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Le « Moi » et le « Je ».
Quel que puisse être l'objet de ma pensée, en même temps que je pense j'ai plus ou moins conscience de moi, de mon existence personnelle. Et c'est le Je qui a conscience de ce Moi, si bien que ma personnalité totale est alors comme double, étant à la fois le sujet connaisseur et l'objet connu. Il importe de distinguer ces deux aspects de la conscience, que nous appellerons, pour faire court, le Je et le Moi. Je parle ici d' « aspects distincts » et non pas de « réalités séparées », car l'identité du Je et du Moi, identité qui se continue jusque dans l'acte même par lequel on les distingue, est sans doute la donnée la plus indéracinable du sens commun : il ne faut pas que notre terminologie détruise sournoisement cette donnée an début de nos analyses, quelles que doivent être nos conclusions finales sur sa valeur.
Je traiterai donc successivement A) du Moi comme objet connu, du « moi empirique » comme on l'appelle quelquefois, et B) ; du Je comme sujet connaissant, du « pur ego » de certains auteurs.
Il est bien difficile de tracer une ligne de démarcation entre ce qu'un homme appelle moi et ce qu'il appelle mien. Qu'il s'agisse de nous, ou qu'il s'agisse de certaines choses qui sont nôtres, nous retrouvons en nous exactement, les mêmes façons de sentir et de réagir. Notre réputation, nos enfants, les œuvres de nos mains peuvent nous être aussi chers que nos corps, provoquer en nous les mêmes sentiments et les mêmes actes de représailles quand nous les voyons attaqués. Et nos corps eux-mêmes, sont-ils simplement nôtres ou sont-ils vraiment nous ? On a certainement vu des hommes prêts à renier leurs corps, à les considérer comme des vêtements, sinon comme des prisons de boue dont ils se réjouissaient de s'échapper un jour.
On voit donc a quel point est indécis l'objet de cette étude ; la même chose peut être envisagée tour à tour comme partie intégrante du moi, puis comme mienne, et enfin comme parfaitement étrangère et sans rapports avec le moi. Cependant, au sens le plus large du mot le moi enveloppe tout ce qu'un homme peut appeler sien, non seulement son corps et ses facultés psychiques, mais encore ses vêtements, sa maison, sa femme et ses enfants, ses ancêtres et ses amis, sa réputation et ses œuvres, ses champs et ses chevaux, son yacht et son compte de banque. Tous ces objets lui donnent les mêmes émotions, sinon les mêmes degrés de ces émotions.
À PROPOS DE L'AUTEUR
William James, né le 11 janvier 1842 à New York, mort le 26 août 1910 à Chocorua dans le New Hampshire, est un psychologue et philosophe américain.
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Le moi, la conscience et l’attention
Le moi, la conscience et l’attention
Traité de psychologie
LE COURANT DE LA CONSCIENCE.
Le fait fondamental.
De tous les faits que nous présente la vie intérieure, le premier et le plus concret est sans contredit celui-ci : des états de conscience vont s'avançant, s'écoulant et se succédant sans trêve en nous. Pour exprimer ce fait dynamique dans toute sa simplicité et avec le minimum de postulats, il faudrait pouvoir dire en français « il pense », comme on dit « il pleut » ou « il vente ». Faute de cet excellent barbarisme, il faut nous contenter de dire que « la conscience va et ne cesse pas d'avancer ».
Quatre caractères de la conscience.
Comment déterminer le processus de ce mouvement ? Nous y remarquons immédiatement quatre caractères importants dont l'analyse sommaire fera l'objet de ce chapitre.
1° Chaque « état » tend à s'intégrer à une conscience personnelle.
2° Dans toute conscience personnelle les états sont toujours en train de changer.
3° Toute conscience personnelle est sensiblement continue.
4° Elle s'intéresse à certains éléments de son contenu et se désintéresse des autres : elle ne cesse d'accueillir ceux-là et de rejeter ceux-ci — bref, de faire, des sélections.
En considérant successivement ces quatre points, nous allons de gaîté de cœur nous jeter in medias res, sans souci d'ordre ni de définitions techniques ; nous userons de termes psychologiques dont les chapitres suivants pourront seuls déterminer le sens adéquat. Mais chacun sait en gros ce que ces termes veulent dire ;et nous leur garderons ici leur sens purement empirique. Bref, ce chapitre sera comme la première esquisse au fusain qu'un peintre dessine sur sa toile, et où n'apparait encore le fini d'aucun détail.
Quand je dis que tout « état », toute « pensée » fait partie d'une conscience personnelle,« conscience personnelle » est un de ces termes vagues dont je viens de parler. Nous savons ce qu'il veut dire tant que l'on ne nous demande pas sa définition ; mais son analyse exacte et précise est le cauchemar des philosophes. Nous aborderons cette analyse dans le chapitre suivant : contentons-nous ici de deux mots d'explication préliminaire.
Dans celte chambre — cette salle de conférences, si vous voulez — il y a une multitude de pensées, vôtres et miennes ; les unes sont en cohésion réciproque, les autres pas. On ne peut pas plus leur attribuer une indépendance absolue, où chacune se suffirait seule, qu'une interdépendance absolue, où chacune appartiendrait à toutes les autres. Ni ceci, ni cela : aucune délies n'est séparée ; chacune est solidaire de certaines autres, mais de certaines seulement. Ma pensée est solidaire de mes autres pensées, et votre pensée est solidaire de vos autres pensées. S'il existe en quelque coin de cette salle une pensée pure qui ne soit la pensée de personne, nous n'avons aucun moyen de nous en assurer, car nous n'avons aucune expérience de quoi que ce soit de semblable. Les seuls états de conscience auxquels nous ayons naturellement affaire appartiennent tous à des consciences personnelles, à des esprits, à des « moi » et à des « vous » concrets et individualisés.
Chacune de ces consciences garde pour soi ses propres états : il n'y a entre elles ni dons ni échanges. Pas même la vision directe d'une pensée d'un moi par la pensée d'un autre moi. Isolement absolu, irréductible pluralité : la loi est inexorable. Il semble que le fait psychique élémentaire n'est ni la pensée, ni cette pensée-ci, ni cette pensée-là, mais bien ma pensée, chaque pensée étant une propriété personnelle inaliénable. Ni la simultanéité, ni la proximité spatiale, ni la similitude de qualité ou de contenu ne sauraient amener à se fondre des pensées isolées les unes des autres par le mur infranchissable de la propriété privée du moi : il n'est pas dans la nature de séparation plus radicale que celle-là. C'est ce dont on conviendra toujours tant qu'on se bornera à affirmer le fait de l'existence de « consciences personnelles » et qu'on évitera d'introduire des discussions sur leur nature. En ce sens, c'est bien le moi, et non la pensée, qui mérite d'être considéré comme la première et immédiate donnée de la psychologie. La vraie formule du fait de conscience universel n'est pas « il y a des sensations et des pensées », mais « je pense »et « je sens ». En tous cas, aucune psychologie ne saurait mettre en question l'existence de moi personnels, c'est-à-dire d'états de conscience solidarisés et perçus comme solidarisés : car c'est bien là ce que nous entendons par des moi. La plus grande faute que puisse commettre un psychologue c'est, en voulant expliquer ces moi, de leur enlever leur réalité et leurs fonctions.
La conscience ne cesse de changer.
Je ne veux pas dire par là qu'aucun état de conscience n'a de durée ; fût-il vrai, ce paradoxe serait bien difficile à établir. Je ne veux que mettre l'accent sur cette vérité qu'un état une fois disparu ne peut jamais revenir identique à ce qu'il fut. Constamment nous passons d'une sensation visuelle à une sensation auditive, d'un raisonnement à une décision, d'un souvenir à une espérance, de l'amour à la haine, etc., bref, notre conscience revêt mille formes successives. « Mais c'est là ne parler, dira-t-on, que d'états complexes, c'est-à-dire de combinaisons d'états simples. Or les états simples n'échappent-ils pas à cette loi de transformation ? Est-ce que, par exemple, un même objet ne nous donne pas indéfiniment la même sensation ? La touche d'un piano frappée toujours avec la même force ne nous fait-elle pas toujours entendre le même son ? La même herbe ne nous donne-t-elle pas toujours la même sensation de vert ? Le même ciel, la même sensation de bleu ? Le même flacon d'eau de Cologne, la même odeur, la respirât-on mille fois ? » On s'expose à passer pour un sophiste dès que l'on émet ici quelque doute. Et cependant regardez-y de près, toutes ces affirmations sont sans preuves : jamais un courant afférent ne saurait nous donner deux fois exactement la même sensation physique.
Ce qui reparaît deux fois, c'est le même OBJET. C'est la même note que nous entendons et réentendons, la même qualité de vert que nous voyons, le même parfum que nous respirons, la même espèce de douleur que nous éprouvons. Ce sont les réalités, concrètes ou abstraites, physiques ou spirituelles, qui semblent toujours revenir devant notre conscience : croyant à leur identité objective, nous sommes amenés à croire inconsidérément à l'identité subjective de leurs représentations en nous. Quand nous arriverons au chapitre de la perception, nous verrons combien est invétérée notre habitude de nous servir bonnement de nos impressions sensibles comme de passerelles pour aller droit aux réalités qu'elles nous révèlent et nous font reconnaître. Le gazon que je vois en ce moment de ma fenêtre me semble du même vert au soleil et à l'ombre ; et cependant, pour reproduire exactement ma sensation, un peintre aurait à colorer le vert ombré en brun foncé et le vert ensoleillé en jaune vif. En général, nous ne tenons aucun compte de ce fait qu'un même objet nous donne des sensations visuelles, auditives et olfactives différentes à des distances différentes ou dans des circonstances différentes. Ce qu'il nous importe de connaître, c'est des choses identiques : les sensations qui nous assurent de cette identité ont dès lors des chances de nous apparaître elles-mêmes identiques les unes aux autres, sans que nous y regardions de plus près. D'où le peu de valeur du témoignage du sens commun sur l'identité subjective de différentes sensations. Toutes nos connaissances psychologiques et physiologiques sur la « sensation » ne sont qu'un long commentaire de notre impuissance à affirmer l'identité de deux qualités sensibles senties séparément. Ce qui dans une impression attire notre attention, c'est beaucoup moins sa qualité absolue que son rapport avec nos autres impressions du même instant, quelles qu'elles puissent être. Quand tout est obscur, un objet un peu moins obscur paraît blanc. Selon les calculs de Helmholtz, dans un tableau représentant un effet de lune sur un monument, le marbre peint est, vu à la lumière du jour, d'un blanc de dix à vingt mille fois plus brillant que celui du vrai marbre vu au clair de lune, et cependant les deux marbres passent pour être du même blanc.
Jamais les sens n'auraient pu nous révéler une telle différence ; il a fallu l'inférer d'une série de considérations indirectes, les mêmes qui nous font croire que notre sensibilité est toujours en voie d'altération et que le même objet peut difficilement nous donner deux fois la même sensation. Nous sentons différemment les choses selon que nous sommes éveillés ou somnolents, affamés ou rassasiés, dispos ou fatigués ; nous les sentons différemment le soir et le matin, l'été et l'hiver, et très différemment dans l'enfance, l'âge mûr et la vieillesse. Et pourtant nous ne doutons jamais que nos sensations ne nous révèlent un même monde, revêtu des mêmes qualités sensibles, meublé des mêmes objets sensibles. Rien ne trahit mieux les variations de notre sensibilité que les variations de nos émotions en face des choses, suivant notre âge et nos dispositions organiques. Ce qui nous éblouissait et nous enthousiasmait jadis nous ennuie maintenant et nous paraît d'une platitude écœurante : le chant des oiseaux nous pèse, et nous trouvons la brise funèbre et le ciel lugubre.
Ainsi la psychologie des variations de notre puissance de sentir nous incline déjà à accepter des variations correspondantes et essentielles dans les sensations. À cette présomption indirecte, la physiologie du cerveau en ajoute une autre plus directe. Une sensation donnée correspond à une activité cérébrale donnée : cette sensation donc, pour réapparaître identique à ce qu'elle fut une première fois, supposerait un cerceau identique à ce qu'il fut cette première fois. Or ceci est une stricte impossibilité physiologique ; cela est donc une impossibilité psychologique. Car toute modification du cerveau, si petite soit-elle, entraîne d'après nos principes une modification égale de la conscience conditionnée par le cerveau.
Mais si l'hypothèse est évidemment mal fondée qui fait réapparaître des « sensations simples » sous une forme immuable, combien plus mal fondée encore celle qui confère l'immutabilité à des masses conscientielles plus compactes !
Car alors on touche du doigt l'impossibilité de la restauration en identité de l'état de conscience. Toute pensée d'un objet donné, à parler strictement, est parfaitement originale et individuelle cl n'a avec les autres pensées du même objet que des ressemblances spécifiques. Cet objet venant a reparaître, nous ne pouvons pas ne pas le penser à nouveau, ne pas le voir sous un angle quelque peu différent, ne pas le saisir sous des rapports différents de ses précédents rapports. La pensée qui le connaît ne peut pas le détacher de ces rapports ; elle baigne dans la conscience de tout cet obscur contexte. Souvent nous sommes frappés des étranges différences qui existent entre nos appréciations successives d'un même objet. Nous sommes tout surpris d'avoir pu le mois dernier porter tel jugement où se marque un état d'esprit que, sans bien savoir pourquoi, nous ne pouvons plus même concevoir comme possible. Ainsi d'une année à l'autre voyons-nous les choses dans de nouvelles lumières. L'irréel devient réel, el l'intéressant insipide. Les amis qui étaient toute notre raison d'aimer la vie ne sont plus que des ombres vaporeuses. Les femmes naguère si divines, les étoiles, les bois et les eaux, comment donc tout cela est-il devenu si terne et si banal ? Évanouies dans la foule des existences indiscernables ces jeunes filles qui nous apportaient un souffle d'infini !Est-ce bien dans ce tableau affreusement vide que nous voyions tout un monde ? Mais où donc est le sens mystérieux et profond de Gœthe ? la force de cette page de John Stuart Mill ? Et voici que nous trouvons plus de saveur que jamais au travail et au travail encore, et que la vie pleine, la vie profonde jaillit à miracle des petits devoirs de chaque jour et des petits plaisirs sans gloire.
Je suis sûr que cette observation à même des évolutions de la conscience dans leur réalité et leur intégrité constitue la seule vraie méthode, quelle que soit la difficulté de l'appliquer ou détail des faits. Si elle s'enveloppe encore de certaines ténèbres, ces ténèbres se dissiperont à mesure que nous avancerons. Mais si dès maintenant on la tient pour vraie, il faut également tenir pour vrai que jamais deux « idées » ne seront exactement identiques : ce qui constitue précisément la thèse que nous avons entrepris de prouver. Or cette thèse, assez inoffensive à première vue, comporte des conclusions d'une extrême importance doctrinale. C'est ainsi qu’elle nous interdit de marcher dorénavant, tels d'obéissants disciples, sur les traces de Locke et de Herbart, dont les écoles ont joui d'une influence presque illimitée en Allemagne et en Amérique. Sans aucun doute, il est souvent commode de formuler les états de conscience avec une nomenclature atomique, de traiter les états supérieurs comme des composés d' « idées simples » qui « passent et repassent » toujours les mêmes. Souvent aussi il est commode de traiter les courbes comme si elles étaient composées de petites lignes droites, l'électricité et la force nerveuse comme si elles étaient des fluides. Mais nous ne devons oublier dans aucun de ces cas que nous parlons un langage symbolique, et que rien dans la nature ne répond à nos expressions. Une « idée »douée d'une existence permanente, et qui ferait ses apparitions périodiques à la rampe de la conscience, est une entité aussi mythologique que le valet de pique.
La conscience est sensiblement continue.
Par « continu » j'entends simplement ce qui ne présente ni brisure, ni fissure, ni division. Les seules « solutions de continuité » qui puissent avoir un sens dans la vie d'un esprit individuel sont : ou des solutions de continuité dans le courant même de la conscience, c'est-à-dire des interruptions, des temps vides où la conscience serait momentanément abolie, — ou des solutions de continuité dans son contenu, c'est-à-dire des cassures si nettes et si brusques que les deux états disjoints seraient absolument sans rapports. D'où, affirmer la continuité de la conscience revient à affirmer deux choses :
1° que la conscience qui suit un « temps vide » se sent solidaire de la conscience qui le précède, en qui elle reconnaît une autre partie de son moi ;
2° que les changements qualitatifs qui se produisent d'un moment à l'autre dans le contenu de la conscience ne sont jamais absolument brusques, et ne constituent jamais des cassures absolues.
Commençons notre examen par le cas des temps vides, le plus simple des deux.
*
1° Pierre et Paul s'éveillent dans un même lit et s'aperçoivent qu'ils ont dormi ; chacun d'eux revient mentalement en arrière et rejoint un seul des deux courants de pensée interrompus par le sommeil. Tout comme le courant enterré d'une électrode sait infailliblement retrouver le chemin du courant également enterré de l'électrode à laquelle il est couplé, et ce à travers n'importe quelle quantité de terre interposée ; ainsi le présent de Pierre retrouve instantanément le passé de Pierre et ne commet pas l'erreur de rejoindre celui de Paul. La pensée de Paul à son tour fait preuve de la même sûreté d'orientation. C'est Pierre. Pierre présent, qui s'approprie le passé de Pierre. Peut-être a-t-il une connaissance, voire une connaissance très exacte, des dernières pensées qu'eut, Paul dans cette somnolence qui précède immédiatement le sommeil profond ; mais cette connaissance est tout à fait d'autre sorte que sa connaissance de ses dernières pensées a lui. De celles-ci, il a un souvenir : de celles-là, il n'a que des conceptions. Or, qui dit souvenir dit toucher intérieur immédiat d'un objet d'où rayonne cette chaleur et cette intimité dont on ne trouve pas même la trace dans l'objet d'une pure conception. Chaleur, intimité, présence réelle et immédiate : trois qualités qui se retrouvent également dans la conscience présente de Pierre. Puisque, semble-t-elle dire, je suis et possède tout le présent, je suis et possède tout ce qui me vient avec la même chaleur, la même intimité et la même réalité immédiate que lui. Nous aurons à déterminer plus tard ce qu'il convient d'entendre par ces qualités originales que j'appelle ici chaleur et intimité. Mais il nous faut dès maintenant admettre que tous les états passés qui en apparaissent revêtus sont, à ce signe, salués, appropriés et reconnus par l'état présent comme éléments solidaires et fraternels d'un seul et même moi. La communion au moi, voilà ce que ne rompt pas une rupture du courant conscientiel, et ce qui permet à la pensée présente de franchir un temps vide dont elle a conscience, pour s'ajointer à telles portions choisies du passé qu'elle entend « continuer ».
La conscience ne s'apparaît donc pas à elle-même comme hachée en menas morceaux. Les mots de « chaîne » et de « suite » expriment encore tort mal sa réalité perçue à même ; on n'y saurait marquer de jointure : elle coule. Si l'on veut l'exprimer en métaphores naturelles, il faut parler de « rivière » et de « courant ». C'est ce que nous ferons désormais ; et nous parlerons du courant de la pensée, de la conscience et de la vie subjective.
2° Mais voici qu'apparaissent, jusqu'au dedans d'un même moi et entre des pensées qui toutes se sentent interdépendantes, des séparations et des jointures dont notre exposition ne semble tenir aucun compte. N'y a-t-il pas solution de continuité du fait de brusques contrastes qualitatifs entre segments successifs du courant de la pensée ? Si les mots de « chaîne » et de « suite » ne retrouvaient ici leur emploi naturel, leur adoption même serait une énigme. Est-ce qu'une forte explosion ne partage pas en deux la conscience dans laquelle elle éclate brusquement ? Eh bien non ! Car jusque dans notre aperception du tonnerre se glisse, pour s'y continuer, l'aperception du silence antérieur : ce que nous entendons dans un coup de tonnerre, ce n'est pas le tonnerre pur, mais le « tonnerre - qui - rompt – le - silence – et –contraste – avec - lui ». Supposez un seul et même coup de tonnerre objectif : nous le percevrons différemment selon qu'il rompra le silence ou continuera un autre coup de tonnerre. Objectivement, nous pensons que le tonnerre tue le silence ; subjectivement, la conscience du tonnerre enveloppe la conscience du silence et de sa disparition. Il serait bien difficile de trouver dans une conscience concrète un état si limité au présent qu'on n'y découvre aucun lambeau du passé immédiat.
États de conscience substantifs et transitifs.
Quand nous jetons un coup d'œil d'ensemble sur le merveilleux courant de notre conscience, ce qui nous frappe dès l'abord, c'est une succession d'allures très différentes. Il semble que la conscience, tel un oiseau, vole et se perche tour à tour. Ce rythme s'exprime dans le rythme du langage, où chaque pensée se meut dans une phrase et chaque phrase s'arrête à un point. Les halles de la pensée sont généralement consacrées à quelques images sensorielles, qui ont ici le privilège de pouvoir rester indéfiniment sous le regard de la conscience qui les contemple sans les altérer. Et les vols de la pensée sont consacrés aux rapports, statiques ou dynamiques, qui, pour la plupart, tendent à relier, les objets contemplés pendant les périodes de repos relatif.
Appelons « étais substantifs »ceux où la pensée s'arrête, et « états transitifs « ceux où la pensée vole. — Nous voyons immédiatement que la pensée, délogée d'un état substantif, tend toujours à un autre également substantif ; ce qui nous permet de dire que les états transitifs ne sont que les intermédiaires mobiles nous menant d'un terme substantif à un autre.
La grande difficulté est maintenant de se rendre compte par l'introspection de la vraie nature des états transitifs. Ils ne sont, disons-nous, que des vols vers une conclusion, et cela même les rend insaisissables : les arrêter en plein élan, c'est les anéantir ; attendre qu'ils aient atteint la conclusion, c'est attendre que cette conclusion les éclipse, dévore en son éclat leur pâle lueur, et les écrase de sa masse solide. Essaye/, de tenir cette gageure : faire une « coupe transversale » d'une pensée qui évolue et en examiner la section ; cela vous fera comprendre et sentir la difficulté d'observer des courants transitifs. La pensée met une telle fougue en son élan, que presque toujours elle est déjà arrivée à sa conclusion quand l'on songe encore à l'arrêter en chemin. Et si l'on est assez vif pour l'arrêter, elle cesse immédiatement d'être elle-même : on veut saisir un cristal de neige, et l'on n'a sur la main qu'une goutte d'eau : on veut saisir la conscience d'un rapport allant vers son terme, et l'on ne tient qu'un état substantif, généralement le dernier mot prononcé, d'où se sont évaporés la vie, le mouvement, le sens précis qu'il avait dans la phrase. Tenter une analyse introspective dans ces conditions reviendrait à saisir un rouet pour en surprendre le mouvement, ou à allumer le gaz assez vite pour voir l'obscurité. Et, sans doute, il se trouvera des psychologues sceptiques pour nous porter le défi de produire ces états de conscience transitifs : défi dont la loyauté vaut celle de Zénon sommant les partisans du mouvement de déterminer la place où est une flèche qui se meut. Comment répondre tout de go à de si absurdes questions ? Et c'est ainsi que Zénon triomphait du mouvement !
Ces difficultés particulières de l'introspection engendrent de déplorables conséquences. S'il est réellement si malaisé de fixer et d'observer les états transitifs du courant de la conscience, le grand danger qui guette toutes les écoles est évidemment d'oublier ces états dans leurs nomenclatures, et d'exagérer le rôle des états plus substantifs. On retrouve cette bévue à la fois chez les Sensualistes et chez les Intellectualistes. Chez les Sensualistes d'abord. Tout le problème porte ici sur les innombrables et multiformes rapports et connexions qui relient les objets sensibles de l'univers : impuissants d'une part à mettre la main sur des états substantifs où se concrétisent ces rapports, ne trouvant d'autre part dans leur catalogue aucun état de conscience étiqueté