pluralisme des médias, en allouant des ressources publiques suffisantes à l’aide aux médias sans compromettre l’indépendance éditoriale et en renforçant la législation et la réglementation sur la transparence de la propriété des médias.

En défendant la sécurité des journalistes et en préservant une presse libre et plurielle, c’est la démocratie que nous renforcerons.

Chapitre 1Les obligations positives en matière de liberté d’expression : un simple potentiel ou un véritable pouvoir?

Tarlach McGonagle[4]

Tout peut arriver. D’ordinaire, Jupiter attend que les nuages s’amoncellent pour lancer la foudre. Or, sur son char de feu, il vient à l’instant même de traverser au grand galop un ciel d’azur limpide. La terre en a tremblé…[5]

(Seamus Heaney)

INTRODUCTION

« Aucun éclair ni char de feu, nul roi des dieux dont la présence aurait pu laisser présager cette décision ». C’est ainsi, étonnamment, que la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour) a énoncé, dans une déclaration dont l’immense portée demeure encore sans équivalent dans son histoire, les obligations positives faites aux États membres en vue de garantir le droit à la liberté d’expression. Selon la Cour, les États membres ont avant tout l’obligation de faciliter un débat public ouvert à tous et pluraliste. La formulation la plus précise et la plus nuancée en a été faite au paragraphe 137 de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Dink c. Turquie :

[…] les États sont tenus de créer, tout en établissant un système efficace de protection des auteurs ou journalistes, un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées, même si celles-ci vont à l’encontre de celles défendues par les autorités officielles ou par une partie importante de l’opinion publique, voire même sont irritantes ou choquantes pour ces dernières[6].

Même si cette annonce s’est faite sans fanfare, elle ouvre, reconnaît-on de plus en plus souvent, des possibilités extraordinaires et pourrait faire date.

Dans ce chapitre, nous examinerons tout d’abord brièvement les fondements théoriques et normatifs de la doctrine des obligations positives, avant de retracer son développement hésitant dans la jurisprudence de la Cour. Nous verrons ensuite comment la Cour s’est peu à peu montrée plus à l’aise et plus confiante en appliquant cette doctrine dans des affaires portant sur la liberté d’expression, pour aboutir à l’arrêt Dink. L’idée maîtresse de ce chapitre est que la doctrine des obligations positives possède un très grand potentiel de renforcement du droit à la liberté d’expression, dont la Cour doit soigneusement démêler les implications dans des affaires concrètes, pour que ce droit puisse donner sa pleine mesure.

Ce point de vue sera argumenté par l’examen des diverses obligations positives énoncées au paragraphe 137 de l’arrêt Dink. Par souci de clarté et de commodité, l’intitulé des différentes parties qui composent ce chapitre reprendra les principaux points du paragraphe 137 : un environnement favorable à la participation au débat public de toutes les personnes concernées ; l’expression sans crainte des opinions et des idées ; et, enfin, les opinions et les idées offensantes, choquantes ou dérangeantes.

LES FONDEMENTS THÉORIQUES ET NORMATIFS

Tous les traités internationaux en matière de droits de l’homme ont pour objectif premier de veiller à ce que les droits qu’ils consacrent soient respectés concrètement et de manière effective. Le droit international des traités a par ailleurs fortement tendance à garantir des recours effectifs aux justiciables dont les droits de l’homme ont été violés. Pour atteindre ces objectifs, séparément et ensemble, il ne suffit pas toujours que l’État s’abstienne de toute ingérence dans les droits de l’homme : bien souvent, la prise de mesures positives s’impose. Il importe par conséquent d’admettre que le respect des droits de l’homme passe par la présence concomitante d’obligations négatives et positives de l’État. Bien que ce point de vue soit aujourd’hui largement accepté, il s’est autrefois heurté à de très fortes résistances. La Convention européenne des droits de l’homme (ci-après la Convention) en est l’illustration.

Il apparaît clairement, à l’examen de l’historique de l’élaboration de la Convention, que la priorité ou la préoccupation première était de définir une liste de droits et de libertés qui seraient protégés par le système de contrôle collectif de leur respect mis en place par le Conseil de l’Europe. Ce système de contrôle collectif devait « s’étendre uniquement aux droits et aux libertés » qui, entre autres, « se contentaient d’imposer aux États des obligations de “ne pas faire”, dont le non-respect pouvait être immédiatement sanctionné par une juridiction »[7]. Ces obligations de s’abstenir sont généralement qualifiées d’obligations négatives. Néanmoins, divers articles de la version finalement adoptée de la Convention imposent expressément des obligations positives aux États. Ainsi, l’article 6 (droit à un procès équitable) et l’article 13 (droit à un recours effectif) présupposent tous deux la prise de mesures positives par les États pour assurer la réalisation concrète des droits qu’ils garantissent.

En plus de ces obligations positives expressément consacrées par la Convention, la Cour a défini au fil des ans diverses obligations positives qui découlent implicitement du texte. Alastair Mowbray a recensé un certain nombre de phases d’élaboration de la doctrine des obligations positives dans la jurisprudence de la Cour[8]. Il distingue tout d’abord la jurisprudence initiale de la Cour, qui a étoffé les obligations positives explicites de la Convention, suivie par une phase qui s’étend de la fin des années 1970 au début des années 1990, au cours de laquelle la Cour a énoncé diverses obligations positives nées de l’exigence de « respect » de la vie familiale et privée, consacré par l’article 8(1). Les années 1990 se sont ensuite caractérisées par le développement d’obligations positives nées de l’article 2 (droit à la vie), de l’article 3 (interdiction de la torture) et de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté). Depuis, la Cour a étendu ces obligations positives et en a élaboré de nouvelles[9]. Pour finir, nous poserons dans ce chapitre comme postulat que l’arrêt Dink pourrait marquer le début d’une nouvelle phase de développement de la doctrine des obligations positives, tout au moins pour le droit à la liberté d’expression.

Les avis divergent légèrement sur la date à laquelle la Cour a commencé à élaborer sa doctrine des obligations positives et sur la manière dont elle l’a fait. Ainsi, le président de la Cour, Dean Spielmann, désigne l’affaire « linguistique belge »[10] comme l’arrêt par lequel la Cour a « inauguré » cette doctrine[11], tandis que d’autres situent plutôt ce point de départ[12] à l’arrêt Marckx[13]. Ces deux points de vue sont, à leur manière, exacts ; ils sont en effet conciliables si l’on considère que l’arrêt « linguistique belge » évoque les obligations positives de manière détournée, tandis que l’arrêt Marckx les mentionne de façon plus directe. Dans l’arrêt « linguistique belge », la Cour a estimé qu’« on ne saurait pourtant en déduire que l’État n’ait aucune obligation positive d’assurer le respect de ce droit, tel que le protège » l’article 2 du Protocole additionnel no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme (droit à l’instruction)[14]. Pour le reste, l’arrêt souscrit à la philosophie judiciaire typique de l’époque, qui voulait que la plupart des obligations nées pour un État de la Convention présentent un caractère « essentiellement » négatif.

Dans l’arrêt Marckx, en revanche, la Cour a affirmé, en mentionnant nommément l’affaire « linguistique belge », que si l’article 8 « a “essentiellement” pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics », « [i]l ne se contente pourtant pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un “respect” effectif de la vie familiale »[15]. L’arrêt Airey, qui a rapidement suivi, a permis à la Cour d’affiner encore cette formule et d’étendre son objet en mentionnant aussi bien la vie privée que la vie familiale[16].

Quelle que soit l’origine historique précise de cette doctrine, son fondement normatif est clair. L’article 1er de la Convention européenne des droits de l’homme impose aux États parties à la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés » définis par la Convention. L’obligation de « reconnaître » ces droits est sans équivoque et suppose nécessairement de veiller à ce que les droits en question ne soient pas « théoriques ou illusoires », mais « concrets et effectifs »[17]. Au vu de ces éléments et à partir d’une analyse de la jurisprudence pertinente de la Cour, certains auteurs ont fait remarquer que « diverses formes d’obligations positives ont été imposées aux différents organes du pouvoir, afin d’assurer l’existence d’une garantie réaliste des droits et libertés de la Convention »[18]. Le meilleur moyen de définir exactement ce qu’il convient d’entendre par « garantie réaliste » consiste à examiner au cas par cas chaque affaire, même si on peut tenter de définir certaines tendances pour chaque article de la Convention[19]. Les exemples que nous examinerons ont été choisis en fonction de leur pertinence pour les obligations positives faites aux États, définies au paragraphe 137 de l’arrêt Dink.

La Cour a commencé par adopter prudemment cette doctrine. Elle a préféré à plusieurs reprises ne pas « élaborer une théorie générale des obligations positives de nature à découler de la Convention »[20], mais définir au cas par cas l’existence et la portée d’obligations positives[21]. Comme ses arrêts sont « déclaratoire[s] pour l’essentiel », la Cour « laisse à l’État le choix des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui découle pour lui de l’article 53 »[22], pour autant, bien entendu, que les circonstances permettent un tel choix[23]. Quoi qu’il en soit, les États sont tenus d’adopter « des mesures raisonnables et appropriées » pour garantir les droits et les libertés de la Convention[24], ce qui implique souvent « une obligation de moyens et non de résultat »[25]. Les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans ce domaine ; elle peut être étendue, surtout lorsqu’elle concerne les obligations positives, par exemple dans le cadre de l’article 8, où « la notion de “respect” [de la vie familiale] manque cependant de netteté » et « ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre vu la diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les États contractants »[26].

Aujourd’hui, les critères appliqués par la Cour pour savoir si un État n’a pas respecté telle ou telle obligation positive restent quelque peu imprécis, bien que le passage suivant apporte quelques éléments d’orientation :

la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de la Convention ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’État ou sous celui d’une ingérence des pouvoirs publics demandant une justification, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu[27].

La Cour a considéré que le but légitime poursuivi par les restrictions imposées, par exemple, aux droits au respect de la vie privée et à la liberté d’expression (énoncés aux articles 8(2) et 10(2)) pouvait représenter un élément d’appréciation valable pour déterminer si les États ont respecté ou non les obligations positives concernées[28]. La Cour a également estimé que la marge d’appréciation était en principe la même pour les articles 8 et 10 de la Convention[29]. Chaque fois que des droits garantis par la Convention entrent en concurrence, il convient de trouver un juste équilibre entre les droits en présence, en fonction des circonstances particulières de l’affaire[30].

Une fois énoncées ces quelques considérations générales sur la doctrine des obligations positives, il apparaît clairement que l’évolution de cette doctrine est l’une des principales raisons qui permettent de considérer la Convention européenne des droits de l’homme comme « une composante d’un édifice plus vaste, et non comme une simple opération de gestion d’une urgence »[31]. Elle vise à « édifier un meilleur cadre de protection des droits, et n’a pas pour seule ambition de prévenir la destruction d’un quelconque cadre déjà existant »[32]. Laissons à présent de côté ces considérations générales pour nous tourner vers un aspect particulier de cette doctrine, autrefois conflictuel : dans quelle mesure les obligations positives des États peuvent-elles régir la sphère privée et les relations entre particuliers ?

Les obligations positives des États et les acteurs privés

La Cour, comme tout l’ensemble du système juridique international de protection des droits de l’homme, repose sur les rapports linéaires entre particuliers (titulaires de droits) et États (soumis à des obligations). Le fait que les différents types d’acteurs non étatiques ou privés doivent également s’inscrire (expressément) dans ce système a été admis progressivement, non sans frictions. Mais cette reconnaissance en butte à bien des réticences s’est faite uniquement au moyen d’une interprétation dynamique des normes juridiques en vigueur et grâce à l’interaction entre ces normes et les documents qui définissent les politiques applicables.

Les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme protègent-ils les particuliers contre les autres citoyens et, si tel est le cas, de quelle manière ? Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre simplement. Un manuel de référence sur la Convention européenne des droits de l’homme met le doigt sur les difficultés d’ordre conceptuel que présente cette question, en insistant sur le fait que la protection accordée par la Convention ne saurait être qualifiée de Drittwirkung, c’est-à-dire de « faculté reconnue à une personne d’intenter, sur le fondement d’une déclaration nationale des droits, une action à l’encontre d’un citoyen qui a violé les droits de cette personne garantis par cet instrument »[33]. Cette « application horizontale du droit […] est impossible dans le cadre de la Convention à l’échelon international, puisque ce traité impose des obligations aux seuls États »[34]. Il précise encore que « lorsque la Convention vise les actes des particuliers, elle le fait uniquement de manière indirecte au travers des obligations positives qu’elle impose à un État »[35].

Un pas important a été franchi dans le sens de la reconnaissance de l’applicabilité horizontale indirecte de certaines dispositions de la Convention à l’occasion de l’arrêt Young, James et Webster de 1981. En l’espèce, la Cour a conclu que, quand la violation de l’un des droits consacrés par la Convention « dérive d’un manquement du législateur national à cette obligation [née de l’article 1er de la Convention], la responsabilité en incombe à l’État »[36]. Cette remarque sur l’engagement de la responsabilité de l’État avait un caractère général, mais, dans sa jurisprudence ultérieure, la Cour l’a progressivement étendue aux autres articles de la Convention.

Ainsi, dans son arrêt Airey, la Cour a indiqué que, « si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale »[37]. Par la suite, dans l’affaire X. et Y. c. Pays-Bas, la Cour a complété cette déclaration en admettant que ces « [obligations] peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux »[38]. Il s’agit là d’une importante extension du principe énoncé dans la jurisprudence antérieure, qui confirme le degré d’applicabilité horizontale des droits pertinents. Pourtant, la Cour « ne juge pas souhaitable, et encore moins utile, d’élaborer une théorie générale pour définir dans quelle mesure les garanties de la Convention devraient être étendues aux relations des particuliers entre eux »[39].

Après cet exposé de quelques caractéristiques générales de la doctrine des obligations positives, nous examinerons maintenant quelles obligations positives sont tout particulièrement liées à la liberté d’expression et visées au paragraphe 137 de l’arrêt Dink.

UN ENVIRONNEMENT FAVORABLE À LA PARTICIPATION DE TOUS AU DÉBAT PUBLIC

L’obligation faite aux États de créer un environnement favorable à la participation de tous au débat public est au cœur même de l’obligation positive énoncée au paragraphe 137 de l’arrêt Dink. En d’autres termes, les États ont l’obligation de créer un environnement favorable à la tenue d’un débat public inclusif et pluraliste. La notion « d’environnement favorable » à la liberté d’expression et/ou à celle des médias, qui a été élaborée sous diverses formes dans la littérature universitaire et les études préparatoires à l’élaboration des politiques[40], peut être très utile pour examiner l’éventail des obligations (positives) faites aux États selon la Cour. L’environnement favorable à la liberté d’expression suppose généralement un cadre juridique et politique favorable, doublé d’un climat politique, socio-économique et culturel lui aussi propice à la démocratie pluraliste et au pluralisme des médias. Car, comme l’ont fait remarquer Monroe Price et Peter Krug, « il existe un lien étroit entre ce qu’on pourrait appeler le juridico-institutionnel et le socioculturel, c’est-à-dire entre le droit et la manière dont celui-ci est interprété, appliqué, respecté et perçu »[41].

Pour favoriser la participation de tous au débat public, il faut impérativement un environnement propice à la liberté d’expression. La garantie du droit à la liberté d’expression passe par la garantie préalable de la sûreté et de la sécurité de toute personne qui souhaite exercer ce droit. La sûreté et la sécurité des acteurs du débat public doivent donc être conçues comme une condition première (mais insuffisante en soi) de la tenue d’un débat public inclusif et pluraliste. De nombreuses obligations (positives) faites aux États concernent la sûreté et la sécurité des personnes qui souhaitent prendre part au débat public. Nous les examinerons dans un premier temps, avant de nous pencher plus spécialement sur les obligations (positives) qui ont trait au débat public.

Les remparts extérieurs de la liberté d’expression

Comme nous l’avons déjà indiqué, la troisième phase d’évolution de la doctrine des obligations positives de la Cour définie par Mowbray, qu’il situe à partir des années 1990 et pendant cette décennie, est celle de la définition et de l’élaboration des diverses obligations positives nées de l’article 2 (droit à la vie), de l’article 3 (interdiction de la torture) et de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté)[42]. Ces obligations positives présentent un double aspect, de fond et procédural, comme nous allons le voir à présent.

L’article 2 impose à l’État de garantir la sûreté et l’intégrité physique de toute personne qui relève de sa compétence, ce qui suppose non seulement l’obligation négative de s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa compétence[43]. Cela implique nécessairement de protéger la vie des personnes qui souhaitent prendre part au débat public. Même si son intitulé met l’accent sur la torture, l’article 3 impose aux États de veiller à ce que « nul ne [soit] soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». L’article 5 fait obligation à l’État de garantir la liberté fondamentale de toute personne qui relève de sa compétence et, à cette fin, de veiller à ce que nul, y compris les journalistes et les autres participants au débat public, ne fasse l’objet d’une arrestation arbitraire, d’une détention illégale ou d’une disparition forcée. En respectant ces obligations, l’État protège les remparts extérieurs de la liberté d’expression, en créant et en garantissant par là même l’espace indispensable au débat public.

Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Gongadze c. Ukraine, la Cour confère un caractère essentiel à la nature de l’obligation (positive) faite aux États en matière de protection du droit à la vie, en insistant sur le fait que

l’obligation de l’État à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Cette disposition comporte également dans certaines circonstances définies l’obligation positive pour les États de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui[44].

Cette obligation est cependant soumise à un certain nombre de conditions, que la Cour répète très souvent dans sa jurisprudence :

eu égard aux difficultés qu’a la police à exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, toute menace alléguée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour qu’il y ait une obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d’un tiers, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque [45].

Il importe de rappeler que tous les pouvoirs publics sont liés par les obligations positives faites aux États, qui doivent être respectées par les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, ainsi que par les autres autorités publiques, notamment les services chargés du maintien de l’ordre et de la sécurité nationale, à tous les niveaux – fédéral, national, régional et local. Ces obligations peuvent avoir des incidences particulières sur divers organes et agents publics lorsque ceux-ci sont confrontés à certaines situations. Les opérations de maintien de l’ordre, y compris lors des manifestations publiques, offrent un exemple instructif et intéressant du point de vue du débat public. La Cour a conclu dans l’arrêt Makaratzis c. Grèce que :

le non-encadrement par des règles et l’abandon à l’arbitraire de l’action des agents de l’État sont incompatibles avec un respect effectif des droits de l’homme. Cela signifie que les opérations de police, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment bornées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force […], et même contre les accidents évitables[46].

Cela suppose de prendre en considération « non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux »[47]. En outre, « un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu », compte tenu des normes internationales élaborées en la matière[48]. À cet égard, une chaîne de commandement claire associée à des lignes directrices et à des critères clairs, eux aussi, sont indispensables[49] ; une formation spéciale (aux droits de l’homme) peut contribuer à la formulation de ces lignes directrices et de ces critères. Quoi qu’il en soit, « les indéniables difficultés inhérentes à la lutte contre la criminalité ne sauraient justifier une limitation de la protection de l’intégrité physique accordée aux individus »[50] et l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme « n’autorise pas la mise en balance de l’intégrité physique d’un individu avec le but poursuivi du maintien de l’ordre »[51].

Comme nous l’avons indiqué plus haut, les obligations positives nées, pour les États, des articles 2, 3 et 5 ont également un aspect procédural. Cet aspect suppose l’obligation positive de l’État de mener une enquête effective, indépendante et rapide sur toute allégation de mauvais traitements ou d’homicide commis illégalement par des acteurs étatiques ou non étatiques, afin de traduire les auteurs de telles infractions en justice. La Cour a donné des orientations détaillées sur les critères auxquels une enquête doit satisfaire pour pouvoir être considérée comme effective. Elle doit, par exemple, « permettre l’établissement des faits pertinents, ainsi que l’identification des responsables de ces actes et, le cas échéant, leur sanction »[52]. En outre, les autorités « doivent avoir pris toutes les mesures raisonnables dont elles disposent pour la conservation de tous les éléments de preuve liés à l’incident » et les conclusions de l’enquête « doivent se fonder sur une analyse complète, objective et impartiale de tous les éléments pertinents »[53].

Les États ont l’obligation de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour traduire en justice les auteurs de ces crimes. Les enquêtes et les poursuites doivent prendre en compte les divers rôles (qui pourraient avoir été) joués dans ces crimes, comme celui des orchestrateurs, des instigateurs, des auteurs des crimes et de leurs complices, ainsi que la responsabilité pénale qui découle de chacun de ces rôles[54]. Dans ce même esprit, les pouvoirs publics ont l’obligation d’enquêter sur « l’existence d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence »[55]. Ils doivent également avoir conscience de la position de vulnérabilité dans laquelle se met un journaliste qui rend compte de sujets politiquement sensibles pour les personnes au pouvoir[56]. Les poursuites engagées ne doivent cependant pas obligatoirement aboutir à une condamnation ; penser le contraire reviendrait à déterminer, avant même que la justice ne suive son cours, l’issue de la procédure. Sur ce point, la Cour a indiqué que :

bien qu’il n’existe aucune obligation absolue que toutes les poursuites engagées aboutissent à une condamnation ou au prononcé d’une peine particulière, toute défaillance de l’enquête qui porte atteinte à sa capacité d’établir les circonstances de l’affaire ou l’identité de la personne responsable est susceptible de ne pas satisfaire à l’exigence d’enquête effective. Les juridictions nationales ne devraient en aucun cas se montrer disposées à permettre que des infractions mortelles restent impunies[57].

La Cour a encore précisé que, pour que l’enquête soit jugée effective, « les personnes responsables et chargées de l’enquête doivent être indépendantes et impartiales, en droit comme en fait »[58]. Cela suppose « non seulement l’absence de liens hiérarchiques ou institutionnels avec les personnes impliquées dans les événements », « mais également l’existence d’une indépendance concrète »[59]. La Cour a également expliqué pour quelles raisons elle attache tant d’importance au caractère effectif des enquêtes : c’est parce que ces enquêtes doivent « préserver la confiance du public dans la capacité des autorités à maintenir la primauté du droit, pour éviter tout sentiment de collusion ou de tolérance des agissements illicites et, dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, pour garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité »[60]. Il convient donc que les enquêtes soient soumises à un contrôle public et que, dans tous les cas, « les proches de la victime soient associés à la procédure dans la mesure où la sauvegarde de ses intérêts légitimes le commande »[61].

L’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme exige également des États qu’ils garantissent un recours effectif chaque fois qu’un droit essentiel de la Convention est violé[62]. Ce recours effectif doit exister « devant une instance nationale » et, ce qui est important pour les droits à la vie et à la liberté, « alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles »[63]. La Cour a expliqué le sens de cette exigence : « un individu qui, de manière plausible, se prétend victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention doit disposer d’un recours devant une “instance” nationale afin de voir statuer sur son grief et, s’il y a lieu, d’obtenir réparation »[64].

Les recours doivent être effectifs et adéquats ; ils doivent être accessibles aux victimes et, au besoin, à leur famille. L’absence de ces mesures effectives crée une culture de l’impunité, qui conduit à tolérer les abus et les infractions pénales commises contre des journalistes et d’autres acteurs des médias. Lorsque le risque d’être poursuivi est mince ou inexistant, les auteurs de ces abus et infractions pénales n’ont aucune crainte d’être sanctionnés, ce qui ajoute encore à la souffrance des victimes et peut entraîner la répétition de ces actes.

Comme nous l’avons déjà indiqué, l’édification des remparts extérieurs de la liberté d’expression représente la première étape de la création d’un environnement favorable à un débat public inclusif et pluraliste. Nous venons de voir que la Cour ne s’est pas contentée de définir les obligations positives nées des articles 2, 3 et 5, mais qu’elle a également donné des orientations détaillées pour rendre ces obligations opérationnelles ou permettre leur réalisation. Nous examinerons à présent la notion de débat public, telle que l’entend la Cour. Nous verrons à cette occasion que les indications détaillées données par la jurisprudence à propos des obligations positives associées aux remparts extérieurs de la liberté d’expression n’ont pas encore d’équivalent sur le plan des obligations positives relatives au débat public.

Le débat public

Nous étudierons tout d’abord dans cette partie la nature changeante du débat public et l’importance d’un débat vigoureux pour la société démocratique. Nous examinerons ensuite les diverses obligations positives faites aux États, dont la Cour a proclamé l’importance pour la protection et le renforcement du débat public.

La reconfiguration du débat public[65]

La Cour a souligné à plusieurs reprises que les journalistes et les médias jouaient un rôle important dans la stimulation du débat public de la société démocratique. Les médias peuvent fortement contribuer au débat public en diffusant (largement) les informations et les idées, ce qui permet aux membres de la société de se faire une opinion. Comme l’a constamment reconnu la Cour, cela vaut tout particulièrement pour les médias audiovisuels, en raison de « l’immédiateté et la puissance » de leur impact et parce qu’ils touchent un large public[66]. La Cour estime généralement que l’impact des médias audiovisuels est supérieur à celui de la presse ; elle considère aujourd’hui qu’internet est un média « dont l’effet n’est pas moins puissant que celui de la presse écrite »[67].

Les journalistes et les médias contribuent également au débat public grâce au rôle de « chien de garde » qui leur est très souvent assigné dans la société démocratique[68]. En d’autres termes, ils scrutent de près les activités des pouvoirs publics (et des autres forces influentes) et révèlent tout manquement éventuel de leur part. En matière d’informations sur les activités gouvernementales, mais aussi plus largement pour toutes les questions d’intérêt général, la Cour a maintes fois considéré qu’« à leur fonction consistant à […] communiquer [des informations et des idées] s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir »[69].

Les médias peuvent aussi apporter une contribution importante au débat public en servant de forums de discussion et d’espaces de débat[70]. Cela vaut tout particulièrement pour les technologies des nouveaux médias, dont le potentiel est énorme, puisqu’elles permettent une forte participation des citoyens à la société, à titre individuel et collectif. Dans son arrêt Ahmet Yıldırım c. Turquie, la Cour reconnaît sans détour l’importance d’internet dans le paysage actuel des communications, car il offre « des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public »[71]. Vu sous cet angle, le caractère de plus en plus interactif des médias en ligne favorise le débat public et permet à un plus grand nombre de personnes, au-delà des seuls journalistes et médias, d’y participer. Il ressort clairement de l’arrêt Steel et Morris c. Royaume-Uni que la Cour accorde beaucoup d’importance au fait que les citoyens contribuent individuellement au débat public :

dans une société démocratique, même des petits groupes militants non officiels […] doivent pouvoir mener leurs activités de manière effective et […] il existe un net intérêt général à autoriser de tels groupes et les particuliers en dehors du courant dominant à contribuer au débat public par la diffusion d’informations et d’opinions sur des sujets d’intérêt général […][72].

Schéma 1 – La reconfiguration du débat public

Le schéma 1 est une représentation de la reconfiguration du débat public due aux évolutions technologiques. Autrefois chasse gardée des journalistes professionnels et des médias institutionnels, le débat public est aujourd’hui plus accessible et touche un plus grand nombre de citoyens[73], avec pour corollaire la diversification des acteurs et des formes de contribution au débat public. Cette diversité croissante est une source importante d’informations et d’idées autres que celles que véhiculent les structures et les processus journalistiques et médiatiques institutionnalisés, qui façonnaient auparavant de manière si marquée les contours et la teneur du débat public. Les journalistes professionnels et les médias institutionnels restent les acteurs dominants du débat public, mais ils n’en sont plus les gardiens ou les animateurs de fait comme ils l’étaient autrefois. Leurs rapports avec de nouveaux acteurs deviennent plus complexes et plus poreux[74]. Ils alternent entre concurrence, complémentarité et collaboration, comme le montre, dans le schéma 1, la ligne en pointillés – au lieu d’une ligne pleine – qui délimite les rapports entre les deux ensembles d’acteurs du débat public ou de formes de contributions au débat public.

À l’occasion de cette reconfiguration du débat public, de nouveaux types d’acteurs sont apparus, qui sont de plus en plus influents, notamment les organisations non gouvernementales (ONG), les lanceurs d’alerte et les blogueurs, pour n’en citer que quelques exemples[75].

Ces dernières années, la Cour a considéré à plusieurs reprises que « lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse »[76], ce qui justifie « qu’elle bénéficie de la même protection en vertu de la Convention que celle accordée à la presse »[77]. Elle a également employé l’expression « chien de garde social »[78] ; reste à voir si cette évolution terminologique prendra une importance conséquente dans la future jurisprudence. Il n’est guère surprenant que la Cour reconnaisse la valeur de la contribution des ONG au débat public[79] et leur capacité à jouer le rôle de chiens de garde public ou social. Il existe après tout de nombreuses similitudes entre les ONG et les journalistes et les médias. Les ONG, surtout celles qui disposent des moyens les plus importants, adoptent des stratégies en matière de médias et d’informations de plus en plus professionnelles, ou professionnalisées, en employant souvent des journalistes ou d’anciens journalistes à cette fin. En particulier, les ONG de défense des droits de l’homme effectuent souvent, à la manière des journalistes d’investigation, des missions d’information dont elles publient les conclusions[80].

Les lanceurs d’alerte, c’est-à-dire les personnes qui, de bonne foi et par principe ou pour des raisons de conscience, divulguent (de manière illicite) des informations confidentielles qui présentent un intérêt général exceptionnel, sont la quintessence des chiens de garde publics. Les révélations d’Edward Snowden sur les opérations secrètes de surveillance massive ont démontré de manière éclatante l’importance de ces acteurs au débat public. « L’effet Snowden » a contraint les responsables politiques nationaux et internationaux à se pencher sur la question du respect de la vie privée en ligne et a donné lieu à un débat public d’une intensité sans précédent sur tous les sujets liés à cette question. Les sites web de lanceurs d’alerte, dont le plus célèbre est WikiLeaks, mais qui comptent d’autres représentants, permettent de donner facilement l’alerte de manière sûre et anonyme. La Cour a déjà reconnu l’importance de la contribution des lanceurs d’alerte au débat public[81], tout comme le Conseil de l’Europe dans d’autres travaux normatifs[82]; cette reconnaissance est probablement appelée à s’étendre[83].

La blogosphère, qui est en plein essor, est la source d’une myriade de contributions au débat public. Bien entendu, tous les blogs n’ont pas cette ambition. Nombre d’entre eux présentent un caractère très personnel et sont, par conséquent, destinés à des réseaux et à des communautés d’intérêts privés. Il importe donc de ne pas faire de généralisation à leur sujet, mais de les distinguer. Il peut d’ailleurs être utile, y compris dans la catégorie des blogs qui contribuent au débat public, d’élaborer une typologie plus spécifique pour préciser encore la nature de leur contribution à l’information, par exemple en distinguant les blogs de médias, les blogs de journalistes, les blogs de téléspectateurs ou d’auditeurs et les blogs de citoyens[84]. Une sous-catégorie des « public watchblog » a même été créée pour désigner les blogs qui endossent le rôle de chiens de garde publics[85]. Bien que la Cour n’ait pas encore expressément reconnu la valeur de la contribution des blogueurs au débat public (et notamment celle des micro-blogueurs que sont, par exemple, les utilisateurs de Twitter), cette démarche va totalement dans le sens des conclusions qu’elle avait autrefois formulées dans son arrêt Steel et Morris (cité plus haut).

Cette évolution a eu pour effet, d’une part, d’étendre considérablement la notion de débat public. Qui plus est, la jurisprudence de la Cour reconnaît clairement l’importance capitale d’un débat public inclusif et pluraliste dans une société démocratique. D’autre part, les paramètres du débat public sont de plus en plus définis par les acteurs privés, notamment les intermédiaires en ligne. Le qualificatif de « nouveaux gardiens » parfois utilisé pour les désigner ne restitue pas toute la complexité des modalités du contrôle de l’accès à l’information, aux données et aux communications dans l’environnement en ligne actuel. Comme ils contrôlent le fonctionnement des forums privés qui sont utilisés à des fins d’information et de communications quasi publiques, leurs actes et omissions peuvent avoir diverses incidences sur le droit des citoyens à la liberté d’expression. La position dominante dont jouissent plusieurs intermédiaires en ligne de premier plan, tels que Google, Facebook, Microsoft, Twitter ou d’autres encore, renforce les effets que leurs activités peuvent avoir sur la liberté d’expression de leurs utilisateurs, pour le meilleur ou pour le pire. Comme nous l’avons déjà vu, les obligations pertinentes des États pourraient, dans certaines situations, être étendues aux activités de ces acteurs privés, indépendamment de leur caractère international ou multinational. Mais l’explication détaillée de ces situations sortirait du cadre qui nous intéresse ici.

Les obligations positives des États et le débat public

Dans son arrêt Informationsverein Lentia, la Cour a affirmé que l’État était l’ultime garant du pluralisme, surtout dans le secteur des médias audiovisuels[86]. Elle a rappelé qu’elle avait déjà mis, dans sa jurisprudence antérieure, l’accent sur « le rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique, notamment quand, à travers la presse écrite, elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, auxquelles le public peut d’ailleurs prétendre »[87], en ajoutant immédiatement que :

Pareille entreprise ne saurait réussir si elle ne se fonde sur le pluralisme, dont l’État est l’ultime garant. La remarque vaut spécialement pour les médias audiovisuels, car leurs programmes se diffusent souvent à très grande échelle[88].

Il importe de noter à ce propos le lien expressément établi par la Cour entre la liberté d’expression, la société démocratique, le pluralisme et « spécialement » les médias audiovisuels, « car leurs programmes se diffusent souvent à très grande échelle ». Si le fait de mettre en avant les médias audiovisuels s’explique par la large diffusion de leurs programmes, cet argument peut parfaitement s’appliquer à internet. La Cour semble toutefois réticente (pour le moment) à adopter et à développer ce raisonnement, car :

malgré leur développement important au cours des dernières années, rien ne montre qu’internet et les réseaux sociaux aient bénéficié dans l’État défendeur d’un transfert de l’influence des médias de télédiffusion suffisamment important pour qu’il devienne moins nécessaire d’appliquer à ces derniers des mesures spéciales[89].

L’affaire Informationsverein Lentia concernait la menace que faisait peser sur le pluralisme du secteur audiovisuel l’existence d’un monopole d’État de la radiodiffusion. Dans l’affaire Verein gegen Tierfabriken, la Cour souligne que la liberté d’expression et le pluralisme sont en danger lorsque :

de puissants groupes financiers peuvent obtenir des avantages concurrentiels dans le domaine de la publicité commerciale et peuvent par ce moyen exercer des pressions sur les stations de radio et les chaînes de télévision diffusant les publicités et, finalement, compromettre la liberté de celles-ci[90].

Dans ces deux affaires, la position de la Cour est claire : dans une société démocratique, la presse peut uniquement jouer efficacement le rôle qui lui est imparti lorsqu’elle le fait dans un environnement pluraliste.

La Cour a mis des années à commencer à démêler les incidences de l’obligation positive qu’elle avait définie dans l’affaire Informationsverein Lentia ; elle s’y est appliquée désormais, surtout dans les affaires Manole et autres c. Moldova[91] et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie[92]. Dans l’arrêt Manole, elle explique en quoi consiste l’obligation positive faite à l’État envisagé comme l’ultime garant du pluralisme ; celui-ci :

doit, dans sa législation et en pratique, garantir d’une part l’accès du public, par l’intermédiaire de la télévision et de la radio, à des informations impartiales et exactes ainsi qu’à une pluralité d’opinions et de commentaires reflétant notamment la diversité des opinions politiques dans le pays, et d’autre part la protection des journalistes et des autres professionnels des médias audiovisuels contre les entraves à la communication de ces informations et commentaires. Lorsqu’il décide de mettre en place un système public de radiotélédiffusion, le droit et la pratique internes doivent garantir que ce système assure un service audiovisuel pluraliste[93].

Dans l’arrêt Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, la Cour fait remarquer que :

dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, au devoir négatif de non-ingérence s’ajoute pour l’État l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif[94].

En outre, la Cour estime que, pour assurer un pluralisme « effectif » ou un « véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel […] dans une société démocratique »,

il ne suffit pas […] de prévoir l’existence de plusieurs chaînes ou la possibilité théorique pour des opérateurs potentiels d’accéder au marché de l’audiovisuel. Encore faut-il permettre un accès effectif à ce marché, de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes[95].

Dans un autre arrêt qui ne traite pas des médias audiovisuels, la Cour s’est également montrée très sensible à l’indispensable possibilité d’accéder à l’information, et très méfiante à l’égard du « pouvoir de censure que possède un monopole de l’information »[96]. C’est ce qui l’a amenée à conclure, dans l’affaire Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, que les obligations de l’État en matière de liberté de la presse consistent aussi « à lever les obstacles à l’exercice du rôle de la presse lorsque, sur des questions d’intérêt public, de tels obstacles n’existent que parce que les autorités ont un monopole sur l’information »[97].

Malgré les possibilités que confère à l’État son rôle d’ultime garant du pluralisme dans une société démocratique, les obligations positives qui découlent de ce rôle ne vont pas jusqu’à garantir la « liberté de choisir un forum »[98] ou l’accès à un médium/service particulier[99]. Dans l’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni, les requérants soutenaient que le centre commercial auquel ils voulaient accéder devait être considéré comme un espace « quasi public », puisqu’il s’agissait de fait d’un forum de communication. La Cour a estimé que :

[l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme], malgré l’importance reconnue à la liberté d’expression, ne donne pas la liberté de choisir un forum en vue d’exercer ce droit. Certes, l’évolution démographique, sociale, économique et technologique modifie les moyens de déplacement et de communication dont disposent les individus, mais la Cour n’est pas convaincue que cette évolution exige automatiquement la création d’un droit de pénétrer dans des propriétés privées ni même nécessairement dans l’ensemble des biens appartenant au domaine public (par exemple les administrations et les ministères). Toutefois, lorsque l’interdiction d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie, la Cour n’exclut pas que l’État puisse avoir l’obligation positive de protéger la jouissance des droits prévus par la Convention en réglementant le droit de propriété[100].

La Cour a, en revanche, tendance à attacher du prix à l’existence d’autres possibilités d’expression viables lorsque telle ou telle possibilité fait défaut. Pour déterminer la viabilité d’autres possibilités d’expression dans une affaire donnée, il importe d’avoir à l’esprit la position adoptée par la Cour dans l’arrêt Khurshid Mustafa et Tarzibachi[101], dans lequel elle a écarté à juste titre l’idée que des médias différents avaient une fonction équivalente. Des médias différents poursuivent des buts différents et sont utilisés de manière différente par les différents citoyens et groupes de la société : ils ne sont pas nécessairement interchangeables[102]. C’est ce qui explique que les différents médias sont soumis à des régimes réglementaires différents[103].

A la lumière de l’arrêt Khurshid Mustafa et Tarzibachi, la Cour cherche à vérifier si le verrouillage de l’accès à un médium ou forum particulier a pour effet de priver une personne d’une source importante de communication et donc de la possibilité de participer au débat public[104]. Elle a ainsi conclu que le verrouillage de l’accès à deux sites web de diffusion de musique en streaming au motif qu’ils enfreignaient le droit d’auteur n’emportait aucune violation du droit du requérant à la liberté d’expression dans l’affaire Akdeniz c. Turquie. Selon le raisonnement de la Cour, le requérant « aurait pu sans difficulté avoir accès à tout un éventail d’œuvres musicales par de nombreux moyens sans devoir pour cela enfreindre les dispositions applicables au droit d’auteur »[105]. Là encore, la Cour a considéré l’existence d’autres possibilités d’expression viables (ou, en l’espèce, d’autres possibilités viables de recevoir des informations) comme un élément déterminant. Cette affaire se distinguait de l’affaire Ahmet Yıldırım c. Turquie en ce qu’elle concernait le droit d’auteur et le discours commercial, par opposition au discours politique (au sens large) et la possibilité de participer au débat public. Les États membres disposent d’une marge d’appréciation plus étendue pour le discours commercial que pour le discours politique.

Nous avons vu, dans la partie précédente de ce chapitre, que la Cour avait élaboré une jurisprudence importante au titre de l’article 8, en considérant que les obligations positives des États pouvaient être étendues de manière à prendre en compte les violations des droits de l’homme commises par les acteurs privés, assurant ainsi à la Convention européenne des droits de l’homme un certain degré d’effet horizontal indirect. La Cour a avancé, en prolongeant et amplifiant cette jurisprudence, un raisonnement similaire à propos du droit à la liberté de réunion. Elle a ainsi estimé qu’« une liberté réelle et effective de réunion pacifique » ne s’accommodait pas :

d’un simple devoir de non-ingérence de l’État ; une conception purement négative ne cadrerait pas avec l’objet et le but de l’article 11. Tout comme l’article 8, celui-ci appelle parfois des mesures positives, au besoin jusque dans les relations interindividuelles […][106].

Le fait de reconnaître aux obligations positives un caractère parfois indispensable pour rendre effectif l’exercice des droits transparaît également à propos du droit à la liberté d’expression. Ces obligations positives de l’État concernent aussi bien le fond que la forme.

La Cour a admis, dans le principe, que les États pouvaient être tenus de prendre des mesures positives pour donner effet au droit à la liberté d’expression (comme pour les articles 8 et 11, notamment pour protéger ce droit dans le cadre des relations entre individus[107]), mais il lui reste à examiner sérieusement les applications pratiques de ce principe. Ainsi, dans l’arrêt Özgür Gündem c. Turquie, la Cour admet, en se fondant sur « l’importance cruciale de la liberté d’expression, qui constitue l’une des conditions préalables au bon fonctionnement de la démocratie », que :

L’exercice réel et efficace de cette liberté ne dépend pas simplement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux [...]. Pour déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu[108].

Cette reconnaissance équivaut à une importante déclaration de principe, même si la Cour concède immédiatement que :

L’étendue de cette obligation varie inévitablement, en fonction de la diversité des situations dans les États contractants, des difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, et des choix à faire en termes de priorités et de ressources. Cette obligation ne doit pas non plus être interprétée de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif […][109].

Compte tenu de la diversité des situations dans les États membres du Conseil de l’Europe, les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme « jouissent d’une marge d’appréciation importante pour déterminer les mesures à prendre en vue de se conformer à la Convention », dans le respect de la doctrine des droits concrets et effectifs[110].

Sur le plan de la procédure, la Cour a conclu que, lorsque des campagnes d’information faiblement financées et destinées à influencer le débat sur des questions d’intérêt général ont pour adversaire des entreprises multinationales aux moyens financiers largement plus importants, le souci d’équité impose de chercher à mettre en place une certaine égalité des armes. Elle a ainsi indiqué :

Cela dit, si un État décide d’accorder à une entreprise des recours [contre la diffamation], il est essentiel, pour protéger les intérêts concurrents que représentent la liberté d’expression et la liberté des débats, qu’une procédure équitable et l’égalité des armes soient dans une certaine mesure assurées[111].

Bien que la Cour n’ait pas précisé les implications de sa décision, il semble logique de penser qu’il incombe à l’État de garantir la mesure requise d’équité de la procédure et d’égalité des armes.

Au vu de ce qui précède, on peut observer que la reconnaissance par la Cour des obligations positives des États en matière de débat public en est encore à ses débuts et qu’elle reste fragmentaire, mais constante. Dans le cadre de ce processus de reconnaissance, la Cour continuera à suivre la doctrine de l’instrument vivant et la doctrine des droits concrets et effectifs, tout en appréciant de façon progressive mais croissante les spécificités de l’environnement des communications en ligne.

L’EXPRESSION SANS CRAINTE DES OPINIONS ET DES IDÉES

Une autre caractéristique essentielle d’un environnement favorable à la liberté d’expression et à la participation au débat public est la possibilité donnée à chacun d’exprimer ses opinions et ses idées sans crainte. Franklin Delano Roosevelt, dans son fameux discours sur l’État de l’Union de 1941, le « Discours des quatre libertés », était conscient du rapport entre liberté d’expression et liberté de vivre à l’abri de la peur. Dans ce discours historique, il entrevoyait l’avènement d’un « monde fondé sur quatre libertés essentielles » : la liberté de parole et d’expression, la liberté de religion, la liberté de vivre à l’abri du besoin et la liberté de vivre à l’abri de la peur[112]. Ce « Discours des quatre libertés » a par la suite influencé très nettement le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui elle-même a eu une influence sur la Convention européenne des droits de l’homme.

Il va de soi que l’exercice effectif du droit à la liberté d’expression suppose que ce droit soit exercé sans crainte. La peur peut avoir un effet dissuasif sur le comportement ou l’expression d’une personne. La retenue ou l’autocensure qu’elle peut engendrer est préjudiciable à l’exercice effectif du droit à la liberté d’expression. En ce sens, il existe un lien logique entre la liberté de vivre à l’abri de la peur et la liberté d’expression. La Cour a attiré l’attention sur le fait que la peur menaçait la liberté d’expression, en déclarant que les manifestants qui redoutaient la violence physique de leurs opposants « risquerai[en]t de dissuader les associations ou autres groupes défendant des opinions ou intérêts communs de s’exprimer ouvertement sur des thèmes brûlants de la vie de la collectivité »[113]. La peur peut également entraîner un appauvrissement du débat public.

Il convient de noter que les préjugés et les attitudes discriminatoires et haineuses profondément ancrées à l’égard de groupes particuliers de la société, ainsi que le cumul de pratiques institutionnelles et sociétales qui sont le reflet de ces attitudes, peuvent amener les membres des groupes qui en sont victimes à souffrir d’un manque d’estime de soi et, donc, à finir par ne plus s’exprimer[114]. Dans un climat social de discrimination, le point de vue des membres de certains groupes minoritaires est jugé de moindre intérêt dans un débat. Les femmes, les membres de groupes minoritaires (ethniques, religieux, culturels ou linguistiques), les membres de la communauté LGBT ou les personnes handicapées peuvent faire partie des personnes ainsi muselées.

Les différentes formes d’expression, lorsqu’elles sont utilisées par de hauts responsables de l’État, des personnalités publiques et des membres des groupes dominants de la société, ont la capacité de réduire au silence les membres des groupes minoritaires avec plus ou moins de force. Les clichés, par exemple, peuvent « servir à maintenir en place les rapports de pouvoir » et être utilisés comme des « mécanismes de contrôle »[115]. Les clichés (négatifs) peuvent s’apparenter à une « absence de reconnaissance » et conduire à une « subordination sociale »[116], dans la mesure où leurs cibles se voient « refuser le statut de partenaire à part entière de l’interaction sociale, par suite de modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui rendent un individu comparativement indigne de respect et d’estime »[117]. La Cour a montré dans son arrêt Aksu c. Turquie qu’elle partageait ce point de vue[118]. Certains auteurs ont également attiré l’attention sur le fait que les (membres de) groupes minoritaires ou marginalisés de la société

encourent les risques physiques qui accompagnent leur statut de parias, c’est-à-dire non seulement les brutalités policières, mais encore l’absence de protection policière contre les agressions des particuliers ; et, en parallèle, ils sont la cible d’une stigmatisation constante qui les désigne comme des ennemis, des étrangers ou pire encore[119].

Le discours de haine peut lui aussi devenir un instrument qui permet de dégrader un individu et de le placer dans un état de subordination ; il ne découle pas seulement d’un climat de discrimination, mais contribue véritablement à la création de celui-ci.

La peur n’est pas seulement une émotion subjective, provoquée dans une plus ou moins large mesure par des stimuli objectifs ; elle peut également être cultivée ou produite par ce que l’on appelle parfois la politique de la peur. Cette pression politique cherche à créer et à exploiter les peurs de la société dans l’espoir de légitimer la poursuite de certains objectifs politiques (comme la sécurité nationale) et menace souvent par la même occasion les garanties qui protègent les droits de l’homme. Conor Gearty décrit cette situation de manière à la fois imaginative et efficace, en la qualifiant de « super virus » qui a infecté le mouvement international de défense des droits de l’homme[120]. Ce virus fonctionne comme un virus informatique classique : il a pénétré le système et le détruit de l’intérieur. Comme de nombreux virus informatiques, il est désigné par son acronyme : GWOT. Ce virus conduit à brandir l’idée des droits de l’homme dans des cas de violations flagrantes des droits de l’homme et d’abus gravissimes commis à l’encontre des droits de l’homme, qui sont présentés comme des situations non pas incompatibles avec les droits de l’homme, mais exigées par la protection de ceux-ci [121]. L’acronyme « GWOT » (Global War on Terror) est celui de la « guerre mondiale contre le terrorisme », c’est-à-dire la raison émotionnelle habituellement avancée par de nombreuses autorités nationales pour justifier le démantèlement des mécanismes de protection des droits de l’homme auquel elles procèdent ces derniers temps. Les pouvoirs et pratiques de surveillance étendus ou le pouvoir de placer en détention et d’interroger les personnes soupçonnées d’activités terroristes, notamment, sont autant d’exemples de ce démantèlement.

LES OPINIONS ET LES IDÉES OFFENSANTES, CHOQUANTES OU DÉRANGEANTES

La dernière composante de l’environnement favorable à la libre participation au débat public prévu au paragraphe 137 de l’arrêt Dink est celle de la protection des opinions et des idées contraires à l’opinion officielle ou majoritaire. Cette composante découle directement des conclusions fondatrices auxquelles la Cour est parvenue dans l’affaire Handyside, même si cette affaire n’est pas expressément mentionnée au paragraphe 137 de l’arrêt Dink[122]